Quelques considérations psychologiques : un commentaire
Le Dr Karin Stephen a énoncé avec clarté certains aspects de la position psychanalytique. Il y a, toutefois, des côtés de ce problème qu’elle n’a pas envisagés et qui me semblent topiques par rapport à la fois à la compréhension de l’origine du surmoi et à la thèse du Dr Waddington.
Voici un bref aperçu de certains des faits qui me sont apparus nettement dans mon travail psychanalytique avec les jeunes enfants et que je souhaite porter à votre attention. Le sentiment du « bon » (The feeling of « good ») dans l’esprit du bébé provient d’abord de l’expérience de sensations agréables ou, au moins, de sensations débarrassées de stimulus externes et internes douloureux. (La nourriture est par conséquent particulièrement bonne, produisant, ainsi qu’elle le fait, gratification et soulagement de l’inconfort.) Le mauvais (Evil) est ce qui procure au bébé douleur et tension et échoue à satisfaire ses besoins et ses désirs. Étant donné que la différenciation entre « moi » et « non-moi » existe à peine au commencement, la bonté (goodness) en dedans et la bonté au-dehors, la mauvaiseté (badness) en dedans et la mauvaiseté au-dehors sont presque identiques pour l’enfant. Pourtant, la conception (quoique ce mot abstrait ne convienne pas à ces processus en grande partie inconscients et hautement émotionnels) du « bon » et du « mauvais » s’étend vite aux personnes réellement présentes autour de lui. Les parents aussi sont imprégnés de bonté et de mauvaiseté selon les sentiments de l’enfant pour eux, et ils sont repris dans le moi et, dans l’esprit, leur influence détermine la conception individuelle du bon et du mauvais. Ce mouvement de va et vient entre projection et introjection est un processus continu par lequel, dans les premières années de l’enfance, les relations avec les personnes réelles s’établissent et les différents aspects du surmoi se construisent dans le même temps à l’intérieur de l’esprit.
La capacité mentale de l’enfant d’installer des personnes, en premier lieu ses parents, à l’intérieur de son propre esprit comme s’ils faisaient partie de lui-même est déterminée par deux faits : d’une part, les stimuli du dehors et du dedans étant tout d’abord presque indifférenciés deviennent interchangeables ; d’autre part, l’avidité du bébé, son désir de prendre le bon externe (extemal good), majore le processus d’introjection d’une façon telle que certaines expériences du monde externe deviennent presque simultanément partie intégrante de son monde intérieur.
Les sentiments d’amour aussi bien que de haine naturels au bébé sont en premier lieu centrés sur sa mère. L’amour se développe en réponse à son amour et aux soins qu’elle apporte ; la haine et l’agressivité sont stimulées par les frustrations et l’inconfort. Dans le même temps elle devient l’objet sur lequel il projette ses propres émotions. En attribuant à ses parents ses propres tendances sadiques, il forme l’aspect cruel de son surmoi (ainsi que le Dr Stephen l’a déjà indiqué) ; mais il projette aussi sur les personnes autour de lui ses sentiments d’amour, et par ces voies il forme l’image de parents bons et secourables. Dès le premier jour de la vie, ces processus sont influencés par les attitudes réelles des personnes qui veillent sur lui, et les expériences du monde extérieur réel et les expériences intérieures interagissent constamment. En dotant ses parents de ses sentiments d’amour et en construisant ainsi l’idéal du moi à venir, l’enfant est conduit par des besoins physiques et mentaux impérieux ; il périrait sans la nourriture et les soins de sa mère, et l’ensemble de son bien-être mental ainsi que de son développement dépend du fait qu’il installe solidement dans son esprit l’existence de figures bonnes et protectrices.
Les divers aspects du surmoi dérivent de la façon dont, à travers les stades successifs de développement, l’enfant conçoit ses parents. Un autre élément puissant dans la formation du surmoi, ce sont les propres sentiments de répugnance de l’enfant à l’encontre de ses propres tendances agressives — une répugnance qu’il éprouve inconsciemment dès les tout premiers mois de la vie. Comment allons-nous expliquer ce fait qu’une partie de l’esprit se tourne précocement contre l’autre — cette tendance naturelle à l’autocondamnation qui est la racine de la conscience ? Un motif impérieux peut être trouvé dans la peur inconsciente qu’a l’enfant, dans l’esprit duquel les désirs et les sentiments sont omnipotents, que, dans l’hypothèse où ses motions violentes l’emporteraient, elles amèneraient la destruction à la fois de ses parents et de lui-même, puisque les parents, dans son esprit, sont devenus partie intégrante de son moi (surmoi).
La peur écrasante qu’a l’enfant de perdre les personnes qu’il aime et dont il a le plus besoin amorce dans son esprit non seulement la motion de refréner son agressivité, mais aussi une poussée pour préserver les objets mêmes qu’il attaque en fantasme, pour les réparer et pour faire amende honorable pour les blessures qu’il peut leur avoir infligées. Cette poussée pour faire réparation ajoute élan et direction à la motion de création et à toutes les activités de construction. Quelque chose est à présent ajouté à la conception précoce du bon et du mauvais : Le « bon » (« good ») devient la préservation, la réparation ou la re-création des objets mêmes qui sont mis en danger par sa haine ou qui ont été blessés par elle ; le « mauvais » (« Evil ») devient sa propre haine dangereuse.
Les activités de construction et de création, les sentiments sociaux et de coopération sont alors ressentis comme moralement bons et sont par conséquent le moyen le plus important de tenir à distance et de surmonter le sentiment de culpabilité. Lorsque les divers aspects du surmoi se sont unifiés (ce qui est le cas chez les personnes mûres et bien équilibrées), le sentiment de culpabilité n’a pas été inactivé mais, conjointement avec les moyens de le contrebalancer, il s’est intégré dans la personnalité. Si la culpabilité est trop forte et si elle ne peut pas être traitée adéquatement, elle peut conduire à des actions qui créent encore plus de culpabilité (comme chez le criminel) et elle peut devenir cause de développement anormal de toute sorte.
Lorsque les impératifs : « Tu ne tueras pas » (à l’origine l’objet aimé), et « Tu sauveras de la destruction » (encore une fois les objets aimés, et en premier lieu de l’agressivité du nourrisson lui-même) se sont enracinés dans l’esprit, s’institue une configuration éthique qui est universelle et qui est le rudiment de tous les systèmes éthiques, en dépit du fait qu’elle soit susceptible de variations et de distorsions multiples, et même de retournement complet. L’objet aimé à l’origine peut être remplacé par un objet quelconque dans le large champ des intérêts humains : un principe abstrait, ou même un simple problème, peut en tenir la place, et cet intérêt peut sembler éloigné des sentiments éthiques. (Un collectionneur, un inventeur ou un savant peut même se sentir capable de commettre un meurtre pour faire avancer son projet.) Ce problème ou cet intérêt particulier représente toutefois, dans son esprit inconscient, la personne aimée à l’origine et il doit donc être sauvé ou recréé ; tout ce qui barre la route vers cet objectif est alors le mal pour lui.
Un exemple de distorsion, ou plutôt de retournement, de la configuration première qui se présente tout de suite à l’esprit est l’attitude Nazi. Là, l’agresseur et l’agression sont devenus des objets aimés et admirés, et les objets attaqués sont transformés en mauvais et doivent donc être exterminés. L’explication d’un tel retournement peut être trouvée dans la relation inconsciente précoce aux premières personnes attaquées ou blessées en fantasme. L’objet se transforme alors en un persécuteur potentiel, parce que des représailles usant des mêmes moyens que ceux par lesquels il avait été abîmé sont redoutées. La personne blessée est, toutefois, également identique à la personne aimée qui devrait être protégée et restaurée. Des peurs précoces excessives tendent à accroître la conception de l’objet blessé comme ennemi, et si ceci est le résultat, la haine prévaudra dans sa lutte contre l’amour ; en outre, l’amour restant peut être distribué selon les voies particulières qui conduisent à la dépravation du surmoi.
Il y a encore une étape à mentionner dans l’évolution du bon et du mauvais dans l’esprit individuel. La maturité et la santé mentale sont « bonnes », ainsi que le Dr Stephen l’a indiqué. (La maturité harmonieuse, cependant, quoique étant un grand bien en soi (a great « good »), n’est en aucune façon la seule condition du sentiment du bon du point de vue adulte (adult « good-ness »), en effet, il y a différentes sortes et différents ordres du bon, même chez les personnes dont l’équilibre est parfois gravement perturbé.) L’harmonie et l’équilibre mental — qui plus est, le bonheur et le contentement — impliquent que le surmoi a été intégré par le moi ; ce qui signifie a posteriori que les conflits entre le surmoi et le moi ont grandement diminués et que nous sommes en paix avec le surmoi. Ceci revient à avoir réalisé l’harmonie avec les personnes que nous avons aimées et haïes en premier lieu et dont dérive le surmoi. Nous avons fait un long voyage depuis nos tout premiers conflits et nos toutes premières émotions, et les objets de notre intérêt et nos buts ont changé maintes fois, devenant de plus en plus élaborés et transformés dans le processus. Pourtant, aussi loin que nous nous sentions de nos dépendances originelles, quelque quantité de satisfaction que nous tirions de l’accomplissement de nos exigences éthiques adultes, dans les profondeurs de nos esprits, nos premiers désirs intensément nostalgiques de préserver et de sauver nos parents aimés ainsi que de nous réconcilier avec eux persistent. Il y a de nombreuses voies pour gagner la satisfaction éthique ; mais que ce soit par le moyen de sentiments et de quêtes sociaux de coopération, ou même par le moyen d’intérêts qui soient davantage éloignés du monde externe — chaque fois que nous avons le sentiment de bonté morale (moral goodness), dans nos esprits inconscients, ce désir nostalgique primaire de réconciliation avec les objets originels de notre amour et de notre haine est accompli.