Les influences mutuelles dans le développement du moi et du ça
Dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » qui contient les dernières conclusions de Freud sur le moi, il fit l’hypothèse de « ...l’existence et l’importance des variétés de moi, originaires et innées »1. Depuis de nombreuses années, j’ai considéré, et je l’ai exprimé dans mon livre, La psychanalyse des enfants (1932)2, que le moi fonctionne dès le commencement et que parmi ses premières activités il y a la défense contre l’angoisse et l’utilisation des processus d’introjection et de projection. Dans ce livre j’ai également suggéré que la capacité initiale du moi à tolérer l’angoisse dépend de sa force innée, c’est-à-dire, de facteurs constitutionnels. J’ai aussi exprimé à maintes reprises l’opinion que le moi établit des relations d’objet dès les premiers contacts avec le monde externe. Plus récemment j’ai défini la poussée vers l’intégration comme une autre des fonctions primordiales du moi3.
Je vais considérer maintenant le rôle que les instincts — et particulièrement la lutte entre les instincts de vie et de mort — jouent dans ces fonctions du moi. Il est inhérent à la conception de Freud des instincts de vie et de mort que le ça en tant que réservoir des instincts agisse ab initio. Je suis pleinement d’accord avec cette conception. Toutefois je diffère de Freud en ce que j’avance l’hypothèse que la cause primaire de l’angoisse est la peur de l’annihilation, de la mort, provenant du travail de l’instinct de mort à l’intérieur. La lutte entre les instincts de vie et de mort émane du ça et implique le moi. La peur primordiale d’être annihilé force le moi à entrer en action et engendre les premières défenses. L’ultime source de ces activités du moi réside dans l’opération de l’instinct de vie. Le mouvement pressant du moi vers l’intégration et l’organisation révèle clairement qu’il dérive de l’instinct de vie ; comme Freud le dit « ...la visée principale de l’Eros, qui est de réunir et de lier... »4. Opposés à la poussée vers l’intégration et pourtant alternant avec elle, il y a les processus de clivage qui, conjointement avec l’introjection et la projection, représentent certains des mécanismes précoces les plus fondamentaux. Tous ceux-ci, sous l’impulsion de l’instinct de vie, sont dès le commencement mis au service obligé de la défense.
Une autre contribution majeure des poussées instinctuelles aux fonctions primordiales du moi demande à être considérée ici. Cela s’accorde avec ma conception de la toute petite enfance que l’activité fantasmatique, étant enracinée dans les instincts, soit — pour utiliser une expression de Susan Isaacs — leur corollaire mental. Je crois que les fantasmes agissent dès le départ, comme le font les instincts, et qu’ils sont l’expression mentale de l’activité aussi bien des instincts de vie que de mort. L’activité fantasmatique est à la base des mécanismes d’introjection et de projection qui permettent au moi d’accomplir une des fonctions fondamentales mentionnées plus haut, à savoir d’établir les relations d’objet. Par la projection, en tournant vers l’extérieur la libido et l’agressivité et en en imprégnant l’objet, la première relation d’objet du nourrisson advient. C’est le processus qui, à mon avis, est à la base de l’investissement des objets. Du fait du processus d’introjection, ce premier objet est simultanément pris dans le soi. Dès le départ les relations aux objets externes et internes interagissent. Le premier de ces « objets intériorisés », ainsi que je les ai appelés, est un objet partiel, le sein de la mère ; dans mon expérience ceci s’applique même lorsque le nourrisson est nourri au biberon, mais cela m’emmènerait trop loin si je devais discuter ici les processus par lesquels cette équation symbolique se fait. Le sein, auquel s’ajoutent vite d’autres traits de la mère, en tant qu’objet intériorisé, influence de manière vitale le développement du moi. À mesure que la relation à l’objet total se développe, la mère et le père, et d’autres membres de la famille, sont introjectés comme personnes en bons ou mauvais aspects, selon les expériences du nourrisson et aussi selon ses sentiments et fantasmes successifs. Un monde de bons et de mauvais objets est ainsi édifié à l’intérieur, et c’est là la source de la persécution interne aussi bien que des richesses internes et de la stabilité. Durant les trois ou quatre premiers mois, l’angoisse persécutive est fréquente et exerce une pression sur le moi, ce qui teste sévèrement sa capacité à tolérer l’angoisse. Cette angoisse persécutive à certains moments affaiblit le moi, à d’autres moments elle agit comme une impulsion vers la croissance de l’intégration et de l’intellect. Dans le deuxième trimestre de la première année, le besoin qu’a le nourrisson de préserver l’objet interne aimé qui est senti comme mis en danger par ses motions agressives, ainsi que l’angoisse dépressive et la culpabilité qui en résultent ont encore une fois un double effet sur le moi : ils peuvent menacer de triompher de lui tout autant que l’aiguillonner vers la réparation et les sublimations. De ces diverses manières auxquelles je ne puis ici que faire allusion, le moi est à la fois assailli et enrichi par ses relations aux objets internes5.
Le système spécifique de fantasmes centré sur le monde interne du nourrisson est de la plus haute importance pour le développement du moi. Les objets intériorisés sont sentis par le tout petit comme ayant une vie propre, comme en harmonie ou en conflit les uns avec les autres et avec le moi, selon les émotions et les expériences du nourrisson. Lorsque le nourrisson sent qu’il contient de bons objets, il éprouve confiance, assurance et sécurité. Lorsqu’il sent qu’il contient de mauvais objets il éprouve persécution et soupçon. La relation bonne et mauvaise du nourrisson aux objets internes se développe en même temps que la relation aux objets externes et influence son cours continuellement. D’un autre côté, la relation aux objets internes est dès le départ influencée par les frustrations et les gratifications qui font partie de la vie quotidienne du nourrisson. Il y a ainsi une constante interaction entre le monde objectal interne qui reflète d’une manière fantasmatique les impressions gagnées à partir du dehors et le monde externe qui est influencé de manière décisive par la projection.
Ainsi que je l’ai souvent décrit, les objets intériorisés forment aussi le noyau du surmoi6 qui se développe tout au long des premières années de l’enfance, atteignant un apogée au stade où — selon la théorie classique — le surmoi comme héritier du complexe d’Œdipe prend naissance.
Puisque le développement du moi et du surmoi est étroitement lié aux processus d’introjection et de projection, ils sont inextricablement liés dès le départ, et puisque leur développement est influencé de manière vitale par les poussées instinctuelles, les trois régions de l’esprit sont toutes dès le commencement de la vie dans l’interaction la plus étroite. Je me rends compte qu’en parlant ici des trois régions de l’esprit je ne m’en tiens pas au sujet proposé à la discussion ; mais ma conception de la petite enfance la plus précoce me rend impossible de considérer exclusivement les influences mutuelles du moi et du ça.
Parce que l’interaction continuelle entre les instincts de vie et de mort et le conflit provenant de leur antithèse (fusion et défusion) gouvernent la vie mentale, il y a dans l’inconscient un flux en perpétuel changement d’événements en interaction, d’émotions et d’angoisses fluctuantes. J’ai tenté de donner une idée de la multitude de processus en me concentrant sur la relation des objets internes et externes qui, dès le stade le plus précoce, existent dans l’inconscient, et je tirerai à présent quelques conclusions :
1/ L’hypothèse que j’ai exposée ici dans ses grandes lignes représente une vue bien plus large des processus inconscients précoces que cela n’était impliqué dans le concept de Freud de la structure de l’esprit.
2/ Si nous supposons que le surmoi se développe à partir de ces processus inconscients précoces qui modèlent aussi le moi, déterminent ses fonctions et donnent forme à sa relation au monde externe, les fondements du développement du moi, aussi bien que la formation du surmoi, demandent à être réexaminés.
3/ Mon hypothèse amènerait ainsi à une réévaluation de la nature et de l’étendue du surmoi et du moi aussi bien que de l’interaction entre les parties de l’esprit qui font le soi.
Je terminerai en exposant de nouveau un fait bien connu — un fait dont, toutefois, nous nous convainquons de plus en plus à mesure que nous pénétrons plus profondément dans l’esprit. C’est la reconnaissance de ce que l’inconscient est à la racine de tous les processus mentaux, qu’il détermine l’ensemble de la vie mentale et, par conséquent, de ce que ce n’est qu’en explorant l’inconscient en profondeur et en étendue que nous sommes capables d’analyser la personnalité totale.
1 N.d.T. — « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », trad. de J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Raney, in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985, (4ème éd. 1995), p. 255.
2 N.d. T. — La psychanalyse des enfants, trad. de J.-B. Boulanger, PUF, 1959 (9ème éd. 1993).
3 « Notes sur quelques mécanismes schizoïdes » (1936), trad. de Willy Baranger, in M. Klein et al., Développement de la psychanalyse, PUF, 1966 (7ème éd. 1995), p. 274-300.
4 N.d.T. — « Le moi et le ça », trad. C. Baliteau, A. Bloch, J.-M. Rondeau dans Œuvres complètes de Freud/Psychanalyse (OCF. P), PUF, t. XVI, 1991, p. 288.
5 La présentation la plus récente de ces processus précoces est contenue dans mes articles.
6 La question surgit : Dans quelle mesure et dans quelles circonstances est-ce que l’objet intériorisé fait partie du moi, dans quelle mesure du surmoi ? Cette question, je pense, soulève des problèmes qui sont encore obscurs et attendent une élucidation ultérieure. Paula Heimann (1952) a avancé quelques propositions dans cette direction.