8. Les Head
Exposé clinique
Notre enquête sur cette famille débuta après que la fille, Jean Head (née Jones), avait eu une dépression psychopathique aiguë de type schizophrénique.
Elle était, lors de son admission à l’hôpital, dans un état de confusion et d’indifférence vis-à-vis du monde extérieur. Il fut difficile de reconstituer son histoire : elle parlait de façon vague et décousue, avec une voix de petite fille, s’éloignant très souvent du sujet ou s’arrêtant de façon abrupte au milieu d’une phrase. Parfois, tout en parlant, elle riait de manière incongrue, parfois elle pleurait sans toutefois paraître ressentir profondément quoi que ce soit. Toutefois, ces expressions d’émotivité étaient courtes, et son attitude était généralement celle d’une enfant étonnée faisant de son mieux pour plaire aux adultes. Il y avait, dans son attitude à l’égard des infirmières, de sa famille et de nous-mêmes, quelque chose qui rappelait une poupée. Lorsque son état s’améliora, cette attitude disparut en grande partie. Cependant, même lorsque du point de vue clinique elle fut reconnue « saine d’esprit » et que ses parents et elle-même reconnurent qu’elle était à nouveau normale, elle garda quelque peu son air de poupée. Son histoire semble avoir été la suivante.
Il y a environ trois ans, elle eut une « dépression nerveuse » au cours de laquelle elle s’imagina que ses parents et son mari (qui n’était alors que son fiancé) étaient morts. Elle fut soignée dans un hôpital et après quelques semaines en sortit, se sentant normale. Trois semaines avant sa seconde admission à l’hôpital, elle commença à sentir un « remous intérieur » alors qu’elle était à son travail. Elle surprit des bribes de conversation : une intrigue se nouait entre ses collègues et des personnes inconnues afin de la voler lorsqu’elle se rendrait à la banque pour y déposer de l’argent. Elle commença alors à se sentir observée et suivie dans la rue par des hommes qui voulaient, peut-être, la violenter. Petit à petit, ces idées se cristallisèrent et devinrent de véritables obsessions. En même temps, les objets prirent à ses yeux une signification particulière. Par exemple, n’importe quoi devenait la clé de contact de sa voiture. Elle devint de plus en plus anxieuse et finalement, le jour de son admission à l’hôpital, « réalisa » que son mari était mort. Elle demanda alors à la police de la protéger et fut admise à l’hôpital. Le jour même de son admission, elle « réalisa » aussi que ses parents étaient morts.
En résumé, sa psychose se traduisait par :
- La sensation d’être le point de mire à son travail, peut-être pour des raisons sexuelles, ou peut-être parce qu’on désirait la dévaliser lorsqu’elle se rendrait à la banque.
- L’idée que son mari n’était pas son mari ou qu’il était mort.
- L’idée que ses parents étaient morts.
- L’adoption d’une attitude puérile, faussement gaie, devenant parfois une imitation sarcastique de sa mère, de son père ou de son mari.
Une fois de plus, nous nous demanderons :
Dans quelle mesure ces expériences et ce comportement sont-ils intelligibles en termes de praxis et de processus de ce nexus familial ?
Structure de l’enquête
L’enquête, commencée immédiatement après la deuxième admission de Jean à l’hôpital, fut poursuivie de manière intensive pendant sa phase psychopathique (trois semaines), puis pendant sept mois après cette phase.
La famille se composait de Jean, vingt-quatre ans, de son mari (David), vingt-six ans, de la mère et du père de Jean, et du frère de celle-ci, âgé de vingt-huit ans.
Personnes interviewées |
Nombre d’interviews |
Jean |
10 |
Le mari |
1 |
La mère |
2 |
Le père |
1 |
Le frère |
1 |
Jean et son mari |
5 |
Jean et sa mère |
1 |
Jean et son père |
1 |
La mère et le père |
1 |
Jean, sa mère, son père, son mari |
2 |
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― |
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25 |
De plus, un demi-frère et un patron de Jean furent interviewés. Cela représente trente-cinq heures d’interviews, dont trente enregistrées.
Situation familiale
Jean et son mari sont nés tous deux de parents qui pratiquent avec ferveur leur religion et appartiennent à la secte des fondamentalistes23.
Quoique tous deux aient des opinions religieuses en un certain sens plus libérales que leurs parents, ils sont néanmoins pratiquants et fort actifs dans leur paroisse.
Ils appartiennent à une petite minorité de chrétiens qui essaient de vivre chaque jour selon les règles de ce qu’ils pensent être l’idéal chrétien.
Chaque famille, lorsqu’on entreprend d’expliquer la nature de sa praxis et de son processus, et plus particulièrement de son « atmosphère » ou de son « esprit », présente ses difficultés particulières. Les Head et les Jones ne font pas exception. Dans leur cas, la difficulté vient du fait qu’aucun des membres de la famille (sauf Jean à l’état psychopathique) n’a une pensée, et encore moins une parole, qui ne soit pas chrétienne.
Le lecteur qui connaît le fond de l’idéologie et de la façon de vivre des fondamentalistes n’aura aucune difficulté à comprendre les obstacles spécifiques auxquels nos interviewers se sont heurtés. Et nous ne voulons pas parler ici de théologie, mais d’un type de comportement et d’un type d’idéaux, d’aspirations, de pensées et de sentiments que les bons chrétiens de ce genre, ainsi que leurs enfants, se croient obligés de penser, de ressentir, de montrer et de pratiquer.
Il n’y a sans doute aucun groupe ou secte dont les membres soient plus stricts dans l’observance des règles que ces sortes de chrétiens.
Tout en vivant en famille, donc en acceptant d’avoir une vie sexuelle active entre époux et de procréer, les gens comme les Head considèrent que l’érotisme est dégradant, même entre époux, et il est évidemment inconcevable pour eux qu’on puisse rêver d’avoir des relations sexuelles en dehors du mariage. Ils considèrent les relations sexuelles prémaritales et extramaritales comme formellement interdites, aussi bien que tout flirt ou jeu amoureux avant le mariage.
Chez les Jones, comme il est typique dans ce genre de famille, le maquillage est interdit. Mme Jones est allée une seule fois au cinéma dans sa vie, et ce fut pour y voir le couronnement de la reine ; M. Jones n’est jamais allé au cinéma. Ni le mari ni la femme ne sont jamais allés au théâtre ni au bal ; danser est inconvenant, parce que les corps des danseurs se touchent. Les Jones ont un poste de radio, mais pas de télévision. Ils ne fument pratiquement pas : M. Jones a fumé jadis, puis a cessé afin de ne pas donner un mauvais exemple. Fumer, comme aller au cinéma, n’est peut-être pas un péché en soi-même, mais si « une jeune personne voyait M. ou Mme Jones fumer ou entrer dans un cinéma, elle pourrait vouloir suivre leur exemple et s’engager dans une vie de péché », ainsi que nous l’expliqua Mme Jones.
Les Jones, du moins c’est ce qu’eux-mêmes nous dirent, ne se disputent jamais ni ne se fâchent. Pour tous les problèmes à résoudre, ils se tournent vers Dieu en priant, soit ensemble, soit individuellement.
Il est certain que quiconque essaie de vivre en appliquant strictement de tels principes ne peut pas ne pas se trouver à un moment ou à un autre devant de graves conflits.
L’homme est naturellement faible, mais il lui faut être fort. Il vaut mieux se marier que de se laisser emporter par la passion. La passion doit être réprimée avant le mariage, en dehors du mariage et, dans une large mesure aussi, dans le mariage, toutefois assez de passion et d’énergie sexuelle effective doivent subsister afin de permettre la procréation. L’homme doit avoir de saines pensées, mais il doit s’occuper d’enfants dont les pensées ne le sont pas. Le but de la vie est la glorification du Seigneur, mais les enfants sont éduqués dans des écoles laïques et doivent acquérir des connaissances profanes, temporelles et techniques afin de réussir, et on les y encourage fièrement, dans une société compétitive où l’amour chrétien est de peu de valeur parce qu’il n’est pas monnayable.
Quoique les Jones soient des chrétiens « à plein temps », ils insistent sur le fait que leur situation économique n’est pas enviable et, tout en croyant à une interprétation littérale de la parabole du riche qui ne pouvait pas entrer dans le royaume des cieux, ils encouragent leurs enfants à penser qu’il est bien de posséder sa maison et de donner à ses enfants une vie « confortable », d’avoir une voiture, des meubles convenables et autres biens matériels en nombre raisonnable, comme on en trouve généralement dans la classe moyenne, comme eux-mêmes n’en ont jamais possédé.
M. et Mme Head, M. Head surtout, sont bien décidés à s’assurer, à l’encontre de leurs parents, un certain « bien-être » économique. Ils vivent dans une maison d’allure cossue : comme le patron de Jean le fit remarquer, elle ressemble plus à la maison d’un homme d’affaires aisé qu’à celle d’un jeune couple marié depuis peu.
Mais, nous l’avons déjà dit, ces dilemmes, ces conflits et ces contradictions sont communs à nombre de ces familles qui, comme les Jones, sont les premières à admettre qu’elles ne peuvent s’expliquer sur ces points et que tout est entre les mains du Seigneur. Elles définissent leur condition humaine, à la fois charnelle et spirituelle, comme un grand devoir et une croix. Rien ne les sauve, rien ne les justifie que leur foi, la bonté du Créateur et la Grâce.
Tel est l’état d’esprit des Head et des Jones. Nous allons étudier maintenant la façon particulière dont les membres de cette famille, c’est-à-dire la mère, le père, le frère, la sœur (Jean) et le mari de Jean, assument leur condition, et nous centrerons notre attention, tout au long de notre enquête, sur l’intelligibilité de la prétendue psychopathie de Jean.
La famille Jones-Head est un cercle fermé : « Nous sommes une famille indépendante – nous restons entre nous », nous dit le père brièvement. L’enfant né dans un tel groupe entre automatiquement dans un système déjà établi d’obligations, de devoirs, de serments, de punitions et de récompenses ; son éducation est une longue imprégnation d’un endoctrinement imposé par les parents.
D’après les Jones, cette éducation avait été une réussite. Jean avait toujours été une enfant heureuse, joyeuse, facile à élever, elle avait satisfait tous leurs désirs, répondu à tous leurs espoirs, du moins jusqu’au début de sa « maladie ».
Tout cela, en un sens, était plus vrai encore qu’ils ne le pensaient. Jean avoua que, jusqu’à un certain point de notre enquête, elle s’était toujours sentie contrôlée par ses parents dans ses pensées, ses sentiments et ses actions.
Nous allons voir bientôt qu’il semble que Jean ait vécu pendant des années dans une situation fausse qui, au mieux, était à peine tenable. Il lui avait été particulièrement difficile de s’exprimer librement, toutefois elle s’était assuré une certaine liberté en « dédoublant » sa personnalité, ainsi qu’elle-même le dit.
Elle commença à faire cela, dit-elle, à l’âge de neuf ans lorsqu’elle se rendit pour la première fois au cinéma avec une amie et les parents de celle-ci, à l’insu de ses propres parents.
Ayant survécu à cette trahison, elle commença à mener une double vie. Elle avait sa vie personnelle, dont elle ne parlait jamais à ses parents. Elle se maquillait secrètement, allait au cinéma, sortait avec des garçons ; de même, elle entretenait une division entre sa personne « intérieure » et sa personne « extérieure ». Cependant, sa personne « intérieure » se sentait très étouffée par la culpabilité. Tout en agissant à sa guise, Jean ne pouvait se libérer du contrôle qu’exerçait sa famille sur sa personne « intérieure », surtout son père, et elle eût été envahie par la honte si celui-ci avait eu vent de ses activités extra-familiales.
Son frère aîné, qui nous fit une description vivante de la façon dont il s’était lui-même libéré de sa famille, encouragea et soutint sa sœur dans ses efforts jusqu’à ce qu’elle atteignît sa dix-huitième année. Mais il se maria alors et quitta sa famille. Jean était tombée amoureuse d’un jeune homme avec lequel elle eut une longue aventure entre quatorze et dix-huit ans, mais il avait plus d’argent qu’elle n’en avait jamais eu. Il aimait à aller dans les bons restaurants, à l’opéra, au théâtre, et Jean ne pensait pas que ses parents approuveraient cette relation. Ainsi elle rompit lorsque le jeune homme lui offrit de l’épouser et elle se fiança avec David. Elle eut ensuite, pendant quatre mois, quelques relations sexuelles occasionnelles avec divers hommes, à l’insu de David bien entendu. C’est alors qu’elle eut sa première dépression nerveuse, qui se traduisit par une sensation d’extrême fatigue et l’idée que ses parents étaient morts.
Toutefois elle se remit au bout de deux mois, réaffirma son désir d’épouser David et peu après ils se marièrent.
Elle s’était mise dans une situation partiellement fausse vis-à-vis de David qui, à ce moment-là, n’avait aucune idée de ce qui se passait en elle. Elle se mentit en partie à elle-même, essayant d’oublier son passé récent et y réussissant jusqu’à un certain point, ne s’en souvenant qu’avec peine, après beaucoup de résistance, au cours de ses entrevues avec nous, et cherchant à s’identifier à l’image que son mari avait d’elle.
Dans une certaine mesure, cette image concordait avec celle que ses parents avaient d’elle, mais elle s’en écartait sur certains aspects et était en contradiction avec la personne « intérieure » de Jean. Néanmoins, pendant quatre ans, celle-ci essaya de concilier toutes ces contradictions. Il n’est pas surprenant que, par, avec ou sans la grâce de Dieu, elle se soit écroulée sous le poids d’une tâche aussi gigantesque.
David désapprouvait le fait que sa femme ne puisse se détacher de sa famille, parce que, pensait-il, « elle lui appartenait désormais plutôt qu’à eux ». Nous considérons que cette pensée a une importance cruciale dans ce cas.
Quoique par son mariage Jean eût réussi, encore que de façon limitée à se détacher émotionnellement de ses parents – elle était au moins capable de supporter d’être séparée d’eux physiquement – elle ne put le faire que parce qu’elle s’attacha de la même manière à son mari.
Ni David ni les parents de Jean ne la comprirent. Quoiqu’elle eût moins peur de son mari que de ses parents et qu’elle pût s’exprimer plus facilement avec lui, elle sentait qu’il était tout à fait ignorant de ses sentiments réels. Il la traitait comme « n’étant pas elle-même » lorsqu’elle exprimait ses « véritables » sentiments, ou bien il se moquait d’elle comme si elle avait fait une plaisanterie.
Il lui attribuait des sentiments et des intentions qu’il lui plaisait de voir en elle et qui souvent étaient en complet désaccord avec les sentiments et les intentions qu’elle-même exprimait ou que, comme elle avait appris à le faire, elle gardait pour elle. Il niait, en ce qui concernait son comportement, toute intention ou action qui lui était propre (praxis), qui était indéniable mais en désaccord avec ses désirs à lui, et il attribuait le comportement de sa femme à la maladie (processus).
D’autres contradictions passées sous silence devinrent évidentes, par exemple au sujet du désir de maternité de Jean. David nous avoua franchement : « Personnellement, je n’ai pas envie d’avoir d’enfants et je serais parfaitement heureux si nous n’en avions jamais. » Il justifiait cela, cherchait à en donner les raisons (l’argent, les dettes, le besoin d’une maison, d’une automobile, etc.) : une avalanche de mots qui lui sortaient de la bouche au rythme de deux cents à la minute.
Cependant, à Jean il disait qu’il désirait autant qu’elle avoir un enfant, mais pas tout de suite. D’abord il fallait qu’ils aient assez d’argent pour s’acheter une maison, puis une voiture, ensuite ils devraient payer leurs dettes, puis faire quelques économies… et enfin ils pourraient avoir un enfant. Mais cette éventualité était des plus lointaines. Afin d’y parvenir, Jean avait accepté un emploi à plein temps et pris chez eux deux pensionnaires ; elle se levait chaque matin à six heures pour travailler et ne se couchait qu’à dix heures le soir, épuisée, quand encore elle n’assistait pas David dans ses activités à la paroisse, le soir, trois fois par semaine.
David soutint que, tout en ayant besoin d’argent s’ils devaient avoir un enfant, il n’était pas nécessaire que Jean se fatiguât tant.
David :… écoute, la seule chose à faire, Jean, c’est de te relaxer ; si tu es fatiguée, pour l’amour de Dieu, va te coucher ; si tu sens que tu as besoin de sommeil, va au lit ; si tu as besoin de manger, mange.
À son avis, à part le manque d’argent et la fatigue de Jean, tout allait bien, il n’y avait pas de problème. Il était sûr que Jean était d’accord avec lui, tenant pour évidents des propos comme ceux-ci – qui n’étaient que fausse soumission :
David : Si tu veux vraiment retourner travailler, la décision t’appartient. Remets-toi et vois comment tu te sentiras dans quelques semaines – le week-end dernier tu ne voulais pas particulièrement reprendre ton travail, tu te rappelles ? (Jean : Eh ?) Le week-end dernier – rappelle-toi – quand nous sommes allés faire des courses, tu disais que tu ne voulais même pas passer devant ton bureau.
Jean : Oui, mais cela ne me tracasse plus.
David : Alors tu veux retourner travailler ?
Jean : Oui, s’il le faut.
David : Ce n’est pas qu’il le faille, ce que je veux dire —
Jean : Bon. Eh bien alors, je ne retournerai pas à mon travail.
David (riant) : C’est à toi d’en décider : si tu veux y retourner, tu peux le faire ; si tu ne veux pas – trouve une autre place. Si tu ne veux pas travailler du tout – eh bien, tu n’as pas besoin de travailler. Tu disais que tu prendrais peut-être un emploi à mi-temps, pour t’occuper – pendant quelque temps.
Jean : Oui, je retournerai à mon travail, l’après-midi seulement.
David : Tu peux peut-être faire cela, bien sûr – enfin, nous verrons bien.
Jean : Oui, tu as raison.
David : Je ne crois pas que tu aies besoin d’avoir peur. M. Young était très content de toi, d’ailleurs il ne t’aurait pas parlé de te faire passer première vendeuse si – tu ne crois pas ?
Jean : Bien sûr, bien sûr. (Le dernier « bien sûr » est prononcé sur un ton curieux.)
David : Qu’y a-t-il, hein ?
Il continuait de penser qu’elle était de son avis, même lorsqu’elle faisait des déclarations comme celles-ci :
Jean : Vraiment tu m’as poussée à arriver à ces conclusions, car de moi-même je n’ai jamais pensé – je n’ai jamais vraiment pensé – je veux dire que j’ai seulement parlé en l’air. Je t’avais même dit : « Oui, je pense que c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Je continuerai à travailler. Je continuerai. Je me trouverai une bonne place. » Et je m’en suis trouvé une et j’ai toujours eu des bonnes places depuis notre mariage. Je me souviens du temps où je devais aller en ville tous les matins parce que je pensais que – je me disais tout le temps : « Peut-être que maintenant… », puis après je pensais : « Non, il faut continuer, il faut que je continue à travailler. »
David maintient que, lorsque Jean est « elle-même », elle a l’esprit clair, elle est gaie et tout à fait d’accord avec lui. Ce n’est que lorsqu’elle est fatiguée ou malade qu’elle raconte de drôles de choses (comme ci-dessus), qu’elle ne pense d’ailleurs pas vraiment.
David :… je crois qu’il serait sage que nous continuions un peu plus longtemps à économiser afin de pouvoir donner à notre gosse un bon départ dans la vie.
L’interviewer : Cela la tracasse beaucoup, n’est-ce pas ?
David : Oh oui !
L’interviewer : Dites-moi, en quel sens ?
David : Eh bien, quand nous en parlons elle pleure, enfin une ou deux fois pendant que nous parlions. (Il rit légèrement.) J’ai l’air de manquer de cœur, mais ce n’est pas exactement cela. Pendant que nous discutions, elle s’est mise à pleurer parce que nous ne pouvions pas avoir un enfant tout de suite. Je lui ai dit : « Si tu dois te sentir si malheureuse, Jean, bon, nous aurons un enfant tout de suite », mais quand j’ai dit cela elle a dit : « Non, c’est toi qui as raison. » Habituellement, nous avons ce genre de discussion le soir tard, après une dure journée, quand elle est fatiguée, alors elle devient un peu plus sensible. C’est quand elle est fatiguée, j’ai remarqué, qu’elle devient comme ça. Et le lendemain matin elle dit : « Maintenant qu’il fait jour, je suis d’accord avec toi, ce n’est pas le moment d’avoir un enfant », et vous voyez, c’est seulement en de rares occasions qu’elle s’est trouvée fatiguée et a été malheureuse de ne pouvoir avoir un enfant tout de suite.
Ainsi, pour David, sa femme est d’accord avec lui. Lorsqu’elle ne l’est pas, ce n’est pas parce qu’elle réfléchit, mais parce qu’elle est fatiguée ou malade. Son désaccord, par conséquent, devient un signe de maladie.
Selon David, sa femme était, entre autres choses, très compétente dans son travail, mais elle se fatiguait et s’inquiétait trop. Elle réussissait tellement bien dans son travail qu’il avait été très surpris par sa dépression nerveuse. Mais, dit-il, elle n’avait pas besoin de s’inquiéter de ce qu’il penserait d’elle si elle avait quelques faiblesses, car il comprenait que, lorsqu’elle en avait, c’est qu’elle était malade. Il ne penserait rien si elle doutait parfois de ses forces, parce que lui n’en doutait pas. Il n’exigeait rien d’elle, mais elle était une perfectionniste. Il était fier d’elle. S’il ne l’était pas, alors elle pourrait s’inquiéter, mais naturellement, dit-il, elle n’avait aucune raison de s’inquiéter, car elle ne pouvait rien faire qui pût l’empêcher, lui, d’être fier d’elle. Elle s’inquiétait du désordre à la maison. Lui-même aimait les choses en ordre, mais elle n’avait pas besoin de s’inquiéter, car de toute façon la maison était propre. D’autre part, il savait bien qu’elle n’était pas parfaite, quoique à ses yeux elle le fût. Il l’avait toujours aimée comme elle était.
David, pas plus que ses beaux-parents, ne pensait avoir présenté à Jean un idéal puisque déjà au départ elle était parfaite. Comment eût-il pu dans une telle perfection trouver une imperfection ? Seulement, par excès de perfection, elle pouvait se fatiguer, s’épuiser au point d’en perdre ses forces. Mais alors elle n’était pas dans son état normal.
De cette façon, implicitement, la famille présentait à Jean un idéal, niait le faire, puis la rendait responsable des efforts qu’elle faisait pour l’atteindre aussi bien que de ses échecs.
Le père : Je pense que de cette expérience nous aurons tiré une leçon. Le proverbe dit : « Aide-toi, le ciel t’aidera. » Ce n’est peut-être pas toujours vrai, mais je crois que, dans ce cas, c’est à Jean qu’il appartient de ne pas retomber malade.
La famille mystifiait Jean en lui reconnaissant son autonomie alors qu’elle était complètement aliénée de son moi autonome par son père, sa mère et son mari, qui tous, inconsciemment, perpétuaient son aliénation.
Jean était dans une situation fausse, presque intenable, qu’elle n’entrevoyait que par lueurs. Si elle discutait lorsqu’elle était fatiguée, on lui disait qu’elle parlait comme elle le faisait par fatigue et qu’elle devrait aller se reposer ; le lendemain matin, elle était repentante. Son mari et ses parents, en ces circonstances, priaient pour elle.
Sa « guérison » consista en un retour au statu quo ante bellum. Pendant sa « dépression » et avant de faire sien à nouveau le point de vue de son mari et de ses parents, elle exprima dans une certaine mesure ses sentiments intérieurs, mais avec frénésie et rarement de manière directe. Ses façons de s’affirmer furent tenues par sa famille pour des symptômes de maladie et chacun pria pour qu’elle en guérît aussi vite que Dieu le voudrait bien.
Ce qui suit résume la qualité des échanges familiaux durant le temps où elle était encore considérée cliniquement comme psychopathique :
Le père : Tu as l’air un peu fatiguée, te sens-tu fatiguée ?
Jean : Oui.
David : Elle n’a pas arrêté de rire et de plaisanter en bas, pendant que vous étiez restés ici – puis tout à coup elle a décidé qu’elle voulait dormir à nouveau et elle s’est laissée aller, n’est-ce pas, Jean ?
Le père : Laisse-moi m’asseoir près de toi et tu te sentiras peut-être plus calme, non ? (Jean est assise, toute raide, les yeux fermés.)
David : Réveille-toi !
Jean : Oh ! laisse-moi tranquille ! (Distinctement et sur un ton très emphatique ; elle a toujours les yeux fermés.)
La mère : Tu ne pourras pas dormir ce soir si tu dors maintenant, tu ne crois pas ?
Jean : Pardon, mmm ?
La mère : Je dis que tu ne pourras pas dormir la nuit si tu dors trop pendant le jour – mmm ?
Jean : Tu ne pourras pas ? Oh !
Le père : Nous avons apporté des gâteaux et du raisin.
Jean : Vraiment ? (Elle ouvre les yeux.)
Le père : Ils sont dans la voiture.
La mère : Et du shampooing. (David rit. Jean ferme les yeux.)
Le père : Je pense que tu pourras te faire un shampooing quand – (Il soupire.)
David : Quelle chance !
La mère : Elle est très chic, David.
Le père : Oui, c’est ce que j’ai pensé en entrant.
David : Oui, oui. Je lui ai acheté trois pyjamas, un jaune, un rose et – (Ils rient.)
La mère : Nous allons devoir partir dans une minute, Jean.
David : Vraiment ?
La mère : Au fait, as-tu reçu ma lettre ?
Jean : Non.
La mère : Comment ça se fait ?
Jean : (Inaudible.)
David : Au fait, merci pour votre lettre.
La mère : Oh ! je pensais avoir aussi écrit à Jean.
Le père : N’as-tu pas reçu la lettre de maman ? Tu l’auras peut-être lundi.
La mère : Je n’avais pas grand-chose à dire, mais j’ai pensé que tu aimerais avoir des nouvelles. Te souviens-tu de m’avoir envoyé une carte ?
David : C’est dommage qu’elle ait eu soudain envie de dormir, en bas —
La mère : Te souviens-tu de la carte que tu m’as envoyée avec –
Jean : Non, je ne me souviens de rien.
La mère : Vraiment ?
Jean : Non, je ne me souviens de rien du tout.
David : En bas, elle parlait, elle racontait des histoires, sans rien dire de précis d’ailleurs, mais elle bavardait. (Léger rire.)
(Le père, la mère et David essaient d’attirer l’attention de Jean.)
David : Houh-houh ! (Il siffle.) You-houh !
(Le père se penche et prend la main de Jean. Elle la retire.)
Jean : Oh !
David : Préférerais-tu t’asseoir sur le sofa ? C’est plus confortable, tu ne crois pas, chérie ?
La mère : Viens t’asseoir sur le sofa.
(Jean commence à pencher, toujours raide et les yeux fermés.)
Le père : Tu vas tomber, tu vas te cogner la tête.
Jean (impatiente) : Non, je ne tomberai pas.
Le père : Tu pourrais te cogner la tête.
Jean : Pourquoi me cognerais-je la tête ?
Le père : Sur la cheminée.
Jean : Sur la cheminée.
David : Je crois qu’elle dort. (Léger rire.)
Jean : Dans une minute je serai endormie.
Le père : Tu n’as pas dit grand-chose à ta mère jusqu’à présent, hein ?
Jean : Je ne l’ai pas encore vue.
Le père : Pourtant elle est là.
Jean : Non, ce n’est pas elle.
Le père : Qui est-ce alors ?
Jean : Je ne sais pas.
Le père : Et qui suis-je alors ?
Jean : Je ne sais pas.
La mère : Nous sommes venus de loin pour te voir.
Jean : Vraiment ! Tu m’as déjà dit la même chose tout à l’heure.
La mère : Oui. Et tu n’as rien à me demander ?
Jean : Qu’est-ce que tu veux que je te demande ? (Léger rire.) – Si tu es Faith ou si tu es, hum — ?
La mère : Qui est Faith ?
David : Elle m’a dit tout à l’heure qu’elle pensait que vous étiez Faith. C’est quelqu’un avec qui elle travaillait. (Puis la mère et David s’entretiennent de façon inaudible.)
Le père : Et alors, quand ta mère est-elle venue te voir ?
Jean : Je ne sais pas.
Le père : Et ton père ?
Jean : Je ne sais pas.
Le père : Généralement, il vient te voir quand tu n’es pas bien, n’est-ce pas ?
Jean : Mmm.
La mère : As-tu regardé la télévision depuis, que tu es ici ? Y a-t-il la télévision ? – Jean ?
Jean (avec vivacité) : Oui, si tu regardes à côté tu la verras.
La mère : Je ne la vois pas.
Jean : Vraiment ? Oh !
La mère : Quel programme préfères-tu ?
Jean : Je n’en ai aucun souvenir.
Le père : Qu’as-tu regardé samedi ?
La mère : J’ai cru entendre la radio à l’instant.
Le père : C’était peut-être la télévision.
La mère : J’ai dû aller à Londres hier. Je suis allée deux fois à Londres pour des réunions.
Jean : Vraiment ?
La mère : Mmm. Mardi et vendredi. Cette fois-ci, je ne t’ai pas rencontrée, hein ?
Jean : Non ?
La mère : Hier : Tu es là, oui ou non ?
David : Elle s’est endormie, elle dort, elle ronfle presque. Elle va sans doute se réveiller dans cinq minutes. (Il rit nerveusement.)
Le père : Viens sur le sofa, chérie.
Jean : N-on. (Impatiente :) Vas-tu me laisser tranquille ? Merci.
Le père : Tu n’as pas besoin de me dire —
La mère : Tu ne veux pas être gentille avec nous pendant que nous sommes là, chérie ?
Jean (d’un ton sarcastique) : Oui, il faut bien n’est-ce pas, Maman chérie ? (Pause.) (David et le père rient simultanément.)
David : Enfin, elle se réveille.
Le père : Dormais-tu ?
Jean : Non.
Trois semaines plus tard, son comportement, quoique plus sain du point de vue clinique, attriste David et ses beaux-parents parce que :
Le père :… elle n’exprime aucune gratitude ou sentiment – enfin en apparence, il nous semble que la maladie l’a réduite à un état d’indifférence vis-à-vis des autres, elle n’a eu jusqu’à présent aucun mot de gratitude, n’est-ce pas ? – Du moins c’est ce que nous avons observé.
Un mois plus tard, elle avait retrouvé ses gestes habituels et avait exprimé de la gratitude à ses parents et à son mari pour leurs pensées, leur affection et leurs prières, mais elle parlait aussi avec plus de hardiesse qu’en temps normal.
David : Peux-tu définir ce qui ne va pas, parce que moi je ne peux pas – j’aimerais savoir ce que c’est, si toutefois tu en as une idée. (Pause.) Y a-t-il quelque chose dans nos relations qui te rend malheureuse ?
Jean : Seulement que je veux des enfants, c’est tout.
David : Oui, je sais bien —
Jean : Tu dis toujours : « Non, nous n’en aurons pas. »
David : Tu dis que je dis toujours « non » ?
Jean : Eh bien, chaque fois que j’en parle, tu dis que nous ne pouvons pas nous le permettre.
David : C’est-à-dire que jusqu’à présent nous n’avons pas pu nous le permettre. Il se pourrait que ce soit la raison – enfin une des raisons – je suis prêt à l’admettre. Je sais que, lorsque nous en avons discuté, tu as toujours été tracassée. Et pourtant à d’autres moments – ça dépend, vous voyez, à certains moments nous en avons discuté le soir, quand Jean était fatiguée pour ainsi dire, mais si nous en parlions le matin elle disait toujours : « Non, je vois bien que nous ne pouvons pas nous le permettre, il est clair que nous avons besoin de tas de choses auparavant, il faut d’abord que nous nous installions, que nous — »
Jean : Je pense que c’est toi qui m’as rabâché cela jusqu’à ce que j’y croie.
David : Moi ?
Jean : Parce que quand nous nous sommes mariés, je pensais que nous aurions des enfants. Je ne savais pas que nous allions devoir… quand nous nous sommes mariés, je ne pensais pas que nous allions continuer comme cela pendant plusieurs années, je ne le pensais vraiment pas.
David : Et pourtant nous en avions décidé – nous en avions décidé avant de nous marier, non ?
(Pause.)
Jean : Je t’ai toujours dit : « Les autres y arrivent bien. Pourquoi pas nous ? » Tu ne gagnes pas si mal ta vie.
David : Oui, mais la plupart des gens ont quelques économies ou alors ils ont des parents qui peuvent les aider, n’est-ce pas ?
Jean : Je ne vois pas pourquoi tu dis tout le temps – avec cet air arrogant – que nous ne fonderons jamais une famille ensemble.
Comme le dit le mari :
Oui, c’est un sérieux problème. Ça a été un problème depuis le début de notre mariage, il n’y a pas de doute. Ça a toujours été un problème pour nous deux. Mais en ce qui me concerne – j’adore les gosses. Je les ai toujours aimés et je me suis toujours bien entendu avec eux.
Quand elle est allée « mieux », Jean est arrivée à adopter plus complètement le point de vue de son mari. Ils sont maintenant d’accord pour avoir un enfant quand leur situation matérielle se sera améliorée. Il aime les enfants autant qu’elle. Quelquefois elle est épuisée parce qu’elle travaille trop et alors elle s’énerve un peu, mais il faut qu’elle veille à ne pas trop se fatiguer parce que c’est inutile. Elle est maintenant équilibrée, très satisfaite, très heureuse, etc.
La discussion qui précède, pas plus que les autres extraits malheureusement ne font apparaître pleinement les caractéristiques particulièrement chrétiennes de cette famille. Il n’est pas aisé, dans de courtes transcriptions, de caractériser une famille – l’esprit de la famille se communique surtout par la façon de parler et les gestes de ceux qui la composent.
Le passage suivant, qui ne concerne pas Jean spécifiquement, illustre la façon dont les Jones pratiquent le christianisme. Ils adoptèrent un petit garçon afin de lui donner un bon foyer chrétien. Cet enfant (Ian) était « terriblement turbulent ».
L’interviewer : Fallait-il le frapper parfois ?
La mère : Oh oui, très souvent !
L’interviewer : Pourquoi ?
La mère : Parce qu’il désobéissait.
L’interviewer : Pouvez-vous nous donner un exemple ?
La mère : Eh bien, à l’école, il s’asseyait dans la cour, traînait les pieds et faisait toutes sortes de choses dans ce genre, ou bien il rentrait de l’école avec ses chaussures tout usées et on le lui disait, mais le lendemain il recommençait. Les paroles n’avaient aucun effet sur lui.
L’interviewer : Il traînait les pieds ?
La mère : Enfin, vous comprenez, il faisait des choses que vous lui défendiez. Tout de même, ce n’est pas normal de s’asseoir dans la cour, sur le sol, ni de se promener à quatre pattes en traînant les pieds dans la cour. C’est ce qu’il faisait et il le faisait délibérément, parce qu’on lui avait interdit de le faire. C’est cela qui était grave.
C’était un enfant qui faisait toujours ce que vous lui défendiez.
L’interviewer : N’avait-il pas eu la polio ?
La mère : Oui, en effet.
L’interviewer : Et – pouvait-il marcher ?
La mère : Oh oui – c’est-à-dire qu’au début nous dûmes le porter dans nos bras à l’école, mais son état s’améliora et bientôt il ne dut même plus aller en consultation à l’hôpital, mais il ne fut jamais normal. Ses jambes avaient été très atteintes.
L’interviewer : Ses jambes étaient atteintes ?
La mère : Oh oui, très atteintes.
L’interviewer : De quelle façon ?
La mère : D’abord il était né avec des pieds-bots et la polio aggrava les choses. Chaque soir, il devait se coucher avec des appareils orthopédiques. On lui avait coupé tous les ligaments derrière les chevilles, il dormait avec des appareils et il fallait le soulever pour le mettre au lit.
L’interviewer : Je vois, je vois.
La mère : Aussi il était – il était très handicapé et avait besoin de beaucoup plus d’attention que nos propres enfants.
L’interviewer : Il avait les pieds-bots et la déformation fut aggravée par la polio, c’est bien cela ?
La mère : Mmm, oui, c’est cela. Ses pieds ne grandirent jamais. Ils étaient informes. Il était estropié et il avait besoin d’attention. C’est pourquoi nous disons que Jean et Charles étaient merveilleux parce qu’ils l’aidaient très patiemment et le ramenaient de l’école…
L’interviewer : Comment est-ce que – enfin vous dites qu’il usait beaucoup ses chaussures.
La mère : Oh oui – mais cela n’était rien. C’était en partie à cause de son handicap, naturellement – mais il faisait des tas d’autres choses qu’on lui défendait, il le faisait délibérément, pour se faire remarquer.
L’interviewer : Oui, bien sûr… c’est pourquoi je vous demandais – pourriez-vous me donner un exemple ?
La mère (réfléchissant) : Eh bien, par exemple, à table il voulait toujours le meilleur morceau et si vous lui disiez – « non, ça suffit », il faisait une scène et se conduisait mal, vous comprenez, comme font les enfants.
L’interviewer : Vous voulez dire – vous voulez dire qu’il piquait une colère ?
La mère : Oui, c’est ce qu’il faisait, exactement.
L’interviewer : Fut-il ainsi dès le début ?
La mère : Oui, il s’énervait facilement.
L’interviewer : Savez-vous si sa mère lui manquait beaucoup ?
La mère : Non, sa mère ne semblait pas lui manquer.
L’interviewer : Pas du tout ?
La mère : Non, il n’a jamais demandé après elle.
L’interviewer : Cela ne vous a-t-il pas étonnée ?
La mère : Oh si, beaucoup ! Mais je pense – vous voyez, ce genre d’enfant – est très adaptable. Ils ont tellement l’habitude de se trouver dans des circonstances différentes, et il s’est très bien habitué à nous.
L’interviewer : Il vint habiter chez vous à l’âge de cinq ans ?
La mère : Juste un peu avant cinq ans.
L’interviewer : Comment était-il ? Était-il renfermé ?
La mère : Oh non, il était très content. Je pense qu’il était trop jeune pour comprendre. Il était resté longtemps à l’hôpital avec des gens autour de lui.
L’interviewer : Vous pensez qu’il était trop jeune pour comprendre qu’il n’avait pas de mère ?
La mère : Oui, c’est cela. Et puis il savait qu’il allait venir habiter avec nous, et c’était presque un bébé, n’est-ce pas – il n’avait pas cinq ans.
Ian, d’après la mère, était très heureux, un peu turbulent mais pas irritable. Il mouillait son lit « et faisait aussi autre chose » au lit, c’était affreux, mais on le punissait ; il se rongeait aussi les ongles « jusqu’au sang » et pour l’en empêcher on lui mettait les mains dans des sacs et on les lui attachait derrière le dos avec une corde.
Cependant, ajouta-t-elle, depuis, il avait compris combien il était détestable et maintenant il était reconnaissant de la façon dont on l’avait traité.
Les parents de Jean aussi bien que son mari témoignent d’une incapacité notoire à se mettre à la place des autres, et il est tout à fait évident qu’ils sont tout à fait inconscients de cette incapacité.
Si la mère ne nous paraît pas aussi incompréhensive de la nature de Jean que de celle de Ian, ce n’est que parce que Jean ne fut pas victime à sa naissance d’une déformation congénitale et que plus tard elle ne contracta pas la polio.
Elle était donc « parfaitement normale », « tout était simple », « c’était un charmant bébé », « elle ne pleurait jamais » ; toutefois, elle fut difficile à sevrer, « nous avons dû nous battre un petit peu ». Elle n’eut pas besoin d’objets de transfert24 : « Je n’ai évidemment jamais encouragé cela chez mes enfants parce que je pense qu’on va au lit pour dormir. J’avais l’habitude de dire, eh bien, qu’un lit c’est fait pour dormir, et c’est comme ça que je le voyais. »
Du jeu des bébés qui consiste à jeter leurs jouets hors du lit pour que les parents les ramassent et les leur redonnent, la mère dit :
« Non, je n’ai jamais considéré cela comme un jeu, mais quelquefois quand vous n’êtes pas près d’eux les enfants jettent des choses par terre et vous êtes obligés de les ramasser (elle rit), mais je suppose que beaucoup d’enfants font cela, n’est-ce pas ? Mais je ne me souviens de rien de spécial à ce sujet. Je crois que mes enfants étaient tout à fait normaux. »
Il n’y eut aucune jalousie de la part de Jean envers son frère, de plus « elle était merveilleuse avec Ian, aucune jalousie de ce côté-là ».
Jean toutefois nous avoua qu’elle avait eu (dès l’âge de quatre ans) des cauchemars peuplés d’arbres et de formes horribles, inquiétantes, menaçantes. Elle se réveillait en criant, et son père la punissait pour cela. Ces cauchemars se répétèrent souvent. Une nuit, elle se réveilla en hurlant, croyant voir un grand chien dans sa chambre. Son père la frappa. Elle eut toujours peur de l’obscurité, elle en a encore peur aujourd’hui.
À quatorze ans, elle commença à avoir peur de rester seule. À dix-huit ans, alors qu’elle travaillait dans une grande maison entourée de bois, elle se mit à imaginer que des hommes l’observaient de l’extérieur ; elle était terrifiée, quoiqu’elle essayât de ne pas le montrer. Elle se sentait à nouveau comme une petite fille et, bien qu’elle ne criât pas, elle courait tout le long du chemin pour rentrer à la maison.
D’après la mère, les relations entre Jean et elle-même furent toujours harmonieuses. Bien sûr, Jean n’avait pas toujours été en parfait accord avec ce que sa mère disait, mais elles s’étaient toujours bien entendues. Jean aimait beaucoup sa mère aussi bien que son père. Il n’y avait jamais eu de malaise entre Jean et ses parents, Jean n’avait pas non plus semblé aimer son père plus que sa mère parce que tous deux avaient toujours essayé de la traiter de la même façon.
Le père dit que Jean se mettait souvent « en rogne ». La mère ajouta rapidement : « C’est-à-dire qu’elle s’impatientait, mais elle ne se fâchait pas vraiment. Je ne l’ai jamais vue aussi mauvaise que tu la dépeins. » M. Jones admit qu’il exagérait. Elle ne s’était jamais vraiment fâchée parce qu’elle n’avait pas une nature irritable, quoiqu’une ou deux fois elle eût lancé des objets à la volée, mais c’était « réellement » sans gravité. Elle avait toujours été équilibrée et maîtresse de ses actes.
Eux-mêmes ne se fâchaient jamais « réellement » avec les autres. Ils ne pouvaient pas se le permettre dans leur travail, et d’autre part ce n’aurait pas été chrétien. M. Jones jadis avait été sarcastique, mais il avait fait des efforts pour s’en guérir. Non, vraiment, ils ne se fâchaient jamais très sérieusement. Naturellement il leur arrivait d’être indignés, à juste titre, devant quelque injustice. M. Jones dit qu’il avait la réputation de dire ce qu’il pensait, mais enfin il y avait une question d’équilibre. L’équilibre était une question d’expérience et les jeunes gens en manquaient, ne se reposaient pas sur des bases solides, mais ce n’était pas le cas de Jean : elle était équilibrée, réellement. Comme la plupart d’entre « nous », elle défendrait un plus faible, mais ne se fâcherait pas. Ils sortaient d’une famille qui avait tendance à se renfermer si elle était blessée plutôt qu’à jurer et à faire du scandale. Ils auraient honte de perdre le contrôle d’eux-mêmes. Ce serait une dégradation de leur foi chrétienne. Si une personne essayait de leur faire du mal, ils auraient de la compassion pour cette personne et prieraient pour elle. Ils avaient une conception de la vie qu’ils considéraient comme l’idéal chrétien. Ils étaient fondamentalistes, mais il ne fallait pas croire qu’ils étaient fanatiques. Ils avaient des idées religieuses équilibrées et par conséquent laissaient leurs enfants faire ce qu’ils pensaient être juste. Les enfants n’étaient pas sous leur tutelle : par exemple, ils s’étaient mariés comme ils l’avaient voulu.
Ils s’interdisent absolument d’éprouver et d’exprimer un « mauvais » sentiment : le mari lutte désespérément contre cela, mais finalement succombe, malgré cet interdit sévère, comme le montre ce qui suit.
Lorsqu’on lui demanda comment Jean s’entendait avec sa mère, il dit :
« Hum – (léger rire) – hum – eh bien, pour être franc – je pense que – je sais qu’elle a toujours beaucoup aimé son père, mais je crois que c’est toujours ainsi quand il y a une mère, un père, une fille et un fils. Mme Jones, je crois, aime beaucoup sa fille et elle l’admire, enfin, c’est ce qu’on pourrait dire. Jean s’entend mieux avec son père sans doute qu’avec sa mère. Cependant Jean et sa mère s’entendent extrêmement bien. Il n’y a pas – non, je ne crois pas qu’il y ait vraiment une tension, enfin je n’ai rien remarqué.
Mme Jones supposait que Jean avait un peu peur de l’obscurité dans son enfance, mais pas plus qu’elle-même n’en avait eu peur lorsqu’elle était petite. Elle n’avait elle-même jamais aimé l’obscurité, mais elle pensait que c’était plus ou moins normal, en tout cas chez une fille. Elle connaissait des tas de jeunes gens qui n’aimaient pas l’obscurité et en grandissant, chez Jean, cela ne sembla pas prendre de proportions démesurées. Jean n’avait jamais eu de cauchemars ou de terreurs nocturnes. D’ailleurs, elle n’avait jamais eu besoin de lumière dans sa chambre pour s’endormir. Mme Jones n’aurait jamais laissé son enfant crier dans le noir. Elle était absolument certaine que Jean n’avait jamais fait de cauchemars. Elle avait eu peur des chiens, mais ne s’était jamais plainte d’aucun chien en particulier.
Jean et son frère n’avaient jamais aimé sortir tard le soir. Étant chrétiens, ils ne pensaient pas à aller au théâtre ou au cinéma. Ils n’étaient jamais allés danser, et Mme Jones ne pensait pas qu’ils avaient jamais rêvé d’y aller. Bien sûr, Jean avait dit un jour, alors qu’elle s’était arrêtée devant une vitrine et avait regardé des robes du soir : « Oh ! maman, jamais je ne pourrai porter une robe du soir », mais maintenant, depuis son mariage, Jean se rendait à des soirées.
Jean ne s’était jamais maquillée. Elle n’avait jamais voulu le faire, pourtant ni son père ni sa mère ne le lui avaient défendu. Évidemment, ils n’aimaient pas le maquillage, mais ils ne l’avaient jamais interdit à Jean, cependant elle savait ce qu’ils en pensaient. Ils n’avaient jamais eu de querelles au sujet du maquillage, pas plus qu’au sujet du cinéma. Ils auraient certainement compris si Jean avait exprimé le désir d’y aller. Ils ne lui auraient pas tout à fait interdit d’y aller, pas réellement. Ils ne se seraient jamais disputés à ce sujet. Ils ne se seraient pas querellés si Jean avait voulu aller danser, mais la question ne s’était jamais posée, puisque Jean n’avait jamais désiré aller danser. Pas une fois elle n’était allée danser, cela ne l’avait jamais tentée.
Jean ne lisait pas beaucoup. Sa mère pensait qu’elle avait lu des tas de magazines « et de choses dans ce genre », mais elle n’aimait pas réellement lire. Aussi n’avaient-ils jamais eu de sérieux problème au sujet de ses lectures, encore qu’ils ne l’eussent pas empêchée de lire. Quant aux journaux, ils n’avaient jamais beaucoup inquiété Jean, elle n’avait jamais été vraiment intéressée par les journaux, bien qu’elle s’y fût plus intéressée une fois partie de la maison, à dix-huit ans. Ils ne savaient pas à quoi elle s’était intéressée une fois partie de la maison. Ils n’avaient aucune objection à ce qu’elle lise des journaux.
Jamais non plus ils n’avaient interdit à Jean et à son frère d’écouter la radio, mais ils le faisaient rarement, car cela ne les intéressait pas beaucoup. Bien sûr, ils l’écoutaient le dimanche, mais à part cela ils n’écoutaient que les nouvelles ou le programme pour les enfants ou peut-être quelquefois un autre programme s’il y avait quelque chose de bien. De toute façon, les parents ne les empêchaient pas d’écouter ce qui leur plaisait. Mais les enfants n’avaient pas trop de temps pour écouter la radio et il n’y avait jamais eu de querelles dans la famille au sujet d’un programme de musique ou parce que Jean avait voulu mettre la radio à un moment inopportun.
Il est arrivé de temps à autre que Jean proteste parce quelle ne voulait pas faire ce qu’on lui demandait, mais cela n’avait jamais été très grave. En ces occasions, les parents avaient réglé le problème ensemble. Ils avaient toujours essayé de ne pas être en désaccord l’un avec l’autre parce que, s’ils avaient été divisés, ils n’auraient pu résoudre leurs problèmes de façon satisfaisante.
Jean n’avait jamais fumé à la maison. Elle avait fumé une fois, pensait sa mère, mais elle ne croyait pas que c’était devenu une habitude. Elle ne pensait pas que Jean fumait maintenant. Il n’y avait jamais eu de problème quant à la question du tabac. Elle ne pensait pas que Jean ait jamais désiré fumer. Son mari et elle n’auraient pas aimé qu’elle fume. Ils l’auraient empêchée de le faire. Ce n’était pas qu’ils étaient contre le tabac, mais…
Jean avait eu du succès auprès des garçons. Sa mère en avait été très heureuse d’ailleurs : pourquoi pas, puisque Jean amenait ses amis à la maison ? Elle les amenait toujours à la maison. Ses parents ne s’y étaient jamais opposés. Maintenant, en ce qui concernait les garçons qu’elle n’avait peut-être pas amenés à la maison, eh bien, son mari et elle n’en avaient jamais réellement entendu parler, mais évidemment, si Jean avait fréquenté des jeunes gens sans que ses parents le sachent, ils n’auraient pas aimé cela. Il y avait bien un ou deux jeunes gens que Jean avait amenés à la maison, et ils ne leur avaient pas plu. Ils étaient un peu snobs et n’étaient pas de leur « genre » à eux. Ils n’empêchèrent pas Jean de sortir avec ces garçons. Ils n’imposèrent aucune règle. Au lieu de cela, ils prièrent pour ces garçons parce qu’ils pensaient que ces choses étaient entre les mains du Seigneur. Cependant, ils dirent à Jean qu’ils espéraient qu’elle n’amènerait à la maison que des garçons qui étaient chrétiens.
Voici quelques commentaires de la mère au sujet de Jean et de la sexualité.
- « Nous n’avons jamais essayé d’empêcher Jean de se maquiller ou d’aller danser. Nous ne lui avons jamais dit de ne pas le faire. »
- « Naturellement nous préférions qu’elle ne le fasse pas parce que nous devions donner l’exemple. »
- « Naturellement, nous désirions qu’elle sorte avec des garçons et qu’elle soit séduisante. »
- « Ç’aurait été difficile si Jean avait voulu sortir avec un garçon, même chrétien, qui n’aurait pas été de la même confession que nous. »
- « Il n’y eut jamais de conflit parce que Jean ne désira jamais se maquiller ou sortir avec des garçons qui appartenaient à une autre confession que la nôtre. »
L’image de Jean présentée par M. Jones est semblable à celle que nous présente sa femme. Ils n’ont jamais cherché à retenir Jean auprès d’eux. C’est une jeune fille très capable. Trop capable. Elle est courageuse et indépendante. En temps normal, elle est intelligente et primesautière. Elle était assez volontaire étant enfant, et plus difficile à discipliner et à contrôler que son frère, encore que cela eût été accidentel. Généralement et pour l’essentiel, il n’y avait avec Jean « aucun problème de discipline ou de punition, si vous voyez ce que je veux dire ».
Les commentaires de David ne sont pas différents.
Ces mystifications ne peuvent être étudiées que dans le contexte d’un nexus qui s’étend des parents au mari.
Les parents voulaient que Jean soit séduisante, mais non qu’elle use de son charme pour attirer les hommes. David voulait qu’elle s’arrange et qu’elle soit séduisante, mais sans pour cela être coquette avec les hommes. Il n’est pas surprenant qu’elle ait commencé à s’inquiéter d’être trop jolie et d’être suivie par des hommes. Incapable de s’exprimer, intérieurement privée de sentiment, insatisfaite ou déçue par son mari, elle dit tout simplement que celui-ci n’était pas son mari. N’osant rompre avec ses parents ou les défier ouvertement, elle le fit néanmoins très clairement, mais de façon « schizophrène ».
Appendice
Traits de caractère et attitudes attribués à Jean par son père, sa mère et son mari |
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Traits de caractère et attitudes que Jean se reconnaît |
Le père et la mère |
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Toujours heureuse. |
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Souvent déprimée et effrayée. |
Par nature primesautière et joyeuse. Aucun désaccord dans la famille. |
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Faisant semblant, désaccord si complet qu’il était impossible de dire quoi que ce fût à ses parents. |
Ils n’ont jamais essayé de la retenir auprès d’eux. |
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Par des sarcasmes, des prières et en la ridiculisant, ils tentèrent de diriger sa vie pour tout ce qui avait de l’importance. |
Jean est volontaire. |
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Vrai dans un sens ; cependant, elle est terrifiée à l’idée de dire à son père ce qu’elle ressent vraiment, se sent encore sous sa tutelle. |
Jean n’a jamais désiré :
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Elle le désirait et agit en conséquence. |
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Elle aurait voulu, mais ne pouvait pas y aller. |
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Elle aurait voulu, mais avait peur de le faire. |
Le mari |
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Jean a confiance en elle et est très capable. |
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Très peu sûre d’elle. |
Jean et lui sont en parfait accord sur tout. |
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Jean voit beaucoup de choses différemment. |
23 Les fondamentalistes sont une secte protestante qui s’en tient à une interprétation de la Bible aussi littérale que possible. (N.d.T.)
24 Objets qu’adorent les petits enfants : couvertures, poupées, petits morceaux de chiffon. (Décrits par D. W. Winnicott, « Transitional Objects and Transitional Phenomena », 1951, Collected Papers, Londres, Tavistock Publications, 1958.)