4. Les Danzig

Exposé clinique

Du point de vue clinique, Sarah Danzig commença à être atteinte d’un mal insidieux à l’âge de dix-sept ans. Elle prit l’habitude de rester au lit toute la journée et de ne se lever que la nuit pour réfléchir, ruminer des idées et lire la Bible. Petit à petit, elle cessa de s’intéresser aux événements de la vie courante et manifesta une préoccupation chaque jour plus vive pour la religion. Elle manqua des cours à l’école commerciale où elle étudiait et échoua à ses examens. Au cours des quatre années suivantes, elle perdit tous les emplois dans lesquels elle débuta ou échoua dans les diverses études qu’elle entreprit.

À vingt et un ans, sa maladie tout à coup empira. Elle commença à avoir des lubies, par exemple elle entendait au téléphone ou voyait à la télévision des gens qui parlaient d’elle. Peu après, elle eut des accès de fureur contre les membres de sa famille. Un jour, après une de ces colères dirigée contre sa mère, elle s’enfuit de la maison et resta dehors toute la nuit. À son retour, la famille la conduisit dans un hôpital psychiatrique où elle resta en observation pendant deux semaines. Par la suite, elle devint distraite, apathique, silencieuse, repliée et incapable de se concentrer. Quoique parfois elle fît d’étranges déclarations – par exemple qu’on l’avait violée –, dans l’ensemble elle était relativement calme et pouvait rester à la maison ; de temps en temps elle pouvait même retourner travailler dans l’affaire de son père. Elle resta dans cet état stationnaire pendant environ quinze mois, puis rechuta. Une fois de plus, elle fut reprise de lubies. Elle prétendait que les gens du bureau parlaient d’elle, qu’ils interceptaient ses lettres et les déchiraient, et aussi qu’on interceptait ses lettres à la maison. Elle se plaignit à son père de l’incompétence du personnel et il lui arriva de se quereller avec son père et la secrétaire de celui-ci au sujet des comptes. Puis elle refusa de travailler et de nouveau restait au lit toute la journée, ne se levant que la nuit pour ruminer des idées et lire la Bible. Elle parlait à peine, sauf pour faire quelque déclaration d’ordre religieux, pour accuser sa famille de parler d’elle ou pour se plaindre que les opératrices du téléphone écoutaient ses conversations. Elle devint irritable et agressive, particulièrement envers son père, et c’est après un dernier accès de fureur contre celui-ci qu’elle fut à nouveau hospitalisée.

Structure de l’enquête

La famille comprenait la mère (cinquante ans), le père (cinquante-six ans), Sarah (vingt-trois ans), John (vingt et un ans) et Ruth (quinze ans). Sur la demande des parents, Ruth fut exclue de l’enquête.

Personnes interviewées

Nombre d’interviews

La fille

13

Le père

1

La mère

1

La mère et le père

4

La mère et la fille

1

Le père et la fille

1

Le fils

3

Le fils et la fille

3

La mère, le père et la fille

8

La mère, le père, la fille et le fils

4

 

 

39

Cela représente trente-deux heures d’interviews, dont dix-huit furent enregistrées.

Situation familiale

Dans ce cas, la nécessité d’interviews variées avec les divers membres de la famille se révéla très rapidement.

Nous décrivons d’abord certains aspects des interviews de la famille en indiquant tout particulièrement ce qui a paru rendre intelligibles certaines illusions et manifestations psychopathiques dans le comportement de Sarah à l’hôpital. Cette dernière dit que :

  1. l’infirmière ne lui remettait pas son courrier et ne l’informait pas des messages téléphoniques de sa mère. Elle était certaine que des lettres de sa mère étaient interceptées, parce que sa mère lui écrivait tous les jours. Elle savait que celle-ci lui écrivait chaque jour parce qu’elle était son enfant et que sa mère l’aimait ;
  2. les médecins, par méchanceté, la gardaient à l’hôpital, alors que ses parents désiraient qu’elle rentre tout de suite à la maison ;
  3. elle craignait d’être abandonnée à l’hôpital et de ne jamais revoir son foyer. Elle ne dit pas qui l’abandonnerait, mais sa véritable peur, c’était d’être séparée de sa mère ;
  4. sa mère avait accepté de la laisser entrer à l’hôpital parce qu’elle ne voulait pas qu’elle se sauve à nouveau de la maison. Sa mère ne voulait pas perdre ses enfants. Elle dit qu’elle ne reprochait rien à sa mère et elle ajouta, avec beaucoup d’insistance, que sa mère et elle-même s’aimaient beaucoup ;
  5. elle était fâchée contre son père et le craignait. Elle le considérait comme le responsable de son hospitalisation. Elle dit qu’il était un menteur et qu’il était capable de raconter des mensonges sur elle.

Tout au long des interviews, Sarah, la plupart du temps, répondit passivement aux questions de ses parents et de son frère.

Au cours de la première interview, la conversation porta sur sa peur d’être abandonnée. Ses parents et son frère la rassurèrent et lui dirent qu’ils lui avaient téléphoné chaque jour et lui avaient laissé un message. Ce n’était pas vrai. Ils lui dirent qu’elle était malade, que c’était pour son bien qu’ils désiraient qu’elle reste à l’hôpital, et non pas parce qu’ils voulaient l’abandonner. Ils l’assurèrent qu’ils l’aimaient et voudraient bien qu’elle rentre à la maison. Sarah ne tenta jamais d’entreprendre une discussion sur ce dernier point.

John remarqua bientôt qu’elle était étonnamment amicale et docile alors que « normalement elle résistait fort à toute suggestion ». La signification de cette remarque nous devint intelligible lorsqu’en privé il nous mit en garde contre la malignité de Sarah : elle faisait semblant d’être d’accord avec eux ; c’était un jeu pour sortir de l’hôpital. Avec elle, cependant, il était tendre et plein de compassion, ne lui laissant pas voir qu’il pensait qu’elle jouait un jeu.

Il semblait par conséquent naturel que Sarah se méfie des médecins si elle voulait garder confiance en sa famille ; dans le cas contraire, c’est-à-dire si elle avait douté de sa famille plutôt que des médecins, elle eût ressenti une confusion perceptuelle et cognitive beaucoup plus grande.

Lorsque nous demandâmes aux membres de la famille en quoi ils la trouvaient malade, ils répliquèrent qu’elle était paresseuse, entêtée, flirteuse, terriblement arrogante envers son père, rebelle, obscène, etc. Il nous sembla qu’ils décrivaient des défauts, pas une maladie. C’est aussi ce que Sarah parut penser. Elle remarqua timidement quelle avait changé d’avis au sujet de son retour à la maison.

Selon ses parents, sa maladie était marquée par une hostilité persistante et apparemment irraisonnée à l’égard de son père, mais lorsque nous vîmes la mère seule elle nous indiqua, sans se rendre compte le moins du monde qu’elle se contredisait, que l’hostilité de Sarah était une réaction contre certaines actions de son père. D’ailleurs, ajouta-t-elle, il agissait de la même façon à son égard à elle (la mère) et à l’égard de John, ce qui les fâchait eux aussi. En fait, il s’avéra que la famille se querellait constamment. Il apparut que le ressentiment de Sarah à l’égard de son père, que la famille ne pouvait plus tolérer maintenant, n’était guère plus intense que celui que sa femme et son fils lui montraient depuis des années. Cependant, tous reprochaient à Sarah d’agir comme ils le faisaient eux-mêmes. En somme, Sarah avait été choisie par la famille pour être celle qui se plierait à la volonté de son père. On ne le lui avait pas dit, mais chacun des autres membres de la famille, secrètement, se faisait une certaine idée de cette situation particulière, sans toutefois être totalement conscient des conséquences que cela pouvait avoir pour Sarah. Ils avaient décidé que, si Sarah ne pouvait pas s’entendre avec son père, c’était parce qu’elle était malade. Mais ce n’était pas le père qui avait émis l’idée que Sarah « devait quitter la maison ». Quoique Sarah et lui se querellassent et s’insultassent plus que la mère et John ne pouvaient le tolérer, ils avaient aussi l’un pour l’autre plus d’affection que la mère et John ne voulaient bien l’admettre.

Lorsque nous rencontrâmes la mère seule, elle nous déclara que, si Sarah ne pouvait se débarrasser de son hostilité à l’égard de son père, il faudrait qu’elle reste à l’hôpital. À Sarah, cependant, elle fit comprendre, inconsciente de son attitude, que ce n’était pas elle qui voulait qu’elle soit hospitalisée, mais son mari et John. Elle lui dit ouvertement que John en avait assez d’elle, qu’il ne pouvait supporter sa présence à la maison et qu’il ne voulait plus d’ennuis à cause d’elle. C’était vrai d’ailleurs, mais cela contrastait avec les paroles de réconfort que John prodiguait à sa sœur. John admit que Sarah ne disait à son père que ce que lui-même lui disait, à elle, à son sujet. Mais, comme sa mère, il pensait que, pour dire de telles choses, il fallait qu’elle soit malade : il était déplacé de parler comme elle le faisait.

Lorsqu’il fut seul avec l’interviewer, M. Danzig dit qu’il y avait déjà longtemps que sa femme avait décidé de se débarrasser de Sarah, qu’elle avait voulu la « sacrifier », mais qu’il s’était, lui, insurgé contre cette idée. Il se déclara l’allié de Sarah, mais le soutien qu’il lui accordait était plus imaginaire que réel : il ne la soutenait pas lorsque sa femme ou son fils l’attaquaient, pas plus qu’il ne le faisait lorsqu’il était seul avec elle.

Toutefois, il reprocha à sa femme et à son fils leur attitude en l’absence de Sarah et menaça même de quitter le domicile conjugal s’ils ne la laissaient pas tranquille18. L’insistance de Mme Danzig à affirmer que c’était pour la paix de son mari que Sarah devait « rester » à l’hôpital pour y être soignée de sa « maladie » était un fait assez cocasse.

Penser, comme le faisait Sarah, que son père et les médecins, à l’encontre de sa mère et de John, voulaient la garder prisonnière était à la fois raisonnable et déraisonnable ; en fait, considérant les données dont Sarah disposait, c’était la déduction la plus plausible.

Sarah était continuellement mystifiée sur ce point. Par exemple, lorsque l’interviewer demanda si Sarah irritait tout le monde ou seulement son père, Mme Danzig prit cela pour une critique faite par Sarah et reprocha à cette dernière son « ingratitude » envers son père. Sarah essaya faiblement de se défendre, puis se plaignit d’être fatiguée. Sa mère s’adoucit quelque peu, puis continua à décrire Sarah comme elle le faisait habituellement, disant qu’elle était égoïste, ingrate, indifférente et mille autres choses. Mais elle ne put guère nous donner d’exemples spécifiques de sa conduite. Lorsque Sarah, distraite, approuva les paroles de sa mère, celle-ci pensa alors qu’elle avait raison. Elle conseilla finalement à sa fille d’écouter notre avis et de rester à l’hôpital dans l’intérêt de sa santé. À aucun moment nous n’avions donné d’avis de ce genre.

Le ton de conspiration et l’attitude que les membres de la famille adoptèrent les uns avec les autres aussi bien qu’avec nous en l’absence de Sarah augmentèrent l’impression que nous avions d’une mystification. Ils affectèrent alors une solidarité qui à tout autre moment leur faisait défaut. Il est impressionnant d’observer la facilité avec laquelle ils oublièrent alors leurs conflits.

À un moment, lorsque Sarah quitta la pièce, le père, la mère et le frère se mirent à échanger des paroles à voix basse. Lorsqu’elle revint, elle dit d’un ton incertain qu’elle avait l’impression qu’ils venaient de parler d’elle. Ils répliquèrent qu’elle se trompait et nous lancèrent un regard significatif qui semblait dire : « Vous voyez comme elle est soupçonneuse. »

***

Après cet aperçu sur le comportement de la famille dans le présent et dans un passé récent, nous essaierons de reconstituer quelques événements cruciaux.

Sarah interrompit ses études secondaires à seize ans pour entrer dans une école de secrétariat où elle resta quinze mois, puis elle étudia les arts pendant deux ans. Plus tard, elle travailla dans l’affaire de son père. Il y a dix-huit mois, elle eut une « dépression ».

D’après la mère et le père, elle avait été une enfant très mignonne jusqu’à l’âge de douze ans. Toutefois, elle avait toujours eu tendance à manquer de confiance en elle et à s’inquiéter de l’impression qu’elle produisait sur les autres. Néanmoins, selon les parents, tout le monde l’aimait bien et elle avait beaucoup d’amis. Elle avait de l’esprit, de l’humour et avait un tempérament d’artiste. Elle aimait la peinture, la bonne musique, la bonne littérature et elle écrivait et dessinait extrêmement bien ; elle semblait destinée à faire d’excellentes études. D’autre part, elle était très psychologue et ne perdait pas son temps en parlotes. Cependant, ses parents n’avaient jamais envisagé pour elle une carrière artistique.

Après quinze mois d’études dans une école de secrétariat, elle cessa de se rendre aux cours. Elle resta au lit tard le matin, on la vit lire ou réfléchir et rester éveillée toute la nuit. Elle commença à perdre ses amies une par une. C’est alors qu’elle se mit à lire la Bible et à essayer d’interpréter ce qu’elle y lisait.

Le père, la mère, John et Sarah étaient tous d’accord sur les faits suivants :

  1. Depuis plusieurs mois avant son admission à l’hôpital, Sarah se plaignait que les téléphonistes (ou quelqu’un) écoutaient ses conversations.
  2. Elle croyait que les employés de son père s’entretenaient d’elle et ne voulaient pas qu’elle travaille dans la maison.
  3. Elle croyait que quelqu’un au bureau interceptait et détruisait ses lettres et que quelques-uns des employés de son père étaient incompétents.
  4. Elle croyait que ses parents et son frère s’entretenaient d’elle.
  5. Elle croyait qu’ils subtilisaient des lettres qui lui étaient adressées.
  6. Elle était irritable et agressive envers les membres de sa famille, surtout son père à l’égard de qui elle n’avait pas une attitude filiale. Elle lui disait en particulier qu’il était un menteur et qu’elle n’avait plus confiance en ce qu’il disait.
  7. Elle était très timide et craignait l’opinion des autres.
  8. Elle ne s’entendait avec personne et était silencieuse, repliée, triste et désagréable.
  9. Elle restait au lit tout le jour et était debout toute la nuit jusqu’à l’aube.
  10. Elle ne pouvait se concentrer et pensait beaucoup trop.
  11. Elle se plongeait dans la Bible.

Douze mois plus tôt, Sarah avait commencé à travailler dans l’affaire de son père. Bientôt, elle eut l’impression qu’on la dénigrait. Elle se plaignit alors à son père que certains de ses employés étaient incompétents. Finalement elle refusa de retourner au bureau. Vers ce moment-là (elle ne se souvient pas exactement de la date), elle découvrit que son salaire avait été porté dans les livres de comptes comme supérieur à ce qu’il était en réalité et elle s’en ouvrit à son père. Il essaya de lui expliquer pourquoi il en était ainsi, mais elle ne comprit ni son explication, ni celle de son frère, ni celle de la secrétaire. « Elle nous épuisa tous avec ses questions », dit la mère. Sarah insista sur le fait que le comptable était incompétent et lorsque la famille réfuta ses arguments, elle accusa cette dernière d’être contre elle et commença à agir de façon provocante à la maison, fumant devant son père le jour du sabbat et lui versant de la citronnade dans son thé. Ses parents et son frère considérèrent de tels actes à la fois comme des signes de colère, de culpabilité, de honte et d’anxiété, puis finirent par sortir de leur incertitude en décidant que c’étaient là des symptômes de maladie.

Les parents virent la folie de Sarah comme une calamité qui s’abattait sur la famille.

La mère : Eh bien, vous savez, tout cela, enfin je veux dire, penser à des choses bizarres, dire que les gens ne sont pas – à mon avis ce genre de choses – arrive toujours aux autres, jamais à soi. Vous voyez ce que je veux dire, on pense toujours que ça peut arriver aux autres – les inondations, enfin vous voyez, on se sent attristé, mais on pense : « Oh ! Nous ne serons jamais inondés ici. » – comprenez-vous ? C’est seulement pour vous donner un exemple. Je n’ai jamais pensé que nous pourrions être inondés où nous habitons – enfin, je ne crois pas.

Puis :

Le père : Nous n’avons pas compris ce qui se passait.

La mère : Non, c’est vrai, comme je vous l’ai dit, on croit toujours que ces choses n’arrivent qu’aux enfants du voisin. On lit dans le journal qu’une petite fille a été kidnappée ou assassinée et on a de la peine pour les parents, mais on ne pense jamais que cela pourrait arriver à son propre enfant. Comme je le disais, les calamités n’arrivent qu’aux autres.

Le père : Quand cela vous arrive —

La mère : Puis par malheur cela vous arrive, et les autres disent : « Les pauvres gens ! », et c’est la tragédie. Non, jamais je n’avais pensé qu’elle aurait des problèmes mentaux, qu’elle deviendrait comme cela.

Quelle était donc cette calamité, comparable aux inondations et au kidnapping, qui s’était abattue sur la famille ? Plus nous approfondissions, plus le mystère s’épaississait, mais une chose était évidente : les parents avaient honte de quelque chose et craignaient un scandale. Ils étaient tout particulièrement inquiets de la naïveté de Sarah en public et de son manque de discrétion. Ils la regardaient comme le « démolisseur de la façade » familiale. Lorsqu’elle commença à travailler chez son père, celui-ci la pressa de ne pas dire qu’elle avait eu une dépression. Malheureusement cela se sut et le personnel commença à bavarder lorsque Sarah avait le dos tourné. On la jalousa aussi parce qu’elle était la fille du patron. Sarah ressentait cette hostilité sans pouvoir en obtenir aucune confirmation véritable.

Elle découvrit de plus certaines erreurs dans les comptes et en parla à son père. Cela lui valut un peu plus d’hostilité, mais comme elle ne pouvait être attaquée directement on faisait des allusions qui la troublaient un peu plus encore, car rien n’était avancé explicitement. À la même époque, une partie de sa correspondance fut égarée « accidentellement » par une employée de la maison. Percevant le mobile « inconscient » de celle-ci, Sarah essaya de la provoquer. L’autre insinua que Sarah était dérangée mentalement, et, celle-ci, fort agitée, alla se plaindre à son père. Ce dernier, soucieux de cacher à tout prix que sa fille avait eu une maladie mentale, fit mine d’ignorer ses plaintes et exprima des doutes sur le bien-fondé de ses soupçons : « Je crois que tu n’es pas bien. Personne ne t’en veut. Personne ne parle de toi. Tout cela n’est qu’imagination. » Ne se sentant pas soutenue par son père, Sarah s’agita un peu plus, le traita de menteur et l’accusa d’être de connivence avec les autres. Elle refusa de retourner au bureau.

En plus de cela, alors qu’elle travaillait chez son père, elle découvrit que celui-ci, généralement d’une grande honnêteté, avait trempé dans des petites affaires douteuses. Il ne nous a pas été difficile de démêler ce paradoxe, courant chez le type impulsif-obsessionnel, mais Sarah, elle, ne pouvait pas comprendre, et ces faits la troublèrent d’autant plus que son père devait maintenant se défendre désespérément non plus contre ses propres impulsions dissociées, mais contre elle, Sarah. Sans s’en rendre compte, s’efforçant de préserver la confiance que sa fille avait en lui, il en vint à détruire sa confiance en elle-même, s’assurant pour ce faire, autant qu’il le pouvait, l’appui de sa secrétaire, de sa femme, de son fils.

En effet, ceux-ci dirent à Sarah : « C’est ton imagination qui te fait voir en ton père un défaut qu’il n’a pas », et : « Il faut que tu sois folle ou malintentionnée pour imaginer une telle chose », et : « Il faut que tu sois folle ou malintentionnée pour ne pas nous croire lorsque nous t’assurons que tu dois être ainsi alors que tu te fies à tes seules idées et à ta mémoire. »

Ce qu’ils appelaient « maladie » c’était en grande partie les tentatives faites par Sarah de discuter de sujets défendus, les commentaires qu’elle faisait sur leurs efforts pour l’empêcher de comprendre ce qu’elle voyait ou pour la confondre, et ses réactions furieuses devant leurs multiples mystifications. Dans la situation où ils l’avaient mise, elle ne pouvait que chercher à s’expliquer ce qui lui semblait mystérieux et qui lui brouillait les idées. C’est alors que, non sans raison, elle commença à penser que les membres de sa famille étaient ligués contre elle.

Il nous faut expliquer tout d’abord pourquoi cette jeune fille est si naïve. On peut avancer que c’est parce qu’elle était naïve que la famille avait voulu lui cacher ses secrets et la mystifier. C’est en partie vrai. Mais les éléments que nous avons recueillis nous ont persuadés que sa naïveté elle-même avait été précédée par une mystification. La famille était ainsi prise dans un cercle vicieux. Plus elle mystifiait Sarah, plus celle-ci restait naïve, et plus elle restait naïve, plus la famille éprouvait le besoin de se protéger en la mystifiant.

M. Danzig avait une vie de famille très régulière et avait besoin d’être considéré comme un chef de famille sérieux, responsable et parfaitement honorable. Sa femme acceptait bien de lui donner l’impression qu’il était ainsi, mais en même temps elle encourageait John à le voir « tel qu’il était vraiment », sauf lorsqu’ils étaient en public. John contribuait donc à entretenir à l’extérieur une image idéalisée de son père, mais à la maison sa coopération était intermittente et sa mère le soutenait souvent dans ses écarts de conduite vis-à-vis de son père. M. Danzig était conscient de l’alliance formée par la mère et le fils, ces deux derniers savaient que le père était au courant de cette alliance, et M. Danzig n’ignorait pas que les deux autres le savaient conscient de cette alliance. Tous trois savaient donc exactement ce qu’était la situation.

Avec Sarah, il en allait tout autrement : la mère et le fils critiquaient souvent M. Danzig devant elle, mais ils ne lui permettaient pas d’en faire autant. Ils la plaçaient donc dans une situation fort difficile. On peut déduire de ce qui suit l’opinion que M. Danzig avait de son mariage (une opinion qui, incidemment, reflète sa façon de penser en général) :

« Il se pourrait que, dans les moments où elle s’oublie, ma femme parle de moi en termes peu flatteurs devant les enfants. Autrement dit, elle n’a pas à mon égard le respect qu’une femme devrait avoir pour son mari et qu’elle devrait montrer en présence des enfants. Et je lui ai dit maintes fois : « Si tu as quelque chose à me reprocher, ne me le dis pas devant les enfants. »

« Sur ce point, nous avons des idées divergentes (au sujet de la propreté de la maison – c’est-à-dire des chambres des enfants). Une de ses excuses, c’est : « Je n’ai ni le temps ni la patience » ou : « Je n’ai personne pour m’aider ». – Bon, j’essaie de lui faciliter les choses. Parfois je mets la main à la pâte. Je l’aide. Alors elle me remet à ma place : je cherche à imposer mes goûts… Je ne sais pas ce que je fais… Je lui dis : « Non, j’aide – je ne cherche pas à imposer mes goûts, sauf lorsque je vois quelque chose qui ne me plaît pas. »

« J’aime une certaine propreté, évidemment, et cela demande une certaine attitude – peut-être qu’elle pense – il y a de l’indifférence de sa part. Elle pense – euh – qu’elle ne sait pas s’habiller. Je peux comprendre. Elle pense qu’elle ne sait pas bien s’arranger. Je lui fais des reproches – je veux qu’elle s’habille comme il faut, proprement, nettement et élégamment. Je veux qu’elle soit sortable. Elle s’en fiche. Elle est indifférente à tout cela. Je n’aime pas cela. Je lui dis : « Quoi qu’il se passe entre toi et moi, en privé ou autrement, en public sauve la face. Sors de temps en temps. Ce n’est pas bien pour les enfants. Si tu sors de temps en temps, cela donne un bon exemple aux enfants. » Il se peut que peut-être, voyons, comment dirais-je – j’irai même un peu plus loin, il se peut, et j’y ai souvent pensé, il se peut que je n’aie pas été à ses yeux le mari idéal – je vais vous avouer aussi que je ne suis pas sûr qu’elle soit mon idéal féminin…

«… Elle était fille unique. Elle était fort intelligente et bien éduquée, elle avait étudié la musique. Je me suis dit : « Nous nous entendrons peut-être. C’est possible. Je ne suis peut-être pas trop mal pour elle. » On fait au mieux, on cherche à se rapprocher de l’idéal. Peut-être qu’elle a pensé la même chose. Évidemment j’avais des arrière-pensées mais – ma femme était assez jolie. Alors je me suis déclaré. Nous sommes sortis ensemble, et il nous a semblé que nous pourrions nous entendre. Nous ne nous déplaisions pas mutuellement, ce qui ne veut pas dire – je ne vais pas vous dire que j’étais follement amoureux de ma femme, et je ne crois pas qu’elle l’était de moi, mais peut-être que j’étais trop peu expérimenté pour comprendre certaines choses. Oh ! je n’étais pas le Pérou – non, je n’étais pas le Pérou – j’étais un jeune homme tout simplement. Je n’avais aucune idée sur la façon de s’y prendre pour sortir avec d’autres – je veux dire d’autres femmes – les inviter à danser, quand j’étais célibataire, alors je me suis dit : « Avec elle, ce ne sera pas mal. Je réussirai peut-être » – nous avons pensé la même chose tous les deux. Nous avons envisagé la question de la même façon. »

Il n’est pas surprenant que Sarah ait pu garder en elle, jusqu’à vingt et un ans, une image idéale de son père, dissociée de ses perceptions dissonnantes. Auparavant, elle avait eu des petites disputes avec lui au sujet de ses intrusions dans sa chambre lorsqu’elle était déshabillée, ou de son insistance pour arranger sa chambre, écouter ses conversations téléphoniques ou intercepter ses lettres, mais elle n’avait jamais été sûre qu’il avait vraiment tort. Il niait se comporter ainsi ou cherchait à se justifier, en mettant en avant son amour paternel. Lorsqu’elle trouvait cet amour ennuyeux, elle se croyait fautive.

Quand elle cessa d’idéaliser son père, elle s’acharna d’autant plus désespérément à idéaliser sa mère, et celle-ci l’y aida. Son comportement devant le refus de Sarah de se lever le matin illustre bien la situation. Le père comme la mère reprochaient à Sarah de faire la grasse matinée. Ils se fâchaient pour qu’elle se corrige, lui faisant remarquer qu’elle était grande maintenant et qu’elle ne devait pas se conduire comme un bébé. Leurs actions, cependant, différaient de leurs paroles : le père insistait, par exemple, sur son droit à entrer dans la chambre de sa fille quand il le désirait, ce à quoi la mère ne s’opposait pas, et elle-même, tout en se plaignant amèrement du dérangement que cela lui causait, préparait les repas de sa fille lorsque celle-ci consentait à se lever. Lorsque nous lui demandâmes pourquoi elle n’avait pas fixé d’heures précises pour les repas de sa fille et refusé de laisser désorganiser son emploi du temps, elle répliqua que, si elle avait agi ainsi, elle se serait sentie coupable et mauvaise mère. Le père de Sarah répondit avec vivacité que, si sa femme avait agi d’une telle façon, il aurait lui-même préparé les repas de sa fille. Quant à Sarah, elle pensait que sa mère aurait été bien méchante de ne pas lui servir ses repas au moment où elle avait décidé de manger.

Plus ses parents satisfaisaient ses désirs, plus ils comptaient sur sa reconnaissance, et plus elle était ingrate. Cherchant à obtenir sa gratitude, ils faisaient encore plus pour elle. Ainsi, tout en désirant qu’elle grandisse, ils la traitaient comme une enfant, et elle, tout en désirant être considérée comme une adulte, se comportait de plus en plus comme un bébé. Ses parents lui reprochaient alors d’être trop gâtée et elle leur reprochait de ne pas la traiter comme une adulte.

Lorsque Sarah dit qu’elle avait peur de son père, non seulement ses parents ne purent la comprendre, mais ils refusèrent de la croire : après tout, son père ne l’avait jamais maltraitée, insultée ou frappée. Il avait insisté pour qu’elle respecte certaines règles religieuses comme de ne pas fumer le jour du sabbat, mais à part cela il n’avait jamais rien exigé d’elle. À leur avis, le problème venait du fait qu’ils n’avaient pas été assez sévères et avaient trop gâté leur fille. John n’était d’aucun soutien pour Sarah, et sa position était très équivoque. Nous avons vu que sa mère le soutenait secrètement contre son père et qu’elle le faisait même ouvertement lorsqu’il défiait ce dernier. De plus, tous deux l’encourageaient à voir dans Sarah leur favorite, l’enfant chérie. Pendant un temps assez court, durant son adolescence, John avait soutenu sa sœur, puis s’était ensuite éloigné d’elle pour s’allier avec sa mère. Certaines données permettent de croire que cette dernière était jalouse des liens qui unissaient le frère et la sœur. Dans quelle mesure, pour gagner l’affection de John, stimula-t-elle la jalousie de ce dernier envers son père, jalousie qui était motivée par l’« indulgence » de celui-ci à l’égard de Sarah ? Dans quelle mesure encouragea-t-elle John à défier son père et se gagna-t-elle son affection en le soutenant quand il se dressait contre lui ? Y a-t-il quelque évidence que Sarah était favorisée au détriment de John ?

Selon les quatre membres de la famille, M. Danzig était « plus ferme » avec John qu’avec Sarah et Ruth, parce que John était un garçon. Mais John reprochait à son père de n’être pas assez ferme avec lui. Il dit que son père aurait dû le battre pour le pousser à mieux travailler à l’école. Il n’avait pas craint son père lorsqu’il était enfant et il pensait qu’il aurait dû le craindre ; tous les enfants devraient craindre leur père. Il pensait que son père avait de mauvais enfants, encore qu’il connût des garçons pires que lui-même. Il essayait d’obéir, mais il n’y arrivait pas toujours. Il ne pensait pas que les exigences de son père étaient déraisonnables, mais…

M. Danzig pensait qu’il avait été trop doux avec son fils. Il aurait dû le « bousculer » un peu plus. Il avait gâté à la fois John et Sarah.

« J’étais patient avec lui et très heureux de dire qu’en dépit du fait que je le gâtais – j’ai gâté Sarah, j’ai gâté John… »

Nous pouvons dire que John croit que Sarah fut plus gâtée que lui. Cependant, ses raisons pour l’affirmer sont obscures.

La vie de la famille, semble-t-il, était largement conditionnée par des alliances : mère et père ; mère et fils ; mère, père et fils. Sarah restait en marge. Elle n’avait, dit-elle, aucun « soutien » dans la famille, et cela semble avoir été vrai. Ces alliances offraient une protection contre des règles de vie trop rigoureuses. Sarah, sans allié, devait par contre respecter sans se permettre aucun écart des règlements que les autres s’arrangeaient tous pour enfreindre. Par exemple, John n’avait pas le droit d’avoir des relations sexuelles, mais il en avait – avec l’accord de sa mère. Mme Danzig enfreignait les règles du sabbat, de connivence avec John et à l’insu de son mari. M. Danzig était en secret sexuellement insatisfait et avait souvent, récemment, songé à quitter sa femme. Quoique considérée comme malade, gâtée et mal élevée par ses parents, Sarah seule devait contrôler ses pensées et ses actes de façon à satisfaire l’idée obsessionnelle et irrationnelle que M. Danzig avait d’une stricte orthodoxie. La naïveté de Sarah sur le plan social doit donc être considérée en se souvenant que ses parents exigeaient d’elle seule une soumission totale.

Elle ne pouvait comparer la praxis de ses parents avec celle d’aucune autre famille, ses contacts extrafamiliaux ayant été coupés de façon radicale. Ses parents s’inquiétaient sans doute de ce qu’elle n’eût pas d’amis, mais ils craignaient plus encore quelle ne soit séduite si elle avait des relations extérieures à la famille.

Le père : Eh bien, si personnellement je m’intéressais à sa vie privée, ce n’était pas parce que je voulais fourrer mon nez dans ses affaires ; je veillais surtout à ce qu’elle ne fût pas impressionnée par les histoires grivoises, enfin toutes sortes de – enfin toutes ces choses – je me rendais compte que Sarah était une jeune fille délicate, très impressionnable, et qu’il fallait la protéger contre les mauvaises fréquentations. Parce que, vous voyez, il y a tellement de jeunes gens qui ont la parole facile, qui se croient très forts, capables d’impressionner Sarah avec leurs histoires drôles, et qui peuvent causer toutes sortes de complications – c’était surtout pour cela que je m’intéressais à sa vie sociale. Mais je ne voulais pas fourrer mon nez dans ses affaires.

Les parents n’interdisaient pas à Sarah de sortir avec des garçons ; en fait, ils lui disaient qu’elle était libre de le faire, mais ils la surveillaient de si près qu’elle avait l’impression de n’avoir aucune liberté, et lorsqu’elle s’élevait contre leur surveillance, ils ne niaient pas agir ainsi : ils la taxaient d’ingratitude. Aussi sa raison se troublait elle se demanda s’il était bien ou mal de vouloir sortir avec des garçons, de vouloir avoir une vie personnelle. Son père essaya de diverses façons et à son insu de se renseigner auprès des garçons qu’elle fréquentait. C’est ce que John expliqua :

John : Mais je ne veux pas vous donner l’impression que papa est toujours autour de Sarah afin de contrôler sa vie privée. Avant quelle tombe malade, il faisait très attention lorsqu’il la surveillait, parce qu’il savait que s’il avait l’air de mettre son nez dans ses affaires, elle se fâcherait ; aussi nous faisions attention – d’y aller très doucement – les questions, s’il y en avait, c’était maman qui les posait, d’une façon mielleuse, ou quelquefois – (protestation du père au sujet de l’adjectif « onctueuse ») – je n’ai pas dit « sournoise », j’ai dit « onctueuse »19 – enfin en douceur (la mère essaie de calmer le père en lui expliquant ce que John veut dire). À force de – maman insistant pour qu’elle « donne un nom » – elle finissait par en donner un, n’importe lequel, vrai ou faux – maman avait ce qu’elle voulait.

Tout en niant qu’il s’inquiétait de savoir sa fille dans des endroits où elle pouvait rencontrer des garçons :

Le père : Mais je comprends, je comprends fort bien qu’un jeune homme et une jeune fille puissent s’amuser – flirter – s’embrasser, je comprends très bien – je suis humain après tout – j’ai été jeune moi-même – je le suis encore, mais…

son père lui interdisait implicitement de fréquenter certains lieux, en la mettant en garde de façon vague contre les dangers terribles qu’elle pouvait y courir.

Le père : Je ne parle pas des cafés en général – mais il y a certains cafés où il est dangereux d’entrer. Je ne cite en particulier aucun café, aucun restaurant, aucune salle de bal ou aucun lieu de plaisir – je veux seulement vous faire comprendre que je m’inquiète de ce qui peut vous arriver à tous les deux.

En dépit du fait que John comprenait en grande partie ce qui se passait, il ne soutint pas sa sœur sur la question de ses sorties, pas plus qu’il ne la soutint dans quelque domaine que ce fût. Nous l’avons vu, il s’élevait, avec l’appui de sa mère, contre les interdictions et les exigences de son père, mais lorsque les mêmes exigences étaient imposées à Sarah, il faisait alliance avec son père contre sa sœur.

John : À mon point de vue, quand il s’agit de Sarah, cela n’est pas abusif – mais quand il s’agit de moi, c’est abusif.

Face à une telle alliance, Sarah ne chercha plus à rencontrer qui que ce fût en dehors de la famille.

À un moment donné, elle était devenue pratiquement catatonique : elle ne répondait aux approches de sa famille ni par des mots, ni par des gestes ; elle était seulement passive. Pendant qu’elle était à l’hôpital, son repli sur elle-même et sa passivité étaient très accentués. Comme nous l’avons indiqué, sa famille pensait que cette attitude était un jeu destiné à tromper le médecin afin qu’il donne son accord pour qu’elle quitte l’hôpital. Le problème de Sarah à ce moment-là semblait être le suivant : si elle disait ce qu’elle pensait elle resterait à l’hôpital ; en revanche, si elle se taisait, sa famille prendrait son attitude pour un jeu et demanderait au docteur de la garder et de la « soigner » jusqu’à ce qu’elle retrouve des idées « équilibrées ». Si elle essayait de s’imposer à elle-même des idées « équilibrées », en un sens elle se détruirait. Mais même cela ne la sauverait pas de l’hôpital psychiatrique et ne lui épargnerait pas d’être coupée de sa famille, parce que alors elle serait « morte », elle ne serait que l’« ombre d’elle-même », elle serait « sans personnalité », pour reprendre les termes employés par son frère, et elle aurait donc toujours besoin d’être « soignée ».

Sarah, déclara la famille, était obsédée par la religion. Depuis quelques années, elle ne faisait que lire la Bible, essayer de la comprendre et en réciter des passages à haute voix. Ses parents et son frère, d’ailleurs, ne pensaient pas qu’elle y comprenait quoi que ce soit. D’après eux, elle en saisissait mal le sens et répétait les mots comme un perroquet. Ils insinuèrent que peut-être elle était poussée à lire la Bible par un sentiment de culpabilité, un peu comme « une pénitence », dit John.

Cette famille avait en fait une idée assez confuse de la religion.

Les parents de Mme Danzig étaient originaires d’Europe de l’Est ; ils étaient juifs et pratiquants : le père par conviction, la mère pour plaire à son mari. Mme Danzig était leur fille unique. Elle respectait son père et ne fit jamais rien devant lui qui pût lui déplaire. Elle avait été élevée sévèrement, mais moins que son mari l’avait lui-même été. Son père à elle avait su se montrer diplomate et fermer les yeux sur ses petits écarts vis-à-vis de la religion.

Par exemple, le jour du sabbat, il était défendu de se promener avec de l’argent sur soi, mais pendant l’été, le jour du sabbat, Mme Danzig, lorsqu’elle était jeune fille, avait l’habitude de sortir en ville. Comme elle quittait la maison, son père évitait avec tact de lui demander où elle allait ou comment elle allait se rendre en ville sans argent. En retour, elle agissait avec tact envers lui et à la maison respectait scrupuleusement le rituel. Son père ne sortait jamais le jour du sabbat, sauf pour se rendre à la synagogue, tandis que sa femme restait à la maison.

D’après Mme Danzig, son mari était très pieux : son père avait été un érudit attaché aux traditions talmudiques. Elle n’avait aucune objection contre les croyances de son mari, elle en avait été informée avant son mariage et ne voyait aucun inconvénient à faire une cuisine kachère « parce que c’était ainsi que la tradition le voulait ». Sa mère elle-même lui en avait donné l’exemple : « Je pense que, dans une certaine mesure, si l’on est juif, on doit respecter la religion juive. On doit aller à la synagogue le samedi, il n’y a aucun mal à cela, c’est tout à fait normal. Je veux dire qu’on ne doit pas renier sa religion. »

Elle désapprouvait nombre de règles de la religion juive orthodoxe parce qu’elles la gênaient, mais elle les acceptait pour plaire à son mari, comme sa mère l’avait fait avant elle. Par exemple, elle ne sortait jamais le jour du sabbat et n’allumait jamais une lumière en présence de son mari. Certes à l’encontre de sa mère, elle faisait certaines choses, par exemple allumer une lumière quand son mari était absent, mais elle ne l’irritait jamais en le faisant en sa présence. Son devoir d’épouse était de se conformer aux traditions et de respecter son mari. S’il désirait qu’elle agisse comme une Juive orthodoxe, elle le faisait pour lui plaire. D’ailleurs, cela ne valait pas la peine d’une dispute. En revanche, dans certains domaines, comme celui de la cuisine, elle ne tolérait aucune ingérence de son mari.

M. et Mme Danzig, quoique pratiquants, étaient aussi, à leur avis, relativement « modernes », par exemple en ce qui concernait les problèmes sexuels. Mme Danzig surtout était ainsi : elle aimait que sa fille sorte avec des garçons ; c’était parfaitement normal. Elle ne s’opposait même pas à ce que sa fille sorte avec un garçon le jour du sabbat, quoique Sarah soit toujours restée à la maison ce jour-là pour obéir à son père et se conformer à la loi judaïque.

« Si elle veut sortir avec un garçon le samedi, je ne vois là rien de terrible. Elle ne fait rien d’immoral. Elle ne fait rien de très grave en sortant avec une fille ou un garçon le samedi. »

En fait, Mme Danzig avait pour habitude d’encourager Sarah à fréquenter des garçons : cela pouvait lui faire du bien, l’aider à vaincre sa timidité.

« Je lui disais souvent : « Je pense que tu devrais sortir avec des filles et des garçons. Tu devrais sortir plus souvent, avoir des rendez-vous, rencontrer des gens, aller un peu partout. Si tu connais quelqu’un dans un groupe, alors tu peux y aller. Si tu as déjà vu certaines gens, tu peux leur parler. Si tu les as déjà rencontrés une fois, tu te sens moins timide. »

Naturellement, il fallait que les relations soient correctes. Autrement dit, ce n’était pas seulement naturel de sortir avec des gens du sexe opposé, c’était une obligation sociale pour toute fille normale ; mais bien entendu il ne fallait pas qu’interviennent là des relations sexuelles.

« Bien sûr, j’aurais aimé qu’elle sorte avec des garçons. Il est normal que les jeunes filles sortent avec des jeunes gens, et il eût été normal que ma fille sorte avec des jeunes gens, mais de façon correcte, en société bien sûr. »

Toutefois, ses parents se renseignaient secrètement sur les garçons que Sarah fréquentait, et ils considéraient qu’ils avaient le droit d’écouter ses conversations téléphoniques ; néanmoins, ils ne reconnaissaient pas devant elle qu’ils le faisaient.

Sarah avait pris l’habitude de lire la nuit et de dormir le matin : pour la famille, c’était de la « paresse ». En fait, Sarah dormait plutôt moins que ses parents et que son frère, et ceux-ci essayaient de lui faire prendre des cachets pour qu’elle dorme plus et des tranquillisants pour qu’elle pense moins. Car ce n’était pas seulement le fait que Sarah reste au lit qui les irritait, mais aussi le fait qu’elle réfléchisse tant. Comme Mme Danzig le dit :

« Elle restait assise toute la nuit à réfléchir sans dire à personne à quoi elle pensait. Nous ne voulions pas savoir en particulier à quoi elle pensait ou ce qu’elle faisait, mais il est naturel pour une mère d’être curieuse. »

Le fait que Sarah « réfléchisse » les inquiétait tous beaucoup. Mme Danzig savait que « réfléchir », surtout « réfléchir beaucoup ». pouvait donner des pensées bizarres, parce que cela « tournait la tête ».

« … assise toute la nuit dans sa chemise de nuit bleue, dans la cuisine – avec la lumière, toute seule dans le silence. Elle pense et elle pense – mon Dieu, à quoi peut-elle donc penser ? Il y a de quoi rendre les gens fous. »

À en croire la mère, le père et John, la dépression de Sarah était due au fait qu’elle restait au lit à « réfléchir » au lieu de se lever, de s’occuper et de rencontrer des gens. Même lorsque sa mère criait contre elle, elle continuait à « penser », et ce qui les alarmait, c’était qu’elle pensait intérieurement, pas tout haut. Elle faisait même semblant de préparer un lait de beauté pour ses jambes afin de rester éveillée dans sa chambre pour penser. Mme Danzig s’en voulait : elle aurait dû faire appel à un psychiatre plus tôt. Ils savent généralement quoi faire dans de tels cas.

« Ils l’auraient ramenée à la réalité. J’aurais dû faire venir un médecin à ce moment-là et lui dire : « Montez – elle est là-haut, parlez-lui. » Si elle avait refusé de l’écouter – étant docteur il aurait sûrement suggéré quelque chose. Je n’ai absolument pas pensé à ce moment-là que nous avions un cas mental sur les bras. »

Le père nous dit qu’il entra un jour dans la chambre de Sarah et trouva cette dernière debout, regardant par la fenêtre. Il lui demanda à quoi elle pensait et elle lui dit : « Je n’ai pas besoin de te le dire. »

Sarah et son frère discutèrent devant nous de ce qu’ils appelaient « réfléchir ». Sarah déclara que John aussi réfléchissait.

John : Oui, mais pas comme toi.

Sarah : Je suis entrée dans ta chambre hier et tu étais allongé sur ton lit en train de – réfléchir.

John : Non, ce n’est pas vrai.

Sarah : Si, c’est vrai.

John : J’écoutais la radio.

Lire la Bible était aussi une activité douteuse, surtout pour une fille. La religion était une chose, lire la Bible en était une autre. C’était peut-être bien de parcourir la Bible de temps en temps, et peut-être même qu’une personne pratiquante devrait le faire ; mais vouloir s’y plonger et faire une histoire si par hasard le livre n’était pas à sa place habituelle…

La mère : Un jour qu’elle ne pouvait pas trouver la Bible, elle mit les étagères sens dessus dessous – « Où est-elle ? – C’est lui qui l’a – Ou alors c’est lui. » – J’ai dit : « Nous nous fichons bien de ta Bible ! » Puis j’ai dit : « Tu trouves cela normal de rester éveillée toute la nuit pour lire la Bible ? » Moi aussi j’aime la lecture. C’est intéressant de lire. Je lis un magazine ou un livre, mais je ne lis jamais la Bible. Je n’ai jamais vu une chose pareille. Si je voyais quelqu’un d’autre lire la Bible, je rentrerais à la maison et dirais : « Celui-là a un grain. » – Avoir entendu parler de la Bible, d’accord, la regarder pendant cinq minutes – ou la parcourir, passe encore, mais on n’étudie pas la Bible. Je ne pourrais jamais rester trois heures à lire la Bible. Je ne crois pas que Sarah la lise. Je crois qu’elle regarde les pages, c’est tout.

L’interviewer : Vous me surprenez un peu, car j’avais l’impression que votre mari aimait qu’elle lise la Bible.

La mère : Toute la nuit ? Oh non, non, non ! Il aime qu’on fasse bien les choses. Il pense que toute jeune fille devrait s’instruire, avoir des connaissances. Dans le passé, j’enseignais la musique à Sarah. Mais elle n’aimait pas s’exercer – alors on a laissé tomber la musique. Maintenant qu’il y a la télévision, les jeunes ne veulent plus faire de musique. Elle préférait jouer – après tout, cela m’était égal. Mon mari aime qu’elle sorte avec des garçons. Il aime qu’elle ait des amis, qu’elle aille à des soirées, vous savez, avec des débats. Elle allait souvent à des débats – à des soirées cinématographiques avec des films spéciaux – comme dans les cinémathèques. – Il aime qu’elle s’intéresse à ce genre de choses normales. Souvent nous y allions tous les quatre, pas avec Ruth, elle était trop jeune – pour aller au cinéma ou au théâtre – nous sortions tous les quatre et nous dînions dehors. Oh ! il n’est pas – ce que je veux dire – il a été élevé – son père était très religieux, il officiait à la synagogue et connaissait le Talmud.

Les réflexions de Sarah, comme ses lectures de la Bible, plongeaient la famille à la fois dans l’anxiété et le désappointement. Son frère se moquait d’elle, sa mère lui disait qu’elle était paresseuse, et son père la réprimandait. Cependant, ils avaient tous l’impression qu’elle était leur juge. Mais il leur était facile de ne pas prendre au sérieux les efforts maladroits d’une jeune fille qui essayait de comprendre ce qu’elle ressentait.

Le fait qu’elle lise la Bible afin de faire quelque lumière sur son état actuel était incompréhensible pour sa famille. Habituée comme elle l’était aux sarcasmes et aux remontrances concernant sa paresse, son égoïsme et son ingratitude, Sarah gardait le silence, ou bien faisait de temps à autre une courte déclaration qui ne faisait qu’augmenter les lamentations de sa famille sur la calamité qui l’avait frappée.

Sarah avait pris au sérieux ce qu’on lui avait enseigné, si bien que lorsqu’elle découvrit que la famille avait deux manières de vivre, l’une publique, l’autre secrète, elle fut désorientée. Elle n’arrivait à accepter ni la double vie de son frère que celui-ci avouait, ni celle de son père qui, lui, n’en parlait pas. En vérité elle devait tout ignorer. Son père comme sa mère approuvaient la vie double de John, mais ils insistaient pour que Sarah accepte leurs enseignements sans réserves. Cela, Sarah l’aurait fait si elle avait pu participer aux tromperies de chacun, mais cela justement ils le lui défendaient.

***

Nous n’avons présenté ici qu’un court extrait de nos renseignements recueillis sur cette famille. Dans la plus grande partie, qui n’est pas exposée ici, les mystifications dont la jeune fille est victime ne sont pas moindres. Une fois de plus, nous avons fourni, nous l’espérons, assez de preuves pour faire comprendre l’importance sociale des événements survenus dans cette famille et comment les médecins furent conduits à diagnostiquer chez la fille un cas de schizophrénie.


18 Ce qui le poussait à vouloir quitter le foyer n’était pas si simple, et M. Danzig ne fut jamais très clair sur ce point.

19 Confusion sur les mots sleeky (onctueux) et sneaky (sournois). (N.d.T.)