3. Les Church

Exposé clinique

Claire, âgée de trente-six ans, était hospitalisée depuis cinq ans lorsque nous commençâmes notre enquête sur sa famille. C’était une schizophrène de type paranoïaque. Délirante et hallucinée, elle souffrait de désordre de la pensée et d’émoussement de l’affectivité, elle avait subi un traitement à l’insuline et plusieurs électrochocs.

Tous, ses parents aussi bien que les psychiatres, semblaient avoir décidé que, depuis au moins cinq ans, c’est-à-dire depuis le « début » de sa « maladie », Claire n’avait de sentiments normaux d’affection ni pour ses parents ni pour les autres. Dans les termes généralement employés pour définir les cas de son genre, elle manquait de chaleur, était distante et difficile. Elle était sujette à des colères violentes au cours desquelles elle cassait de la vaisselle ; elle avait menacé son père de le frapper s’il continuait à vouloir l’embrasser lorsqu’elle le priait de ne pas le faire. Les médecins la décrivirent comme « agressive ».

Elle prétendait, entre autres choses, avoir une bombe atomique à l’intérieur d’elle-même. Elle était habituellement distraite et paraissait être « vide » (autisme pauvre12) ; parfois, derrière cette apparence, on sentait une énergie qui cherchait à se libérer au hasard. Elle était atteinte de folie de la persécution et se tournait parfois violemment contre celui ou ceux (généralement imaginés par elle) qui la tourmentaient (la traitant de prostituée, la coupant en petits morceaux, la torturant sans merci).

Structure de l’enquête

La famille de Claire se compose de sa mère, son père et un frère de sept ans son cadet. Elle eut une sœur qui naquit lorsqu’elle avait trois ans et qui mourut sept mois plus tard. Nous n’avons pas pu obtenir une image exacte de cette famille : aucun de ses membres ne permit qu’on interroge le frère. Il avait eu une dépression schizophrénique à l’âge de seize ans, mais s’en était, paraît-il, fort bien remis. Bien des choses semblent indiquer que rien n’est moins sûr. Toutefois, nous avons obtenu des renseignements directs sur le père, la mère et Claire.

Personnes interviewées

Nombre d’interviews

La fille (Claire)

3

La mère

3

Le père

2

La mère et le père

1

La mère et la fille

15

 

 

24

Cela représente vingt-quatre heures d’interviews, dont quatorze furent enregistrées.

Situation familiale

Dans notre étude sur cette famille, nous nous pencherons tout particulièrement sur le prétendu « émoussement de l’affectivité » chez Claire, sur l’apparente indifférence de cette dernière à l’égard de ses propres paroles (discordance de la pensée et de l’affect), et nous explorerons ces éléments principalement sous l’angle de ses rapports avec sa mère. En suivant cette ligne, nous rencontrerons inévitablement beaucoup d’autres aspects de sa folie.

Nous allons maintenant devoir tout reprendre du début et nous demander à nouveau, sans rien présumer, si ces signes et symptômes de schizophrénie sont intelligibles en termes de praxis et de processus du nexus de la famille de Claire.

Pour les parents comme pour les psychiatres, ce qui était en cause, c’était le « manque d’affection » de Claire. Or, nous découvrîmes dès le début de notre enquête qu’il n’en était pas de même pour Claire : ce qui pour elle était en cause, c’était le manque réel d’affection de ses parents à son égard. Tout le monde était plus ou moins conscient que c’était cela dont elle voulait parler, mais ce point si important pour elle fut encore considéré – si toutefois il le fut jamais – comme une expression de son manque de véritable affection et comme la preuve chez elle d’une attitude généralement exigeante, avide et querelleuse aussi bien que d’un manque d’équilibre.

Claire se plaignit que sa mère et son père n’étaient pas réellement ses parents, qu’ils n’étaient pas mari et femme, ou père et mère, mais simplement des associés. Cela fut diagnostiqué comme idée délirante.

Claire elle-même s’exprima ainsi :

« J’ai un moi qui n’a pas grandi. Et parfois, quand il prend le dessus, je suis apeurée… »

Elle dit qu’elle pensait que

« maman n’a jamais voulu que je grandisse. Je pense que dans un certain sens la manière dont elle se conduisit envers moi fit obstacle à ma croissance ».

Sa mère, insista-t-elle, ne lui permit jamais de vivre sa propre vie : « Elle ne voulait pas que j’aie des opinions personnelles. » Sans être ouvertement fâchée, sa mère, dit-elle, l’empêchait d’être réellement elle-même, de penser pour elle-même. Elle [Claire] grandit dans la peur d’exprimer ses sentiments ou ses idées et marcha dans les traces de sa mère au lieu de se frayer sa propre route. Toutefois, elle ne pouvait expliquer vraiment en quoi sa mère la gênait. Si on la pressait de questions sur ce point, elle devenait plus vague, disait qu’elle ne se souvenait pas ou parlait de gens en général, mais de personne en particulier.

« Elle est plus une femme d’affaires qu’une mère. Elle s’intéressait plus à son commerce qu’à tenir son rôle de mère ; elle avait à la maison l’attitude d’une femme d’affaires. Elle me négligea mentalement. »

D’après ses déclarations Claire avait eu de l’affection pour ses parents lorsqu’elle était enfant, mais elle l’avait perdue rapidement parce que, dit-elle, ils n’avaient aucune affection réelle à son égard et ne voulaient pas vraiment qu’elle en eût pour eux, quoiqu’ils voulussent prétendre qu’ils formaient une famille où l’on s’aimait.

Jusqu’au moment où nous commençâmes notre enquête, la mère, le père et la fille n’avaient jamais discuté ensemble de ces « accusations ». Les parents avaient mis les paroles de leur fille sur le compte de sa « maladie ». D’ailleurs, sa mère le dit : « Nous n’avons jamais été très bavards dans la famille. »

Claire avait peu cherché à pousser la discussion sur ces points parce qu’elle avait senti que c’était inutile ; toutefois, lorsque l’interviewer donna quelque validité à son point de vue, elle résuma sa situation d’une façon fort claire : ses parents, dit-elle, l’avaient tout simplement ignorée, tout en lui donnant matériellement ce dont elle avait besoin. De sa mère elle dit : « Elle m’ignore, elle ignore mon vrai moi, je ne peux pas l’atteindre. »

Cependant les parents pensent tous deux que leur famille a toujours été heureuse et unie, mais qu’ils avaient, évidemment, été obligés de consacrer beaucoup de temps à leur commerce ; la santé de la mère d’ailleurs s’en ressentait depuis plusieurs années. Mais s’ils avaient tant travaillé, c’était afin que les enfants ne manquent de rien. Claire, dirent-ils, avait toujours été une enfant affectueuse et, quoiqu’elle ait eu dès l’âge de quinze ans d’étranges idées en tête, elle n’avait jamais « fait d’histoires » et avait toujours été du genre calme, satisfait, heureux et affectueux jusqu’à sa « maladie », sortie on ne savait d’où.

Ce mythe familial partagé différait radicalement, nous le verrons, des histoires que les parents racontèrent sur leur vie de famille. Toutefois, nous n’eûmes pas l’impression qu’ils mentirent ni même qu’ils se rendirent compte qu’il existait quelque part une contradiction. Mme Church, par exemple, ne manqua pas de faire de nombreux reproches à son mari lorsque nous la rencontrâmes seule. Mais l’idée qu’elle avait de lui, c’était que, quoique les temps aient été difficiles, ils avaient tous deux fait de leur mieux et n’avaient rien à se reprocher.

La discordance entre ce que Mme Church dit avoir déclaré et ce qu’elle avait réellement dit, aussi bien que la discordance entre le ton sur lequel elle parla et les mots qu’elle employa, déroutèrent quelque peu l’interviewer. Emporté par le ronron de son exposé, il dut presque se pincer pour se rendre compte qu’elle était en train de décrire comment, durant toutes ces années heureuses, elle avait été alitée la plupart du temps parce qu’elle était surmenée par son travail. En fait, elle avait fort peu travaillé avant que ses enfants ne soient adolescents. Elle avait eu, lorsque Claire avait trois ans, une enfant qui était morte peu après. Mme Church (qui à tous autres moments maintint que la « maladie » de Claire avait été causée par les bombardements) remarqua, en parlant de la mort de ce bébé, que si cette enfant n’était pas morte Claire ne serait peut-être pas tombée malade. Elle ne pouvait expliquer pourquoi, sauf que peut-être alors il n’y aurait pas eu de chagrin dans la famille.

Michel était né alors que (à notre point de vue) Mme Church était profondément déprimée. Il avait été malade « depuis sa naissance ». Il avait eu une pneumonie, et à l’âge de deux ans les médecins diagnostiquèrent qu’il était asthmatique. Il semble avoir passé un bon nombre de ses premières années dans un lit ou un autre, celui de sa sœur ou celui de sa mère. Il semble que la seule façon de le « guérir » de son asthme ait été de le mettre dans le lit de l’une ou de l’autre ou que l’une ou l’autre se couche avec lui.

Michel apparemment commença à avoir des idées délirantes et des hallucinations vers l’âge de seize ans et, après avoir passé plusieurs mois dans un hôpital psychiatrique, revint vivre dans sa famille ; il y vit encore aujourd’hui.

À l’époque où Michel tomba malade mentalement, le commerce familial marchait très mal. Claire avait alors vingt-trois ans et se mit en tête une idée qui troubla fort ses parents (c’est du moins ce qu’ils nous dirent) aussi bien que Michel : elle refusa d’embrasser ses parents et refusa également de les laisser l’embrasser. Elle déclara aussi qu’elle en avait assez d’être la « nourrice » de Michel, c’est-à-dire de passer tant de temps à le veiller au lit, ou dans sa chambre, ou encore couchée à côté de lui pour arrêter son asthme.

Dans ce qui suit, nous tenterons de reconstituer les premières années de la vie de Claire avec sa mère.

Celle-ci avait toujours eu l’impression qu’elle connaissait très bien les sentiments de sa fille, parce qu’elles étaient toutes deux très semblables : toutes deux avaient eu une mère « dans le commerce » ; ni l’une ni l’autre n’avaient passé beaucoup de temps avec leur mère, mais toutes deux avaient eu une mère qui avait « tout fait pour elles » ; toutes deux étaient restées « seules », c’est-à-dire que ni l’une ni l’autre n’avaient été élevées avec des sœurs ; toutes deux avaient perdu une petite sœur et toutes deux avaient eu des frères plus jeunes dont elles avaient dû s’occuper.

Ces similitudes portaient la mère à croire qu’elle connaissait les « sentiments » de sa fille mieux que celle-ci ne les connaissait elle-même.

En somme, elle attribuait à sa fille des souvenirs, un vécu, des actions qui ne concordaient nullement avec la réalité de Claire et elle était totalement ignorante des véritables expériences et actions de cette dernière13.

La mère : Souvent je pensais que tu étais sensible à certaines choses, à différentes choses. Tu vois, quelquefois je pense que j’étais exactement comme toi – une fille seule, et quand on n’a pas de sœur avec qui jouer je pense qu’on a tendance à être sensible à certaines choses.

La fille : Je ne pense pas qu’en ce qui me concerne —

La mère : Non ?

La fille : – ce n’était pas une question de n’avoir pas de sœur – c’était plutôt une question d’avoir un frère beaucoup plus jeune que moi.

La mère : C’est vrai que j’avais deux frères, mais j’avais peu de rapports avec le plus âgé, par contre mon jeune frère – j’étais dans la même situation que toi.

La fille : Naturellement, plus on a de rapports en famille, plus vous êtes nombreux à la maison, plus c’est facile d’avoir des rapports avec le monde extérieur.

La mère : Peut-être. Je pense que c’est vrai. J’ai remarqué cela aussi, et tante Cissie et tante Elsie, toutes les trois nous n’avions pas de sœurs et nous étions un peu pareilles, et souvent nous disions : « Oh ! vraiment nous sommes trois curiosités, nous sommes filles uniques », et souvent nous nous sentions un peu seules – nous avions l’habitude de voir les autres sortir avec leurs sœurs et nous n’en avions pas, tu vois. J’en ai bien eu une, malheureusement elle est morte. Mais toi, tu t’entendais bien avec tes autres camarades, n’est-ce pas ?

La fille : Non.

La mère : Non ? Et au club de tennis ? Avec Betty et le petit groupe ?

Quand parfois Mme Church semblait reconnaître que Claire était différente de l’image qu’elle s’en était faite, elle était perplexe ou inquiète. Les propres sentiments de Claire (de notre point de vue) paraissaient en partie coïncider avec des sentiments refoulés par sa mère et être en partie des sentiments que sa mère éprouvait très clairement, mais qu’elle ne pouvait supporter ; en d’autres termes, Claire éprouvait en partie des sentiments dont sa mère ne percevait pas l’existence : elle-même ne les avait jamais éprouvés, donc jamais imaginés ; et en partie aussi des sentiments réellement existants, mais apparemment provoqués chez Claire par persuasion maternelle.

Mme Church pouvait difficilement soutenir que sa fille et elle étaient « tout à fait semblables » : elles étaient, c’est vrai, dans des situations familiales assez similaires, mais autant que nous pûmes en juger, là cessait la ressemblance. Afin de voir une identification là où il n’y avait qu’une similarité, Mme Church devait à la fois renier ses propres perceptions et essayer d’induire Claire à renier son vécu, modérant ainsi la conduite, les mots, les gestes et les mouvements de sa fille afin que celle-ci ne s’éloigne pas d’une façon trop discordante de la personnalité que sa mère lui avait attribuée.

Les tentatives de Mme Church pour faire coïncider l’existence de Claire avec un schéma bien déterminé par elle sont clairement illustrées par ce qui suit :

La mère :… il était évident que tu n’aimais pas Mme Frome, tu avais même dit une fois que tu ne pouvais pas la supporter et qu’elle te tapait sur les nerfs. Et depuis ce moment-là j’avais remarqué que tu étais irritée par certaines choses. Il était difficile de te demander quoi que ce soit, comme si tu avais eu une rude journée de travail ou comme si quelque chose te contrariait. Puis tu es partie en croisière à nouveau, mais avant que tu partes pour cette croisière je me souviens que plusieurs fois tu m’as dit : « Oh ! j’ai besoin de vacances, j’en ai vraiment besoin. » Tu avais l’air plutôt agitée, mais nous n’y avons pas fait trop attention parce que je savais que tu travaillais dur, et pendant la croisière tu as été malade, tu te souviens ?

La fille : Mmm.

La mère : Et puis pendant la croisière il y eut un incident à bord. Tu t’en souviens ?

La fille : De quel incident veux-tu parler ?

La mère : Eh bien, je me suis demandé si cela t’avait inquiétée : un homme avait pénétré dans la cabine d’une jeune fille.

La fille : Je n’en ai aucun souvenir.

La mère : Et il y eut une lutte terrible, il essaya de brutaliser la jeune fille, je crois, et à l’époque il me semble que cela t’avait beaucoup troublée.

La fille : Je n’en ai aucun souvenir.

La mère : J’en ai parlé à une ou deux amies et elles m’ont dit : « Oh ! n’y faites pas attention. Claire est bien assez grande pour savoir ce qu’elle a à faire. Elle comprend ces choses-là. » Mais nous avions trouvé que tu avais l’air inquiet après cette croisière. Tu n’étais plus la même. Tu avais l’air comme si, enfin, comme si tu étais nerveuse. Je ne sais pas si c’était à cause de cette maladie que tu as eue sur le bateau ou si c’était à cause de l’incident ou à cause de quoi, je n’ai jamais su, tu vois, parce que, une ou deux fois, j’ai essayé d’amener la conversation sur le sujet et tu as eu l’air de ne pas vouloir en parler. De toute façon, pour cette maladie que tu as eue au cours de la croisière, tu as dû voir le Docteur Nolan au retour. Je ne sais pas ce qu’il t’a dit. Je voulais aller avec toi, mais tu n’as pas voulu. Tu m’as dit : « Je suis assez grande pour y aller toute seule. » Aussi je n’ai jamais su de quoi il s’agissait, mais le docteur du bateau m’a dit qu’il t’avait passée à la radio et le Docteur Nolan pensait que cela avait été inutile. Je crois que c’était quelque chose qui avait à voir avec tes problèmes. De toute façon, tu semblais être guérie et nous n’en avons plus parlé, mais je me suis souvent demandé si tu t’inquiétais au sujet de cette maladie.

La fille : Non.

La mère : Non ? Et pendant que nous étions à l’hôtel Boyd – nous y sommes restés assez longtemps – deux ou trois ans, je crois – et à ce moment-là je commençais à en avoir assez de la vie d’hôtel. Je voulais louer une maison. Papa et moi étions allés voir des maisons pour en acheter une, mais chaque fois tu disais : « Je ne veux pas vivre dans une maison », « Je ne veux pas quitter l’hôtel. » Mais tu ne nous as jamais dit pourquoi. Je me le suis souvent demandé.

La fille : Eh bien, parce que j’aimais la vie d’hôtel. Je me sentais libre.

La mère : Oui, eh bien…

La fille : J’aimais rencontrer des gens différents.

La mère : Eh bien, tu vois, Claire, cela prouve bien qu’avant ta maladie tu voulais bien rencontrer des gens, et tu en rencontrais, tu sortais beaucoup. Tu t’amusais bien, puis tout à coup, depuis ton accident, tu ne veux plus voir personne.

La fille : Depuis mon accident ou depuis ma maladie ?

La mère : Non, depuis ton accident, Claire, j’en suis bien sûre. Il nous semble que c’est depuis ton accident14.

La fille : Eh bien, pas à moi. Il me semble que c’est depuis la dernière… Depuis que je suis rentrée en Angleterre.

Claire a souvent répété que ses parents lui avaient donné matériellement tout ce qu’elle désirait, mais qu’ils ne voulaient pas la comprendre. Sa mère prend cela pour l’accusation d’avoir fait preuve, sur le plan matériel, de négligence à l’égard de Claire, et se met à énumérer des faits afin de montrer à celle-ci qu’elle ne fut jamais « négligée ».

(1) La mère : Tu vois, en ce qui nous concerne, papa et moi, nous avons toujours fait ce que nous pensions qui était le mieux, et je suis très surprise de penser que tu puisses nous reprocher ta maladie.

(2) La fille : Tu as parlé de « négligence »15. Je ne prétends pas du tout que j’ai été négligée du point de vue matériel : je sais bien que j’ai eu tout ce que j’ai désiré et, en fait, beaucoup plus que bien des gens n’ont jamais eu.

(3) La mère : Oui.

(4) La fille : C’est sur le plan affectif que quelque chose n’allait pas. Un enfant a besoin d’attention et il a besoin de sentir qu’on l’aime quand il est petit ; tu vois, par exemple, quand j’étais à l’école, au cours de l’année il y avait des petites fêtes auxquelles les autres parents assistaient.

(5) La mère : Oui, je sais.

(6) La fille : Mais toi —

(7) La mère : Je ne pouvais pas m’y rendre.

(8) La fille : Tu ne pouvais pas t’y rendre, c’est ça.

(9) La mère : Je ne pouvais pas toujours m’y rendre.

(10) La fille : Très souvent tu aurais pu.

(11) La mère : C’est vrai.

(12) La fille : Non vraiment, je ne me souviens pas que tu sois jamais venue.

(13) La mère : C’est tout à fait vrai.

(14) La fille : Et ça, c’est une des choses qui m’ont fait de la peine.

(15) La mère : C’est bien dommage que tu n’aies pu m’en parler quand tu étais jeune parce que j’aurais fait tout mon possible pour corriger la situation.

(16) La fille : Tu vois, maintenant c’est ma faute. Je ne t’ai jamais rien dit peut-être ?

(17) La mère : Eh bien, tu ne disais jamais grand-chose, tu ne disais jamais : « Maman, je voudrais ceci » ou « Maman, je voudrais cela », ça j’en suis sûre. Je trouvais que tu avais toujours l’air satisfait.

(18) La fille : C’est bien ça, j’avais toujours l’air satisfait, et je suppose que je suis encore, dans une certaine mesure, une personne très satisfaite – enfin, j’ai l’air d’une personne satisfaite, en surface, mais au fond il y a toujours eu de la colère en moi, et il y en a encore quoique je ne sache pas toujours pourquoi.

(19) La mère : C’est dommage, je suppose, que tu n’aies pas pu t’ouvrir et me laisser – je pense que bien souvent j’ai regretté que tu ne puisses pas t’ouvrir. J’en avais parlé à notre docteur de famille il y a longtemps – je m’en souviens très bien, et il m’a dit que c’était dû à ton âge, que tu étais plongée dans tes études. Il me dit : « Ne vous inquiétez donc pas. Si elle veut quelque chose, elle sait que vous ne le lui refuserez pas et elle vous le demandera. » Alors, je l’ai écouté. Maintenant, je vois que j’aurais dû probablement dire : « Claire, y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? » Et tu te serais réfugiée dans un coin et tu aurais fait la tête. Je suppose que j’aurais dû essayer. Mais tu me paraissais toujours heureuse et satisfaite quand tu étais enfant. Tu avais tout ce que tu désirais, me semblait-il.

(20) La fille : J’avais tout le bien-être matériel, oui.

(21) La mère : Oui, et c’est dommage, comme je le disais, que tu n’aies pas été plus ouverte, car j’ai parfois désiré que tu le sois.

(22) La fille : Je n’ai jamais pu exprimer mes sentiments très facilement – exprimer ce que je ressentais ou ce que je pensais.

(23) La mère : Oui, oui. Mais tu te souviens sans doute, quand tu avais des vacances scolaires et que je n’avais pas de temps à moi, je faisais l’impossible pour en trouver afin de t’emmener en ville. Nous allions souvent prendre le thé et regarder les vitrines.

(24) La fille : Je ne m’en souviens pas.

(25) La mère : Souvent en revenant je disais à papa : « Tu sais, Claire n’a pas du tout l’air d’aimer les boutiques. » Je t’emmenais dans les grands magasins, et alors que d’autres petites filles auraient dit : « Oh ! maman, regarde ceci », « Oh ! maman, regarde cela », « N’est-ce pas joli ? », « N’est-ce pas adorable ? » Je te montrais même des choses et te disais : « Oh ! Claire, tu ne trouves pas que cette robe est jolie ? » – « Mmm, je suppose que ça doit être bien sur certaines personnes – oui, ça doit aller à un certain genre. » J’ai toujours aimé les vêtements, et comme j’avais appris la couture c’était normal que je m’y intéresse. Je pensais que tu… Mais cela n’avait pas l’air de t’intéresser du tout et je le mentionnai au docteur une ou deux fois. « Oh, dit-il, quand elle sera plus grande, elle aimera les vêtements. » C’est vrai que maintenant tu les aimes dans une certaine mesure et que tu en portes de jolis, mais néanmoins tu n’as pas l’air tellement intéressée par la mode et tu n’en parles pas.

(26) La fille : Eh bien, je crois que je suis —

(27) La mère : Et c’est pourquoi je pense que tu étais ainsi vis-à-vis de beaucoup d’autres choses.

(28) La fille : Oui, je crois que de bien des façons je fus une adolescente difficile. Je sais que j’étais assez indifférente quant à mon apparence. J’étais un vrai garçon manqué.

(29) La mère : Dans le passé, oui.

Claire n’a pas accusé sa mère de l’avoir rendue malade (1). Elle nie être malade. Elle essaie de discuter de la question de « négligence » – négligence dans le sens où on ne l’a pas aidée à affirmer sa personnalité.

Sa mère exprime ses regrets que Claire ne se soit pas ouverte facilement (15, 19, 21).

Mais, dans la conversation, la mère ne montre aucun désir de voir Claire s’ouvrir à présent, comme celle-ci essaie de le faire. Les efforts de Claire dans ce sens (4, 6, 8, 12, 16, 18, 22, 26) sont ou interrompus, ou récompensés par un pseudo-acquiescement rapidement retiré, ou bien encore à peine saisis.

On remarquera ici combien la mère est ignorante de sa fille en tant que personne autonome et différente d’elle. Elle ne peut pas comprendre que sa fille ne semble pas aimer ce qui lui plaît à elle. Sa fille doit avoir quelque problème. À cette attitude s’ajoute un sournois glissement de sens des termes « s’exprimer » et « chercher des histoires ». « S’exprimer » est bien, mais non « chercher des histoires ». La mère se plaint que sa fille ne s’exprime pas davantage. D’un autre côté, comme elle ne faisait pas d’« histoires », elle l’avait toujours considérée comme une bonne petite fille. Mais maintenant, si Claire en vient vraiment à s’exprimer, alors là, elle fait des histoires.

En somme, les paroles de la fille, en ce qui concerne la mère, sont une façon de « s’ouvrir » si elles sont une expression d’un « soi » identique à celui que la mère attribue à Claire (« d’autres petites filles auraient dit… »). Par contre, lorsque Claire s’exprime très clairement mais émet des opinions différentes de celles que la mère pense que sa fille devrait avoir, la mère considère alors que l’état de sa fille est du ressort du médecin. L’idée de problème – besoin – « cure » – pas punition – médecin plutôt que police – est constamment sous-entendue. Et lorsque la fille tente d’exprimer ses sentiments « réels », la mère se hâte d’interrompre le dialogue (23, 25). La mère, en changeant la conversation, c’est-à-dire en glissant de la question de sa négligence possible à l’égard de Claire à celle de l’incapacité de cette dernière à s’ouvrir, et en confondant « s’ouvrir » avec demander des choses et « se confier », elle embrouille l’esprit de sa fille qui, alors, émet l’idée que peut-être elle avait été une adolescente « difficile ».

Ce que Mme Church prétend avoir dit est tout à fait en désaccord avec ce qu’elle a vraiment dit Elle maintient avec insistance, par exemple, qu’elle sait oublier et ne pas ressasser le passé, et elle conseille à Claire de faire de même. Mais elle « oublie » d’une curieuse façon : elle se souvient de faits qu’elle énumère les uns après les autres pour dire ensuite qu’elle les a oubliés. Après avoir rappelé une histoire vieille de vingt ans, elle dit : « Je pense à ces choses, Claire – je veux dire que je les oublie, que je n’y pense plus. »

À moins de pouvoir se placer en dehors de cette relation mère-fille, il est très difficile de savoir où l’on en est. La mère dit : « Je fais X. » et elle se met en demeure de faire Y ; puis alors elle dit qu’elle a fait X et espère que Claire ne s’apercevra pas qu’elle a fait Y.

La situation actuelle ressemble beaucoup à celle qui existait avant la dépression de Claire : il semble que ni la mère ni le père ne dirent tout simplement à Claire de craindre le monde, les hommes, etc., mais qu’ils la convainquirent qu’elle craignait, et qu’elle craint toujours, le monde et les hommes16. On n’avait jamais dit à Claire qu’il était mal de ressentir X, pas plus qu’on ne lui avait interdit de le faire ; on ne l’avait pas non plus menacée ouvertement ou punie parce qu’elle avait ressenti X. On lui avait tout simplement dit qu’elle ressentait Y. Qu’arrive-t-il à la personne qui se voit ainsi attribuer des sentiments depuis sa petite enfance ?

À de nombreuses reprises, nous avons remarqué que, lorsque Claire émet une opinion, sa mère invalide celle-ci en disant :

  1. ce n’est pas vraiment ce qu’elle veut dire, ou
  2. elle dit cela parce qu’elle est malade, ou
  3. elle ne peut pas se souvenir de ce qu’elle ressentait ou, savoir ce qu’elle ressent, ou
  4. ce qu’elle dit là n’est basé sur rien.

Puis, Mme Church continue en émettant elle-même une opinion qui, sans qu’elle le veuille, confirme ce que Claire avait dit précédemment, mais par laquelle elle (la mère) se contredit elle-même ; elle ajoute pour finir une contre-opinion par laquelle la contradiction précédente est reniée – et la disparité entre ce qu’elle dit et ce que Claire a dit est rétablie.

Par exemple :

  1. Claire dit que sa mère essaie de la « décourager » de quitter l’hôpital.
  2. (a) Sa mère invalide ses paroles en disant qu’elle voudrait la voir sortir de l’hôpital, et

(b) se met en demeure de la « décourager » d’en sortir, mettant un terme à la conversation en déclarant implicitement que

(c) elle vient de l’encourager à rentrer à la maison.

Puis elle continue :

La mère : Malheureusement, nous sommes à l’étroit pour l’instant. Ce que je veux dire, c’est que nous étions habitués à plus d’espace dans le passé. Comme toi, j’aime avoir de la place, mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et je ne pense pas que ton père et moi puissions jamais avoir une résidence aussi spacieuse que par le passé. Ainsi que je te l’ai déjà dit une fois, en vieillissant, et n’ayant plus les moyens que nous avions, nous ne pouvons plus nous permettre le luxe d’autrefois.

La fille : Bien sûr, mais je ne suis pas obligée d’habiter avec vous, n’est-ce pas ?

La mère : Non. Le problème, Claire, tu vois, c’est que, même si tu habitais dans un foyer, tu serais obligée de te mêler à plus de cinq ou six personnes.

La fille : Je sais bien.

La mère : Tu vois, et tu n’aurais qu’une toute petite chambre, si toutefois tu pouvais en obtenir une pour toi toute seule.

La fille : Eh bien, j’espère que, lorsque je serai prête à sortir de l’hôpital, j’aurai résolu ce problème.

La mère : Espérons, espérons.

C’est l’ensemble de toutes ces petites manœuvres qui met en lumière la mystification à laquelle se livrait la mère au cours de nos interviews.

À nouveau le problème que pose le retour de Claire à la maison est repris :

La mère : Tu te sens beaucoup mieux maintenant que lorsque tu es entrée ici ?

La fille : Oh ! oui.

La mère : Oui, le problème, c’est que tu seras limitée dans tes activités, tu comprends cela ? Même en famille, parce que, tu vois, si tu reviens à la maison, je ne veux pas avoir de visiteurs pendant que tu y seras, parce que je pense que tu auras besoin de tranquillité.

La fille : Oh ! ça ne me dérange pas qu’il vienne du monde à la maison.

La mère : C’est ce que tu crois.

La fille : Au contraire, je serai ravie.

La mère : Vraiment ?

La fille : Oh ! oui, je serai contente de voir de nouveaux visages.

La mère : Et pourtant, à une ou deux reprises, lorsque tes tantes Cissie et Elsie sont venues nous voir à l’improviste, après avoir mis la table pour le déjeuner tu as dit : « Oh ! je ne peux pas m’asseoir au milieu d’un tas de gens », et tu es montée dans ta chambre.

La fille : Je ne sais pas comment je réagirais maintenant.

La mère : Voilà bien le problème, Claire, parce que, tu vois, c’est vexant pour les autres ; moi, je peux le supporter, et ton père aussi, mais naturellement les autres sentent qu’ils sont de trop, et c’est très gênant.

La fille : Je ne vois pas pourquoi. S’ils se sentent de trop, c’est bien dommage.

La mère : Dans un sens tu as raison, mais le fait est que tu ne peux pas continuer à agir comme cela. On ne vit pas pour soi tout seul.

Les amies sont un autre point sensible. Les gentilles amies que Mme Church prétend que sa fille aimait, Claire, elle, dit qu’elle ne les aimait pas et qu’elle ne veut pas les revoir. La mère pense que c’est un problème que la fille devra résoudre avant de rentrer à la maison.

La fille : Non, je n’ai pas envie de les revoir.

La mère : Bien.

La fille : Je préfère me faire de nouvelles amies.

La mère : Vraiment ? – Même Lucy Green ?

La fille : Oh ! elle, je veux bien la revoir.

La mère : Oui, je sais, elle est un peu nerveuse, tu t’en souviens, n’est-ce pas ?

La fille : Oui, mais nous étions très amies.

La mère : Bien sûr.

La fille : Et elle me connaît bien.

La mère : C’est vrai. Voudrais-tu qu’elle vienne un samedi quand tu seras à la maison ?

La fille : Oui, pourquoi pas ?

La mère : La seule question, c’est que je ne sais pas combien elle a d’enfants maintenant. Je pense —

La fille : Elle en a deux.

La mère : Elle en a deux ou trois. Et, naturellement, si elle doit venir avec ses enfants, ceux-ci te fatigueront peut-être. Il est vrai que ce sont des filles, mais de véritables garçons manqués.

La fille : Je n’en doute pas.

La mère : Je ne les ai pas vues depuis deux ans, aussi je ne sais pas comment elles sont aujourd’hui. (Pause de cinq secondes.) Eh bien, y a-t-il quelque chose d’autre que tu veuilles me demander, Claire, ou dont tu veuilles me parler ?

La fille : J’ai l’esprit absolument vide, cet après-midi.

La mère : Vraiment ?… Tu es toujours enrhumée ?

La fille : Oui, encore un peu. (Pause de dix secondes.)

Il ne faut pas oublier que les parents luttent désespérément eux-mêmes à l’intérieur d’un cadre qui leur fut imposé par leurs propres parents.

La mère de Claire se rebella une fois contre sa propre mère. Elle n’avait que deux semaines de vacances par an. Alors qu’elle devait partir en voyage seule pour la première fois de sa vie (Claire avait alors dix-neuf ans), la mère de Mme Church « offrit » à Claire de l’emmener à l’étranger pendant cette quinzaine-là. Étant donné que Claire aidait ses parents dans leur commerce, cela voulait dire que Mme Church devait annuler son propre voyage : sa mère lui dit que c’était bien normal, mais pour Mme Church cela impliquait l’annulation de ses réservations à la dernière minute et une perte d’argent. Aussi fit-elle des objections.

La mère : Euh, naturellement, tu connais ta grand-mère, les histoires quelle pouvait faire, et elle déclara que j’étais égoïste. Je lui dis : « Non, je ne le suis pas, si tu savais ce dont je me suis privée pour mes enfants, pour ma famille et pour mon commerce, tu ne dirais pas que je suis égoïste. Pour la première fois, lui dis-je, je me rebelle. J’ai toujours tout accepté, tout. Pour la première fois, je me rebelle et, naturellement, cela ne te plaît pas. » Et en fin de compte, Claire, c’est toi qui es partie, et moi j’ai dû renoncer à mes vacances.

Par moments, il semblait que Claire et sa mère voulussent s’allier contre M. Church, mais cela n’arriva jamais véritablement : ce que Mme Church cherchait à réprimer en elle, c’était justement ses sentiments à l’égard de son mari.

Ce qui suit montre les efforts de Claire pour affirmer la validité de son vécu :

La fille : Je pense que j’ai dû être hypersensible.

La mère : Oui, je le crois.

La fille : J’ai dû être hypersensible à toutes ces choses, parce qu’elles me reviennent encore à l’esprit.

La mère : Essaie de ne pas y penser.

La fille : Je ne veux pas y penser. Je ne veux pas du tout y penser.

La mère : Je comprends.

La fille : Mais elles me reviennent quand même à l’esprit.

La mère : Oui, je comprends.

La fille : Même quand je ne veux pas y penser —

La mère : Moi aussi elles me reviennent. Par exemple, tu as mentionné cet incident des vacances. C’est drôle, parce qu’il y a environ quinze jours j’y ai pensé un soir dans mon lit et je me suis souvenue de tous les détails comme si c’était aujourd’hui, et je pensais : « Je me demande si ce petit incident avait affecté Claire. » J’ai pensé parce que, lorsque tu m’as écrit cette petite lettre il y a quelque temps, je me suis dit : « Je me demande si c’est un des incidents qui ont troublé Claire. Elle s’en souvient encore. »

La fille : C’est que, tu vois, quand ces choses me reviennent, je me rebelle.

La mère : Mmm.

La fille : Toute ma personne lutte particulièrement contre cela, mais je suis incapable de le contrôler.

La mère : Je suppose que c’est aux docteurs de voir ce qu’ils peuvent faire pour y porter remède.

La fille : Tu vois, quand je me suis dressée contre mon père il y a quelques mois —

La mère : Fin août.

La fille : J’étais déjà énervée, et quand il est entré ce jour-là et m’a dit quelque chose qui ne me plaisait pas, j’ai oublié ce que c’était, mais tout de suite, avant même de me rendre compte de ce que je faisais, j’ai perdu le contrôle de moi-même et j’ai commencé à envoyer les choses valser à travers la pièce, puis je me suis jetée sur lui et j’ai bien failli l’envoyer à l’hôpital. Je ne pouvais absolument pas me contrôler. Pourquoi j’ai fait cela, je n’en sais rien.

La mère : Après, tu as regretté et tu t’es mise à pleurer, tu te souviens ?

La fille : Je ne sais pas si j’ai regretté. Je ne crois pas que je regrette. D’après moi, je ne regrette pas ce que j’ai fait ; d’après mon père, naturellement, je regrette, mais, moi, j’accepte mon acte comme quelque chose que je suis impuissante à contrôler.

La mère : C’est un problème grave, tu ne trouves pas ?

La fille : Et je sens que je le referai. Il y a encore quelque chose en moi qui me pousse —

La mère : À l’agressivité ?

La fille : Qui me pousse à être comme cela. Je suppose qu’on appelle cela de l’agressivité.

La mère : Claire, le soleil ne te gêne-t-il pas ?

L’incident, c’est clair, est d’une extrême importance pour Mme Church, mais elle le nie en prétendant s’en souvenir a priori à cause de l’importance que Claire y attache et tout en en minimisant la signification (« ce petit incident »).

La validité de sa propre rébellion, elle la neutralise lorsque Claire montre qu’elle l’approuve et qu’elle-même se rebelle (« Je suppose que c’est aux docteurs de voir ce qu’ils peuvent faire pour y porter remède »).

Cela veut dire que Mme Church cherche un soutien chez sa fille, mais lorsqu’elle l’obtient elle l’invalide. C’est une forme de trahison. Elle devient complète avec la question inattendue : « Claire, le soleil ne te gêne-t-il pas ? »

À nouveau Mme Church trahit Claire lorsque celle-ci s’entretient avec elle de son père dans les mêmes termes qu’elle-même a employés avec nous pour parler de lui en l’absence de sa fille.

Par exemple, Claire dit :

« Je ne lui en veux pas d’avoir changé de commerce, je lui en veux d’avoir échoué. »

Sa mère ne peut pas se permettre d’approuver ouvertement ce sentiment de sa fille, mais elle nous a avoué qu’elle éprouvait le même sentiment.

La mère : Oui, mais tu ne peux pas l’en rendre entièrement responsable.

La fille : Je crois bien que je peux.

La mère : Tu vois, il travaillait dans des conditions – il avait beaucoup de difficultés à l’époque – des tas de choses dont tu n’avais aucune notion – son âge, par exemple.

La fille : Je pense que je sentais qu’il te laissait tomber.

La mère : Non Claire, je ne dirais pas qu’il m’avait laissé tomber, oh non !

La fille : Eh bien, moi, c’est ce que —

La mère : Ça, c’est ton opinion. Je ne peux rien y changer, mais pour ma part, je ne dirais pas – il ne nous a pas laissé tomber.

Claire est mystifiée d’une nouvelle façon lorsque Mme Church lui dit qu’elles se sont toujours bien entendues. Claire pense que si les choses semblent ainsi, c’est parce que sa mère a toujours été si « dominatrice » à son égard qu’elle a elle-même trouvé préférable de se soumettre plutôt que de se quereller. Sa mère alors réagit en disant d’abord que ce que dit Claire était partiellement vrai, puis elle termine en assurant, sur un ton qui ne saurait supporter de contradiction, que cela n’avait jamais été le cas. Claire ne sait que répliquer à cela et sa mère lui demande alors si elle voudrait dire quelque chose d’autre. Claire dit qu’elle trouve très difficile de verbaliser ses pensées, et sa mère ajoute alors qu’elle (Claire) n’est pas quelqu’un à faire des histoires. Des « histoires », ici, ça veut dire clairement : ce que la mère ne veut pas entendre. Elle demande ensuite à Claire si elle peut maintenant verbaliser ses pensées. Claire réplique qu’elle ne se souvient plus à quoi elle pensait, et la mère met fin au dialogue en regrettant que sa fille ne puisse exprimer ses pensées.

La mère : Je pense que nous nous sommes toujours bien entendues. Je ne crois pas qu’au cours des années nous ayons jamais eu de vraies querelles.

La fille : Le seul ennui, c’est que tu as un caractère dominateur.

La mère : C’est-à-dire qu’étant une femme d’affaires, Claire, cela s’explique, j’ai toujours été —

La fille : J’aime mieux me soumettre plutôt que de discuter tes décisions.

La mère : Oui, je m’en rends compte parfois. Quand tu es une organisatrice toute la journée, tu gardes le pli en rentrant à la maison, toutefois, je ne sais pas ce que tu penses mais il me semble que nous nous sommes toujours très bien entendues.

La fille : Oh ! oui, mais comme je le disais, avec toi qui menais la danse.

La mère : Tout a toujours bien marché entre nous, et bien des fois je t’ai demandé ton opinion, et tu me l’as donnée – nous nous expliquions, mais d’une façon intelligente, nous avons toujours pu régler nos différends. (Pause de trente-cinq secondes.) Y a-t-il autre chose encore que tu veuilles me dire ?

La fille : J’essaie de trouver les mots pour dire ce que je pense, mais c’est très difficile.

La mère : Je suppose qu’il s’agit de quelque chose que tu ne peux pas exprimer. (Pause de vingt-cinq secondes.) Il est un fait que tu n’as jamais… que tu n’as jamais aimé te confier, tu ne crois pas ?

La fille : Cela dépend de ce que tu veux dire par « se confier ».

La mère : Eh bien, pour être franche, je dois dire que chaque fois que tu ne te sentais pas bien, ce qui était très rare, si je te demandais plus d’une ou deux fois : « Comment te sens-tu, Claire ? – Mieux ? », tu me répondais : « Je vais bien, cesse de m’ennuyer – je vais bien, ne t’inquiète pas. » Je dirais même que la plupart du temps tu semblais ne pas vouloir qu’on s’occupe de toi. (Pause de quarante-cinq secondes.) Eh bien, peux-tu maintenant exprimer ce que tu pensais ?

La fille : Non, j’ai oublié ce que c’était. (Pause de cinquante secondes.)

La mère : C’est vraiment drôle, mais tant que nous ne touchons pas au fond du sujet tu as mille pensées en tête et dès que nous y touchons tu oublies ce que tu voulais dire.

Ce que nous voulons faire ressortir ici, ce ne sont pas tant les défenses infra-personnelles de la mère que le fait qu’elle doit se défendre contre l’évocation de ses propres sentiments en agissant sur Claire pour l’embrouiller, la rendre muette et oblitérer sa mémoire – c’est-à-dire en provoquant une désorganisation dans la personnalité de sa fille. Que les actions de Mme Church servent ce but ne veut pas dire nécessairement qu’elle a l’intention qu’il en soit ainsi.

Pour en revenir au problème de l’affection, à notre avis Mme Church ne pouvait supporter l’idée que Claire et elle-même ne se comprenaient pas et elle se forçait à croire que toutes deux avaient de l’affection l’une pour l’autre. Ce qui l’irritait en particulier, ce n’était pas la détérioration de leur relation mais le fait que Claire voulait mettre la question sur le tapis.

Lorsque au cours de nos interviews Claire arriva à « se confier » un peu plus longtemps qu’à l’accoutumée avant de perdre la mémoire et de redevenir silencieuse (en termes cliniques, faisant preuve d’amnésie et de mutisme), elle prétendit que sa mère, au lieu de l’embrasser et d’espérer son baiser en retour, ne lui donnait jamais d’affection et ne désirait pas en recevoir spontanément non plus. De plus, selon Claire, sa mère n’avait jamais « réellement » voulu être « réellement » affectueuse avec qui que ce fût. Sa mère, dit-elle, avait essayé de « tuer » l’affection qu’elle (Claire) avait pour elle (la mère), pour ses amies et pour les hommes. Claire dit qu’aujourd’hui elle n’avait plus d’affection pour sa mère. Elle ne la détestait pas, elle n’était pas amère, elle était tout simplement indifférente.

Pour définir ce que nous appelons refus de confirmation, invalidation, manque d’approbation, Claire employait le terme « découragement ». Elle dit qu’on l’avait découragée de ressentir ou de montrer de l’affection réelle. Elle se réfère probablement là en particulier à la période qui suivit la mort de sa petite sœur, lorsqu’elle avait trois ans. Elle dit aussi que sa mère n’avait pas d’affection pour Michel, ou pour son mari, et que chacun dans sa famille devait prétendre être autre qu’il n’était.

Il est remarquable que Mme Church, tout en empêchant Claire, généralement de façon efficace, de se souvenir d’incidents précis qui auraient pu valider une telle opinion, nous en donna elle-même la confirmation.

Plus de douze psychiatres et sociologues qui étudièrent le texte de nos interviews notèrent comme un trait particulièrement saillant chez Mme Church le refus de toute sensibilité chez elle et chez sa fille. Nous tenons à insister particulièrement sur l’impact que le refus de ce refus eut sur Claire, aussi bien que le refus du refus du refus.

Afin de mystifier, il faut sans cesse changer la signification de ce que l’on dit et les situations dans lesquelles on se trouve. Il est évidemment important pour les parents de Claire de croire que cette dernière était affectueuse avant sa « maladie ». Toutefois, cette « affection » dans leur esprit ne s’exprimait pas en termes de ce que nous appelons couramment « sentiment », mais en termes de comportement. Ainsi, ils avancent l’argument que Claire était affectueuse parce qu’elle les embrassait avant d’aller se coucher. L’explication de Claire, c’est qu’elle le faisait uniquement par crainte et non par respect filial. Ses parents, de même, s’inquiètent de ce que Claire dit qu’elle n’est pas affectueuse, surtout en notre présence, parce que nous pourrions le croire et que (selon eux) c’est faux.

Mme Church, nous l’avons vu, ne s’était jamais libérée de sa propre famille. Quelques-unes des circonstances qui contribuèrent à cet état de choses nous sont connues – la mort d’une petite sœur lorsqu’elle avait trois ans, la mort de son père lorsqu’elle en avait huit, l’obligation dans laquelle elle avait été de s’occuper d’un jeune frère malade, l’exploitation dont elle avait fait l’objet de la part de sa mère qui était une femme déséquilibrée, un mariage avec un homme qui l’épousa, ainsi qu’il le dit, « parce qu’elle était dévouée à sa mère » – et la mort de sa seconde fille. Ces coups du sort la réduisirent à l’état de « coquille vide », selon l’expression employée dans l’un des rapports. Nécessairement, et cela se comprend, Mme Church avait tendance à détruire non seulement son propre monde intérieur, mais aussi celui de Claire17, puisqu’elle vivait en grande partie à travers et en sa fille.

Claire était par conséquent prisonnière de l’impuissance de sa mère à se libérer de sa propre mère et à faire face aux coups du sort. Et deux nouvelles personnes, Claire et Michel, étaient en partie détruites par ce besoin qu’avait Mme Church de s’attarder sur son passé.

La « coquille », ce qui restait de Mme Church, était formée d’attitudes toutes faites et d’un comportement qui entraient en ligne de compte dans ses rapports avec son mari, Michel et Claire. Cependant, ni elle ni son mari ne pouvaient éviter d’être spontanés avec leurs enfants. Eux-mêmes avaient besoin de cette affection qu’ils ne pouvaient donner. M. Church fit cette remarque : « Nous fîmes l’impossible pour qu’ils nous aiment (Michel et Claire), mais je doute que nous leur ayons jamais rien apporté. » L’affection exprimée ouvertement les effrayait et ils étouffèrent la spontanéité de leurs enfants. En même temps qu’ils adoptaient une vie de famille conventionnelle, les Church considéraient indistinctement toute personne étrangère à la famille comme menaçante, soupçonneuse et suspecte. Le besoin d’une affection véritable qui était profond en eux mais qu’ils craignaient disparut petit à petit puisqu’ils s’interdirent et interdirent aux autres toute expression spontanée de confiance comme pouvant faire obstacle aux droits et aux devoirs. Nous ne savons pas très bien s’ils avaient une idée de ce qu’est la véritable affection ; il semble évident qu’ils en avaient une idée floue. En pratique, l’« affection » n’était pour eux qu’une notion stéréotypée ; et « affection », « attention » et « négligence » n’étaient jamais des sujets de discussion. (« Nous n’avons jamais été très bavards dans la famille. ») C’eût été là « se confier ».

Lorsque Claire définissait sa mère non comme une mère mais comme une femme d’affaires, ce qu’elle fit souvent au cours de nos interviews, Mme Church se défendait, puis, apparemment sans s’en rendre compte, donnait des exemples qui confirmaient ce qu’elle niait. Dans ce qui suit, Claire dit que sa mère a tendance à « minimiser » ses sentiments. Sur un ton, et d’une manière qui suggère qu’elle s’adresse à un conseil d’administration auquel elle soumet un rapport, Mme Church répond :

La mère : Cela reste à voir. C’est là un point très grave, je le sais, mais je n’ai jamais remarqué que j’avais tendance (elle rit) à minimiser tes sentiments – non, je ne l’ai jamais remarqué. C’est toi (elle regarde l’interviewer) qui fais ce genre de remarque.

La fille : Moi, j’en suis bien consciente.

La mère : Peut-être. Peut-être que je n’ai pas remarqué. Cela vient peut-être du fait que j’essaie toujours – que j’ai toujours essayé – essayé de mettre les gens à l’aise, et tu vois toute ma vie j’ai eu affaire à du personnel très divers, et j’ai toujours essayé dans la mesure du possible d’être aimable avec lui. S’il y avait quelque incident, j’essayais toujours d’être aimable, calme, de faire que les gens se sentent à l’aise dans leur emploi ; je suppose qu’étant ainsi dans mon travail je le suis peut-être aussi partout ailleurs.

Je me souviens qu’il y a longtemps, quand mon mari et moi étions dans les affaires, nous avions beaucoup de jeunes gens sous nos ordres, et les jeunes, tu le sais, sont très impressionnables dans leur travail, et lorsque le patron entre dans le bureau ils lèvent le nez d’un air de dire : « Voilà la terreur ! » (Elle rit.) Et je faisais toujours tout ce que je pouvais pour qu’ils se sentent à l’aise – un peu comme si nous étions une grande famille. C’est sans doute pourquoi je n’ai pas remarqué que j’avais tendance à minimiser tes sentiments. (Pause de dix secondes.) Y a-t-il quelque chose d’autre que tu voudrais me dire, Claire ?

Dans ce qui suit, nous verrons que la sexualité n’était tolérée que dans la mesure où elle s’exprimait de façon assez neutre. Les pensées sexuelles que Claire gardait pour elle étaient condamnées dans les termes les plus sévères autant que s’il s’agissait d’un comportement sexuel. Cette condamnation semble avoir sa source dans la conception que la mère avait des rapports entre membres d’une même famille et du rôle que chacun dans sa famille devait accepter de jouer. Jouer ce rôle était un devoir, s’y soustraire était égoïste.

La spontanéité, surtout si elle était d’ordre sexuel, était un acte de subversion. L’affection, la sexualité, la colère, si elles étaient spontanées, risquaient de briser en mille morceaux la « coquille » des Church.

La mère :… et je me souviens qu’un jour j’ai voulu t’embrasser et tu as perdu patience – tu as fait une scène – « Je ne veux pas que tu m’embrasses ! Je ne veux pas que tu m’embrasses ! » Et, naturellement, j’en ai parlé au Dr Reading qui te soignait à cette époque – je lui en ai parlé et lui-même a dû t’en parler plus tard. En tout cas, il a dit à ton père : « Dites à votre femme de ne plus embrasser Claire. » Je me suis souvent demandé ce qui t’avait poussée à agir comme cela. Depuis cet incident, nous ne nous embrassons plus quand nous nous rencontrons ou quand nous nous quittons.

La fille : Un baiser est une marque d’affection.

(Souvenons-nous que, pour Claire, le fond du problème c’est l’affection de sa mère à son égard.)

La mère : Bien sûr.

La fille : Je ne pense pas ressentir —

La mère : Tu ne ressens pas d’affection, n’est-ce pas ? (Elle amène adroitement la conversation sur l’affection de sa fille à son égard.) Non ? Oh ! cela semble étrange, tu ne trouves pas – tout de même, ton père et ta mère ?

La fille : Je ne trouve pas que cela soit étrange.

La mère : Surtout quand on ne s’est pas vu depuis, disons, quelques jours ou une semaine, ou quand on se quitte, généralement on s’embrasse. Oui, je sais bien qu’il y a des tas de gens aujourd’hui qui ne le font plus, mais je ne savais pas si, chez toi c’était une de ces étranges idées modernes.

La fille : Non, je crois que c’est tout simplement que je ne ressens pas d’affection, c’est tout.

La mère : Et pourquoi ne ressens-tu pas d’affection ?

La fille : Eh bien, je n’ai jamais eu beaucoup d’affection pour toi.

La mère : Vraiment ? Y a-t-il une raison ? – Et pourtant tu avais de l’affection pour moi lorsque tu étais petite, Claire. Je me souviens de toi lorsque tu étais petite fille. Je me souviens, lorsque tu avais un an, cela me revient maintenant. J’étais alitée, je fus malade pendant trois mois. J’étais au lit et tu avais l’habitude de t’asseoir sur mon lit et de me mettre les bras autour du cou. D’ailleurs quelquefois j’avais si mal que je ne pouvais le supporter, et tu aimais – tu avais tout juste un an et tu commençais à marcher. Tu grimpais sur le lit et jusqu’à l’âge où tu es entrée à l’école, je m’en souviens, chaque après-midi ton père faisait la sieste parce qu’il se levait à trois heures du matin en ce temps-là, alors il faisait la sieste et tu montais te reposer avec lui dans son lit. Et quelquefois, l’après-midi, quand j’avais mal aux jambes, je me reposais, les jambes sur une chaise, et tu grimpais à côté de moi et tu me serrais et m’embrassais tout le temps ; quand je m’occupais dans la maison aussi, jusqu’à ce que tu entres à l’école, tu me suivais partout. Et je me souviens qu’après cette maladie j’ai dû aller au bord de la mer pendant six mois pour me reposer, pour soigner ma jambe malade – et – tu ne voulais pas que je te laisse une minute. « Je veux ma maman ! Je veux ma maman ! » Cela dura fort longtemps. Je me souviens d’un week-end où ma mère offrit de t’emmener avec elle. Elle me dit : « Laisse-moi emmener Claire avec moi. Elle restera avec moi et cela l’habituera à te quitter. » Et elle t’emmena. Je suis sûre que j’étais alors très fatiguée, mais je dus te promettre de venir te chercher le dimanche. « Ne me laisse pas trop longtemps, viens me chercher. » Est-ce que cela n’était pas de l’affection ? – Rien que de l’affection ?

Dans ce passage, Mme Church laisse entendre qu’il est incompréhensible que sa fille n’ait plus aujourd’hui d’affection pour elle. Elle demande à Claire : « Y a-t-il une raison ? » Puis, d’une manière caractéristique, elle se met à lui en donner une. Elle ne pouvait supporter que Claire se serre contre elle, aussi elle confia la petite fille à sa propre mère pour que celle-ci lui apprenne à se détacher de sa mère. À elles deux, elles semblent y avoir réussi. Mais ayant fourni une réponse à Claire, Mme Church se défend de l’avoir fait, car quoiqu’il soit clair d’après son histoire que, sur sa demande, la grand-mère ait essayé d’habituer Claire à se détacher d’elle, elle n’admet pas explicitement que c’est là ce qu’elle a raconté, et moins d’une minute plus tard la conversation suivante s’engage :

L’interviewer : L’idée que votre fille puisse ne pas avoir d’affection pour vous, Mme Church, semble vous mettre mal à l’aise.

La mère : Pardon ?

L’interviewer : Vous êtes troublée parce que votre fille déclare qu’elle n’a pas beaucoup d’affection pour vous.

La mère : Je ne dirais pas que cela me met mal à l’aise. Je l’accepte tout naturellement, mais je reste rêveuse lorsqu’elle dit qu’elle n’a jamais eu d’affection pour moi. Je suis restée rêveuse lorsqu’elle a commencé à parler de cela, parce que je me souviens qu’étant enfant elle était affectueuse. Bien sûr, je sais que les enfants grandissent et qu’ils n’aiment plus qu’on les serre contre soi et qu’on les embrasse. (Une fois de plus, elle inverse la situation : dans son histoire, c’était elle qui ne pouvait supporter les marques d’affection de sa fille et qui avait essayé de lui apprendre à « se détacher » d’elle. Maintenant, c’est Claire qui ne veut pas être serrée et embrassée.) Oui, bien sûr, on laisse tomber ça quand ils grandissent parce qu’ils n’aiment pas ça ; c’est la même chose avec les conseils, ils ne les écoutent pas, aussi, après la deuxième fois, quand on voit qu’ils ne vous écoutent pas on laisse tomber, du moins c’est ce que je fais. Mais nous n’en avons jamais fait une histoire. Nous avons simplement décidé de laisser les enfants faire à leur guise, pour quoi que ce soit, pourvu qu’ils agissent comme il faut. Nous n’avons jamais réellement contrecarré beaucoup de leurs désirs.

L’interviewer : Pourvu qu’ils agissent comme il faut…

La mère : Pourvu qu’ils agissent comme il faut. Non, je ne pense pas que nous ayons jamais… Claire a toujours été vraiment sage en comparaison de ce que j’entends d’autres parents me dire, surtout aujourd’hui. Il en fut de même pour mon fils Michel. Je veux dire qu’ils ont tous deux été des enfants sérieux. Nous n’avons… jamais eu à nous inquiéter que je sache.

L’interviewer : Vous n’auriez pas permis à Mlle Church de faire des choses que vous auriez jugées incorrectes ?

La mère : Certainement pas, certainement pas. Vous voyez, nous sommes chrétiens et pratiquants, et, eh bien, par exemple si Claire avait cessé d’aller à l’église, j’aurais voulu savoir pourquoi, absolument. (Pause de dix secondes.) Et ses amies, autant que je puis en juger, étaient bien élevées. Nous n’avons jamais eu à nous inquiéter de ce côté-là. (Pause d’une minute et vingt secondes.) Y a-t-il quelque chose d’autre, Claire ?

Quoique nous ne puissions ici reproduire tous les mots prononcés par Mme Church, la présence de termes contradictoires dans ses phrases est évidente. Nous avons décidé de laisser les enfants agir à leur guise pourvu qu’ils agissent comme il faut, nous n’avons jamais réellement contrecarré beaucoup de leurs désirs… Claire a toujours été vraiment sage en comparaison de ce que j’entends d’autres parents me dire… « Sage », ici, semble vouloir dire que Claire n’a jamais osé dire ce qu’elle pensait ou ressentait qui aurait pu lui permettre d’avoir naturellement des camarades, filles et garçons.

Manquant presque totalement de spontanéité, M. et Mme Church craignaient particulièrement les médisances et le scandale. Un autre aspect de ce trait commun à tous deux était leur peur de ce qu’ils appelaient « les bandes ». Il nous faut étudier de plus près le sens que ce mot prend pour M. et Mme Church.

Une des caractéristiques de la « bande », c’est d’être un groupe de personnes qui ne sont liées par aucune obligation, aucun devoir, comme le sont les membres d’une organisation ou d’une institution. Mme Church avait une peur affreuse des « bandes », surtout ces petites « bandes » dans lesquelles des problèmes sexuels et autres pouvaient naître – ces petits « groupes » dont les membres boivent, portent les cheveux longs et sont plus spontanés qu’il n’est d’usage lorsqu’on se rencontre un court moment.

Mme Church répète constamment à Claire qu’elle (Claire) n’aime pas les « bandes », surtout à la maison. On remarquera aussi que le terme « bande » est employé dans le passage suivant par la mère comme par la fille dans un sens qui est particulier à la famille :

La fille : Tu vois, Michel était souvent malade, ce qui m’obligeait souvent à rester auprès de lui, et je pense qu’étant restée si longtemps avec lui et loin des autres enfants, je n’ai pas appris à me mêler aux autres comme je l’aurais certainement fait autrement – et je pense que cela a quelque chose à voir avec la façon dont je me mêle maintenant aux bandes. Il m’est très difficile de me mêler, pas à un groupe mais à une bande, je ne peux pas —

La mère : Mais as-tu toujours ressenti cela, Claire ?

La fille : Je pense que si tu essaies de te souvenir, tu verras que je n’ai jamais pu me mêler à une bande. J’ai toujours été en marge.

La mère : Eh bien —

La fille : Je n’ai jamais pu, même lorsque je travaillais, alors que j’étais adulte et que je travaillais, je n’ai jamais pu me mêler, réellement me mêler facilement à une bande.

La mère : Eh bien, en ce sens tu ressembles à ta mère et à ton père, parce que je ne peux pas me mêler à une bande.

La fille : C’est vrai, tu ne te mêles pas facilement aux autres.

La mère : Et ton père non plus. Nous avons nos petits groupes, et cela nous suffit. Nous sommes très contents comme ça. Nous ne sommes pas du genre de gens qui appartiennent à une bande, et tes grands-parents étaient déjà comme ça – ils ne sortaient jamais en bande. Nous allions à l’église et nous nous mêlions aux gens de la paroisse, il y avait des mariages entre gens de la paroisse, la plupart de nos amis vivaient comme nous. Nous n’avons jamais été du genre qui aime les bandes.

La fille : En somme, vous ne pouviez jamais…

La mère : Nous donnions des dîners et nous allions à des banquets, mais seulement de temps en temps. Nous n’avons jamais été du genre qui reçoit des tas de gens à la maison.

La fille : Tu n’es en somme jamais beaucoup sortie.

La mère : Non, nous sommes très peu sortis.

La fille : Et en conséquence on ne m’a pas encouragée à me mêler à beaucoup de gens.

La mère : Dans un sens, ce que tu dis est vrai.

La fille : Oui, c’est vrai. Toutefois, je ne peux pas dire que je ne suis pas sociable et que je ne peux pas me mêler à toutes sortes de gens.

La mère : Non, comme je te le disais, tu es comme nous.

Puis :

La mère : Claire a toujours été, eh bien, plutôt timide – pas exactement timide, j’ai tort de dire cela, elle semblait plutôt… ne jamais vouloir beaucoup discuter. Par exemple, je me souviens du temps où une de ses amies – tu sais bien, Gillian, quand elle était dans la R.A.F. pendant la guerre ; si je ne me trompe pas, elle s’était fourvoyée dans une bande et avait eu des ennuis, je me souviens que Claire est rentrée un jour à la maison et m’a raconté cela. C’est ainsi que je découvris que la jeune fille aimait beaucoup le whisky – elle avait pris cette habitude pendant la guerre, vous voyez, dans l’armée de l’air. Claire se rendit à une partie chez elle peu de temps après cela et je me souviens que je lui ai dit : « Maintenant, écoute, Claire, tu n’as pas l’habitude de boire. Prends un sherry et ne permets à personne de te préparer un cocktail, et fais attention aux hommes. » Elle m’a dit : « Oh ! tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour moi, maman, je ne suis pas si bête. Je sais ce que j’ai à faire. » Je lui ai dit : « Écoute-moi Claire, toutes les filles disent cela, mais quelquefois il arrive qu’on ne sache pas ce qu’on a à faire – il arrive qu’un homme vous verse trop à boire. » – Il y a des cas de ce genre, comme vous le savez. En tout cas, après cela (elle rit), si je disais quelque chose à Claire, si elle se rendait à une partie, elle avait… je suppose vingt-trois ans, vingt-quatre ans à l’époque, et je lui disais : « Maintenant, Claire, fais attention à la boisson. » Elle n’aimait pas que je lui dise que j’avais remarqué – et je me disais : « Ça fait trois fois que je le lui dis. »

Mme Church, nous le voyons, était fort anxieuse des dangers, surtout des dangers d’ordre sexuel, qui guettaient Claire parmi des étrangers, et particulièrement au cours de réunions de jeunes.

Cependant, la « Claire » qui faisait l’objet de tant d’anxiété était beaucoup plus une personne fantomatique que réelle. Les véritables dangers du monde réel n’inquiétaient guère Mme Church. Par exemple, elle avait permis à Claire de travailler au dernier étage [lors] de violents [bombardements], alors qu’elle avait failli être tuée en se rendant dans un abri.

La mère :… et après cela, il y eut les V-1 et autres engins, Michel et toi aviez très peur. D’ailleurs moi-même… (Elle rit.) Tu te souviens de la guerre ?

La fille : Très peu.

La mère : Te souviens-tu que tu montais dans ta chambre, au dernier étage, pour étudier pendant les bombardements ? Et tu ne voulais pas descendre. J’en parlai au Docteur Reading et il ne comprit pas non plus. Il me dit : « Vous ne trouvez pas bizarre que votre fille fasse cela ? » Je lui dis : « Non – je pense qu’elle est brave. » Tu montais au dernier étage. Elle avait combien d’étages, notre maison, alors ? Trois ou quatre, je pense – en tout cas tu étudiais jusqu’à deux heures du matin sous les bombardements – ne t’inquiétant pas du tout. Cela donna tant de courage à ta grand-mère qu’elle refusa dès lors de descendre à l’abri et préféra aller se coucher. Elle disait : « Si Claire peut rester tout là-haut, je peux bien aller me coucher. » (Elle rit.) Tu ne t’en souviens pas ? Il est évident que les bombardements ne devaient pas t’effrayer, autrement tu ne serais pas restée là-haut.

La théorie de Mme Church, c’est que la « maladie » de Claire est due aux « suites » des bombardements.

Une fois de plus, nous nous étions fixé un but bien précis et, à notre avis, nous l’avons atteint. Nous pourrions présenter au lecteur un plus grand nombre de données et discuter de beaucoup d’autres aspects de cette famille, mais nous pensons avoir réuni ici assez de renseignements pour démontrer que deux symptômes habituellement considérés comme les plus courants dans le processus organique schizophrénique – c’est-à-dire l’émoussement de l’affectivité et la discordance de la pensée et de l’affect – sont reconnaissables dans ce cas en termes de praxis sociale.

Appendice

Si l’on fait un parallèle entre ce que la mère attribue à Claire, dans le passé et dans le présent, et ce que Claire s’attribue à elle-même, nous obtenons le tableau qui suit.

Nous donnons ici le point de vue de chacune d’une façon condensée, ce tableau respecte fidèlement l’expression de leur pensée.

Dans ce tableau, rien de ce que la mère attribue à sa fille n’indique qu’elle reconnaisse son autonomie. Nous n’utilisons les termes « projection », « minimisation », « rejet » et « ignorance » que dans un but descriptif.

Point de vue de la mère

 

Point de vue de la fille

Nous sommes très semblables.

Identification par projection

Nous ne sommes pas semblables.

Dans le passé, tu étais toujours très affectueuse.

Rejet

Oui – mais j’ai cessé de l’être.

J’ai tout fait pour toi.

 

Tu ne m’as jamais donné d’affection. Tu étais plus une femme d’affaires qu’une mère.

Tu as toujours craint de te trouver dans une bande. Tu te sentais « maladroite » parce que tu portais des lunettes.

Identification par projection

Pas autant que toi. Le fait de porter des lunettes me rendait timide, mais je me sentais « maladroite » parce que je pensais que j’avais l’air ridicule aux yeux des autres enfants avec lesquels je n’avais jamais le droit de jouer ; je pensais qu’ils se moquaient de moi parce que je devais promener mon frère dans une poussette au lieu de m’amuser avec eux.

Comme moi tu fus malheureuse parce que nous dûmes interrompre tes études pour travailler dans notre affaire, alors que tu avais espéré aller à la faculté.

Minimisation et ignorance de la personne de l’autre

Ce fut la plus grande déception de ma vie.

Tu étais irritée à l’idée d’aller au Canada.

Identification par projection

J’étais ravie de changer d’environnement.

Là-bas, tu n’as pas aimé vivre à l’hôtel.

Identification par projection

Jamais je ne me suis tant amusée.

Tu étais timide, aussi tu n’aimais pas rencontrer des gens dans les hôtels au Canada.

Identification par projection

Là-bas, j’ai rencontré des gens pour la première fois de ma vie. Et j’étais ravie. Toutefois, j’étais timide.

Tu étais terrifiée lorsque tu te trouvais au milieu d’une « bande ».

Identification par projection

Je devenais très nerveuse (je ne sais pas pourquoi) s’il y avait plus de quatre ou cinq personnes dans une pièce.

Les bombardements te rendirent malade.

Identification par projection

Ma « maladie » n’a aucun rapport avec les bombardements.

Tu étais une adorable petite fille avant ta maladie.

et ignorance

Rejet

de la personne de l’autre

Parce que j’avais peur de toi.

Jadis, nous nous entendions très bien toutes les deux.

Rejet

et ignorance de la personne de l’autre

Je me pliais tout simplement à ta volonté.


12 En français dans le texte.

13 Un psychanalyste dirait que Madame Church s’identifiait à sa fille par projection.

14 Claire s’était cassé la clavicule un an environ avant sa dépression.

15 Au cours d’une conversation précédente.

16 L’enfant prépsychopathique est-il en quelque sorte hypnotisé par ses parents ou l’hypnose est-elle le modèle d’une psychose provoquée par l’expérience dans un milieu déterminé, ou peut-être plus précisément le modèle d’une relation prépsychopathique provoquée par l’expérience dans un milieu déterminé ? L’hypnose provoquée rappelle sûrement certains aspects de la relation prépsychopathique enfants-parents telle qu’elle se présente in vivo. Toutefois, la relation qui nous concerne ici est trop compliquée pour que nous puissions la désigner tout simplement comme hypnotique, sans qualifications.

17 « Il ne semble pas qu’il y ait d’agent plus efficace qu’une « autre » personne pour amener l’épanouissement d’un individu ou au contraire pour réduire à néant la réalité de son existence, par un regard, un geste ou une remarque. » (E. Goffman, Encounters. Two Studies in the Sociology of Interaction, Indianapolis, Bobbs-Merrill éd., 1961, p. 41.)