III. Contre-transfert et système paradoxal (1976)

« Croyez-moi... je reste conséquent avec mes instincts. »

Jack London,

Le Loup des mers.

Lorsqu’il est question du contre-transfert, on commence souvent par situer le propos relativement aux diverses acceptions du concept. Tantôt on retient la définition étroite, qui ne concerne que les réactions inconscientes au transfert de l’analysé, avec leur accent le plus souvent péjoratif ; tantôt on adopte une définition extensive englobant tout ce qui, de la personne de l’analyste, intervient dans la cure et peut même y jouer le rôle d’instrument. Michel Neyraut, on le sait, a repoussé encore les limites de cette définition en posant que le contre-transfert, en tant qu’il comprend la pensée psychanalytique et une demande implicite de l’analyste, précède même le transfert1. Il n’y a peut-être pas lieu de choisir, c’est affaire de circonstance, encore qu’il soit prudent sur le terrain de suivre la première définition, la seconde se prêtant mieux à un travail spéculatif. Pour ce que je veux exposer ici, l’acception large est celle qui convient le mieux, on le verra, je pense, dans la suite de mon développement.

Depuis longtemps déjà je suis frappé par un phénomène singulier dont chaque praticien a sans doute fait l’expérience et qui se produit dans l’esprit même de l’analyste au cours de son travail. Tandis qu’il écoute son patient avec l’attention que l’on sait, l’analyste perçoit en lui une activité psychique différente de toutes celles, affects compris, qui lui sont habituelles dans cette situation. Brusquement surgissent des représentations étranges, des phrases inattendues et grammaticalement construites, des formules abstraites, une imagerie colorée, des rêveries plus ou moins élaborées, la liste n’est pas limitative, mais ce qui compte surtout, c’est l’absence de rapport compréhensible avec ce qui se déroule présentement dans la séance. On serait alors tenté de dire que l’analyste s’est évadé de la situation, ce qui équivaut à une manifestation contre-transférentielle au sens le plus étroit du terme. C’est encore ce que l’on pense lorsque la fantaisie concerne explicitement le patient et qu’elle a de surcroît une allure plus ou moins régressive. Ce serait là le transfert de l’analyste sur un patient devenu pour lui le représentant d’une figure du passé. On peut aussi noter à cette occasion combien la situation est propre à mobiliser le « pervers polymorphe » qui sommeille en tout analyste, avec les conséquences que cela implique pour le fonctionnement mental de ce dernier. Mon propos, cependant, n’est pas d’en rester à ces considérations certes tout à fait essentielles, mais fort bien étudiées par de nombreux auteurs. Je pense en effet qu’à s’en tenir aux limites du contre-transfert classique, on n’est pas en mesure de saisir tous les aspects de l’activité psychique dont l’analyste est alors le lieu, précisément parce que certains d’entre eux paraissent bien échapper et aux problématiques personnelles, et aux positions doctrinales.

Les représentations en question surviennent donc à l’im-proviste, à n’importe quel moment de la séance, parfois dès le début. Chose remarquable, elles ne suscitent ni angoisse ni déplaisir, quel que soit leur contenu. L’analyste en est surtout étonné, d’autant plus qu’il doit naturellement s’interroger sur l’interférence de quelque conflit inconscient dont les affects auraient été inhibés dans leur développement. Ce qu’il éprouve alors est un subtil changement d’état, quelque chose comme un flottement très léger qui, paradoxalement, ne s’accompagne pas d’un fléchissement de l’attention. La parenté de cette expérience avec certains états légers de dépersonnalisation est évidente. Mais ici le changement paraît découler directement du discours ou de l’attitude de l’analysé, un analysé tout à la fois ému et impérieux qui aurait induit, chez l’analyste, une modification des investissements narcissiques. Après coup, lorsque l’analyste a le loisir de revenir sur ce qu’il a vécu dans un pareil moment, il constate que deux choses s’y trouvaient liées : une mise en alerte orientée vers l’objet, et une altération du sentiment de sa propre identité. Tout se passe comme s’il avait évacué ce qu’il y a de plus personnel en lui, tandis que s’instaurait une perméabilité spéciale de son appareil psychique, une autre ouverture vers de nouvelles activités fantasmatiques. Mais s’il en est ainsi, d’où viennent ces pensées, ces images, ces paroles qui entraînent pour l’analyste une sorte d’aliénation momentanée ? On est en droit de supposer qu’elles correspondent à des processus psychiques qui se déroulent chez l'analysé et qui n’ont pas encore été détectés. C’est ce qui expliquerait le trait le plus remarquable du phénomène en général, à savoir le fait qu’il est en avance et sur la compréhension du matériel proprement dite, telle qu’elle découle de déductions logiques, et sur les fantasmes que le patient est à même de formuler.

On se souvient que Paula Heimann a présenté en 1949, au XVIe Congrès international de Psychanalyse, un travail dans lequel elle exprime clairement la valeur du contre-transfert en tant qu’instrument de compréhension du patient*. Pour Paula Heimann, l’analyste possède de l’inconscient de son patient une perception inconsciente plus aiguë et plus précoce que celle que peut permettre toute conceptualisation consciente de la situation. Au demeurant l’auteur s’intéresse essentiellement à l'état affectif de l’analyste, aux sentiments que le patient suscite en lui, d’où sa recommandation d’associer à l’attention flottante une sorte de libre sensibilité émotionnelle, ce qui va dans le sens de son désir de lutter contre l’image idéalisée d’un analyste impavide, détaché, et pourquoi pas, insensible.

Assurément ce travail a fait date, du reste divers auteurs ont suivi la même voie. Mais le phénomène dont je parle est bien autre chose que cette sorte de « résonance affective » qui, laissant dans le vague le côté spécifique de ce qui se passe

1. P. Heimann, a On Counter-Transference », The Internat. Journal of Psycko-analysis, 1950.

alors dans l’appareil psychique, ne permet pas de conceptualisation quelque peu rigoureuse. Un autre auteur a fait un pas de plus dans cette direction, c’est Annie Reich, qui observe que fréquemment Yinsight au matériel survient soudainement, comme s’il émanait de quelque région du propre appareil psychique de l’analyste K Celui-ci découvre tout aussi soudainement ce que son interprétation doit être et comment il convient de la formuler. Ce type de compréhension, ajoute l’auteur, est pour ainsi dire éprouvé passivement : il advient. Je rappellerai également deux notations de M. Neyraut qui me semblent s’articuler au mieux avec mon propos : « D’une certaine façon, l’analyste est payé pour suspendre le cours de ses pensées et se soumettre à des associations qui n’émanent pas de lui. » Et plus loin, dans le paragraphe consacré aux Psychoses de transferts, il ajoute que le « transfert massif » de ces patients témoigne d’une « mainmise psychique, d’une incarcération du thérapeute dans l’espace subjectif de la pensée psychotique. Cet espace... ne possédant plus la notion des limites de sa propre intériorité... des contenus internes appartenant à d’autres subjectivités notamment ceux du thérapeute, paraissent inclus dans un même espace 2 ». Certes, reste à savoir si ces frontières incertaines sont la caractéristique exclusive du psychotique, et si celui-ci a nécessairement et régulièrement perdu le sens symbolique des mécanismes internes qui animent sa subjectivité. Je suis loin d’en être certain, il y a là un point de doctrine, mais pour ma part je considère que certains patients psychosomatiques présentent cette carence de manière infiniment plus exemplaire. Enfin nombreux sont les sujets, ni psychotiques, ni psychosomatiques, chez qui on peut observer à certains moments cet effacement des limites du monde interne.

Comme on le voit, beaucoup d’analystes sont attirés vers les régions où le phénomène que j’étudie est également situé. Cependant pour lever toute ambiguïté sur la spécificité des faits, je voudrais exposer deux fragments cliniques. Certes, je ne me fais guère d’illusions sur la portée de telles illustrations, qui suscitent régulièrement une dizaine d’interprétations bien meilleures que celles qu’on a soi-même conçues : je leur accorde surtout le pouvoir de transmettre une expérience dont sur le moment même la portée a été vivement ressentie.

D’un matériel trop important pour pouvoir être rapporté dans son intégralité, je détacherai les seuls éléments qui sont directement relatifs à mon propos, en espérant qu’on ne sera pas trop arrêté par ce qu’ils ont parfois d’incongru. Du reste cet incongru n’est pas sans signification, étant évidemment soumis aux mêmes mécanismes archaïques que le calembour et le mot d’esprit.

Une jeune femme, dont l’analyse est en cours depuis deux ans environ, exprime un jour la crainte de n’être pas en mesure de me régler mes honoraires à la date prévue. Elle redoute cet éventuel retard, et se souvient d’un incident analogue survenu il y a déjà assez longtemps. De longs silences rompent son discours, et elle ne complète sa pensée que peu à peu. Elle s’inquiète de voir à quel point elle mêle peur de l’abandon et intolérance à toute situation de dépendance. Me devoir de l’argent constitue pour elle précisément une situation de dépendance, laquelle lui évoque en retour l’image d’une relation fusionnelle affolante. A ce moment l’idée du plaisir qu’elle prend à cette situation me revient à l’esprit, ce qui s’enchaîne directement avec mes réflexions sur la problématique qui nous est familière et dont l’élaboration est déjà bien avancée. Rien de troublant dans tout cela, pour un peu on parlerait de « routine psychanalytique ». Et puis soudain, c’est la rupture, la surprise. J’ai l’impression de décrocher, quelque chose a changé, je ne suis plus le même, je le constate tandis qu’une image d’une extrême précision s’impose à moi, occupant tout mon esprit. J’ai devant les yeux une gravure, ou plus précisément l’angle inférieur gauche d’une gravure qui aurait été détaché. Sur ce coin, je vois une jambe de femme, tendue à 45° vers le bas, à gauche, et émergeant d’un fourré. La jambe est nue, visible seulement à partir du mollet, mais ce qui me saisit surtout, c’est le fait que la cheville et le pied sont en hyperextension. Cette image ne me rappelle rien, et même, par la suite, j’ai cherché en vain à lui trouver une origine familière. En revanche, à peine l’image a-t-elle surgi qu’une pensée me vient à l’esprit : Les garçons sont mieux lotis, et cette fois j’interviens immédiatement en disant : Vous pensez que les garçons sont mieux lotis. La signification phallique de cette jambe sortant d’un entrelacs d’herbes, d’arbustes et d’arbrisseaux est évidente, mais ici l’image et la phrase concomitantes s’imposent d’abord en dehors de tout décodage. Presque aussitôt la patiente associe avec âpreté sur l’aspect conflictuel de ses relations avec sa mère. Ce conflit avait toujours été rapporté jusque-là à la double crainte que j’ai déjà évoquée : crainte de réjection absolue et d’abandon, horreur d’une fusion totalement assujettissante. Cette fois il est question de l’attitude interdic-trice de la mère, de son éducation désastreuse. Tout était permis aux frères, qui jouissaient d’une réelle liberté, alors qu’elle-même était étroitement surveillée. Un jour une réprimande sévère lui avait été infligée parce qu’elle était revenue de l’école en compagnie d’un camarade qui lui tenait le bras. Dès ce moment un matériel assez important se fait jour touchant la problématique phallique et non plus, comme auparavant, le conflit plus archaïque qui avait presque constamment occupé le devant de la scène, au point de conditionner largement le comportement de l’analysée.

J’en viens maintenant à une observation tirée d’un autre cas, qui ne manque pas non plus de singularité.

Dès le début de la séance, la patiente me rappelle le « Au revoir Monsieur » inhabituel sur lequel elle m’avait quitté lors de notre dernière entrevue. Cela la fait penser à un incident de sa première enfance. Elle est certaine de l’époque où la chose s’est passée, elle devait avoir deux ans et demi. Des repères précis, dont elle ne parle pas, lui permettaient de situer l’événement : « Pas avant, pas après », déclare-t-elle. L’anecdote est la suivante : étant dans la rue, elle est partie droit devant elle pour se retrouver finalement au poste de police. Là on la met debout sur une table, autour d’elle des agents l’interrogent. A ce moment précis se produit le même phénomène de décrochage que j’ai précédemment décrit, et une pensée étrange me vient à l’esprit : Je te croquerais volontiers, beau marin. Inutile de dire que, pour averti que je sois, je ne laisse pas d’être passablement interloqué. S’ajoute à ma perplexité le fait que l’expression me renvoie cette fois aussitôt à une référence littéraire. Il s’agit de Billy Budd, le héros du roman de H. Melville, que je n’ai pas relu depuis quelque quinze ans. Il me semble également qu’il existe un rapport entre le « Monsieur » par quoi elle m’avait salué, et l’expression « Beau Marin ». Sur le moment aucune explication spontanée ne vient éclairer cette bizarre association, ce qui ne m’empêche pas de sentir qu’il faut en tenir compte. Soit dit en passant c’est seulement aujourd’hui, en écrivant ce travail, qu’il me revient que dans la marine anglo-saxonne en particulier, il était d’usage d’appeler tout officier « Monsieur ». Pendant ce temps la patiente poursuit le récit de son souvenir d’enfance. Étant toujours au poste de police, elle voit entrer un homme, son oncle Pierre. Elle dit avoir éprouvé alors une honte intense, et insiste sur la qualité particulière de ce qu’elle a vécu. De là elle passe à un rêve qu’elle m’avait déjà raconté auparavant et que, pour quelque raison obscure, j’avais souhaité réentendre. Je ne relève de ce rêve que l’élément principal : une sorte de dalle recouverte d’une étoffe noire qui lui évoque tout à la fois une pierre tombale et une table. Son père lui a un jour offert une table ayant un dessus de marbre. Elle veut se débarrasser de ce meuble dès que possible, pour le remplacer par un autre qu’elle choisira elle-même : « une table à manger », dit-elle. Puis elle s’attache au thème de la nourriture, elle parle d’un plat de cuisine locale qui lui inspire le plus grand dégoût et pourtant, note-t-elle avec insistance, « j’étais de bonne composition ». A l’instant même ma pensée singulière me revient, et j’interviens : « En disant de bonne composition, vous voulez dire aussi bonne à manger ? » Elle est interdite, peut-être un peu inquiète, puis reste rêveuse et répond : « Oui, c’est vrai ! Je repense maintenant à cet oncle Pierre qui me faisait si peur. Il me disait : je suis un lion, je vais te manger. J’étais fascinée, excitée, terrorisée. » Quant à moi, c’est seulement le lendemain que j’ai cru comprendre le sens de mon association avec le personnage de Melville. Le support de l’analogie était fourni par le cou de la patiente qui, ce jour-là, était largement dénudé : en effet Billy Budd, surnommé le Beau Marin, finit pendu à la grande vergue du navire, et, dit Melville, reçoit « en plein la lumière rose de l’aube », ce qui suggérait un lien étroit entre la dalle funèbre et le héros exécuté.

Il va de soi que dans cette circonstance, comme dans toutes

celles du même genre, je n’ai pas négligé de m’interroger tant sur les pensées qui me venaient à l’esprit que sur mes interventions. Et je crois pouvoir dire que les représentations en cause ne dépendaient pas spécifiquement de ma vie intérieure avec l’entrelacement des désirs et des angoisses qui en déterminent le cours. De même, elles ne constituaient nullement une réaction individuelle au transfert du patient. Non que je sois à l’abri de tels accidents, loin de moi cette idée, dans les premiers temps que le phénomène s’est présenté à moi, j’avais même tendance à le leur attribuer. Mais en rester à toutes ces interférences contre-transférentielles et à ces fameuses « taches aveugles » dont parle Freud, en l’occurrence pourtant c’eût été une facilité. Pourquoi ? Parce que c’eût été négliger ce que le phénomène a précisément d’original, je veux dire d’une part son étonnant polymorphisme, et d’autre part le rôle dynamique que lui confère sa valeur d’anticipation. Polymorphe, il l’est en effet à ce point qu’il faudrait être bien outrecuidant pour se croire habité par une pareille multiplicité d’images et de formes verbales, provenant de surcroît de tous les niveaux génétiques possibles. A ce propos je note en passant que les représentations prégénitales y sont spécialement engagées, ce qui me confirme dans l’idée que, actuellement, les meilleures indications de l’analyse ne sont peut-être pas toujours les névroses, mais le groupe assez mal délimité des états border-line. Étant donné ce protéisme vraiment frappant, même l’outrecuidance dont je parlais tout à l’heure ne permettrait pas de trouver dans ce qui se passe l’intervention indiscutable d’une fantasmatique personnelle. Mais le plus important n’est peut-être pas là, il réside à mes yeux dans le caractère presque prophétique de ces productions impérieuses, qui s’est maintes fois avéré.

En général, le patient retrouve au cours de la même séance, mais après coup, un rêve ou un événement plus ou moins ancien auquel il n’a jamais repensé ou qui a été refoulé, et qui s’articule parfaitement avec la pensée qui a surgi en moi. Celle-ci a cette particularité d'annoncer et d'énoncer tout à la fois des fragments importants du monde inconscient de l’analysé, de sorte qu’elle conduit directement à une intervention douée d’une réelle valeur dynamique. Je dois dire que je n’aurais pas songé à isoler le phénomène de façon aussi nette si je n’avais été régulièrement frappé des prédictions auxquelles il m’amenait sûrement, et du rôle décisif qu’il jouait par là même dans l’interprétation.

Tout cela, du reste, ne s’est entièrement élucidé que lorsque j’ai compris que dans les phrases qui me venaient à l’esprit, il fallait changer le locuteur : j’avais pensé un je, en tenant donc la place du sujet, alors qu’il fallait entendre un vous ou un il, ce à quoi j’opposai longtemps une vive résistance au sens psychanalytique du terme. Qui parlait en fait, lorsque les pensées et les images circulaient dans mon esprit, et que je les utilisais ensuite dans mon travail ? Qui donc, sinon le patient, puisqu’il n’y avait là ni participation de ma vie intérieure, ni réaction individuelle au transfert ? Mais alors il faut bien en conclure qu’à un niveau défini de son fonctionnement, l’appareil psychique de l'analyste est littéralement devenu celui de l'analysé. Ce dernier a « envahi » l’appareil psychique de l’analyste, il s’en est momentanément emparé pour y déclencher des processus mentaux originaux. Plus précisément c’est par l’entremise de sa représentation dans l’espace psychique de l’analyste que l’analysé « prend possession » momentanément, ou plus fortement, de l’esprit de l’analyste. Certes l’analysé en cela encore cherche comme toujours à être compris, mais il a surtout besoin que ce qu’il perçoit au fond de lui-même avant tout comme une exigence économique

— ou une potentialité fantasmatique inaccessible — s’élabore et trouve une pleine figuration grâce au travail d’un appareil psychique qu’il s’est annexé. L’analyste de son côté semble s’être retiré en tant qu’individualité habitée de passions et ayant une histoire pour ne laisser sur place que des capacités fonctionnelles actives dans l’ordre du fantasme plutôt que de l’activité logique de la pensée, et qu’il alimente avec sa propre énergie.

Cette activité psychique originale de l’analyste, qui double celles qui nous sont familières, il fallait bien lui donner un nom. Pour l’opposer tant au fonctionnement de l’état de veille qu’à celui du rêve, et en pensant peut-être aux travaux bien connus sur le sommeil, j’ai choisi de l’appeler pensée paradoxale. Cette forme d’activité n’est certes pas réservée à l’analyste, mais je crois que celui-ci de par son exercice même y est spécialement disposé. Quelle est quantitativement l’importance des pensées paradoxales ? Sont-elles constamment à l’œuvre ? Les pensées paradoxales n’occupent qu’une place limitée. Elles n’éclatent à la conscience de l’analyste que de façon fugace et sont certes bien loin de se manifester à chaque séance pour chaque patient. Mais bien qu’elles se présentent isolément, et comme hors de tout contexte, il me paraît difficile de leur prêter une réelle discontinuité. De fait j’ai pu constater que certaines de ces pensées paradoxales étaient malgré tout homogènes et parfois reliées entre elles, aussi en suis-je venu à penser qu’elles n’étaient sans doute que la part visible d’un phénomène infiniment plus ample, se déroulant le plus souvent en sourdine, en retrait des autres activités mentales, et doté, lui, d’une sorte de continuité. C’est ce que j’ai appelé le système paradoxal, un système certes peu accessible, mais qu’il nous est parfois donné de pressentir. On devine, comme à travers un voile, un défilé d’images pulsatiles, des figures en constante transformation qui passent, s’évanouissent et reviennent1. En tenant compte que les lambeaux de phrases incongrues ou incompréhensibles s’infiltrent parfois dans cette théorie de représentations, on inclinerait volontiers à assigner au système paradoxal une position intermédiaire sur les confins de l’inconscient et du préconscient.

A spécifier ainsi le système paradoxal, je vais susciter à n’en pas douter perplexité et remarques. Les phénomènes décrits ne seraient-ils pas comparables à ces artefacts qui altèrent le déroulement et l’observation d’une expérience, et, comme tels, ne devraient-ils pas être éliminés du champ de la réflexion, considérés en somme comme du rien ? Peut-être serait-ce indiqué, mais dans notre domaine le raisonnable, nous le savons, n’est pas toujours le plus sensé.

On aura sans doute déjà pensé au rôle que peuvent jouer dans le système paradoxal la projection et l’introjection, ou plus précisément encore les mécanismes d’identification projective et, du côté de l’analyste surtout, d’identification introjective. L’intervention de ces mécanismes dans le contre-transfert a été largement exposée. Ainsi M. Neyraut n’hésite pas à reconnaître que le contre-transfert — tout

1. Sur le plan descriptif, ces productions peuvent être rapprochées des images hypnagogiques.

comme le transfert — relève à certains égards de la pensée animiste, pour une part identifiée avec une projection de l’inconscient. De là à dire que je pose une conception en quelque sorte paranoïde de l’activité de l’analyste, il n’y a qu’un pas. Pour ma part je ne le franchis pas, ayant pu me convaincre par l’expérience que l’appropriation et l’envahissement de l’appareil psychique de l’analyste ne répondent nullement à des visées destructrices. Il ne s’agit pour l’analysé ni de léser l’analyste, ni de le contrôler étroitement, ni de déposer en lui des fragments de soi clivés et mauvais. Ce qui est plutôt en cause, à mon avis, c’est le destin de la libido narcissique des deux protagonistes. Si l’analyste ressentait cette situation comme persécutante, ce serait la preuve d’une réaction contre-transférentielle au sens banal et négatif du terme. Cela dit, il faut reconnaître que ces pensées paradoxales ont pour nous quelque chose de gênant.

Comment, à côté des processus conscients et inconscients qui se déroulent en lui, l’analyste reconnaîtrait-il l’existence d’un autre registre d’activité psychique, dont il n’est pas à proprement parler le sujet ? Il éprouve, identifie, associe, comprend, transmet, c’est la trame de sa technique ; il accepte comme allant de soi la fameuse communication d’inconscient à inconscient, mais il répugne naturellement à faire une place à quelque chose d’indéfini, de non maîtrisé, qui est en lui comme le radicalement étranger. Ainsi les réticences qu’inspire le système paradoxal s’expliqueraient avant tout par la menace qu’il fait peser sur la stabilité de notre sentiment d’identité. Notre narcissisme s’en trouvant ébranlé, nous pouvons nous croire attaqué et nous nous défendons avec la plus extrême rigueur, préférant encore accuser l’effet de n’importe quelle problématique personnelle, fût-elle même responsable d’une faute technique. A ce propos, il n’est pas interdit de penser que le classicisme technique le plus rigoureux a secondairement pour fonction de protéger l’analyste contre cette instabilité. D’un autre côté, la tendance à s’assoupir par quoi l’analyste opère quelquefois un retrait narcissique serait une autre manière de se protéger — si extrême celle-là il est vrai qu’elle risque de dépasser son but, car en inhibant les capacités fonctionnelles de l’analyste, l’assoupissement paralyse le libre jeu du système paradoxal, auquel justement il faut se laisser aller. Fort heureusement d’ailleurs, il n’est pas si facile d’échapper au jeu : la prodigieuse puissance dont dispose la représentation de l’objet, d’autant plus solidement installée en son hôte qu’elle retient une part de la libido narcissique de celui-ci, empêche que l’analysé puisse jamais être réellement tenu à distance.

En examinant les résistances que l’on oppose normalement au système paradoxal, j’ai acquis la conviction qu’elles ne sont si vives que parce que le système lui-même dépend d’une part d’expériences très archaïques contemporaines de l’édification du sujet, et d’autre part, d’un mécanisme élémentaire, profondément enraciné dans notre être, inséparable de notre chair. Vu sous l’angle de ce mécanisme premier, le système paradoxal nous conduit donc directement sur le terrain de la biologie — un terrain où certes nous hésitons toujours à nous hasarder, quoique Freud nous en ait clairement montré le chemin.

On sait que l’équipe dirigée à l’Institut Pasteur par F. Jacob et R. Fauve a récemment mis en lumière un fait important, qui ne laisse pas de donner à penser Les auteurs établissent en effet un rapprochement entre deux cas particuliers dans lesquels les défenses immunitaires, si vigilantes autrement à l’égard de toute intrusion étrangère, cessent pareillement de fonctionner. Il s’agit d’une part de la tolérance de l’organisme à l’égard des cellules malignes, et d’autre part de cette même tolérance de l’organisme maternel à l’égard du fœtus dont le développement devient ainsi possible. En d’autres termes, les cellules cancéreuses, tout comme les cellules du placenta embryonnaire, mettent en échec le système de défense de l’organisme où elles vont se développer. Il faut donc qu’il existe dès le début de la vie une fonction particulière propre à inhiber le déclenchement de la défense immunitaire, car si celle-ci intervenait normalement, elle empêcherait la croissance de ce corps étranger qu’est le fœtus, ce qui est peut-être le cas dans certains avortements spontanés 44.

Mais il faut aussi que cette fonction puisse à son tour être ultérieurement inhibée afin que le sujet soit en état de reconnaître le corps étranger comme tel et de se protéger. En partant de ce modèle biologique, il me semble possible de supposer que la représentation de l’analysé se comporte dans l’espace psychique de l’analyste à la façon d’un trophoblaste, c’est-à-dire qu’elle ne laisse pas l’analyste la reconnaître constamment dans sa pleine altérité. S’il en était bien ainsi, on comprendrait mieux ces situations dans lesquelles on ne sait plus qui est où, et qui est qui. Le développement du système paradoxal devrait donc dépendre, en partie au moins, de l’inhibition momentanée ou partielle des fonctions qui permettent de reconnaître autrui et de se protéger. Une inhibition dont je dirais qu’elle s’oppose heureusement au déclenchement d’une forme parmi les plus toxiques, et peut-être fondamentale, de contre-transfert : le besoin d’éliminer et de rejeter l’analysé.

Ces considérations paraîtront peut-être quelque peu risquées, mais enfin nous autres analystes ne manquons pas d’audace lorsque nous articulons les mécanismes les plus archaïques du petit homme avec les modèles physiologiques de l’incorporation du bon et de la réjection du mauvais ; ou encore lorsque nous montrons comment ces mécanismes sont à l’œuvre dans des fantasmes susceptibles d’énonciation. J’évoquerai encore la pratique psychosomatique qui, en nous plaçant au contact des origines troubles des activités fantasmatiques, nous démontre constamment combien sont fragiles et mouvantes les limites entre sujet et objet, entre mental et physique. Dans ce no man’s land, les pouvoirs sont partagés, et fréquentes sont les altérations organiques qui apparaissent et évoluent comme en réponse aux modifications les plus variées, souvent infimes, survenant chez l’autre et ressenties par le patient en tant que changements dont il est lui-même affecté. Cela constitue à mon sens le modèle de l’acting in. Et puis, rien n’empêche de penser qu’il existe une profonde homogénéité de structure entre les mécanismes les plus élémentaires et ceux qui figurent parmi les plus évolués.

Mais il est d’autres arguments en faveur du système paradoxal auxquels l’analyste devrait être plus sensible. J’ai déjà fait état de la connexité entre système paradoxal et dépersonnalisation, ou plus exactement de la dépendance du système paradoxal à l’égard d’un destin particulier de la libido narcissique, qui implique une incertitude relative du sentiment d’identité. Par sentiment d’identité, j’entends, en suivant Ph. Greenacre, l’unicité vécue d’un organisme intégré qui reconnaît autrui sans ambiguïté45. Dans un travail précédent sur Le dehors et le dedans, j’ai déjà développé ces vues en partant de l’examen du fantasme : « Si j’étais mort »46. Je soutenais alors que les objets fortement investis ne peuvent jamais ni gagner une réelle altérité ni obtenir le statut de sujets totalement indépendants. Parallèlement le Moi, en partie perdu dans les représentations de ses objets d’amour, n’accède jamais, lui non plus, à une identité entièrement définie et indiscutable. J’avançais encore qu’il n’y a pas de frontière véritable entre le Moi et le non-Moi, mais une zone transi-tionnelle incertaine, un spectre d'identité défini par les diverses positions que peut occuper la libido narcissique depuis un pôle interne jusqu’à un pôle externe qui coïncide avec l’image de l’autre. Ces remarques pourraient tout aussi bien être tirées de l’examen de la situation analytique, qui s’y prête même particulièrement. En effet, l’analyste dépose toujours une part plus ou moins grande de sa libido narcissique dans la représentation qu’il a de son analysé, et ce processus, s’il s’amplifie, constitue une circonstance favorisante, et pour l’attention flottante, et pour l’apparition du système paradoxal. Corrélativement à cette déperdition de sa libido narcissique, l’analyste voit s’altérer l’image obscure et indéfinissable qu’il a de sa propre identité. Théoriquement, ce mouvement pourrait aboutir à une véritable translation de l’un dans l’autre, ce qui ne risque guère de se produire pratiquement, puisque la libido narcissique ne cesse jamais de circuler et d’osciller entre ses pôles extrêmes. A supposer qu’on veuille retenir certains traits caractérisant la personnalité de l’analyste, il faudrait faire une place, à côté d’une disposition spéciale à l’identification primaire, comparable à celle du psychotique et du pervers, à la conjonction d’un fantasme de maternité et d’une aptitude à la dépersonnalisation.

A propos de l’incertitude affectant le sentiment de l’identité, je rappelle que pour moi il dépend également d’expériences précoces dont l’influence directe a persévéré. L’une de ces expériences me paraît révéler un fait saisissant qui constitue sans doute l’un des points d’ancrage du système paradoxal et, pour certains individus au moins, un moment décisif du développement.

Une patiente me rapporte que lorsqu’elle était âgée de deux ans et demi environ, elle s’est trouvée un jour avec sa mère devant une armoire à glace qui les reflétait toutes les deux debout, côte à côte. Pour la première fois, l’enfant voit donc simultanément les deux images. Elle éprouve alors deux états qui, quoique séparés par un certain délai, sont étroitement reliés. L’expérience est ambiguë, en tout cas loin d’être joyeuse ou triomphante ; dans un premier temps pourtant elle comporte un élément positif, car elle permet un bond mental prodigieux. L’enfant déduit de cette vision que sa mère ne connaît pas ses pensées, ce qui lui permet même de proférer mentalement des injures. Ultérieurement, se reportant au côtoiement des deux images, elle se trouve en proie à une profonde détresse. Littéralement affolée, elle se précipite sur sa mère, l’interpelle avec violence, en criant :

« Maman, pourquoi je suis moi, dis-moi pourquoi je suis moi ! » On conçoit l’embarras de la mère ; agacée par l’insistance de l’enfant, évasive, puis brutale semble-t-il, elle la renvoie sans lui répondre. La patiente se souvient qu’elle s’est alors jetée par terre, pleine de rage ; sa sœur, nettement plus âgée qu’elle, aurait assisté plusieurs fois à cette dernière scène et la lui aurait racontée.

On aura sans doute déjà pensé au stade du miroir de Lacan, puisqu’il s’agit là aussi d’une relation entre identité et image spéculaire. En fait l’expérience relatée par ma patiente est quelque chose de tout à fait différent : elle est beaucoup plus tardive — deux ans et demi environ — et douée d’une tout autre tonalité affective. L’enfant, là, n’est déjà plus plongé dans cet état d’impuissance et d’incoordination motrice qui caractérise le tout-petit. Il a un certain sens de son unité corporelle et dispose d’une relative maîtrise. Mais ce nouveau pas, qui pourtant le conduit à une délimitation plus sûre de son Moi, il ne le franchit pas sans désarroi, car il pressent que le prix à payer est une « fracture » de sa libido. Bien que le « Je » commence de s’affirmer, tout l’être résiste à la nécessité de se rétracter sur lui-même, d’assigner une place définie à sa libido narcissique et d’en tracer les frontières. Il proteste violemment contre cette restriction qui comporte un double deuil, celui d’un ancien soi-même immense et celui d’un objet narcissique : la mère des premiers temps. Et comme il vit le déchirement et la détresse de devoir être pour la première fois et pour de bon, l’enfant lutte et retient par là même au fond de lui le souvenir de ce moment d’ajustement. Trop rude pour être acceptée, l’expérience le conduit à refuser ou tout au moins à retarder une victoire qu’il ressent comme appauvrissante, voire comme une défaite. Mais malgré tout il s’est rapproché de la réalité, et puisque la réalité affirme que l’objet est un autre, cet autre il le « mangera », ne serait-ce que pour ne pas perdre la part de lui-même qui y est enfermée. Il serait concevable que les rudiments de toute représentation d’objet fussent créés et appelés à se développer de cette façon dans l’espace du sujet. Et que l’expérience laissât un résidu fonctionnel, consistant, pour la libido narcissique, en une capacité de se déplacer constamment entre la représentation du sujet lui-même et celle de ses objets d’amour ; et pour le Moi en une incapacité de s’assurer jamais d’une inébranlable identité.

Reste à envisager le problème sous l’angle des fonctions du système paradoxal. Les pensées qui en relèvent, on l’a vu, permettent un accès nouveau au matériel latent, et des interprétations qui, pour être un peu particulières, ne sont pas pour autant totalement étrangères à une manière classique de voir. A ceci près, toutefois, que le système paradoxal concerne plus spécialement les potentialités fantasmatiques du patient qui, soit en raison de l’intervention ponctuelle d’un facteur économique, soit en raison du rôle joué par le refoulement primaire, sont hors d’état de se développer pleinement, du moins sur le moment. Ce statut n’est pas exclusivement réservé à un certain type de patients, en fait il peut arriver à n’importe qui d’en être affecté de façon plus ou moins sévère et plus ou moins durable. Les interprétations corrélatives aux pensées paradoxales confèrent une forme verbale aux représentations exclues qui, autrement, n’auraient pu recevoir aucun investissement préconscient, même au prix de grosses altérations. La vertu de ces interprétations tient en partie à ce que, formulées par un autre qui est en même temps un soi-même, elles ébranlent un statut économique figé, d’abord parce qu’elles tombent juste, quant au moment et au contenu, ensuite parce qu’elles sont souvent le produit du déplacement et de la condensation. Une part des énergies normalement liées dans les systèmes supérieurs acquiert une capacité momentanée de libre circulation et devient disponible pour investir ces productions de l’inconscient frappées d’exclusion. Cette mobilisation, qui se fait sans doute au point d’articulation des représentations de choses avec les représentations de mots, ne laisse pas de libérer une certaine quantité d’angoisse.

Outre l’incidence très particulière du système paradoxal sur l’interprétation, il faut encore mentionner l’un de ses effets les plus remarquables sur la situation du patient. J’ai toujours noté avec beaucoup d’intérêt ce que les patients nous disent parfois : « Vous n’êtes pas là », ou bien : « Je ne vous sens plus, où êtes-vous ? » Il leur arrive même de penser que l’analyste est tout bonnement mort, derrière eux, dans son fauteuil. Les remarques de ce genre ne traduisent pas nécessairement l’agressivité de l’analysé ; elles ne sont pas non plus toujours à mettre au compte d’une distraction, d’une évasion de l’analyste. La preuve, c’est qu’elles surviennent spécialement quand l’analyste est envahi par les pensées paradoxales, lesquelles précisément concernent au plus haut point le patient lui-même. Ainsi, bien que juste à ce moment l’analyste soit tout occupé de lui, le patient vit authentiquement un instant de deuil, ce qui met en évidence une autre fonction du système paradoxal. Les doutes concernant l’existence de l’analyste mobilisent chez l’analysé un appétit relationnel violent ; ayant conservé quelque chose de leur statut premier d’extra-territorialité, les pulsions sont brutalement mobilisées, sans doute pour obtenir satisfaction, mais surtout pour être ressaisies et organiquement assimilées, en d’autres termes : introjectées au sens ferenczien du mot. En cela je me rattache, comme je l’ai déjà fait dans l’analyse du fantasme « Si j’étais mort », au point de vue que Nicolas

Abraham47 et Maria Torok48 ont remarquablement défini.

Au moment où le fonctionnement paradoxal se déclenche, l’analysé peut avoir le sentiment qu’il perd une part de ses instincts parce que l’autre l’emporte avec lui en s’anéantissant. Mais une fois que l’analyste a recouvré la plus grande part de sa libido narcissique évadée ; qu’il a repris valeur objectale et énoncé le désir, ce qui avait été une menace se révèle avoir été une chance pour l’analysé de récupérer quelque chose des pulsions mises en jeu dans la situation de deuil, de l’agréger organiquement à son être pour l’enrichir dans le sens de sa plus grande authenticité. C’est ce qui m’inciterait volontiers à penser que l’être se construit grâce à une succession ininterrompue d’expériences fantasmatiques de deuil.

On pose généralement que le Moi s’édifie à partir de ses identifications successives. Peut-être, pour ce qui est des fonctions étroitement instrumentales. Mais je me demande parfois si ce n’est aussi de cette manière qu’il se falsifie ; car le « Je » le plus vrai ne peut être ailleurs que dans l’élaboration de l’instinct, c’est-à-dire dans ce qu’il y a de plus essentiel et, comme l’inconscient lui-même, de plus inacceptable pour l’esprit.


44    Ibid. La moitié du patrimoine génétique de l’embryon — et des trophoblastes — provient du spermatozoïde. La moitié des antigènes de surface, que portent les cellules embryonnaires, est donc incompatible avec ceux de la mère.

45    Ph. Greenacre, Emotional Growiht New York, Î958.

46    Cf., supra, « S.j.e.m. ».

47    Nicolas Abraham et Maria Torok, « Introjecter, incorporer », Nouvelle Revue de Psyckanalyse, automne 1972, VI.

48    Maria Torok, « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis », Revue française de Psychanalyse, 1968, 4.