VI Le contre-transfert et la communication primitive
L’analyste est prêt à attendre longtemps que le patient soit capable de présenter les facteurs de l’environnement dans des termes qui permettent de les interpréter comme des projections… (il) n’attend pas toujours en vain.
D. W. Winnicott39
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Mme O…, un des personnages centraux du précédent chapitre, ne pourrait pas communiquer avec moi, ni moi avec elle et cela en fonction, du moins en partie, de son passé historique traumatique. Or, il y a d’autres patients qui racontent, ou qui reconstruisent en analyse avec plus de bonheur, des événements traumatiques dont la qualité de « réalité » ne peut être non plus mise en doute ni attribuée à la fantaisie infantile – telle la tragédie d’un père mort, d’une mère psychotique, d’une enfance handicapée par la maladie. La question posée est la suivante : l’analyste peut-il faire une utilisation particulière de ce matériel en fonction de son caractère « réel » ?
Cette question se complique singulièrement quand il nous faut distinguer entre l’effet d’une catastrophe réelle et les effets indélébiles de ces traumatismes universels, inhérents au psychisme humain, que sont le drame de l’altérité, de la sexualité, et de l’inéluctable mortalité de l’homme. Un événement ne saurait être jugé traumatique que dans la mesure où il aurait rendu plus difficile que d’ordinaire l’affrontement et la résolution de ces « catastrophes » qui structurent la réalité psychique de tout un chacun. Pour mieux cerner mon propos, centré sur le traumatisme psychique précoce, il est opportun de parler d’abord des événements traumatiques qui sont survenus dans la vie de l’enfant après l’acquisition du langage. Dans un premier temps ces événements hors série se présentent dans le discours analytique comme un récit auquel on se heurte et non comme une pensée qui pourrait s’élaborer psychiquement.
Ainsi ce patient dont la mère s’est tuée au volant de sa propre voiture quand l’enfant avait six ans. Le père, quoique chaleureux et très présent, était décrit comme éthylique et irresponsable. La qualité véridique de cette esquisse du caractère paternel laissait également peu de place au doute. Dans le discours du patient la mort brutale de sa mère figurait d’abord comme l’explication globale et suffisante de tous ses troubles névrotiques. L’événement tenait d’emblée une fonction d’alibi. Dans un deuxième temps les associations du patient laissèrent transparaître l’hypothèse que l’accident était 'en réalité un acte.délibéré 'à visée suicidaire. Dans l’imaginaire de l’enfant endeuillé, les défaillances paternelles auraient poussé sa mère à cet acte de désespoir. Mais peu à peu le processus analytique amena péniblement à la conscience un tout autre fantasme : c’était lui, l’enfant, le responsable de cette mort tragique, en fonction d’une pensée magique, hostile à l’égard de la mère dont la présence vivante empêchait le fils de jouir seul de l’amour chaleureux du père. Quoi qu’il en fût de la vérité de sa mort, la seule vérité avec laquelle la psychanalyse avait affaire était celle-ci : une réalité psychique fondée sur un désir homosexuel refoulé, lié également à un souhait refoulé de matricide, souhait dont la culpabilité grevait lourdement l’économie libidinale et le vécu psychique du fils. Le réel, en se faisant l’allié du monde imaginaire de l’enfant, avait rendu difficile la résolution des aspects homosexuels, comme des aspects hétérosexuels, de la crise œdipienne du jeune garçon. A travers le travail psychanalytique il a été possible d’interpréter l’événement tragique comme s’il s’était agi d’une projection, issue de la toute-puissance des désirs infantiles, avec tout de que cela recelait de scandaleux et de douloureux. A partir de là on put reprendre un travail de deuil et d’identification entravés jusqu’alors par les fantasmes refoulés du petit garçon ; à la place d’un sentiment de mensonge et de mort intérieure le patient a pu créer un monde interne habité par des imagos à qualités vivantes, support éventuellement adéquat pour l’amener dans le monde des autres.
Bien qu’il importe de ne pas confondre événement réel et fantasme, il faut en même temps reconnaître que la psychanalyse ne peut rien pour le premier tant que l’analysant n’arrive pas à faire sien l’événement catastrophique qui doit devenir une partir intégrante de son capital psychique, que nul autre que lui ne peut gérer. Constatation que le concept d’objet intérieur nous permet de formuler ainsi : nul n’est responsable des coups durs que le monde et les premiers objets externes lui ont apportés, mais tout un chacun est seul responsable de ses objets et de son monde internes.
De ce point de vue l’événement traumatique tel que nous l’avons défini peut être assimilé aux souvenirs écrans, et ne diffère pas de ce « réel » de l’entourage à partir duquel tout enfant a été ou aidé ou entravé dans sa tentative de composer avec les réalités humaines. Si les troubles névrotiques se construisent à partir de la parole parentale et de l’interprétation que l’enfant en fait, ils peuvent également se construire à partir de son interprétation et de son élaboration psychique d’un événement traumatisant.
Or qu’en est-il des perturbations traumatiques précoces ? C’est-à-dire de ces événements survenus avant l’acquisition du langage à l’époque où l’enfant communique par des signes ? Il faut souligner en plus qu’il ne peut s’agir de « communications » que dans la mesure où ces signes sont entendus par un Autre. C’est pourquoi la première réalité pour tout enfant est bien l’inconscient de sa mère. Mais les traces de cette première relation ne sont pas entreposées dans le préconscient et ne sont pas de ce fait accessibles au souvenir. Parce qu’ils n’ont jamais eu place dans la chaîne symbolique, ces éléments préverbaux ne peuvent pas trouver une expression dans le fantasme refoulé et sont donc dans l’impossibilité de faire retour et d’obtenir une réalisation partielle dans le symptôme névrotique. Les phénomènes traumatiques de l’infans ont affaire avec le refoulement primaire. Face à la douleur psychique le nourrisson trouve son équilibre narcissique, si la relation maternelle le permet, par le truchement des défenses archaïques de l’ordre de l’introjection-projection, du rejet hors de soi, du retournement et du clivage. Il est à noter, qu’à cette époque, la souffrance psychique ne se distingue pas de la souffrance physique ; le discours métaphorique des adultes psychotiques en fournit maints exemples ; les manifestations psychosomatiques également40. Si l’enfant parlant interprète ce que lui dit sa mère, le nourrisson, branché directement sur l’inconscient maternel, fait en quelque sorte une traduction simultanée de son message. La capacité de capter l’affect d’un autre précède l’acquisition du langage et l’enfant ne peut que réagir au vécu affectif de sa mère, tandis que la capacité de la mère de capter les émois de son enfant et d’y répondre dépend de son désir de donner un sens à ses cris et à ses gestes. Hors de ce qu’il représente pour sa mère, l’enfant n’a pas d’existence psychique possible : source de vie pour son enfant, elle est aussi son appareil à penser. Notre propos vise à expliciter le rôle d’événement traumatisant que peut jouer la relation mère-enfant en cette phase précoce de la vie. Cette digression sur la relation primordiale est nécessaire pour comprendre ce que nous voulons soutenir concernant certains aspects de la relation transfert-contre-transfert. S’il est vrai que ce lien entre analyste et analysant est toujours présent, il faut ajouter qu’on n’a pas raison de privilégier son analyse tant que le discours du patient se donne comme but de communiquer ses pensées et ses affects, avec tout ce que cette communication recèle de messages inconscients pour l’écoute analytique. Or chez certains analysants la parole est utilisée d’une façon non assimilable à celle qui lui est propre dans le discours associatif. En même temps il arrive que de tels discours suscitent un certain état affectif chez l’analyste sans que le discours comporte en soi un matériel apte à mobiliser cet affect. La réalité d’un tel ressentir n’a pas besoin d’être soulignée ; la question est de savoir comment la comprendre et comment y répondre. J’espère démontrer que cela tient souvent au fait que le patient utilise son langage comme un acte ; à son insu aussi bien qu’au nôtre, il est en train de nous révéler, au travers de sa parole et non grâce à elle et à son sens latent, les débris d’une expérience catastrophique, subie dans son vécu relationnel précoce à un moment où il était incapable de contenir, et d’élaborer psychiquement ce qu’il éprouvait. Un tel vécu peut laisser des traces symboliques bien entendu, mais ces traces, souvent, ne sont plus que des signes inscrits dans le soma, ou ne laissent deviner leur présence, à qui peut les capter, que par les incohérences et les trous qu’elles provoquent dans le registre de la pensée. Ainsi dans la relation analytique est vécu, en négatif, un drame jusqu’alors indicible. On découvre que tout lien avec un émoi, une situation ou représentation risquant de faire revivre la situation catastrophique originelle est immédiatement brisé, évacué de la psyché, de telle façon que le sujet souffre d’un véritable trouble au niveau de la pensée verbale. Le sujet ne saura pas laisser l’espace nécessaire pour saisir ces pensées inconscientes ; une fois leur ébauche d’affect ou de représentation rejetés hors de lui, il passe bien souvent sans transition à des comportements agis qui masquent le vide laissé par le rejet, et qui, sans doute, assurent aussi une fonction de décharge. La parole peut être, dans ce sens, un agir. Il arrive que ce genre de perturbations s’exprime parfois dans les rêves, mais de tels rêves s’avèrent peu aptes à produire des associations et à mobiliser de l’affect. Voici un rêve de ce style chez un patient chez qui la réalité interne montrait que des fragments en avaient été détruits, ou n’avaient jamais trouvé place dans le registre symbolique. « Je me trouvais dans ma ville natale. Elle est toute petite en réalité mais dans mon rêve elle était immense. Il n’y avait personne. Les maisons vides. Rues désertes. Même les arbres étaient morts… Je me suis réveillé en sursaut. Je crois qu’il y avait d’autres choses, mais je les ai oubliées – à cause de ma femme ! Nous nous sommes disputés violemment pour une bêtise quelconque tout de suite après. » Aucune association ne suivit ce rêve. Le fait de l’avoir raconté était suffisant pour lui faire perdre l’importance qu’il aurait pu avoir pour le patient (rêve qui, du même coup a éveillé chez l’analyste un sentiment d’étrangeté et de tristesse). L’angoisse de l’analysant s’estompait pour ne laisser qu’un vague souvenir. Par contre, la dispute avec sa femme, thème fréquent chez lui, l’emplissait encore de colère… contraste frappant avec la désolation mise en scène dans le rêve. Nous avions déjà pu constater que le patient se sentait « vivant » quand il entretenait des relations teintées d’hostilité avec son entourage. Il se peut que cet analysant révélera l’existence d’un lien entre l’affect dépressif figuré dans le rêve et cette forme de relation à autrui, ce qui renverra, du point de vue économique, à un déni de sa dépression. Que le patient en question ait subi des événements traumatisants dans sa petite enfance ne laisse aucun doute ni pour lui ni pour moi, mais ce vécu psychique ne laisse aucun souvenir non plus. Ce qu’il y a à découvrir ne se trouve nulle part dans le sujet pensant. La « catastrophe » interne qui a atteint sa capacité de penser et d’élaborer ses affects ne peut se deviner qu’au travers de ses actes – actes qui ne sont pas encore traduisibles en pensées et en communication.
Pour certains patients c’est la parole elle-même qui, à l’intérieur de la situation d’analyse devient cet acte, un discours qui ne cherche pas tant à communiquer quelque chose à l’analyste qu’à lui faire éprouver quelque chose, quelque chose qui n’a pas encore de nom, et par quoi il ne veut pas lui-même être saisi. C’est l’analysant qui dira : Pourquoi ne dites-vous rien ? Comment puis-je savoir qu’il y a toujours quelqu’un ? Autant parler à un mur !, etc. Évidemment n’importe quel patient peut se livrer à des réflexions de la sorte mais le névrosé prend pour acquis qu’il s’agit là d’une dimension infantile de lui-même qui fulmine contre les frustrations de la situation tandis qu’un aspect plus mûr questionne cette réaction et cherche à saisir le désir entravé et à comprendre sa signification pour son histoire personnelle. Or les patients dont je parle ne peuvent prendre aucun recul par rapport à ce qui se passe dans la séance. Cette sommation faite à l’analyste de prouver son existence est un signe qui nous dit que l’analysant est aux prises avec une pensée qui se dérobe, laissant à la place un malaise tel qu’il s’accroche à l’analyste pour assourdir le surgissement des émois débordants, pour stopper la chaîne associative, pour mettre un cran d’arrêt au processus analytique. On découvre, dans un deuxième temps, que dans ces moments le sujet est submergé par des sentiments d’angoisse ou de rage tels qu’il ne peut plus penser dans ce contexte. Dans son désarroi il n’est pas sûr d’être accompagné par un autre, vivant, qui l’écoute, et qui le suit dans son aventure difficile.
L’analyste, dans ce genre de relation, a souvent l’impression d’être sollicité sans répit, et en même temps contrecarré dans toute tentative d’interpréter ce qui se dit. Il est, en fait, à l’écoute d’une communication primitive – au sens où l’on pourrait dire qu’un enfant qui pousse des hurlements est en train de « communiquer » quelque chose, pour autant qu’il se fasse une représentation d’un Autre qui l’entend.
A partir de ces prémisses s’ensuivent une supposition et une proposition :
— Il est licite d’inférer, chez les patients qui offrent ce type de communication, l’existence d’une relation précoce traumatisante, ce qui va exiger un maniement particulier de la cure de la part de l’analyste.
— Ce discours-écran, porteur d’un message non élaboré au niveau de la pensée verbale, doit être capté en premier lieu à travers le contre-transfert.
L’analyse n’a pas reconstruit une scène historique mais construit une scène hypothétique, parfaitement cohérente, où des éléments historiques constituent des points d’aimantation qui donnent une cohésion aux fantasmes postérieurs pour se joindre dans la structure imaginaire du fantasme originaire41.
Pour mieux illustrer ce dont il est question, je vais faire appel à un exemple clinique. Ce fragment, vieux de quinze ans, n’est pas des plus parlants pour démontrer ce que je veux mettre en évidence, mais il est le seul dont j’ai pris des notes sur le coup, et à un moment où je ne comprenais plus le sens du discours de ma patiente. Depuis, il m’est souvent arrivé d’entendre le message occulte de telles communications et d’intervenir plus efficacement pour faire redémarrer le travail analytique.
[2]
Annabelle Borne avait quarante-quatre ans et onze années d’analyse à son actif quand elle me fut adressée par un collègue. A la fin d’un unique entretien avec lui Mme Borne lui avait demandé l’adresse d’un analyste femme. J’appris qu’elle avait déjà fait trois analyses ; la première s’était terminée après trois ans sur son initiative : son analyste était enceinte et ce fait lui était insupportable. Elle reprit une analyse avec un homme pour encore cinq ans, expérience qu’elle considère profitable ; alors qu’elle avait jusqu’alors vécu dans une solitude douloureuse, bien qu’elle avait pu avoir, pour la première fois, des relations sexuelles, et se marier à quarante ans avec un homme qu’elle estime beaucoup et avec lequel elle a des échanges intellectuels fort satisfaisants. Déception néanmoins sur le plan des relations sexuelles, avec l’impression que le désir s’évanouit chez l’un et l’autre. En partie pour cette raison, mais aussi à cause d’un sentiment de vivre en marge par rapport aux autres, elle s’adressa à un autre analyste homme qui lui aurait dit, au bout de trois ans d’analyse, qu’elle était inanalysable. (Pour des raisons difficiles à élucider Annabelle demanda à cet analyste de me confirmer par écrit son diagnostic, ce qu’il fit.) Malgré le verdict du troisième analyste, elle désira continuer. Lors de notre deuxième entretien, elle m’expliqua les motifs manifestes de ses premières démarches en vue d’une analyse. Elle ne se sentait pas vraiment vivante, elle trouvait les gens incompréhensibles. A l’âge de neuf ans, elle a été violée par un frère, son aîné de six ans. Pendant de longues années elle a considéré cet événement comme l’explication suffisante de son mal à vivre. Elle sait aujourd’hui qu’il n’en est rien et que les problèmes se situent à l’intérieur d’elle-même. Elle me confia qu’elle avait peu d’espoir de trouver un analyste qui lui conviendrait ; elle n’a pas aimé le docteur X. qui me l’avait adressée et elle ne m’aimait pas plus. Elle me demanda néanmoins de reprendre son analyse avec moi malgré sa méfiance à mon égard. Moi, par contre, je l’avais trouvée sympathique, son histoire m’intriguait et sa franchise m’avait plutôt plu. Quelques mois plus tard, nous commencions notre travail ensemble, tranche d’analyse qui allait s’étendre sur quatre ans.
La première année ne fut facile ni pour elle ni pour moi. Pour elle, parce que rien chez moi n’était à son goût : mon silence l’exaspérait et encore plus mes rares interprétations ; mon décor, mes meubles, mon habillement, mes fleurs suscistaient les plus vives critiques. Quant à l’entourage elle l’accusa de façon générale d’un manque de tact, de prévoyance, de générosité. A la maternelle que fréquentait son petit garçon elle ne rencontra pas la coopération à laquelle elle s’attendait. Nous avons cherché ensemble les raisons de cette répétition désolante tant dans la relation analytique que partout ailleurs. Or, des interprétations qui un jour semblaient ouvrir un chemin prometteur se révélaient le jour suivant stériles ou provoquaient des foudres de dérision chez ma patiente désabusée. J’étais jugée soit indifférente à son mal à vivre, soit incompétente à l’aider et à le comprendre. A une intervention de ma part comme quoi elle me vivait comme une mère décevante qui ne pourrait pas ou ne voudrait pas aider son enfant à comprendre la vie, elle répliqua que je ressemblais exactement au « singe en peluche » de Harlowe (référence aux expériences célèbres de ce chercheur avec les chimpanzés élevés par une mère factice).
Ma patiente m’accusa en outre d’un optimisme mal placé dans mes efforts persistants pour faire avancer notre compréhension de son discours douloureux. Je commençais à croire moi aussi, qu’en tant qu’analyste je ne valais pas plus qu’un singe en peluche compte tenu de l’utilisation réduite qu’elle semblait pouvoir faire de moi. Quelques jours plus tard j’en étais convaincue. Ce jour-là elle trouva une autre métaphore pour exprimer son mécontentement et son insatisfaction à mon égard. Elle avait lu chez Konrad Lorenz que les canetons qui perdent précocement leur mère suivaient tout aussi bonnement une vieille godasse et démontraient à ce substitut monstrueux le même dévouement et attachement qu’ils auraient éprouvés pour une vraie mère. J’étais cette vieille godasse. Je lui dis qu’elle attendait de moi que je devienne pour elle une mère véritable, elle riposta : « Moi, je n’ai jamais attendu quoi que ce soit de qui que ce soit. Mais vous, vous êtes pire que rien. Non seulement je ne vais pas mieux, mais tous mes problèmes continuent et même certains empirent. En plus ça coûte de l’argent, donc toute la famille en souffre avec moi. Sans vous nous pourrions prendre des vacances au soleil. Je viens régulièrement par n’importe quel temps désagréable, et impossible de garer la voiture dans cet arrondissement… J’en ai marre des analystes… Marre de vous, de votre bureau, de vos cheveux blonds. Vous vous foutez totalement de moi… Même pas le cran de me dire que cette analyse ne sert strictement à rien. » Et ainsi de suite pendant quarante-cinq minutes. En sortant elle jeta un coup d’œil maussade sur une cruche pleine de fleurs et éjecta une dernière parole furieuse : « Les gens qui aiment les fleurs devraient être fleuristes – pas psychanalystes ! »
Jusqu’ici l’attitude négative d’Annabelle Borne tout en me fatiguant m’avait aussi poussée à m’interroger sur la technique analytique avec une patiente qui offrait si peu de prise… et pourtant, qui était si mal dans sa peau. Je la trouvais toujours sympathique et je souhaitais découvrir le sens caché de son discours ainsi que la vraie cible de son affect rageur. La séance avait été peu différente de celles des jours précédents mais cette fois son discours me déprima. Son état s’aggravait, sa coopération analytique, jamais forte était réduite à rien ; elle dépensait temps et argent pour peu de résultats et qui plus est, elle m’accusait de manquer de courage pour le lui dire… Plus j’y pensais, plus il me semblait qu’elle avait raison de vouloir interrompre. Pour me débarrasser d’un sentiment de gêne à son sujet je pris des notes sur la séance et je fis un résumé de notre année de travail dans l’espoir de voir plus clair dans son monde insaisissable. Ses parents tels qu’elle les représentait étaient des gens « sans histoire », père fort et admiré, mère artiste, image floue et narcissique. Il y avait bien sûr la question du frère, ce frère de six ans son aîné, qui l’avait violée quand elle avait neuf ans ; elle n’avait jamais osé le dire à sa mère qui adorait cet enfant mâle, ni à son père, parce qu’elle se sentait coupable de cet événement. Ses longues années d’analyse lui avaient appris qu’elle avait vécu le viol comme un inceste avec le père, dont elle désirait, malgré l’efïet de traumatisme, la réalisation par procuration. Il avait été beaucoup question, certes, dans les analyses antérieures de son « envie du pénis » comme cause première de sa rancune et de son mal à vivre. Elle se plaignait amèrement aussi de la nette préférence que sa mère affichait pour le frère, et de la vie facile qu’elle lui imputait. Mais dans son année d’analyse avec moi elle ne m’avait pas fourni un matériel apte à rendre percutantes d’autres interprétations de ce genre : tout semblait centré sur l’impression qu’elle ne pourrait jamais être l’égale de la mère, douée, aimée du père, possédant des attributs secrets. Un souvenir-écran revenait de temps à autre, souvenir qu’elle avait retrouvé au temps de sa première analyse : petite fille de quatre ou cinq ans, Annabelle « voyait » les seins de sa mère, pleins, « une sève verte » débordant de leur mamelon. Ce fantasme-souvenir la remplissait d’angoisse. Ma tentative de lier la sève verte, sève de la vie et verdure de la mort, à ma parole décevante et à tout ce qu’elle attendait ou craignait de moi et de l’analyse, ne nous avait menées nulle part. Ma recherche d’un sens latent à son discours manifeste était ressentie par Annabelle comme une tentative de nier les injustices dont elle avait souffert toute son enfance et celles dont elle souffrait dans sa vie quotidienne. Pour le reste elle rêvait peu, rêvassait encore moins et racontait surtout de l’actuel. Les griefs contre sa mère ne révélaient pas de liens nets avec ses problèmes présents. Sans doute tout ce monde qui la maltraitait occupait maintenant la place du frère, plein de la sève de l’amour maternel, et dont elle-même de toute évidence se sentait privée. Or mes interventions dans ce sens ne trouvaient aucun écho chez elle.
Après avoir fait le tour des questions harassantes que cette analyse suscitait en moi, je décidai, non sans une certaine culpabilité, de lui parler le lendemain d’une éventuelle terminaison de notre travail infructueux. Après tout, pensai-je, je ne serai pas le premier analyste à la trouver « inanalysable ».
Très à l’heure comme toujours, elle s’étendit sur le divan, une expression inhabituelle, presque gaie, sur le visage.
« Je ne me rappelle rien de ce que je vous ai dit hier. Tout ce que je sais, c’est que c’était une bonne séance. J’ai fait énormément de choses après. »
Je m’entendis lui répondre : « Vous ne vous rappelez rien sur notre séance d’hier ?
— Comme je vous le dis, répliqua-t-elle sèchement.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que c’était “une bonne séance”?
— Eh bien, en descendant l’escalier je chantonnais. Cela ne m’arrive pas souvent. »
Envahie toujours par mon impression déprimante concernant cette même séance, je lui demandai à tout hasard si elle avait reconnu la chanson.
« Attendez… oui… c’était : “Auprès de ma blonde, qu’il fait bon, fait bon, fait bon…”. »
Sa référence à mes cheveux blonds, l’ombre d’un souhait libidinal à mon égard, le fait qu’elle s’était sentie si bien après la séance tandis que j’en gardais un sentiment pénible, tout se rassemblait dans mon esprit, ce qui me décida à lui dire que moi, je gardais un souvenir bien net de notre séance de la veille, séance dans laquelle elle avait exprimé colère, déception et irritation. Peut-être espérait-elle que je me sente triste à sa place, afin de pouvoir partir le cœur léger ? Elle s’étonna et répondit : « Eh bien, je crois que c’est vrai ! Mais je ne sais pas pourquoi. Seulement, je me suis souvent dit que j’aimerais vous voir pleurer. »
Je lui posai alors cette question :
« Seraient-ce vos pleurs que je dois verser ? »
Le reste de la séance, Annabelle examina ce fantasme avec une attention insolite en contraste avec son attitude habituelle, d’agacement et de déception. Je constatai qu’en fait Annabelle n’exprimait que fort rarement des sentiments dépressifs, et il m’apparut pour la première fois que son discours de mécontentement, en dépit de son contenu, était essentiellement dépourvu d’affect.
La nuit suivante, elle fit un rêve : « On m’amène dans une sorte de tombereau à un poste de police. Une grande pancarte annonce que “Mme Lumière est recherchée pour meurtre”. (Ce nom onirique se révéla être un anagramme du nom de la mère de la patiente.) On me pousse dans un long corridor, vaste comme un hôpital. Je suis petite dans un grand lit à barreaux. En y allant, je jette furieusement des morceaux de coton hydrophile hors du lit. »
« Mme Lumière » est associée par Annabelle à l’analyste qui est censée « éclairer ce qui est ténébreux », avant d’être reliée au nom de la mère. Quant aux morceaux de coton, elle se rappelle qu’on disait d’elle, enfant, qu’elle ne pleurait jamais lorsque sa mère, qui s’absentait souvent, laissait la petite fille de longues heures seule avec des boules de coton hydrophile qu’elle suçait frénétiquement.
« Où était-elle ? Je n’avais pas de mère ! »
Pour la première fois dans cette analyse, Annabelle, petite fille sans larmes, éclata en sanglots : elle allait pleurer tout au long des mois à venir.
Survivre est facile. La chose dure, c’est de vivre.
Annabelle Borne.
Je laisse de côté les chaînons d’associations, les bribes de souvenirs et les fantasmes qui nous ont permis de découvrir en Annabelle Borne une enfant abandonnique, catastrophée, aux prises avec une imago puissante sur fond d’absence ; mère-sein en coton hydrophile et pour laquelle aucun autre objet transitionnel ne semble être venu prendre le relais. L’introjection et l’identification à une mère soignante et aimante s’étaient arrêtées en ce point, privant ma patiente de la possibilité d’écouter ses besoins, d’être une mère pour elle-même. Découvrir dans l’analyse les moments où Annabelle Borne, nourrisson avide et rageur, occupait toute la scène de sa vie intérieure, et mettre cette enfant en détresse, en communication avec Annabelle Borne, l’adulte, nous a occupées pendant trois ans.
Si ces deux séances m’ont ouvert un chemin qui allait me permettre de comprendre la façon de penser, et surtout d’éviter de penser, de cet analysant et de saisir les nuances de sa relation intérieure à elle-même (comme de sa relation aux autres), il n’en était pas de même pour elle. Elle me dira plus tard que les deux années qui ont suivi cette phase de l’analyse l’ont exposée à une souffrance dont elle ne soupçonnait même pas l’existence : cette souffrance allait l’amener à un changement profond qu’elle qualifiera de « renaissance ». Ajoutons que la souffrance de ces années fut partagée et m’obligea à un travail parallèle d’élaboration de mon propre transfert envers elle. J’avais à repérer mon rôle à travers les trous du discours, dans l’envers des affects réprimés et des représentations forcloses, rejetées à l’extérieur. Et je n’étais nullement à l’abri de sentiments exaspérés à son égard, surtout quand elle cherchait systématiquement à dénigrer et à détruire le sens de toute intervention qui aurait pu illuminer, tant soit peu, son vécu minéral d’isolation et de douleur. En analysant ma propre perplexité je suis arrivée à comprendre qu’Annabelle se sentait humiliée par chaque découverte et par chaque tournant de son voyage analytique. En revanche, je n’étais plus perdue avec elle dans cette aventure. Mon silence quasi constant pendant notre première année de travail avait reproduit à mon insu l’image de la mère absente, imago à la fois évanescente et persécutante. C’est pourquoi Annabelle, avec la demande vorace d’un nourrisson, me refusa le statut d’un sujet séparé, doté de sentiments propres, ayant droit à des pensées indépendantes des siennes, ayant, éventuellement, des préoccupations autres que ma seule relation avec elle. Cette compréhension a rendu possible d’analyser son utilisation des défenses projectives, ainsi que leur effet d’amortissement sur sa capacité de penser plus loin cette plaie à vif qu’était sa vie. Au lieu d’évacuer sur-le-champ chaque affect pénible pouvant surgir dans les séances, elle pouvait maintenant les contenir pour les élaborer et les rendre en discours. Pendant trois ans nous avons (re-)construit patiemment et péniblement la vie désertique du bébé Annabelle. L’analyste-vieille-godasse dont on ne saurait se défaire, singe-en-peluche aux seins secs dont on ne pourrait se nourrir, est devenue un objet de transfert, cible de tous les souhaits infantiles archaïques. Chaque objet qui m’entourait, chaque pas dans ma maison, chaque signe, fût-il des plus minimes, qui indiquait la présence d’autrui, surtout d’autres malades, chaque meuble, chaque vêtement, chaque fleur, tout soulevait des tréfonds d’elle-même, comme dès le début, une rage qui lui semblait non seulement douloureuse mais impossible à contenir. Il nous a fallu à toutes les deux bien du temps pour sonder le puits de haine qui se dissimulait derrière la façade de ses provocations d’antan. « Vous ne pouvez pas imaginer jusqu’à quel point je suis envieuse de vous ; jusqu’à quel point je voudrais vous déchirer, vous dénuder, vous faire souffrir. »
Malgré le fait que mon existence en tant qu’être séparé, en tant qu’image idéalisée, était pour elle un supplice et une blessure narcissique, je faisais maintenant partie de son vécu analytique ; je n’étais plus un simple réceptacle pour tout ce qu’elle avait de trop lourd à contenir, pour tous les objets défaillants dont je devais porter le masque. Nous en sommes venues à comprendre qu’en fonction des mécanismes archaïques qui étaient les siens, elle se sentait constamment persécutée par moi, comme par tout le monde. Mais ni elle ni moi ne l’avions su. Elle avait atteint, pourrait-on dire, un état de désespoir si total qu’il était devenu indolore.
Tout ce dont il était question à cette étape de son analyse, tout ce qui la harcelait, la déchirait, pourrait s’exprimer en faisant appel au concept kleinien d’Envie : émoi qui – à l’encontre de la jalousie dont l’enjeu est le triomphe sur le rival – cherche la destruction de l’objet supposé de l’Autre. A la lumière de ce concept, l’événement du viol incestueux a pris une signification nouvelle ; elle possédait afin de le détruire l’objet privilégié de la mère. Pour ce faire, elle avait trouvé une solution non pas psychotique mais érotique. Annabelle en est venue à révéler des fantasmes masturbatoires où elle imaginait son frère immobilisé pendant qu’elle se livrait à des supplices variés sur son sexe, et ainsi au contrôle de la jouissance qu’elle lui supposait dans cette scène. L’objet-frère était protégé de sa haine car cette jouissance était compulsivement recherchée par des attaques infligées à son propre corps. Le jeu érotique servait également à afficher et à dénier en même temps son désir sexuel pour son frère, et ce faisant, à maîtriser l’expérience traumatique. C’était maintenant elle, le metteur en scène et le meneur de jeu, l’agent et non la victime de ce viol ressenti comme une castration. Les désaveux contenus dans sa création érotique allaient de l’oblitération de la scène primitive mère-fils, dont elle était exclue, à un déni de sa propre identité féminine. Une partie clivée de son être n’avait jamais assumé son sexe. Quand les filles au lycée parlaient des règles, elle se moquait d’elles. « Je savais que cela ne m’arriverait pas, que je n’étais pas comme elles. Quand j’ai saigné lors de mes premières règles, je crus que c’était dû à la masturbation. J’ai caché l’événement pendant deux mois. »
Quant à la problématique contenue dans les jeux sexuels, il ne s’agissait guère de l’envie de pénis tel que le concept freudien l’entend, mais d’une attitude avide et destructrice dont les racines étaient à chercher non pas dans la différence des sexes mais dans la préhistoire de l’enfant Annabelle : la sève verte des seins maternels inaccessibles dévoilait ici son rôle. Le jeu affiché de la castration du frère, devenu supportable grâce à l'érotisation42, cachait un autre souhait, celui de contrôler et de détruire en fantasme les seins maternels, afin de prendre possession de leur sève verte. Frère et père, symboliquement représentés comme les compléments phalliques de la mère, étaient fantasmés régressivement comme le contenu de ses seins.
Sans sexe, sans sève, sans savoir sur les choses de la vie, Annabelle Borne vivait une dépression inélaborée, pauvrement compensée par une forme de relation et de communication avec les autres qui était un agir constant plutôt qu’un échange symbolique. Dans son effort de me communiquer son mal à vivre, elle pouvait parler pendant des semaines de la dureté de la vie. Ce mot revenait sans cesse. « Voilà ce que je sais à présent : je n’ai jamais été un seul instant bien dans ma peau, jamais un instant confortable dans la présence des autres. C’est dur, dur ! Manger, marcher, aller au cabinet, faire l’amour – c’est dur. Pourquoi je n’ai pas le secret ?
Dites ! » L’analyste-sein, mère-univers, avait survécu trois ans malgré les coups de l’enfant endolorie, certes j’étais enfin un sujet pour elle, mais je restais une image toute-puissante qui détenait le secret de la jouissance de la vie, la projection idéalisante attendant toujours d’être analysée. Le moment vint. « Pourquoi êtes-vous si dure ? Vous vous moquez de moi en attendant comme ça que je trouve tout, toute seule. » Je lui dis que je ne possédais pas le secret tant attendu, et j’ajoutai, ce qui était aussi vrai, que depuis quelque temps j’étais découragée ; qu’elle faisait manifestement de son mieux pour me communiquer son insatisfaction actuelle ; sans doute était-ce une défaillance de ma part de ne pas pouvoir la saisir et lui rendre son sens originel. Cette intervention déclencha un effet de sidération. Que l’analyste puisse faillir à sa tâche supposée d’être omniscient, (muni d’un savoir-fétiche dont il faudrait, en fin d’analyse, s’emparer), n’avait jamais effleuré l’esprit d’Annabelle pendant quinze ans d’analyse : cette découverte a inauguré la dernière phase de son analyse avec moi. La « mauvaiseté » de l’objet idéalisé, et l’exploration de ses mécanismes projectifs lui a permis le travail de deuil que représentait pour elle la nécessité de renoncer à sa propre demande d’être toute-puissante afin d’être délivrée de toute frustration face à la « dure » réalité extérieure ou intérieure !
Annabelle put enfin commencer à s’occuper de l’enfant désespérée et bafouée qu’elle portait en elle ; elle commença à comprendre que tout détruire n’était pas la seule issue pour sa voracité, pour sa rage envieuse. Elle pouvait aussi bien produire… des solutions, qu’elle seule saurait trouver. Ainsi, elle put, pour la première fois, s’occuper de son corps, de sa santé, de sa vie amoureuse, de son travail professionnel, tout ce qu’elle avait laissé jusqu’ici aller à la dérive. Dans une de nos dernières séances, elle me confia qu’elle avait semé au printemps des graines de fleurs. A son étonnement, toutes avaient fleuri.
Quelques années plus tard, Annabelle Borne m’envoya un très beau livre traitant du domaine artistique qui était le sien, et dont elle était l’auteur. Dans sa dédicace elle attribua à la psychanalyse la découverte que « vivre, c’est créer ».
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On pourrait explorer maints aspects de ce genre de travail analytique. Je me limiterai à poser deux questions : comment peut se faire entendre à travers la parole utilisée tout ce qui chez le patient échappe à la symbolisation verbale ? Quelle utilisation l’analyste peut-il être amené à faire de l’effet contre-transférentiel que suscite un pareil discours afin de rendre l’indicible communicable ?
La communication primitive
Nous avons vu que la parole d’AnnabelIe Borne avait perdu en partie sa visée communicative dans le discours analytique. Il ne s’agissait plus d’associations libres sauf dans un sens limitatif. Le fait d’avoir pu révéler à la patiente une certaine incongruité entre le contenu de son discours et l’affect éprouvé a permis à cette forme de verbalisation de devenir significative et de déceler une forme de relation qui avait pour complément fantasmatique le désir de faire éprouver à l’autre un vécu affectif qu’elle-même ne pouvait ni contenir ni élaborer. Ont pu ainsi trouver accès dans sa psyché une expérience affective et des souvenirs jusqu’alors désavoués. Il ne s’agissait pas du refoulé ; la suite de l’analyse nous a appris que toute ébauche de pensées ou d’affects pénibles était aussitôt pulvérisée comme s’ils n’avaient jamais existé. Néanmoins les débris de cette élimination psychique avaient pour effet d’altérer la relation à l’autre et la communication avec lui.
Ceci ne veut nullement dire que les thèmes choisis par Annabelle Borne pour meubler le silence de ses séances ne communiquaient aucune vérité en soi. Il était évident que derrière le vécu persécutif, la problématique de l’Envie était au premier plan, mais elle était inanalysable tant que la dépression liée à son vécu privatif inavoué et la haine qui était son corollaire ne pouvaient pas être liées à des représentations afin d’être reconnues. Son discours « désaffecté » était, à la limite, sans intérêt pour elle. Le bénéfice inconscient en était la protection de ses objets internes contre sa destructivité, et par là même, le maintien, dans sa vie quotidienne, d’un contact continu avec les objets externes malgré l’insatisfaction éprouvée. Le prix payé, en sus de son mal à vivre, était la paralysie de sa capacité de penser sa problématique, donc de combler ses besoins, de réaliser, voire même, de posséder des désirs. A la lumière de tout ce que nous savons sur le processus analytique et sa relation fondamentale à la parole, comment définir la fonction de ce discours-écran, que je qualifie de communication primitive, comment comprendre son rôle dynamique et économique, dont nous avons donné quelques aperçus ?
L’association libre, règle dite fondamentale, dépend de la verbalisation des pensées : verbalisation nécessaire pour déclencher un processus analytique, qui exige une possibilité de communication relativement intacte chez les deux partenaires en présence. Cependant, l’efficacité de la parole pour communiquer des idées dans n’importe quelle relation intersubjective n’enlève rien au fait que ses limitations sont tout aussi éclatantes. Qui plus est, la situation analytique avec sa mise à l’écart des conventions habituelles du dialogue risque de révéler des difficultés de verbalisation qui passent inaperçues dans la vie quotidienne. Le protocole analytique favorise également la mise en évidence d’utilisations de la parole autre que la seule communication des pensées et des affects. On peut supposer que la visée première de la communication verbale est de transmettre certaines informations à l’interlocuteur, mais c’est loin d’être toujours le cas. Communiquer (du latin communicare : rendre commun ; être en relation avec) reprend par moments tout son sens originel d’un acte destiné à garder un contact, un lien, avec l’Autre. La fonction symbolique qui consiste à informer quelqu’un de quelque chose peut devenir secondaire.
La communication chez des patients comme Annabelle diffère en essence du discours manifeste du névrosé, lequel renvoie de par le jeu de l’association à la découverte d’un autre discours, d’une autre scène. Le discours voilé, la scène dissimulée existent évidemment aussi dans le genre de communication analytique qui nous occupe ici, mais c’est la parole en tant qu’acte, cherchant à atteindre, à agir sur celui qui écoute, qui devient la visée de toute communication avec lui, ce qui rend inopérante l’association libre. Il s’agit en premier lieu d’une décharge des tensions douloureuses par la voie d’une parole dont la visée occulte est avant tout de partager ce qui est encore indicible : parole qui tend vers la communion du vécu plutôt que vers la communication des idées : demande d’être entendu plutôt que d’être écouté.
Cela pose bien sûr la question de la place qu’occupe l’Autre, le réceptacle de cette demande informulable parce que jamais formulée, demande réduite à un cri de détresse. A un premier niveau c’est une demande d’être compris par des signes : être deviné, c’est le droit de tout enfant. On « demande » quand on n’a plus simplement des besoins, quand on sait qu’il y a un Autre, séparé de soi, qui écoute et qui saura répondre. Malgré la satisfaction qu’apporte le fonctionnement psychique symbolique, il reste vrai que le fait d’être obligé de parler son désir est une blessure narcissique profonde. Pour certains la fusion, forme archaïque de l’amour, reste seule valable, et la séparation devient une forme de punition. Ce sont des enfants qui n’ont jamais appris à communiquer véritablement avec autrui, indice d’un environnement précoce chaotique où le refus et la frustration n’ont pas trouvé leur complément de gratification et la prime d’individuation. Les patients tels qu’Annabelle n’osent pas affronter des déceptions ; se servir des autres afin d' externaliser le drame intérieur fait partie d’un système de survie. Le sujet se trouve en perpétuité poussé à manipuler le monde pour le rendre conforme à ce qu’il peut se permettre d’anticiper. Son commerce avec son monde est destiné à lui fournir la preuve de l’inéluctabilité de ses conclusions le concernant. Il y a plusieurs façons de théoriser ce genre de relation à autrui et le dialogue qui en est son support dans la relation analytique : en termes d’angoisse persécutive et d’identification projective (Klein) ; du besoin du sujet d’utiliser les autres comme des contenants (Bion) ; de la nécessité de s’y accrocher afin de récupérer des parties perdues de son « soi-objet » (Kohut) ; de la lutte pour le maintien de l’intégrité narcissique (Grunberger, Kernberg)… et j’en passe.
Hors de toute communication avec eux-mêmes ces analysés ne peuvent pas se reconnaître, pas plus qu’ils ne peuvent reconnaître ce que sont les autres. La lutte contre les fantasmes et les affects archaïques est doublée d’une lutte contre la réalité extérieure. Nourrissons rendus autonomes avant terme, ils doivent tout maîtriser pour parer au danger du dedans comme du dehors. A leur insu, ils fonctionnent avec un modèle de la relation humaine dans lequel la séparation avec l’Autre n’étant pas compensée par des objets internes protecteurs doit être refusée avec acharnement. Ajoutons qu’un tel nourrisson somnole dans les zones frontières de la personnalité de tout un chacun. Le névrosé découvre cet enfant avec surprise cependant que les patients plus traumatisés par leur vécu infantile font d’une telle recherche leur demande analytique, demande dont la signification leur reste inconnue.
L’analyste se trouve à l’écoute d’autre chose que le refoulé névrotique dès qu’il s’agit de cette partie de la personnalité régie par des mécanismes primitifs : désaveu, clivage, retournement contre soi ou rejet hors de soi de tout ce qui risque d’être source de douleur psychique. Mais comment écouter cette couche de la psyché ? Peut-on franchir véritablement le seuil du refoulement originaire ? Retrouver ce qui est forclos du monde du souvenir et de l’élaboration symbolique ? Dans la mesure où ce qui est rejeté et non pas refoulé fait partie de la vie actuelle et agie du sujet il est possible, selon nous, dans des cas privilégiés d’entendre et d’interpréter.
L’oreille analytique peut être alertée par des signes variés : par une discordance entre le contenu et l’affect comme dans le cas ici cité ; chez d’autres par le manque de ces liens associatifs décrits par Jacobson43, liens de la similitude et de la contiguïté qui, d’ordinaire, marquent la trame du discours ; peut manquer également l’association en tant qu’einfall, dont le surgissement est révélateur d’un lien invisible entre conscient et inconscient. Une sémiotique du discours analytique, recherche encore tâtonnante, reste toujours à faire. Cependant cette communication non associative, dépourvue d’affect, discordante, « vide », produit chez l’analyste l’effet d’un « trop-plein » qu’il importe d’« écouter ». Dans leur impulsion pour maintenir un lien agissant avec l’interlocuteur ces analysés ne se racontent pas, de même le sujet de ce discours-écran ignore l’effet de sa parole comme il ignore le fait que l’Autre risque d’agir à son tour ; il reste en quelque sorte fondu avec l’Autre. Ne s’attribuant pas le statut d’un sujet distinct et autonome, il ne peut pas accorder à l’Autre ce droit fondamental à être. Dans l’impossibilité de communiquer avec des parties importantes de lui-même, il traite l’Autre comme une partie de lui-même : ce sera cette forme de relation qui se répétera avec l’analyste.
On constate dans ces cas des mouvements de transfert qui ont peu en commun avec la relation transférentielle qui se noue entre le sujet névrotico-normal (pour qui la psychanalyse a été inventée) et la représentation qu’il se fait de l’analyste. Ce dernier se trouve confronté à ce qu’on pourrrait dénommer un transfert fondamental, transfert originel qui cherche à annuler la différence entre l’être et l’Autre, tout en craignant parallèlement une fusion mortifère. Pour rendre mobile ce lien archaïque, il serait nécessaire que la séparation vécue comme mort psychique devienne signe de désir, d’identité, de vie.
Ce discours-symptôme peut renvoyer à une gamme étendue de perturbations psychiques. Les signes brièvement évoqués ici pourraient être considérés comme des manifestations à minima de ce qui spécifie la communication psychotique ; de fait, ce genre de verbalisation doit être distingué de cette « maladie de la parole » dont témoigne le discours du psychotique. Annabelle Borne, pour ne parler que d’elle, n’a pas inventé une grammaire personnelle44 : à aucun moment le mot ne fusionnait avec son réfèrent pour devenir un objet-symbole. Par contre, elle maintenait dans une couche profonde de son être une forme de relation dans laquelle l’image de l’Autre était fusionnée avec son image propre… faute d’une représentation stable de la séparation avec l’Autre le sujet risque toujours de parler un espéranto individuel.
Cette langue privée cherche en quelque sorte à restaurer l’unité mère-enfant qui rend la communication symbolique superflue. En ce sens la capacité de l’analysé de se faire comprendre à mi-mot et de l’analyste de l’entendre ne diffère pas de la communication entre la mère et le jeune enfant. Ce qui est incompréhensible pour les autres est langage pour la mère. Mais cela ne veut pas dire, comme l’ont soutenu certains défenseurs de l’anti-psychiatrie, que la communication psychotique soit une communication verbale comme une autre. Le fait que quelqu’un la comprenne ne suffit pas à justifier une telle conclusion.
Le rôle du contre-transfert
Comment l’analyste reçoit-il ces « pseudo-communications » où l’analysant cherche moins à « donner forme », à informer l’autre qu’il ne cherche à agir sur lui ? Comment l’analyste arrive-t-il à repérer cette utilisation de la parole qui a pour effet de débarrasser le sujet d’une situation intrapsychique pénible ? Eh bien, au début il ne les reçoit ni ne les repère. Il est difficile d’entendre ce qui n’est pas là, puisque forclos du discours, comme de l’inconscient. Dans un premier temps l’analyste est « affecté » par les signes dont la parole du patient est imprégnée plus qu’il n’est informé par ses associations malgré leur résonance inconsciente, affecté également par certains indices sensorio-moteurs captés de façon subliminale. Les émois suscités chez l’analyste par ces infiltrations primitives contiennent déjà en puissance une interprétation éventuelle. Bien que l’analogie ne saurait être poussée très loin, l’analyste en ces moments est placé dans la situation de la Mère qui devient capable d’écouter les cris et les signaux de détresse de son enfant et de les traduire en langage prenant ainsi le rôle de son « appareil à penser ». Tout ce que l’enfant va comprendre de ce monde, comme de son vécu pulsionnel interne, ne s’organisera qu’en fonction d’elle. La visée de l’analyste ne va pas si loin, mais s’il espère rendre audible l’affect étouffé, rendre dicible le fantasme archaïque, il doit être prêt à contenir ce débordement, à élaborer ce vécu inexprimable. Il est possible que « l’écoute » de ce qui a été soumis au refoulement primaire ne puisse être transmise autrement qu’au travers de tels « signes ». Tôt ou tard l’analyste se rend compte que son fonctionnement analytique est entravé avec ces analysants. Il s’agira alors pour lui de reconnaître et d’élaborer les affects suscités par la communication du patient (affect dont une partie seulement vient du contenu de la communication) au fur et à mesure que des sentiments de gêne, d’attention fuyante, voire d’irritation ou d’ennui, trouvent accès à son conscient. Malgré le côté leurrant si connu du contre-transfert, je suis obligée de supposer ici que ces émois ne sont pas l’unique reflet des conflits inconscients de l’analyste. J’ajouterai encore ceci : tant que l’analyste persiste à ne repérer que les chaînons d’associations, à suivre les fils significatifs du discours, en appliquant fidèlement la grille de décodage héritée de sa formation, et quelle que soit la grille privilégiée, le processus analytique sera bloqué de par la résistance du contre-transfert.
Ainsi le travail analytique avec Annabelle a-t-il été arrêté par ma propre surdité, jusqu’au moment où j’ai pu lui dire qu’elle ne cherchait pas tant à me communiquer ses pensées qu’à me faire sentir triste et impuissante. Quand elle a intégré pour ainsi dire ses propres pleurs, nous avons pu écouter ensemble l’enfant triste et impuissante tapie au fond d’elle-même.
Une dernière observation concerne le rôle imagoïque que l’analyste vient à jouer, à son insu, avec des patients qui portent les séquelles d’un vécu précoce perturbé.
En général l’écoute analytique, flottante comme celle préconisée pour les analysés, facilite la visée de l’analyste de capter le sens latent de ce qui se dit et l’affect que, bien souvent, le contenu du discours ne révèle pas. De son côté, l’analysant introduit dans son monde interne, parmi ses autochtones propres, une représentation de l’analyste pour en faire un objet de son Moi – objet constitué toutefois différemment des autres objets internes. L’analyste y séjourne en tant qu’immigrant, issu d’un sol autre ; ce sera vers cette représentation que seront attirés les émois, les désirs et les interdictions associées d’abord aux habitants originaires. La force de l’image transférentielle découle du fait que l’analyste possède à la fois le statut d’un objet réel et celui d’un objet imaginaire. Par sa parole et par son silence l’analyste infléchit et canalise, qu’il le veuille ou non, l’expression transférentielle de ses patients. Aussi son silence comme ses interprétations deviennent-ils les manifestations privilégiés des passages à l’acte du psychanalyste.
Si pour le névrosé le silence est une promesse, un appel au désir et l’interprétation la relance du discours dans une tentative de mesurer la distance qui sépare l’analyste comme sujet de celui qui est l’objet du transfert, chez les autres patients, ceux pour qui le besoin d’exister envahit tout entier le champ du désir, aucun espace entre l’analyste réel et l’analyste imaginaire ne peut être préservé. On ne peut pas faire le deuil d’un objet dont on n’a jamais reconnu la perte : dès lors la parole interprétative risque de perpétuer les incompréhensions et les distorsions mutuelles des premiers échanges verbaux entre mère et enfant. Le silence, au lieu de laisser un espace potentiellement créateur, s’ouvre sur le silence de l’inconscient, la mort psychique, le néant. Mais parce qu’il y a aussi bien souvent éjection bruyante de tout ce qui est tu, ce message-en-acte peut être entendu quand il se présente à l’intérieur de la relation analytique. Dans ces cas, il est parfois possible d’arrêter cette hémorragie psychique que constitue la décharge continuelle dans l’agir et de rendre le sujet accessible à l’aventure psychanalytique. Nous examinerons plus loin, dans le chapitre suivant, le rôle de l’économie narcissique dans ce genre de structure psychique.
39 D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse. Traduit de l’anglais par J. Kalmanovitch, Payot, 1969.
40 Voir plus loin à ce propos le chapitre x.
41 S. Viderman, La Construction de l’espace analytique, Denoël, 1970.
42 Voir le chapitre II.
43 Roman Jacobson, Selected writings, Mouton, La Haye, 1962.
44 Concernant cette « invention » nous renvoyons le lecteur au concept de « pensée délirante primaire » proposé par P. Castoriadis-Aulagnier, in La Violence de l’interprétation – Du pictogramme à l’énoncé, P.U.F., Paris, 1975.