Chapitre IV. Inconscient et sexualité

 

Symptômes névrotiques, rêves, voire certains aspects de nos conduites quotidiennes, manifestent donc l’irruption, dans la vie consciente, et d’une manière indirecte, de ce que Freud préfère dénommer à partir de 1905 des « pulsions » refoulées, c’est-à-dire auxquelles une fonction de « censure » refuse le droit d’une représentation directe et consciente. Le terme allemand Trieb (de trieben, pousser) que l’on traduit par « pulsion » désigne des forces ou énergies, s’exerçant au plus profond du sujet. Freud, dans le cours de ses œuvres, parlera de pulsions d’agression, de destruction, d’emprise, mais aussi de pulsions d’autoconservation, de pulsions partielles (orales, anales, etc.).

L’inconscience qui caractérise ces pulsions est donc directement liée au conflit qui les oppose au moi et à la censure. Quelle est la nature des motivations qui sont ainsi rejetées ? Les quelques exemples de symptômes oniriques que nous avons donnés laissent à entendre que des éléments d’agressivité peuvent les caractériser. Mais, selon Freud du moins dans ses premiers ouvrages l’agressivité n’est qu’un phénomène secondaire, un aspect de l’exercice d’un groupe de pulsions vaste et qui domine, en un sens, la vie de l’individu, le groupe des pulsions sexuelles ou libido. La conviction de Freud, sur ce point, fut le résultat de l’investigation analytique elle-même. Dans la plupart des cas, les souvenirs pathogènes que les malades retrouvaient avaient trait à des événements intéressant leur vie sexuelle. Ce que la résistance recouvrait, c’était, en règle générale, l’expression de détails ayant, à un moment donné, intéressé leur vie et leurs désirs intimes. Aussi, Freud considéra comme de nature sexuelle les éléments psychologiques refoulés, et vit dans l’inconscient proprement dit le produit de refoulement d’ordre sexuel. « À cette découverte, dit-il dans Ma vie et la psychanalyse, mon attente n’eut aucune part, j’avais abordé l’examen des névrosés dans un état d’ingénuité complète. »

D’autre part, abstraction faite pour certaines névroses réagissant à des troubles actuels de la sexualité, l’analyse ramenait toujours à des périodes très précoces de la vie du malade, et même aux premières années de l’enfance. Il se révéla que les événements traumatisants dont les souvenirs reparaissaient grâce à la méthode associative et à la dissolution des résistances avaient eu lieu très tôt dans l’évolution psychologique menant à la vie adulte. Bref, les conflits pathogènes étaient, à leur formation, des conflits issus de la sexualité infantile ; des conséquences de certaines expériences infantiles ayant trait à la vie sexuelle. C’est ainsi que Freud fut amené à étudier la sexualité de l’enfant, et son évolution.

I. Théorie de la sexualité

1. Les premières phases

Il peut, certes, paraître étrange de parler de sexualité chez l’enfant. C’est que, pour l’opinion commune, le terme « sexuel » renvoie à la sexualité adulte, à caractéristiques bien définies. Mais Freud n’hésite pas à parler de l’activité sexuelle de l’enfant, voire du bébé, parce qu’il élargit le sens du mot. L’investigation analytique en effet, lui ayant donné à penser que la sexualité adulte se compose d’un ensemble de pulsions partielles le plus souvent agrégées, mais parfois dissociées (par exemple dans les cas de cruauté et de sadisme), il lui apparut convenable de considérer la fonction sexuelle comme se constituant petit à petit, à travers plusieurs phases d’organisation, jusqu’à ce qu’enfin elle se mette au service de la reproduction. Les pulsions partielles qui, s’agrégeant, formèrent la sexualité dans sa forme dernière, sont aussi « sexuelles » que l’instinct une fois formé. Primitives, infantiles, elles sont le premier pas de la sexualité, elles en constituent les premières phases.

Quelles sont ces phases ? Signalons tout d’abord un point de terminologie : Freud propose d’employer le terme libido pour signifier la « valeur dynamique » des pulsions sexuelles, infantiles ou adultes.« Analogue, dit-il, à la faim en général, la libido désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct sexuel, comme la faim désigne la force avec laquelle se manifeste l’instinct d’absorption de la nourriture. » Évolution de la sexualité et évolution de la libido signifient donc la même chose.

Dans cette évolution, Freud distingue deux périodes infantiles précédant la puberté. Jusqu’à six ans environ, une période de première enfance, que caractérisent les efflorescences variées de la libido ; puis une période de latence, que caractérise une grande activité des barrières psychiques de répression, des « digues », selon l’expression employée dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905).

Durant la période de prime enfance, la sexualité passe par trois phases, mettant en jeu une activité sexuelle dont les buts sont différents (Freud appelle « but » d’une pulsion le genre de satisfaction qui lui est essentielle) ; ces trois phases sont :

En premier lieu, la phase orale, liée au plaisir de sucer, qui est le plaisir dominant du nourrisson. Pour Freud, ce plaisir est sexuel, et « l’acte qui consiste à sucer le sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l’idéal jamais atteint, idéal auquel l’imagination aspire dans les moments de grand besoin et de grande privation… ».

En second lieu, la phase sadique-anale, simultanée et successive à la première : ici, c’est le plaisir ressenti à la satisfaction de certains besoins organiques qui est le but de la libido.

Enfin, la phase génitale, caractérisée par l’intérêt que prend l’enfant pour ses propres organes génitaux.

On remarquera que l’objet sur lequel se fixe la libido pour obtenir satisfaction est, à l’origine, un objet extérieur (le sein maternel), puis le corps lui-même de l’enfant. Il y a donc passage primitif d’un hétéroérotisme à l’auto-érotisme. Mais l’hétéro-érotisme ne tarde pas à faire sa réapparition, en même temps que s’éveillent les représentations psychiques de la puberté. Il est d’ailleurs normal que la libido, au terme de son évolution, choisisse un objet extérieur au lieu de rester repliée sur elle-même (narcissisme, ou amour du moi).

Or, avant d’atteindre à son objet normal, la libido passe nécessairement, un peu avant la période de latence, par une orientation incestueuse correspondant au complexe d’Œdipe.

2. Le complexe d’Œdipe

Selon la légende grecque, Œdipe avait été voué par le destin à tuer son père et à épouser sa mère. C’est pourquoi Freud donne le nom de complexe d’Œdipe à la concentration sur la mère des désirs sexuels du petit garçon, parallèlement à un développement de sentiments obscurs de jalousie vis-à-vis du père. Amour pour la mère, hostilité pour le père, telles sont donc les deux composantes du complexe d’Œdipe, véritablement inféré par Freud à partir de l’analyse associative. Par l’observation directe, signale-t-il aussi dans L’introduction à la psychanalyse, « on voit facilement que le petit bonhomme veut avoir sa mère, pour lui tout seul, que la présence du père le contrarie, qu’il boude lorsque celui-ci manifeste à la mère des marques de tendresse ». L’attitude de la petite fille est tout à fait identique, quoiqu’il faille renverser les termes. « La tendre affection pour le père, le besoin d’écarter la mère dont la présence est considérée comme gênante, une coquetterie qui met déjà en œuvre les moyens dont dispose la femme, forment chez la petite fille un charmant tableau qui nous fait oublier le sérieux et les graves conséquences possibles de cette situation infantile. »

Selon Freud, chacun passe par ce complexe, d’une façon plus ou moins vive ou obscure, apparente ou cachée. Se rattachent à l’Œdipe : le complexe de castration, lié, chez le garçon par exemple, à la crainte que le père, inconsciemment haï, n’exerce des représailles dangereuses ; le complexe fraternel lié à l’accroissement de la famille : les aînés sont jaloux des nouveaux venus qui menacent de les frustrer en partie de l’affection des parents, laissent transparaître vis-à-vis de leurs cadets une sorte de haine, jusqu’au jour où le petit garçon reporte de sa mère sur sa sœur la fillette de son père sur son frère le besoin d’affection qu’il porte en lui.

3. Période de latence et puberté

Freud a écrit : « L’enfant est un pervers polymorphe. » Cette expression, qui a parfois surpris, signifie simplement le caractère non unifié et, d’un certain côté, a-moral des tendances infantiles, tour à tour et à la fois sadiques, incestueuses, hostiles, etc. Vers six ans environ, le développement de la libido subit un temps d’arrêt, durant lequel s’efface graduellement le souvenir des tendances et des événements de la première enfance. Les complexes qui se rattachent à la situation oedipienne se liquident progressivement. Des formations réactionnelles, des digues se créent, qui ont pour résultat de refouler les désirs infantiles et d’en détruire le souvenir. La pudeur inhibe alors certaines tendances exhibitionnistes, le dégoût détourne des fonctions organiques, le développement de la sympathie réfrène les tendances sadiques, etc.

Enfin, avec la puberté, la libido reprend un nouvel essor : crise décisive, dont l’issue détermine l’orientation ultérieure de la vie sexuelle. Cette orientation dépend, bien entendu, des avatars divers qui marquèrent les tendances infantiles, de leur force et de leur répression, et en particulier des modalités de la résolution du complexe d’Œdipe. « À cette époque, l’homme se trouve devant une grande tâche qui consiste à se détacher des parents, et c’est seulement après avoir rempli cette tâche qu’il pourra cesser d’être un enfant pour devenir membre de la collectivité sociale. La tâche du fils consiste à détacher de sa mère ses désirs libidineux pour les reporter sur un objet réel étranger, à se réconcilier avec son père, s’il lui a gardé une certaine hostilité, ou à s’émanciper de sa tyrannie lorsque, par réaction contre sa révolte enfantine, il est devenu son esclave soumis. Ces tâches s’imposent à tous et à chacun, et leur accomplissement réussit rarement d’une façon idéale, c’est-à-dire avec une correction psychologique et sociale parfaite. Les névrotiques, eux, échouent totalement à ces tâches. C’est en ce sens que le complexe d’Œdipe peut être considéré comme le noyau des névroses. » (Introduction à la psychanalyse, chap. 21, « Développement de la libido et organisation sexuelle ».)

II. Les névroses et l’évolution de la sexualité

Nous devons en effet, maintenant que nous connaissons le caractère sexuel des pulsions qui, refoulées, conduisent à la névrose, compliquer un peu le schéma indiqué précédemment. Nous disions : les symptômes névrotiques proviennent d’un conflit ancien remis, à un moment donné, en question. Aussi bien y a-t-il deux conditions à la formation d’une névrose, lesquelles, dit Freud, varient de façon inversement proportionnelle : une condition ancienne, infantile, une condition actuelle. La première est prédisposante, la seconde occasionnelle. La première a pour contenu des événements infantiles, caractérisant certains avatars de la vie sexuelle de l’enfant, et en rapport avec certaines expériences intéressant ses pulsions primitives. La seconde correspond à divers « malheurs de la vie » de l’âge adulte, reliés peu ou prou à la sexualité : sans compter la « privation », citons les expériences trop douloureuses dans l’ordre sentimental, les mariages malheureux, la mort d’êtres chers, etc.

1. Répression et fixations

L’équilibre de forces que représente la névrose repose donc à la fois sur des données anciennes et actuelles. Ceci s’explique parfaitement si l’on se représente les choses du point de vue de la régression et de la fixation. Que signifient ces termes ?

En premier lieu, Freud imagine que les avatars actuels, c’est-à-dire les avatars de la vie adulte, provoquent, s’ils créent une impasse, un problème insoluble, un retour de la libido vers des phases et des objets d’ordre infantile. La libido se replie en quelque sorte sur elle-même, se rétracte et se retrouve telle qu’elle était à telle ou telle période de la vie infantile. Une conduite ancienne tend à se répéter, à se reproduire, en vertu d’une sorte de « principe de répétition ». Cette régression implique donc la reviviscence de pulsions enfouies dans l’inconscient, celle aussi de l’habitude de refoulement de ces pulsions.

Mais la régression a besoin de points de fixations. La libido doit en effet « s’accrocher » quelque part dans sa rétractation. Or, si, dans l’enfance, des composantes de la libido se sont attardées trop longtemps et trop fortement à un stade de leur développement, si les pulsions en question avaient une importance exagérée et ont nécessité une lutte plus intense de la part des contre-impulsions, ce sont là des fixations de la libido qui l’accueillent dans sa régression.

On comprend ainsi que le conflit s’établisse entre des pulsions depuis longtemps refoulées et les exigences du moi. Les crises accidentelles, par suite de la régression de la libido qu’elles provoquent, modifient le rapport de forces qui existait entre l’inconscient de la phase infantile et le conscient. Le refoulé prend un regain de force, et les symptômes apparaissent. Mais alors, il y a lutte entre les exigences éthiques et des pulsions sexuelles anormales du fait de la régression.

Dans l’hystérie, il y a, suivant Freud, retour aux premiers « objets », de nature incestueuse, et c’est contre ces tendances incestueuses que lutte l’hystérique. Dans la névrose obsessionnelle, il y a retour à des « phases » antérieures, telle la phase sadique, ce qui explique les impulsions obsédantes ayant la mort pour thème : parfois, il y a en même temps, dans cette névrose, une régression intéressant l’objet ; des impulsions sadiques, si l’on prend ce cas, s’appliquent alors aux personnes les plus proches et les plus aimées : on conçoit l’horreur et les souffrances qu’elles peuvent infliger au malade.

2. Fixation au père, à la mère, etc

Signalons en outre que Freud emploie le terme « fixation » dans deux sens différents quoique parents. Dans un sens large, il se rapporte à la fixation de la libido, à son « attardement » à un stade de son développement. Dans un sens plus étroit, Freud emploie le mot pour signifier, dans la période infantile, le rapport particulièrement intense qu’avaient une tendance et son objet. Les psychanalystes parlent ainsi couramment de « fixation au père », de « fixation à la mère ». Dans le complexe d’Œdipe du petit garçon, il y a, on le sait, un désir de la mère. Si cette tendance est excessive, il y a fixation. À vrai dire, il y a toujours, plus ou moins, fixation : mais ce mot est surtout de rigueur lorsque le désir oedipien a provoqué des conflits, des réactions de culpabilité et a été générateur de troubles.

3. Premier schéma étiologique des névroses

Bref, on voit la série de conflits qui peuvent se former dès l’enfance, car le moi se défend toujours contre les fixations à l’aide de refoulements.

On peut se demander si les fixations de la libido à certains objets, ou sa viscosité, son attardement à certaines phases infantiles sont dus à des conditions fatales ou fortuites. Freud pense qu’il y a des deux : des dispositions innées sont conditionnellement prédisposantes, mais les événements qui marquent la destinée propre de l’enfant ont une part considérable : sevrage, observations relatives à la vie sexuelle des parents, détournements par une personne adulte, menace de castration, tout cela risque d’intensifier fâcheusement les jeux de pulsions infantiles, et de devenir traumatisant. On a, en particulier, remarqué les graves troubles que peut provoquer la mort du père pour le jeune garçon, si elle survient au moment où le complexe d’Œdipe est en pleine activité : l’inconscient s’en attribue la culpabilité, et une disposition fortement névrotique s’ensuit généralement.

Finalement, Freud, dans le chapitre 23 de l’Introduction à la psychanalyse, propose le schéma suivant, destiné à mettre au clair le schéma étiologique de l’hystérie et de la névrose obsessionnelle :

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L’exemple suivant illustre assez bien ce schéma : un jeune homme était tombé dans une névrose combinée d’homosexualité à la suite d’une aventure avec une jeune fille qu’il avait rendue enceinte (événement accidentel). L’analyse révéla une fixation maternelle intense, due à une désharmonie et à des querelles fréquentes entre les parents, au cours desquelles l’enfant avait pris affectivement le parti de la mère (disposition infantile). L’assimilation de la jeune fille à la mère, dans la crise survenue à l’âge adulte, en revivifiant le conflit ancien (refoulement de désirs incestueux, joint à un sentiment de culpabilité) avait provoqué la névrose et la fuite dans l’homosexualité.

4. Névroses et psychoses

Enfin, il faut préciser le point suivant : les premières recherches de Freud ont porté sur ce qu’il appelle névroses de transfert : l’hystérie, où l’énergie refoulée se convertit en symptômes somatiques, les états anxieux, où elle se mue en angoisse et en phobies ; les obsessions, où elle se déplace par substitution sur d’autres représentations que les représentations initiales.

Certaines névroses, également étudiées primitivement par Freud, réagissent à des troubles actuels de la sexualité, d’une façon directe, comme la neurasthénie, l’hypocondrie, et cessent lorsque les conditions immédiates sont supprimées.

Quant aux psychoses, ce sont surtout les disciples de Freud qui ont essayé de les traiter par la méthode cathartique. Freud les appelle névroses narcissiques parce qu’il les pense provoquées par la régression de la libido à un stade narcissique de la sexualité, qu’il n’a d’ailleurs jamais placé avec précision dans son schéma de la sexualité infantile. Lorsqu’il y a narcissisme, la libido prend le moi comme objet et un épisode essentiel de la thérapeutique analytique, le transfert, ne peut s’effectuer normalement.

III. L’élaboration des symptômes. Le rêve

Revenons à présent à ces symptômes particuliers que sont les rêves. Nous concevrons aisément, à présent, qu’ils ne soient point sans rapports avec l’évolution de la sexualité. Mais nous nous étendrons surtout sur les procédés d’élaboration du rêve, c’est-à-dire sur la manière dont s’y prend l’inconscient, le refoulé, pour forcer les barrages qu’il rencontre et pousser dans le conscient des « rejetons », susciter des « compromis », en mettant à profit la faiblesse momentanée du moi. Étant donné que, selon l’expérience analytique, ce sont exactement les mêmes procédés qui président à l’élaboration des symptômes névrotiques, nous compléterons par là, et à cette occasion, l’explication freudienne des névroses.

1. Rêve et sexualité

Quelle est la nature des désirs inconscients que Freud place à la source des rêves ? Ce que nous savons déjà de l’inconscient, par l’étude des névroses, donne à penser qu’ils doivent se rapporter, de près ou de loin, au destin des pulsions. De fait, l’analyse des rêves a, dans la majorité des cas, conduit Freud à des composantes diverses de la libido, liées soit au complexe d’Œdipe, soit à d’autres éléments de la sexualité. Cependant, Freud admet très bien que les désirs moteurs du rêve ne soient pas forcément des désirs d’ordre sexuel. D’autres désirs, à condition qu’ils aient été refoulés, peuvent expliquer les rêves. Aussi, écrit-il, « dans l’interprétation des rêves on ne doit jamais oublier l’importance des complexes sexuels, mais, naturellement, elle ne doit pas être non plus exagérée au point d’être tenue pour exclusive… La thèse que tous les rêves exigent une interprétation sexuelle, thèse contre laquelle on a infatigablement polémisé, est étrangère à L’interprétation des rêves ».

Le rôle de la libido dans l’inconscient demande néanmoins à l’analyste de chercher surtout le contenu latent du rêve dans les complexes sexuels. Les tendances refoulées peuvent appartenir dans ce cas à un passé relativement proche, et aussi à la phase infantile de la vie. Une femme raconte à Freud avoir rêvé à la mort de sa fille, âgée de dix-sept ans. En l’interrogeant, Freud apprend qu’à un moment donné elle avait formulé explicitement des souhaits de mort à son égard, qui, depuis, étaient devenus inconscients. L’enfant, en effet, était née d’un mariage malheureux, terminé par un divorce. Encore enceinte de sa fille, la mère eut, à la suite d’une scène avec son mari, un accès de rage tel qu’ayant perdu toute retenue elle se mit à se frapper, dans l’espoir d’occasionner la mort de l’enfant qu’elle portait. Ainsi s’explique le désir énigmatique de voir mourir une personne aimée.

Le plus souvent, l’analyse fait remonter à des souvenirs très lointains, appartenant aux périodes infantiles, périodes, on le sait, où s’organise pour plus tard la vie inconsciente de l’esprit. C’est ce que Freud appelle l’archaïsme du rêve. Les complexes fraternels, le complexe d’Œdipe, le complexe de castration donnent la clef de bien des rêves.

Voici des exemples de rêves signifiant le complexe d’Œdipe.

Chez un homme : « Je pénètre dans le sous-sol d’une maison et je suis frappé par l’atmosphère humide et chaude. Après avoir fait quelques pas, je me sens saisi par derrière, et je constate que quelqu’un veut m’enfoncer un poignard dans le dos. » On remarque, ici, l’élément « crainte du père », lié à la fixation maternelle.

Chez une femme : une rêveuse « est au bord de la mer, et voit une grande maison, juste au bord de la plage ; elle se trouve dans une petite barque à peu de distance de la maison. Il y a de grosses vagues, et la maison bouge comme un bateau ; la rêveuse a le vertige : la barque suit le mouvement de la maison. Angoissée, elle pousse dans l’eau sa mère, et, à ce moment, elle sent que la barque va couler, se jette à l’eau, crie “au secours !” et aperçoit son père parmi les baigneurs, et le bras de son père sort de l’eau. Elle se précipite vers lui en l’appelant : “Papa ! Papa !”. Ce rêve est d’interprétation aisée : on voit comment le contact avec la mère est bel et bien perdu, parallèlement à l’appel vers le père. Quant à la grande maison et à la petite barque, elles semblent se rapporter aux souvenirs infantiles du berceau dans la chambre des parents du moins est-ce ce que les associations du sujet permettent de conclure.

Enfin, voici un cas où le complexe fraternel apparaît avec une particulière netteté. Une jeune fille rêve : « Je me promène dans une ville : les rues sont très mouvementées. Je me dis : c’est la guerre qui recommence, ou plutôt qui continue, car la paix n’était qu’un rêve. Je ne pourrai plus supporter les angoisses endurées jusqu’à présent. Et je me demande si mon frère repartira. »

Au cours de ses associations la rêveuse avoue avoir pris un certain intérêt au mouvement et aux épisodes de la vie durant la guerre : « Parfois, dit-elle, c’était amusant de descendre à la cave. » En ce moment, la vie est bien ennuyeuse pour elle. Sa neurasthénie et ses obsessions ne la comblent pas particulièrement ; son frère lui donne des soucis : il fait des dettes, mène une vie peu sérieuse. « Je ne comprends pas qu’il puisse être si léger. C’est parce qu’on l’a gâté depuis qu’il est au monde. Quant à moi, je suis déshéritée, c’est bien simple. Vous savez ce que j’ai pu souffrir dans mon enfance, parce qu’on s’en prenait toujours à moi ? Ces injustices me révoltent encore aujourd’hui. Quel malheur que mon père soit mort si jeune !, etc. »

Inutile d’insister davantage sur les résistances de cette jeune fille contre son frère. Pendant toute la guerre, il était au front, et la famille était relativement tranquille. C’est pourquoi elle réalise, dans son rêve, une nouvelle guerre, pour se débarrasser de son frère.

2. Interprétation et déguisement

Interpréter un rêve, dans la perspective freudienne, peut éventuellement se comparer à la lecture d’un hiéroglyphe. Dans les exemples donnés jusqu’à présent, il est relativement aisé de « lire » le contenu latent sous le contenu manifeste. Dans les rêves compliqués, le contenu manifeste est une déformation, un déguisement poussés très loin du contenu inconscient, et ils nécessitent pour être interprétés une expérience assurée des mécanismes qui président à leur élaboration. Ces mécanismes que la psychanalyse a décrits sous le nom de condensation, de déplacement, de symbolisation et de dramatisation sont à vrai dire des mécanismes généraux de l’activité inconsciente ; en particulier, ils sont à l’œuvre dans la formation de symptômes névrotiques ; mais ce sont les rêves qui les ont mis en évidence. Interprétation des rêves ne peut dont être assimilée à une simple traduction, mais implique un travail de reconstruction du « travail du rêve » lui-même.

3. La condensation

En gros, le contenu latent d’un rêve a beaucoup plus de richesse que le contenu manifeste. L’analyse n’épuise jamais tous les problèmes d’un rêve. Binet, dans une expression célèbre, voulant expliquer combien la pensée par images est pauvre vis-à-vis de la pensée conceptuelle, s’exprimait ainsi : « On pense bien au-delà de l’image : avec une pensée de cent mille francs, on a des images de quatre sous. » Cette formule peut être reprise au compte du rêve. Elle traduirait ce fait que les données obtenues par l’analyse sont infiniment plus denses et nombreuses que celles offertes par les images oniriques brutes : le rêve manifeste est une expression abrégée du contenu inconscient. Ce phénomène général se traduit, en ce qui concerne telle ou telle image d’un rêve, par ce que Freud appelle la surdétermination. Un seul élément manifeste peut, en effet, signifier plusieurs éléments latents, une seule image être déterminée par plusieurs thèmes inconscients.

Le rêve suivant donne un bon exemple de condensation. Une jeune femme a rêvé qu’ « elle se promène dans la cinquième avenue avec une amie ; elle s’arrête à la devanture d’une modiste pour regarder des chapeaux ; elle finit pas entrer et en acheter un ». Interrogée, la cliente de l’analyste se rappelle s’être effectivement promenée dans la cinquième avenue la veille, avoir regardé les chapeaux, mais n’en avoir pas acheté. Ce jour-là, son mari était alité, assez gravement malade pour qu’elle s’inquiétât à son sujet. Une amie était venue la chercher, espérant changer ses idées pessimistes par la promenade. Durant celle-ci, la conversation porte sur un homme qu’elle avait connu avant son mariage, et dont elle avait été très amoureuse. Il eût été chimérique pour elle de songer à un mariage avec cet homme très fortuné. Au sujet du chapeau, la rêveuse avoue d’autre part avoir désiré en acheter un, mais c’était impossible vu la pauvreté de son actuel mari. Enfin, ce chapeau, dans le rêve, était noir. Ce détail donne la clef du rêve : l’achat du chapeau de deuil était déterminé par un triple souhait : mort du mari ; désir d’épouser l’homme aimé ; désir d’avoir de l’argent. L’image du chapeau était surdéterminée.

4. Le déplacement

Il y a déplacement lorsqu’une pulsion substitue, à son objet propre, un autre objet. C’est le mécanisme le plus important qui préside au dynamisme de l’inconscient ; il permet aux éléments refoulés de reporter leur énergie sur un autre mode d’actualisation. Le déplacement s’effectue, aussi bien pour les désirs que pour les aversions (craintes liées aux réactions de culpabilité, etc.).

Freud donne un exemple du processus de déplacement, utilisé par la pensée éveillée pour un effet comique : « Il y avait dans un village un maréchal-ferrant qui s’était rendu coupable d’un crime grave. Le tribunal décida que ce crime devait être expié ; mais comme le maréchal-ferrant était le seul dans le village, et par conséquent indispensable, et que par contre il y avait dans le même village trois tailleurs, ce fut un de ceux-ci qui fut pendu à la place du maréchal. »

Le déplacement peut s’effectuer soit sur un objet nouveau, comme dans l’exemple qui précède, soit sur une tendance voisine. Qu’un chasseur de gros gibier devienne, par suite de circonstances, chasseur de perdrix, sa tendance s’est déplacée au niveau de l’objet ; que de nouvelles circonstances, mariage, santé, lui interdisent cette activité, nous le verrons peut-être devenir collectionneur de panoplies de chasse, bibliophile (la « chasse aux bouquins »), etc., c’est-à-dire que sa tendance primitive se déplacera sur une tendance ayant une certaine parenté avec elle. Les phobies des névrosés s’expliquent par le déplacement : les phobies d’animaux, en particulier, résultent du transfert sur un animal d’une crainte qui avait à l’origine un tout autre objet.

Dans les rêves, les pulsions inconscientes emploient très souvent le déplacement pour ruser avec la censure. Ainsi, des objets indifférents peuvent terrifier et angoisser le rêveur, parce qu’ils se sont substitués à d’autres objets qui auraient des raisons, eux, de l’angoisser. Ce défaut de correspondance entre l’insignifiance d’un élément donné du contenu manifeste et sa valeur latente est courant. Dans le rêve déjà cité de l’étranglement du petit chien blanc, la haine de la rêveuse vis-à-vis de sa belle-sœur a « investi » un objet tout autre : le chien, qui n’a qu’une parenté associative avec son objet réel. Des impressions de la veille peuvent avoir laissé le sujet totalement indifférent, et être nanties, dans le rêve, d’une haute signification.

Dans les rêves, les pulsions inconscientes emploient très souvent le déplacement pour ruser avec la censure. Ainsi, des objets indifférents peuvent terrifier et angoisser le rêveur, parce qu’ils se sont substitués à d’autres objets qui auraient des raisons, eux, de l’angoisser. Ce défaut de correspondance entre l’insignifiance d’un élément donné du contenu manifeste et sa valeur latente est courant. Dans le rêve déjà cité de l’étranglement du petit chien blanc, la haine de la rêveuse vis-à-vis de sa belle-sœur a « investi » un objet tout autre : le chien, qui n’a qu’une parenté associative avec son objet réel. Des impressions de la veille peuvent avoir laissé le sujet totalement indifférent, et être nanties, dans le rêve, d’une haute signification.

Il faut attribuer encore au déplacement la propension du rêveur à attribuer aux autres ses propres intentions ; la transformation en son contraire d’une situation du contenu latent dans le rêve manifeste, etc. L’interprétation de rêves consiste en grande partie à savoir retrouver les véritables intentions, à sérier les déplacements en même temps qu’à dissoudre les condensations, car condensation et déplacement sont le mécanisme qui contribue le plus à la déformation et à l’incohérence apparente des rêves.

5. La dramatisation

Le terme « dramatisation » exprime que le contenu manifeste des rêves se présente toujours comme réalisant une situation, une action, de sorte que des idées abstraites doivent, pour passer dans le rêve, se transformer en images, en « drame ».

C’est ainsi que la possession sera représentée par un fait physique : « être assis » sur un objet. Une personne pense : « Cela ne vaut pas la peine de lutter dans cette vie » ; la nuit, « elle voit en rêve un hanneton grimper le long d’une grille, et, au moment où il arrive en haut, il dégringole pour recommencer l’ascension ». Un auteur pense qu’il doit corriger dans un article un passage d’un style pénible, la nuit, il se voit rabotant une pièce de bois, etc.

La dramatisation exerce une influence sélective sur les matériaux utilisés dans le rêve manifeste, car elle est nécessairement sujette à des limitations définies. Tout ne peut pas être exprimé en images, et l’interprétation doit en tenir compte. La façon, en particulier, dont les relations logiques sont exprimées dans le rêve varie avec les individus. Parfois, elle se manifeste par l’apparition simultanée de diverses images, les liens de causalité étant indiqués par la succession même des éléments. Le plus souvent, un des termes du rapport causal est représenté par un rêve servant d’introduction, l’autre par le « rêve principal ». Il faut beaucoup de prudence pour interpréter tous ces rapports de causalité, d’opposition ou de contradiction.

6. Le symbolisme des rêves

Un symbole est une chose ou une représentation qui, remplaçant une autre chose ou représentation, en vertu d’une analogie ou d’une relation quelconque, revêt, par accident, une signification qui n’est pas la sienne. Par exemple, le symbole algébrique est la lettre qui, dans une formule, représente toutes les quantités possibles d’une certaine catégorie. Ici, l’analogie est parfaitement conventionnelle. Mais, dans la plupart des cas, des liens précis lient le symbole au symbolisé, par exemple des similitudes d’ordre affectif : c’est ainsi qu’une portion de la terre natale est, pour l’exilé, le symbole de la patrie lointaine.

Or l’expérience des psychanalystes leur a permis de déceler parmi les images du rêve manifeste quantité de symboles d’images latentes, et de spécifier un certain nombre d’images qui symbolisent avec régularité d’autres images cachées. Ce symbolisme est, bien entendu, un moyen pour l’inconscient de ruser avec la censure.

Il y a de nombreux symboles typiques. L’autorité paternelle ou maternelle, ou, plus simplement, le père et la mère sont fréquemment représentés par l’image d’un roi ou d’une reine. L’enfant se représente par exemple facilement son père comme un géant. Le système symbolique père comprend d’ailleurs de nombreux termes : outre « roi », « chef », on trouve des animaux puissants comme le lion, l’aigle, le taureau. Prenons le cas d’un rêve où un aigle viendrait nous dévorer, il y a tout à parier que ce rêve signifierait une représaille paternelle en relation avec l’élément « crainte du père » des désirs œdipiens. Le symbole du « père terrible », craint et respecté, est souvent le taureau, et des rêves de ce genre signifient chez le sujet qui en est coutumier un sentiment d’infériorité vis-à-vis de l’autorité paternelle.

La femme se représente la masculinité comme quelque chose d’agressif, et choisit comme symbole des instruments coupants, tranchants. La féminité est symbolisée pour l’homme par quelque chose d’éminemment passif ; une matière creuse, un tunnel, une grotte, un bateau. On a décrit aussi le symbole de l’araignée, qui représente dans l’imagination onirique la mère terrible qui emprisonne l’enfant dans les mailles de sa domination.

La naissance est exprimée régulièrement par l’intervention de l’eau ; on plonge dans l’eau, ou on sort de l’eau, cela veut dire que l’on enfante ou que l’on naît. La mort est exprimée par le départ.

Il n’est point dans notre intention de citer tous les symboles que Freud a énumérés dans L’interprétation des rêves. Deux modalités du symbolisme sont, plutôt, dignes de remarque : d’une part, il y a une certaine liberté dans le symbolisme ; et ainsi, des symboles très différents peuvent symboliser le même contenu : par exemple, le père symbolisé par les termes « roi », « lion », etc., qui forment le système symbolique père. Mais, inversement, une même image de rêve peut correspondre à des éléments inconscients d’origines diverses – ou même ne pas être un symbole du tout. Un bateau, par exemple, peut symboliser le berceau de notre enfance, la nature féminine, ou représenter… un bateau.

Aussi interpréter les symboles du rêve est un travail demandant de la prudence : un symbole isolé ne saurait fournir aucune clef pour pénétrer dans l’inconscient. La méthode symbolique, en tout état de cause, n’est qu’un auxiliaire de la méthode associative. Comme le dit Freud : « La technique qui repose sur la connaissance des symboles ne remplace pas celle qui repose sur l’association et ne peut se mesurer avec elle. Elle ne fait que compléter cette dernière et lui fournir des données utilisables. »

Ces brèves analyses montrent, pensons-nous, suffisamment la complexité des rapports existant entre inconscient et conscient dans le rêve. D’un certain point de vue, le rêve n’est autre chose que l’effet du travail d’élaboration, travail qui consiste à condenser, déplacer, dramatiser, mettre en œuvre les symboles, sans compter cette élaboration secondaire « qui se charge de transformer en un tout à peu près cohérent les données les plus immédiates du rêve, mais en rangeant les matériaux dans un ordre incompréhensible ». On peut dire que le rêve est la « forme que le travail d’élaboration imprime aux idées latentes ».

On comprend, dès lors, que des désirs effectifs puissent parfois se traduire, dans le contenu manifeste, par des images absolument contraires à la réalisation de ces désirs. Il suffit pour cela d’une censure particulièrement exigeante, de déplacements suffisamment lointains. Les mécanismes du rêve peuvent rendre méconnaissable et masquer presque totalement le contenu latent d’un rêve, qui, cependant, révélera son vrai sens à l’analyse associative.

7. Rêves et vie de l’esprit

Grâce à l’élucidation du rêve, manifestation normale et non « pathologique », la psychanalyse peut devenir la science de l’inconscient. « Si le rêve est bâti comme un symptôme, écrit Freud à ce sujet, si son explication exige les mêmes hypothèses : celle du refoulement des aspirations instinctives, celle des formations de substitution et de compromis, celle des divers systèmes psychiques situant le conscient et l’inconscient, alors la psychanalyse n’est plus une science accessoire de la psychopathologie, elle est bien plutôt la base d’une science psychologique nouvelle qui devient indispensable pour comprendre aussi le normal. On peut reporter ses hypothèses et ses résultats dans d’autres domaines de la vie psychique et mentale ; la voie du large, avec le droit à l’intérêt universel, lui est ouverte. »

Parmi les ramifications immédiates de L’interprétation des rêves, il faut citer d’abord un petit livre de Freud, sur Le mot d’esprit et ses relations à l’inconscient (1905), où il tente, à l’aide des schémas du rêve, l’investigation des « mots d’esprit ». Certains, trouve-t-il, sont inoffensifs et visent seulement à procurer du plaisir. Mais d’autres ont une fonction plus précise. Obscènes, agressifs, cyniques ou sceptiques, ils sont, chez celui qui les fait, un moyen d’expression d’idées qui ne peuvent ou ne veulent pas être exprimées de façon directe. Lorsqu’un bon mot « surgit » en nous, ne nous apparaît-il d’ailleurs pas comme le fruit de processus inconscients plutôt que conscients ? D’autre part, Freud voit, dans le plaisir que ressent l’auditeur, une complicité entre deux inconscients, et, « à vrai dire, nous ne savons pas, en riant d’un mot d’esprit, de quoi nous rions, et nous nous trompons toujours sur la qualité du mot d’esprit et sur la valeur de l’idée dont il est le véhicule ». Autrement dit, sa signification réside dans l’inconscient.