Chapitre XIII – De la psychanalyse à la psychothérapie
1. Ressemblances et différences
Une psychothérapie est un traitement qui repose sur la relation personnelle du thérapeute et du patient. Une psychanalyse est donc une psychothérapie. L’usage s’est cependant introduit de distinguer entre psychanalyse et psychothérapie. Dans les psychothérapies non analytiques, la relation patient-psychothérapeute est utilisée mais elle n’est pas contrôlée, élucidée et réduite. Dans la psychanalyse, l’entourage, le rôle de l’analyste, son contre-transfert sont contrôlés ; l’analyste se borne à mettre en lumière certaines significations inconscientes, principalement dans le domaine de la névrose de transfert. De cette façon, la psychanalyse a permis de savoir et de comprendre beaucoup sur le mécanisme des psychothérapies, et elle a permis d’acquérir de nombreuses connaissances sur les désordres psychiques ou corporels en raison desquels les malades ont recours au psychothérapeute. C’est ainsi que la psychanalyse est seule en mesure de fournir une théorie des psychothérapies et que diverses techniques psychothérapiques ont cherché à utiliser les acquisitions techniques et cliniques de la psychanalyse.
2. Hypnose et suggestion
La psychanalyse est sortie de l’hypnose, en passant par les étapes intermédiaires de la catharsis et de la suggestion. Freud a prévu que l’on pourrait revenir à ces méthodes anciennes, en raison de l’impossibilité pratique d’appliquer la psychanalyse à tous les patients qui en relèvent. Par ailleurs Freud, au cours de sa carrière, n’a pas cessé de s’intéresser à l’hypnose et à la suggestion, en particulier pour préciser la situation de la psychanalyse par rapport à ces techniques, en discutant notamment les rapports du transfert et de la suggestion. Enfin, une fois ses idées sur la structure de l’appareil psychique venues à maturité, il a développé une théorie de l’hypnose et de la suggestion (1921).
L’hypnose est comparable à l’amour : l’objet, en l’espèce l’hypnotiseur, est mis à la place de l’Idéal du Moi ; l’autorité parentale intériorisée est reprojetée sur lui ; la suggestion repose non sur la perception ou un raisonnement, mais sur ce lien érotique, à l’exclusion de toute satisfaction sexuelle, à la différence de l’amour où cette satisfaction figure au moins à l’arrière-plan, à titre de but possible ; le sens de la réalité est subjugué, et l’hypnotisé éprouve comme dans un rêve tout ce que l’hypnotiseur exige et affirme ; les procédés hypnotiques ne servent qu’à fixer l’attention consciente ; l’hypnotisé se plonge dans une attitude à la faveur de laquelle le monde lui apparaît sans intérêt ; son intérêt se trouve, sans qu’il s’en rende compte, concentré sur l’hypnotiseur, et il s’établit entre lui et l’hypnotiseur un rapport de transfert.
Rado (1924) a montré que l’effet thérapeutique des anciennes méthodes consiste dans la production d’une névrose thérapeutique. Dans l’hypnose, la relation parent-enfant est réactivée ; l’action éducative se répète par l’application aux symptômes du refoulement qui s’est appliqué dans l’enfance à la satisfaction instinctuelle. Dans la catharsis, la névrose convertie en hystérie se manifeste par des symptômes névrotiques aigus ; c’est sur cette conversion que repose l’efficacité provisoire de la cure.
Selon la prévision de Freud, l’hypnose a connu un regain d’intérêt, surtout dans les pays anglo-saxons (Margaret Brenman, 1947). Sous le nom d’hypno-analyse, on a essayé une technique dans laquelle l’hypnose est utilisée pour explorer les résistances dont l’existence est supposée, sur des bases analytiques ; dans l’intervalle des séances d’hypnose, on poursuit « l’analyse » en se guidant sur les observations faites pendant l’état hypnotique. Il est possible que cette méthode puisse donner des résultats entre les mains d’un psychanalyste expérimenté. Mais il s’agit d’une méthode non analytique, puisque l’hypnotiste induit activement un transfert parental, alors que le psychanalyste évite soigneusement de jouer le rôle parental projeté sur lui par le patient. Selon la remarque de Glover (1939), l’hypno-analyse constitue peut-être un progrès de la technique hypnotique, mais non de la psychanalyse.
3. Le problème de la cure courte
L’intérêt pratique du raccourcissement de la cure psychanalytique est évident. La « cure courte » consiste dans l’application d’interprétations psychanalytiques aux difficultés et aux événements biographiques relatés par le patient ; disons, pour fixer les idées, que le traitement peut se poursuivre pendant trois à soixante séances espacées sur une période de quelques jours à quelques mois. La cure courte a pu donner des succès assez nombreux, parfois frappants, mais dont la solidité n’est pas assurée ; il faut beaucoup d’habileté et d’attention pour développer une relation thérapeutique efficace et la contrôler. La cure courte ne devrait être entreprise que par des analystes compétents et seulement lorsque, pour des raisons extérieures, une psychanalyse régulière est impossible.
La thérapie analytique d’Alexander se réclame de la « règle de flexibilité » : la psychanalyse « standard » est considérée comme trop rigide pour s’ajuster à la diversité des cas. Alexander se réfère aux modifications qui ont été apportées à la technique classique dans le traitement des enfants (Anna Freud, 1926), des psychotiques et des criminels. Mais il étend le principe de ces modifications, la règle de flexibilité, à tous les cas, y compris les psychonévroses d’adultes, les affections psychosomatiques. Les connaissances psychanalytiques sont telles qu’elles permettent de voir de plus haut les problèmes thérapeutiques, « de voler », et d’adopter en conséquence une attitude « stratégique » et pas seulement tactique. Le moyen principal de l’analyse est la création d’une atmosphère dans laquelle le patient puisse modifier ses habitudes névrotiques, à la faveur d’une « expérience corrective » ; ce résultat peut être obtenu avec plus de sûreté, de rapidité et d’intensité si le psychanalyste remplace ses attitudes spontanées (son contretransfert, dit Alexander) par des attitudes assumées consciemment (par exemple, en jouant le rôle d’un père compréhensif si le parent pathogène a été un père autoritaire et dur) ; le transfert doit donc être non seulement contrôlé dans son étendue et son intensité, mais, dirons-nous, provoqué. Alexander reproche à la psychanalyse « standard » de flatter le besoin de dépendance du patient et par là de prolonger la durée de la cure ; il veut y parer par des mesures dont les principales sont l’espacement des séances et l’interruption temporaire de la cure, de telle sorte que le patient réalise mieux le besoin de dépendance qui le fait s’y installer.
Les modifications recommandées par Alexander ont généralement suscité la critique des psychanalystes. La « règle de flexibilité » est un principe incontestable : il est certain que le traitement est fait pour le malade et non le malade pour le traitement ; Freud lui-même recommande la souplesse dans l’application des « règles » techniques. La question est de savoir la portée pratique qu’on lui donne. La plupart des psychanalystes reconnaîtraient qu’ils ne sont pas les mêmes avec tous leurs patients, la marge de variation étant limitée par la conscience et le contrôle du contre-transfert ; mais ils sont hostiles au principe de jouer systématiquement un rôle, ce qui ne peut que fausser le transfert et empêcher l’analyse du transfert négatif. Les modifications du rythme ou de la durée des séances sont des mesures extra-analytiques, bien que de nombreux psychanalystes croient devoir y recourir, par exemple en espaçant les séances à la fin d’une cure, afin d’activer le sevrage. Mais l’espacement des séances rend plus difficiles le développement et l’observation du transfert ; il est plus difficile d’ajuster les interprétations ; finalement, la règle de flexibilité ainsi entendue risque de rendre le traitement non pas plus souple mais plus schématique, puisque les interprétations, étayées sur moins de données, laissent plus de place à l’hypothèse. En conséquence, beaucoup de psychanalystes estiment que les modifications apportées par Alexander sont des procédés extra-analytiques, quels que puissent en être les résultats thérapeutiques immédiats ; si des modifications techniques sont indiquées dans certaines catégories de cas, il est préférable de les réduire au minimum et de ne recourir autant que possible qu’à la seule interprétation. Pour Alexander, cette position procède d’une conception trop dogmatique de la psychanalyse, et il n’admet pas qu’il sorte de la psychanalyse en en faisant « un procédé plus efficient, plus significatif du point de vue émotionnel, et plus économique » ; le raccourcissement de la cure qu’il obtient ainsi n’est qu’un résultat et non un but (1950).
4. Psychanalyse de groupe
La psychothérapie de groupe est une thérapie déjà ancienne dont la vogue date de la seconde guerre mondiale ; elle est considérée par les psychanalystes comme reposant sur l’exploitation du transfert ; la différence de la psychanalyse de groupe est qu’elle est menée par un psychanalyste dont les interventions se bornent en principe à des interprétations analytiques.
Dans l’École anglaise, on s’est efforcé de lui donner une forme rigoureuse. Selon Ezriel (1950), chaque patient apporte dans le groupe une tension inconsciente en rapport avec un objet inconscient ; il cherche à décharger cette tension en agissant sur les autres membres du groupe ; la différence avec l’analyse individuelle est que les autres membres du groupe réagissent, au lieu de se borner à écouter et interpréter ; en raison de la complémentarité des besoins, il se développe toujours un problème de groupe commun, dont le groupe n’est pas conscient, mais qui détermine sa conduite ; par rapport à cette tension de groupe, chaque membre prend une attitude particulière ; l’analyse permet de mettre en lumière le mode de défense particulier à chaque patient contre sa tension inconsciente dominante. La technique la plus sûre est d’utiliser seulement des interprétations de transfert, c’est-à-dire l’interprétation de ce qui se passe dans le groupe, « ici et maintenant ». Certains sujets rigides ne changent pas ; d’autres sont améliorés, sans qu’on puisse parler de guérison au sens analytique ; dans quelques cas, on observe des changements remarquables et rapides.
Même si les interventions du thérapeute s’efforcent de rester analytiques, la situation ne l’est pas, si l’on considère l’absence de rapports « réels », la limitation de l’expression par l’action comme des traits et des conditions d’une situation analytique véritable. Le patient, en contact avec un groupe réel, exprime activement ses besoins et a affaire à des membres qui réagissent activement ; la production de matériel préconscient en présence de plusieurs personnes qui en facilitent ou en inhibent l’expression constitue une expérience plus directe, stimule davantage l’anxiété, la culpabilité, la honte. En d’autres termes, le rôle de l’interprétation analytique est diminué au profit de l’abréaction. L’analyse de groupe a ses indications au même titre que la cure brève, lorsqu’une psychanalyse n’est pas praticable. Elle est contre-indiquée pour les sujets opposants, inhibés ou rigides, qui n’en bénéficient guère et qui ont un effet négatif sur la cohésion du groupe.
5. Psychanalyse et théâtrothérapie
Sous le nom de théâtrothérapie, on désigne les techniques psychothérapiques utilisant l’improvisation de scènes dramatiques, sur un thème donné, par un groupe de sujets, enfants ou adultes, présentant des troubles de la personnalité et de la conduite plus ou moins analogues ; les psychothérapeutes participent habituellement au jeu dramatique tout en l’orientant et en l’interprétant. Par l’expression « libre » dans le jeu dramatique et l’intervention de l’action, ces techniques ressemblent à la psychanalyse des enfants.
Le psychodrame de Moreno en est la forme la plus connue (Vienne, 1921 ; États-Unis, 1926). D’après Moreno, le trait essentiel en est la liberté d’action des acteurs, entraînement à la spontanéité, homologue à la règle de la libre association ; le patient choisit son rôle et celui de ses comparses ; le thérapeute mène le jeu, puis discute et interprète la scène jouée. Une interprétation plus profonde envisage le psychodrame non seulement comme une expression par l’action mais comme une communication symbolique (Anzieu).
En France, des psychanalystes ont élaboré une combinaison de la psychanalyse de groupe et du psychodrame (Diatkine, Dreyfuss-Moreau, Socarras, Kestemberg). Les séances sont menées par deux psychanalystes de sexe différent, représentant le couple parental. Les patients choisissent les thèmes et distribuent les rôles. La fonction technique des psychanalystes est délicate : d’un côté, ils doivent avoir une action animatrice ; de l’autre, ils ne doivent pas entrer dans le jeu des patients ; deux principes répondent à ces exigences contradictoires : amener le malade à préciser ce qu’il attend du thérapeute en le lui refusant ; faire ce que le malade demande mais en le ralentissant, de telle façon que la situation devienne de plus en plus angoissante ; les interprétations, généralement données en fin de séance, ne doivent venir ni trop tôt ni trop tard : trop tôt, elles stérilisent l’expression dramatique ; trop tard, elles laissent le patient s’évader dans l’action dramatique et substituer la fiction à la réalité. Le principal écueil est représenté par les résistances : répétition de scènes de plus en plus « réelles », appauvrissement du jeu, passage à l’acte chez les agressifs, symbolisme de plus en plus compliqué avec une charge affective de moins en moins grande. Comme Ezriel, c’est dans l’analyse du transfert, de ce qui se passe « ici et maintenant », que l’on cherche un remède. Il n’existe pas de véritable « transfert de groupe », c’est-à-dire « du groupe », ou « sur le groupe », mais plutôt des interférences et des résonances des transferts individuels ; les phénomènes de transfert se concentrent sur les analystes, avec des alternances propres à ce type de psychothérapie ; le groupe des psychanalystes constitue une structure parentale qui induit chez les malades un mode d’être infantile et présocial, correspondant à l’organisation archaïque de la névrose ; les liens qui unissent les malades sont ceux de leur maladie et de leur situation commune à l’égard des thérapeutes.
6. Psychothérapie sous narcose
Sous le nom de « narco-analyse », on désigne un procédé thérapeutique dont le but est de faire une sorte de psychanalyse accélérée ou brusquée ; l’introduction d’une drogue dans l’organisme, en levant certains contrôles, permet l’extériorisation de tendances, d’émotions et de souvenirs qui ne se manifesteraient pas autrement.
C’est en un sens une technique vieille comme le monde, que la Sagesse des Nations a consacrée dans l’adage in vino veritas. Au cours de la deuxième guerre mondiale, elle a été utilisée par les médecins américains pour résoudre rapidement les névroses traumatiques de guerre ; en 1914, elle a été introduite en France. Le but est d’atteindre les couches préconscientes les plus profondes et de libérer les émotions qui motivent la défense ; dans l’intervalle des narcoses, la psychothérapie peut être poursuivie sur la base des indications recueillies au cours des narcoses. L’introduction de drogues dans l’organisme, pratiquée ou non par le psychothérapeute, ne permet pas la création d’une situation psychanalytique ; la mise en lumière des résistances et du transfert est encore plus compromise que dans l’hypno-analyse ; il s’agit plutôt, selon l’expression de Glover, d’une « narcothérapie contrôlée ». Cette méthode donne des résultats dans les névroses consécutives à des traumatismes, à des chocs émotionnels qui ont activé les traumatismes infantiles et mobilisé les défenses à un degré pathologique. Dans tous les autres cas, il ne s’agit de rien de plus que d’une exploration dans des conditions très artificielles, et les résultats n’en sont pas exploitables par la psychanalyse ; l’analyse du Moi et de ses défenses reste à faire. Bien souvent, les « narco-analystes » ne sont pas des psychanalystes.