Chapitre XII – Variantes de la cure psychanalytique

1. Souplesse ou rigidité

Parmi les critiques dirigées contre la psychanalyse revient souvent celle de la rigidité ; elle est volontiers formée par quelques patients qui tentent par là de faire sortir le psychanalyste de la rigueur et de la réserve que la technique lui impose. En fait, Freud lui-même, tout en formulant certaines « règles », a toujours considéré que leur application devait s’accommoder à la diversité des situations thérapeutiques, par exemple en dosant ce que l’on refuse (règle d’abstinence) et ce que l’on accorde au patient (règle du minimum). Le psychanalyste reste psychanalyste aussi longtemps qu’il s’abstient d’intervenir autrement que par l’interprétation des résistances et du transfert, et la mise en lumière opportune d’une partie de la signification inconsciente du matériel ; et le choix, le moment, la formulation de telles interprétations offrent déjà une large marge à la souplesse technique du praticien. Toutefois, en vue de répondre à certains besoins, on a élaboré des variantes de la cure psychanalytique que l’on utilise principalement dans trois cas : les désordres psychiques des enfants, les psychoses et surtout les schizophrénies, la délinquance.

2. La psychanalyse des enfants

L’enfant se prête mal aux exigences de la cure type, c’est-à-dire à la verbalisation libre dans la position étendue sans voir le psychanalyste ; sans renoncer à l’expression verbale, le psychanalyste d’enfants est amené à solliciter d’autres modes d’expression, tels que le dessin, le modelage, le jeu. La différence des moyens d’expression n’est pas de nature à modifier radicalement la nature de la cure. Celle-ci peut-elle, cependant, pour des raisons plus profondes, relever d’autres principes que l’analyse de l’adulte ? C’est sur ce thème que se sont centrées, depuis 1920, les controverses à travers lesquelles s’est développée la psychanalyse des enfants. Dès cette époque, Melanie Klein défend l’idée que les critères de la méthode psychanalytique présentée par Freud, principalement l’utilisation du transfert et de la résistance, sont maintenus dans leur intégrité avec la technique de jeu. Au contraire, pour Anna Freud (1926), le problème thérapeutique est différent : les objets primitifs des conflits de l’enfant sont encore présents dans son entourage et ils ne sont pas intériorisés par la formation définitive du Surmoi ; l’enfant ne peut par suite développer une névrose de transfert de la même façon que l’adulte ; l’enfant ne vient pas de son propre chef, motivé par le désir de guérir, mais envoyé par ses parents ; l’analyste doit rester en contact avec l’entourage de son patient, faute de quoi il ne dispose que d’un matériel de rêves et de rêveries ; pour toutes ces raisons, l’analyste doit être « tout plutôt qu’une ombre » ; outre son rôle analytique, il doit assumer un rôle d’éducateur ; techniquement, le traitement se déroulera en deux phases : la première aura pour rôle de détruire le transfert négatif et de favoriser le développement du transfert positif ; la seconde seule sera proprement analytique. Les principes d’une phase préparatoire et d’une action éducative, l’atténuation du transfert négatif et la création d’un transfert positif apparaissent à Melanie Klein comme propres à empêcher l’établissement d’une situation psychanalytique véritable ; le vrai travail analytique consiste à analyser le transfert négatif, ce qui renforce le transfert positif, renforcement lui-même suivi d’un renforcement du transfert négatif. Cette conception différente de l’analyse infantile est liée à une conception différente du développement de l’enfant : selon Melanie Klein, l’enfant entre dès la naissance en rapport avec des objets, qui sont précocement intériorisés ; dès la fin de la première année le complexe d’Œdipe se développe et le Surmoi commence à s’établir ; les objets d’amour actuels d’un jeune patient sont donc déjà des images des objets originels ; d’où la possibilité de la névrose de transfert dans une analyse où le rôle de l’analyste est dans ses principes le même que dans l’analyse des adultes. Anna Freud s’est rapprochée de ces conceptions techniques, tout en maintenant que s’il y a transfert dans l’analyse des enfants, il n’y a pas à proprement parler névrose de transfert. Toutefois, du fait de la diffusion des connaissances psychologiques et pédagogiques, l’analyste peut maintenant plus souvent se dispenser de jouer un rôle éducatif, et l’analyse des résistances initiales permet de raccourcir la première phase du traitement et parfois même de la supprimer (1946). Ce rapprochement technique n’implique pas l’abandon de différences fondamentales en ce qui concerne la conception du premier développement.

3. Psychanalyse dans les psychoses

Les psychoses et, en particulier, les schizophrénies, présentent d’autres difficultés. Classiquement, les psychoses ont été considérées par Freud comme des névroses narcissiques, c’est-à-dire créant des situations thérapeutiques dans lesquelles le transfert ne se fait pas, ou sous une forme tellement ambivalente ou négative que la cure psychanalytique est impossible. En fait, le progrès des connaissances a montré que la régression narcissique n’était pas complète, que le Moi et les relations avec la réalité n’étaient pas entièrement abolis ; c’est sur ces reliquats que doit s’appuyer le psychanalyste. Le transfert des conflits infantiles est possible mais il est labile ; le patient réagit aux frustrations en se retirant de la réalité et par conséquent du transfert. La façon de répondre à ces difficultés est variable, mais tous les spécialistes sont d’accord sur l’impossibilité d’appliquer d’emblée la technique de la cure type.

Certains ont préconisé un traitement en deux phases : une première phase, préanalytique, où le thérapeute peut recourir à des mesures extra-analytiques, a pour but d’établir et de préserver le contact avec la réalité, sur la base d’un transfert positif, de développer la conscience de la maladie et le désir de guérir ; lorsque le schizophrène est devenu plus semblable à un névrosé, on peut entreprendre la deuxième phase, proprement analytique, toujours en tenant compte de la propension du patient à se défendre contre la frustration par le retrait de la réalité et la régression narcissique.

D’autres techniques ont été proposées : par exemple, Rosen avec « l’analyse directe », M. Sechehaye avec la réalisation symbolique ont eu des succès ou des résultats intéressants. A notre avis, la recherche thérapeutique devrait être économique et s’écarter aussi peu que possible de l’analyse. La distribution du traitement en deux phases repose sur une analogie avec un moment dépassé de la psychanalyse des enfants. Une psychanalyse peut commencer d’emblée, au besoin en déléguant à un tiers des fonctions de surveillance et de direction. La difficulté n’est pas l’absence de transfert, mais l’intensité des effets du transfert, qui peuvent soit bloquer le malade dans l’opposition et le mutisme, soit le déborder par l’intempérance des émotions et de l’angoisse, des fantasmes et des idées délirantes, des actions impulsives. Les mesures à prendre sont donc d’éviter la production d’un transfert qui ne serait pas maniable par les moyens psychanalytiques. Ceci entraîne un arrangement différent de l’entourage psychanalytique (face à face), un maniement différent de l’interprétation (contenu, formulation, moment). Les mêmes modifications de la cure type peuvent être indiquées dans des états névrotiques graves, ou dans des états de blocage thérapeutique, lorsque ce blocage s’avère irréductible dans le cadre de la cure type.

4. Psychanalyse des criminels

Les personnalités criminelles opposent au traitement psychanalytique des difficultés particulières. Ce sont d’abord des difficultés extrinsèques en rapport avec leur situation, s’ils sont poursuivis, détenus, condamnés ; encore plus grandes sont les difficultés intrinsèques en rapport avec la personnalité criminelle : la faiblesse du Moi, avec les nombreux traits d’immaturité et d’égocentrisme, les anomalies du Surmoi, qui est souvent un Surmoi archaïque et sadique, le fait que les relations avec autrui se développent souvent sur le mode de la violence subie ou infligée, le manque de franchise, l’absence de conscience de la maladie et de volonté de guérir, la répugnance à « faire un retour sur soi-même », l’instabilité, tous ces traits et d’autres encore rendent les criminels peu propres à un traitement psychanalytique de forme classique. En dépit de ces difficultés, des tentatives assez nombreuses permettent de se faire une idée des modifications à apporter à la technique classique. A la suite d’August Aichhorn, Kurt Eissler les a résumées dans l’introduction, avant l’analyse proprement dite, d’une phase préanalytique d’établissement d’une relation positive (1950). Au cours de cette phase, l’analyste doit être tout sauf une ombre, pour reprendre l’expression d’Anna Freud ; il doit par exemple jouer le rôle d’un être omnipotent et bienveillant ; il semble en effet que souvent le délinquant, dans son enfance, a fait une expérience désastreuse dans une situation où il attendait aide et protection de quelqu’un qu’il avait doté de toute-puissance ; plus tard, il oscille entre les sentiments d’omnipotence et les sentiments d’infériorité ; se sentant à la merci d’un entourage hostile, qui menace de destruction immédiate, il échappe à la panique par une conduite agressive ; dans l’analyse, la non-répétition de l’expérience traumatique le conduit à l’idée de l’omnipotence et de la bienveillance du psychanalyste ; en d’autres termes, il devient capable de déplacer sur l’analyste une partie de son « omnipotence », ce qu’il n’avait jamais pu faire sur ses parents ou sur les autorités ; l’analyste, dit encore Eissler, doit être capable de surprendre le délinquant, il doit lui donner des satisfactions dans le domaine de la réalité dont il accepte la validité, à l’occasion, par exemple, donner de l’argent aux hommes. Ajoutons que sa maîtrise, son sang-froid doivent décevoir et frustrer les aspirations sadomasochiques du patient, en lui refusant toute satisfaction du genre de la violence infligée ou subie, sous les multiples formes où elle peut s’exprimer. Le résultat à attendre de cette première phase, à la faveur du transfert positif, est la diminution du recours à la délinquance et le remplacement de l’agressivité par l’angoisse. Le patient, en mesure maintenant de subir une psychanalyse régulière, sera en général confié à un autre psychanalyste, étant donné la difficulté d’entreprendre une psychanalyse avec une personne dont il a reçu tant de satisfactions dans le passé.

5. Conclusions

Dans le traitement des délinquants, il est clair que la phase préanalytique préconisée par Eissler, tout en s’inspirant de l’analyse, recourt à des moyens extra-analytiques. Dans le traitement des enfants, on est parvenu à définir les conditions d’une technique purement analytique. Dans les psychoses, à côté de situations thérapeutiques inaccessibles à la psychanalyse ou à toute psychothérapie, il est des cas où une psychanalyse se développe plus favorablement que dans certaines névroses, si les conditions techniques n’induisent pas une situation thérapeutique débordant les moyens propres de l’analyse. On est alors en droit de parler de variantes de la cure type, dont il faut distinguer les psychothérapies d’inspiration psychanalytique.