Chapitre VI. Matrice originelle du fantasme

 

Les processus psychiques fondamentaux qui permettent la formation et l’organisation des fantasmes sont ceux-là mêmes qui fondent l’organisation psychique à son niveau le plus précoce et le plus élémentaire. La constitution de l’objet, avec sa double polarité d’objet interne et d’objet externe, est à la base de l’organisation du moi et de ses relations avec le monde extérieur. Elle institue la limite entre le « dedans » de la réalité psychique et le « dehors » de la réalité du monde environnant. Cette organisation basale est elle-même corrélative de la formation des fantasmes.

Il est donc important de comprendre quels processus rendent possible une telle organisation, à partir des premiers investissements pulsionnels de la mère (sa personne réelle en tant qu’objet d’étayage) et au-delà des premières assises perceptivo-motrices qui en fondent la représentation (préobjet).

On a vu (chap. V) comment le modèle princeps de la satisfaction hallucinatoire proposé par Freud est à cet égard fondamental. Il reste cependant en lui-même insuffisant pour rendre compte de toute la complexité de ces processus. Il faut donc se tourner vers de nouvelles approches (postfreudiennes) pour approfondir ces questions.

De nombreux travaux ont ainsi apporté d’importants éclairages sur les processus fondateurs de l’organisation psychique. Certaines de ces contributions sont elles-mêmes devenues fondamentales et sont désormais intégrées dans le corpus théorique de la psychanalyse (M. Klein, A. Freud, Winnicott, Bion et bien d’autres).

En proposant nous-même l’expression « matrice originelle du fantasme » [1], nous ne pouvions que recouper et prolonger ces travaux. Aussi devrons-nous nous limiter ici à mettre l’accent sur quelques-uns des processus organisateurs qui ont particulièrement retenu notre attention dans notre réflexion personnelle.

Il va de soi que cette « matrice originelle », où s’instaurent les fondements de l’organisation psychique, ne concerne pas seulement la formation des fantasmes. Plus généralement, elle engage toute l’organisation du moi et l’installation des mécanismes de défense par lesquels ce dernier devient capable de contrôler et de gérer les forces pulsionnelles primitives. C’est par là que se constitue un « appareil psychique » relativement autonome, tel que le décrit la métapsychologie freudienne. Si nous avons choisi de privilégier dans notre approche la formation des fantasmes, c’est pour autant qu’on peut considérer que celle-ci est au cœur de cette organisation primordiale.

I. La médiation auto-érotique

C’est d’abord dans la fonction de l’auto-érotisme que l’on peut situer l’un des premiers processus organisateurs.

Freud propose en 1905, dans ses Trois essais sur la sexualité, une conception de la sexualité infantile, dont il souligne le caractère essentiellement auto-érotique. Il appuie alors sa démonstration sur l’exemple du suçotement, considéré comme prototype des manifestations sexuelles de l’enfance. Celui-ci vient se substituer à la satisfaction primitive liée à la tétée.

Par là, il pose clairement les bases de la théorie de l’étayage. Selon cette théorie, le plaisir (érotique) lié au suçotement devient le prototype de toutes les activités sexuelles ultérieures. Il s’ensuit que « l’activité sexuelle s’est d’abord étayée sur une fonction servant à conserver la vie, dont elle ne s’est rendue indépendante que plus tard (…) mais bientôt le besoin de répéter la satisfaction sexuelle se séparera du besoin de nutrition ».

L’activité auto-érotique orale du bébé se manifeste et se développe, au-delà de la succion du pouce et lorsqu’il est devenu capable de préhension, par le geste de porter tout objet à sa bouche. Bien que privilégiant la zone buccale, ce qui l’institue comme première « zone érogène », l’activité auto-érotique concerne également d’autres zones corporelles, et notamment la peau : c’est la première fonction du « doudou » que de permettre au bébé de se prodiguer à lui-même des caresses substitutives.

L’auto-érotisme étaye la représentation naissante (préobjet) en l’actualisant dans l’éprouvé corporel d’un plaisir, en même temps que celui-ci se spécifie comme plaisir érotique (sexuel au sens freudien). La satisfaction hallucinatoire, avant de pouvoir faire retour vers l’objet maternel en l’instituant comme objet du désir, se fonde sur la satisfaction actuelle et réelle que procure à l’enfant le plaisir auto-érotique.

On peut donc souligner que l’auto-érotisme inscrit un lien originel entre l’action (et/ou l’activité) et les préludes de l’autonomie psychique. Par l’acte auto-érotique, l’enfant se fait lui-même agent de sa propre satisfaction, en se procurant à lui-même un plaisir qu’il ne pouvait jusqu’alors recevoir que de sa mère. Par là, comme le souligne encore Freud, « il se rend ainsi indépendant du monde extérieur qu’il ne peut encore dominer ». Ce premier lien ainsi établi entre l’autonomie et l’investissement de l’activité restera fondamental. C’est dans ce rôle d’agent (actant) que s’inscrit virtuellement la place du sujet, en ajoutant que celle-ci devra ultérieurement se compléter par l’admission d’une position passive.

II. L’espace transitionnel

L’œuvre de D.W. Winnicott a eu une influence très importante dans les développements récents de la psychanalyse. Sa formation initiale de pédiatre l’a mis d’emblée en contact avec les problèmes posés par la relation précoce mère-nourrisson. Sans rien renier de l’œuvre de Freud, il fut plus directement influencé par M. Klein, mais garda toujours une grande liberté d’esprit vis-à-vis de tous ses prédécesseurs, se fiant avant tout à son intuition et à sa propre créativité. Il sut allier une connaissance profonde des processus inconscients à un pragmatisme fondé sur le simple bon sens qui le mettait de plain-pied avec ses petits patients, en même qu’avec les soucis quotidiens de leurs parents.

Winnicott est surtout connu dans le grand public par la notion très vulgarisée d’« objet transitionnel » [2], désignant concrètement les jouets favoris auxquels s’attachent les jeunes enfants, dont le prototype est l’ours en peluche. Il s’agit, selon Winnicott, de la « première possession non-moi », constituant une transition entre la confusion initiale du moi avec l’objet et leur nette séparation. Cet objet occupe lui-même une position « transitionnelle » en ce qu’il est une possession distincte du corps propre (par différence avec les parties du corps utilisées pour les activités auto-érotiques) dont cependant l’enfant peut disposer à sa guise (ce qu’il ne peut faire avec sa mère). L’objet transitionnel prend ainsi la place du « sein », dont il permet un premier dégagement, ce qui se produit normalement dans la deuxième moitié de la première année. Il acquiert alors une grand importance pour aider l’enfant à surmonter ses angoisses dépressives.

Plutôt que de s’attacher à la réalité concrète de cet « objet », Winnicot a très vite généralisé son idée en évoquant, dans le même esprit, des « phénomènes transitionnels » (ou encore un « espace transitionnel »). Ceux-ci concernent « tout ce qui se situe entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet ». Ultérieurement, les phénomènes transitionnels resteront à la base de toute créativité. Ils soutiendront « la tâche interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparés et reliés l’un à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure ».

C’est dans un tel espace que peut s’opérer le passage, partant d’une confusion initiale entre le psychisme maternel et le psychisme primitif de l’enfant, à une organisation intrapsychique suffisamment autonomisée. Ce qui se joue dans ce champ transitionnel permet le dégagement progressif de la dépendance (d’abord quasi absolue) du psychisme de l’enfant à l’égard des étayages maternels.

Au début, les effractions traumatiques que subit le moi naissant de l’enfant (violence pulsionnelle primitive, effets de la frustration, intensité des affects d’angoisse ou de douleur, etc.) ne peuvent être régulées que par la présence et la vigilance maternelle. Peu à peu, la constitution de son propre appareil psychique permet à l’enfant d’accéder à une autorégulation de ces effractions. L’enfant n’est plus dès lors aussi étroitement dépendant de la qualité et de l’adéquation ponctuelle des réponses de ses objets d’étayage.

Une autre notion de Winnicott qui a connu un grand succès est celle de « mère suffisamment bonne ». Cette mère-là « commence par témoigner d’une adaptation presque totale aux besoins de son bébé, puis, avec le temps, cette adaptation se fait de moins en moins sentir, cette diminution étant fonction de la capacité croissante qu’acquiert l’enfant de faire face à la défaillance maternelle ». Elle pourvoit donc aux besoins psychiques de son enfant, non seulement par son attention et sa sollicitude, mais aussi en sachant le frustrer dans des limites tolérables pour lui. Tout autant qu’elle doit être sensible à ses besoins d’étayage, elle doit pouvoir également reconnaître en temps utile ses besoins d’autonomie et s’adapter souplement aux uns et aux autres.

Ce qui est alors en cause, c’est la capacité de la mère à s’identifier intuitivement aux besoins psychiques de son enfant, y compris à ses besoins d’autonomie, ce qui implique sa capacité à l’accompagner par identification en s’ajustant aux progrès de son organisation psychique. L’identification primaire mutuelle de la mère et de l’enfant implique l’adéquation et la synchronisation des états affectifs de l’un et de l’autre. Cela souligne l’importance de la communication la plus précoce, qui est d’abord communication d’affects.

Soulignons encore que cet espace transitionnel est un espace-temps en ce qu’il intègre le temps possible de l’attente. Le délai imposé à la satisfaction est une condition nécessaire de la valeur que peut prendre la fonction hallucinatoire et de l’internalisation qui en résulte, mais il n’est organisateur que pour autant que l’attente ne devient pas traumatique. D’emblée, tout se joue dans la temporalité, mais une temporalité dont la mère est longtemps la seule ordonnatrice.

C’est au sein de ce champ transitionnel que la médiation auto-érotique évoquée ci-dessus peut prendre son rôle structurant. Faute de se lier à des images suffisamment étayantes de l’objet primaire, l’auto-érotisme se charge de toute la valence négative attachée à un objet trop frustrant. Il ne peut alors que se développer en circuit fermé, de plus en plus voué à une répétition mortifère, comme on le voit dans certaines masturbations compulsives d’enfants psychotiques.

La haine primitive de l’objet s’alimente des attentes vaines, des délais et des atermoiements subis passivement, sans limites prévisibles. D’où l’importance que prendra l’organisation anale, ouvrant une possibilité de contrôle sur la toute-puissance maternelle et les contraintes que celle-ci impose, ce qui constituera une étape décisive de l’autonomie.

L’autonomie psychique passe par l’expérience de la séparation et de la perte. Pour que séparation et perte deviennent négociables et ne fassent pas obstacle à la constitution de l’identité, il y faut le garant d’un objet aimant.

Mère trop absente, mère imprévisible, mère trop inquiète ou trop intrusive, mère trop absorbée par ses enjeux narcissiques personnels ou par ses deuils… Autant de prétextes à nourrir cette haine primaire, qui, si elle devient trop prévalente et envahissante, risque d’attaquer en son cœur même, plus ou moins gravement, les potentialités de l’autonomie psychique, et donc les nouvelles possibilités d’organisation qui en résultent.

Mais, complémentairement à cette disponibilité maternelle, il n’est pas moins nécessaire, répétons-le, que la mère puisse tolérer et reconnaître l’autonomie psychique naissante de son enfant. C’est ce que montrent les évolutions psychotiques précoces, dans lesquelles le psychisme de l’enfant reste collé au psychisme maternel (au « désir de la mère ») du fait de l’incapacité de celle-ci à reconnaître l’altérité de son enfant et à l’investir dans son identité propre.

En paraphrasant Winnicott, on peut dire que la réalité d’une mère « suffisamment bonne », particulièrement nécessaire à l’étayage des premiers investissements d’objet de l’enfant, pourra se trouver relayée par la création d’un espace intrapsychique « suffisamment autonome », propre à l’enfant.

III. Les processus d’internalisation

Le fantasme concerne des objets psychiques, c’est-à-dire internes. C’est lorsque l’objet interne prend une existence suffisamment stable qu’il peut servir de substitut à l’objet externe, c’est-à-dire tout à la fois le relayer dans son absence et le faire exister dans la réalité psychique (fantasmatique) en le modulant au gré du désir.

On a jusque-là décrit les processus médiateurs par lesquels s’opère le passage d’un investissement initial de l’objet maternel réel à la constitution de cet objet fantasmatique interne. Pour compléter cette description, il faut s’interroger sur le processus même de l’internalisation.

Le modèle absorption-expulsion. – Le modèle essentiel peut être situé dans le mouvement fondamental par lequel tout individu assure sa survie et sa permanence : celui de l’absorption des aliments (et de l’expulsion qui la suit ou lui est corrélative). C’est là le modèle du métabolisme vital de tout organisme vivant et plus particulièrement le modèle biologique de la digestion des aliments.

Freud a accordé à ce processus absorption-expulsion un rôle majeur dans la constitution de l’appareil psychique. Il en fait l’un des processus essentiels de la constitution du moi, en tant qu’il instaure le critère d’une limite entre l’intérieur et l’extérieur. Il le relie directement au principe de plaisir-déplaisir. « Sous la domination du principe de plaisir, s’accomplit un nouveau développement dans le moi. Il prend en lui, dans la mesure où ils sont sources de plaisir, les objets qui se présentent, il les introjecte (selon l’expression de Ferenczi) ; et d’un autre côté, il expulse de lui ce qui, à l’intérieur de lui-même, provoque le déplaisir. »

Ainsi se constitue la limite du dehors et du dedans : « Ceci je veux le manger ou je veux le cracher ; ou, en poursuivant la transposition : ceci je veux en moi l’introduire et ceci l’exclure. Donc : ça doit être en moi ou hors de moi. »

Beaucoup de psychanalystes à la suite de Freud, notamment Bion, ont insisté sur l’importance du modèle de la digestion des aliments comme prototype analogique de l’organisation psychique.

Cependant, il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’une métaphorisation du modèle digestif, et que celle-ci implique un processus de symbolisation. C’est bien par un tel processus de symbolisation que l’action d’absorber, aussi bien que ce qui est absorbé, se détachent de la fonction alimentaire. La métaphorisation de l’action peut se traduire par un chaîne de transformations : absorber le lait (téter le sein), absorber l’objet (plus précisément « quelque chose » de l’objet qui se symbolise), recevoir l’amour de l’objet.

Sur ce modèle processuel, on peut concevoir un fantasme inaugural qui serait défini comme la première liaison qui peut s’instaurer entre une représentation de l’action d’absorber (prendre en soi) et une représentation d’objet (ce qui de l’objet est apte à être absorbé et gardé en soi).

Si l’on confronte ce modèle à la théorie des fantasmes de M. Klein, on voit qu’il met davantage l’accent sur un mouvement pulsionnel fondé sur l’instinct de vie, où se conjuguent la pulsion sexuelle (orale) et la pulsion d’autoconservation. Sans exclure que certains fantasmes puissent également exprimer directement les pulsions destructrices, cette conception souligne l’une des fonctions essentielles de l’activité fantasmatique qui est de favoriser l’intrication pulsionnelle.

IV. Un champ processuel

En situant l’investissement primordial du fantasme, non dans un traduction immédiate des pulsions comme le fait M. Klein, mais dans un processus d’émergence, on souligne que cette organisation s’inscrit d’emblée dans l’ordre du conflit. La matrice originelle, considérée comme champ processuel, est le lieu métaphorique où se joue et commence à s’élaborer le conflit fondamental entre les instincts de vie et de mort. Véritable champ de forces où s’éprouvent et peuvent se lier les tout premiers mouvements de l’amour et de la haine, au moment même où naît la représentation de l’objet. Ainsi, plutôt que de reprendre la célèbre formule de Freud selon laquelle « l’objet naît dans la haine », il nous paraît plus juste de dire qu’il naît dans l’ambivalence et qu’il ne peut exister que par les possibilités qu’offre l’objet d’étayage de lier (en lui et par lui) les pulsions antagonistes de vie et de mort.

La matrice originelle du fantasme est par là même un lieu d’inscription de traces. Elle porte à jamais la marque d’une relation d’objet inaugurale et des modalités d’investissements dans lesquelles elle s’est constituée. Cette première empreinte se trouve en effet modulée par les circonstances très diversifiées et par les avatars qui accompagnent son internalisation.

C’est là que se jouent les premiers conflits d’ambivalence, avec d’autant plus de violence que l’appareil psychique ne dispose encore que de précaires ressources, les raz de marée de l’affect ne trouvant encore que de bien fragiles remparts pour les endiguer. C’est donc dans cette matrice originelle que vont s’inscrire les premières modalités d’aménagements défensifs de cette conflictualité archaïque. On comprend que leur éventuelle fragilité puisse entraîner des failles durables dans la qualité et la stabilité des investissement objectaux ainsi que dans les assises de la personnalité et de l’identité. La qualité de la vie fantasmatique en portera elle-même la marque.

Ajoutons que l’idée même d’une « matrice originelle du fantasme » n’est rien d’autre qu’une création fantasmatique de l’auteur confronté aux problèmes posés par les origines du psychisme… Si nous y décrivons un temps d’émergence fondateur de l’autonomie psychique, ce temps ne peut être que mythique. Bien qu’on puisse, de manière spéculative, le situer à un moment daté de l’ontogenèse, il définit un processus d’émergence susceptible de se réactualiser à tout moment de la vie psychique. L’autonomie psychique n’est jamais acquise : elle se recrée sans cesse dans les mouvements dynamiques incessants des pulsions et des défenses. C’est à ce prix que le psychisme peut rester vivant.

 

Notes

[1] M. Perron-Borelli, op. cit.

[2] D. W. Winnicott,, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.