Chapitre IX. Les fantasmes dans la vie psychique
La mise en jeu des fantasmes dans la vie psychique a principalement pour fonction d’assurer la pérennité du principe de plaisir et de lui donner satisfaction en marge des contraintes de la réalité et des impératifs sociaux. Électivement voué à la réalisation du désir, le fantasme ne peut cependant échapper entièrement aux contraintes de la réalité pour autant qu’il reste soumis aux fonctions intégratives du moi. Cela conduit à dégager, au-delà de la réalisation du désir, les fonctions défensives du fantasme, et plus encore à souligner ses fonctions de liaison et ses fonctions organisatrices.
Les potentialités de condensation et de transformation propres aux fantasmes confèrent à ces derniers une fonction élective dans l’intégration et l’élaboration intrapsychique de l’ambivalence pulsionnelle.
Ces remarques nous conduisent à soutenir une conception très extensive des fonctions organisatrices du fantasme. L’organisation psychique repose sur des réseaux de liaison qui sans cesse la créent et doivent en même temps assurer sa permanence. Ces liaisons sont l’objet d’un travail psychique incessant, particulièrement requis en toutes circonstances qui entraînent une réactivation de fantasmes infantiles refoulés, en résonance avec des conflits actuels. De telles réactivations se produisent a minima dans les circonstances les plus ordinaires de la vie et, plus encore, dans toute situation de « crise ». Autant d’occasions pour que soit activée toute une fantasmatique latente liée aux conflits inconscients.
I. Fantasme et action
1. Complémentarité du fantasme et de l’action
On a vu comment les fantasmes peuvent représenter des actions susceptibles de satisfaire les désirs du sujet et de mettre en scène les personnes à qui s’adressent ces désirs. Ainsi, le fantasme peut se substituer à l’action en la transposant dans l’imaginaire.
Les fantasmes se constituent et se développent électivement dans toutes les circonstances où l’action visant à la satisfaction est impossible. Ainsi, la déconnexion de la motricité dans l’état de sommeil produit le rêve, en substituant une « réalisation hallucinatoire » du désir à sa réalisation effective.
De même, on a vu que c’est l’absence de la mère (de qui est attendue la satisfaction) qui conduit l’enfant à constituer ses premiers fantasmes. Il en est de même dans la vie de l’adulte : l’absence d’une personne aimée ou la non-réponse à ce qui est attendu d’elle déclenchent une activité fantasmatique qui a une évidente fonction de compensation et de consolation.
Tout comme les actions, les fantasmes constituent des voies d’expression et d’actualisation des pulsions sous-jacentes qui les animent. Le trajet qui va de la pulsion à l’action représente la voie la plus courte d’une satisfaction qui, sous le règne trop exclusif du principe de plaisir et du « processus primaire », tend à une réalisation immédiate. Le travail de fantasme, qui s’interpose normalement dans cette « voie courte », introduit le délai et, avec lui, différentes visées défensives qui tendent à assurer la protection des objets autant que du moi lui-même.
La fonction compensatoire du fantasme intervient également lorsque la réalisation du désir se heurte à des interdits moraux ou lorsqu’elle serait susceptible d’entraîner des dangers ou des sanctions. Le fantasme prend alors une fonction d’anticipation quant aux conséquences possibles de l’action. Cette anticipation peut aboutir en certains cas à détourner le sujet, temporairement ou plus durablement, de la réalisation de certains désirs, quand celle-ci est jugée trop dangereuse.
Tout cela souligne un certain rapport d’opposition entre fantasme et action. Cependant, quelle que soit la prévalence du processus hallucinatoire (et de ses dérivés représentatifs) dans l’organisation intrapsychique, et donc malgré l’importance que prend le fantasme en marge de l’action, il reste qu’aucune satisfaction réelle ne saurait se passer d’une action effective. L’accomplissement du désir suppose donc habituellement un retour à l’action.
Seule l’action permet de véritables « retrouvailles » d’un objet réel, qu’il s’agisse d’une action du sujet lui-même ou, si le sujet se place dans une position passive et réceptive, de l’action de l’autre venant satisfaire son attente. Même dans ce dernier cas, le sujet est lui-même impliqué dans cette action, soit en la suscitant, soit tout simplement en y répondant. Que l’on songe à cet égard aux multiples manœuvres de séduction réciproque, directes et indirectes, qui caractérisent les conduites amoureuses les plus banales.
Rappelons aussi que les fantasmes, en tant qu’actions imaginaires, naissent et s’alimentent sans cesse des souvenirs d’actions passées, et qu’il préparent les actions futures.
Il est donc nécessaire de reconnaître la complémentarité entre fantasme et action, autant que leur opposition dynamique. Leur articulation implique en elle-même une élaboration psychique susceptible de les rendre conciliables.
Ce travail d’articulation s’opère pour l’essentiel dans le préconscient, mais peut aussi se prolonger au niveau de la pensée consciente. Ainsi se prennent les décisions d’agir ou de non-agir. Ainsi s’élaborent peu à peu les systèmes de valeurs qui tentent de justifier ou de contrôler ces décisions.
Entre la fuite en avant dans l’action et le refuge excessif dans l’imaginaire, l’équilibration harmonieuse de la personnalité et de la vie de chacun dépend pour une grande part de la complémentarité entre fantasme et action. La littérature a décrit, de manière souvent pittoresque, l’histoire de ces « rêveurs » qui ne peuvent vivre que dans l’imaginaire et se détournent par là de tout adaptation à la réalité. À l’opposé, on connaît de ces personnes qui, entièrement polarisées sur l’action, sont par là même fermées à toute rêverie comme à toute poésie.
2. Les pathologies de l’action
L’intérêt porté par les psychanalystes à la problématique de l’action s’est beaucoup développé en liaison avec les extensions des thérapies psychanalytiques. On a vu ainsi de plus en plus de cas pour lesquels l’organisation « névrotico-normale » décrite par la théorie freudienne classique s’avérait insuffisamment établie. Ces cas, bien que très divers, se caractérisent souvent par une tendance aux « passages à l’acte », manifestant par là une insuffisance de l’élaboration intrapsychique des conflits. Faute d’une telle élaboration, leurs mouvements pulsionnels et leurs angoisses ne peuvent trouver d’issue que par une décharge trop directe dans l’action, dès lors réduite à des actes ponctuels et souvent répétitifs.
Le passage à l’acte, sous toutes ses formes, peut toujours être compris comme une forme de régression du fantasme à l’action, ou encore comme un échec des possibilités de médiatisation de l’action par le fantasme.
Très souvent, les passages à l’acte pathologiques se manifestent sous une forme compulsive. Ils sont ressentis par le sujet comme une contrainte à accomplir certains actes, souvent à l’encontre de sa volonté consciente. « C’est plus fort que moi »… formule banale qui exprime bien cette force centrifuge irrépressible qui se joue du jugement et de la censure, contourne les obstacles, transgresse les interdits. La compulsion tend à s’affranchir du contrôle exercé habituellement par les instances intégratives du moi et du surmoi, libérant alors régressivement des pulsions archaïques, essentiellement destructrices.
Les actions en cause visent, directement ou indirectement, des personnes : objets d’amour et/ou de haine, personnes faisant obstacle à la réalisation d’un désir, représentants d’une autorité, etc. Les pulsions agressives y sont presque toujours prévalentes. Il s’agit de conquérir ou de s’assujettir une personne convoitée, d’écarter ou d’amoindrir celle qui s’oppose à ce dessein, ou enfin d’attaquer de quelque manière des représentants d’une loi récusée.
Cette régression tend donc à s’accompagner d’une déliaison des pulsions sexuelles et agressives. Ces dernières retrouvent alors les potentialités de leur violence archaïque, apparemment au service du principe de plaisir, mais plus encore « au-delà du principe de plaisir », par la brèche ainsi ouverte à la libération de la destructivité.
Il s’agit, dans les cas les plus graves de personnalités borderline, mal organisées ou particulièrement fragiles et donc particulièrement sensibles à des situations difficiles pouvant provoquer une décompensation régressive. Il peut aussi s’agir de personnalités « psychopathiques » caractérisées par de graves addictions (alcoolisme, toxicomanie) ou par des tendances antisociales (délinquance).
D’autres formes cliniques, sans sortir aussi nettement du cadre de la névrose, révèlent les tensions dynamiques qui peuvent exister entre fantasme et action. Ainsi, le symptôme de la phobie d’impulsion fait apparaître de manière particulièrement claire la fragilité des limites qui séparent le fantasme de l’acte. Le sujet se sent brusquement menacé d’un passage à l’acte incontrôlable. Les phobies d’impulsion sont décrites par les personnes qui en souffrent comme des idées qui surgissent soudain hors de tout contexte qui puisse les justifier, leur faisant imaginer qu’elles pourraient accomplir un acte incongru et le plus souvent dangereux. Le sujet juge ces pensées absurdes, voire odieuses pour les plus agressives d’entre elles. Mais leur angoisse est principalement déclenchée par l’idée et le sentiment qu’elles pourraient faire réellement ce qui leur vient ainsi à l’esprit. Ainsi la peur du passage à l’acte en vient-elle à devenir elle-même envahissante. Souvent ces personnes ne peuvent alors être rassurées que par la présence d’un tiers, supposé les protéger du passage à l’acte possible, ce qui induit secondairement une dépendance particulièrement invalidante.
Ces diverses manifestations montrent combien les processus dynamiques qui permettent la transposition de l’action en représentations sont complexes ; ils restent toujours réversibles et peuvent être court-circuités ou fragilisés en toute circonstance où l’organisation du moi se montre défaillante face à l’irruption économique d’une excessive poussée pulsionnelle. Plus est fragile l’organisation du moi, plus l’action risque de se cliver des potentialités de son élaboration intrapsychique.
Il existe également des formes de pathologies de l’action beaucoup moins spectaculaires, elles aussi liées à des carences de la vie fantasmatique. Il s’agit de personnes apparemment bien adaptées à la vie sociale mais dont l’activité a un caractère dit « opératoire ». Ce sont souvent des personnes hyperactives qui utilisent l’action comme une défense qui leur permet d’exclure de leur univers tout ce qui pourrait réactiver des conflits inconscients. Ceux-ci n’en restent pas moins agissants et ne peuvent alors trouver d’expression que par la voie de somatisations. On retrouve donc dans ces pathologies, dites « psychosomatiques », une analogie avec l’expression dans le corps qui caractérise l’hystérie de conversion. Mais alors que les symptômes hystériques classiques restent étroitement liés à la dynamique intrapsychique, ce qui permet d’en dégager les significations, il s’agit ici de somatisations beaucoup plus massives et diffuses qui peuvent mettre en cause le devenir vital du sujet, révélant ainsi une déliaison pulsionnelle qui laisse le champ libre à la pulsion de mort. Les découvertes récentes de la psychosomatique mettent donc en pleine lumière l’importance de la vie fantasmatique comme facteur de liaison pulsionnelle.
La représentation des actions dans les fantasmes et l’élaboration de leur dynamique permet d’utiliser toute une gamme de transpositions métaphoriques permettant d’intégrer les exigences du moi et la souplesse de ses aménagements défensifs. Lorsque la dynamique des fantasmes peut suffisamment remplir sa fonction, la violence des représentations d’actions les plus crues peut y trouver de nombreuses possibilités d’atténuation et de déguisements. Ainsi la transposition dans les fantasmes des mouvements pulsionnels permet-elle de concilier ces derniers avec les exigences de la réalité et du surmoi. Cela n’exclut pas pour autant, mais bien au contraire favorise, une harmonieuse régulation des actions réelles permettant une suffisante satisfaction des désirs.
II. Élaboration des conflits et « subjectivation »
La vie fantasmatique est donc au cœur du travail psychique d’élaboration des conflits, tout particulièrement des conflits d’ambivalence relatifs aux objets. C’est la qualité des formations fantasmatiques, c’est-à-dire leur niveau d’organisation mais aussi la richesse et la souplesse de leur mise en jeu dynamique, qui permet que l’élaboration requise par toute réactivation des conflits objectaux se joue dans l’espace intrapsychique. C’est aussi la condition pour que cette élaboration puisse se transposer dans le champ de la parole qui est celui de la cure analytique.
En arrière-plan des aménagements exigés par les relations avec des objets actuels réels, le sujet peut mentalement disposer à sa guise de ces mêmes objets, ceux-ci étant ainsi remis en relation avec les objets internalisés de l’enfance. Les objets internes impliqués par les fantasmes pourront être, au gré des mouvements pulsionnels et des besoins de leur élaboration défensive, aimés ou haïs, désirés ou attaqués, etc., sans que cela mette directement en cause les liens actuels avec les objets réels.
En toute occurrence de réactivation conflictuelle, les relations d’objets sont donc remises en jeu dans la dynamique des fantasmes. Leurs enjeux en sont ainsi éprouvés, au double sens d’un éprouvé affectif et d’une mise à l’épreuve par la confrontation anticipatrice avec la réalité psychique de l’autre (ses réponses supposées, sa tolérance à l’agression, etc.) en même temps qu’aux exigences du moi et du surmoi.
Le conflit d’ambivalence (amour-haine) se double en effet d’un conflit non moins fondamental entre les investissements objectaux et les investissements narcissiques. Freud a postulé l’existence d’un « narcissisme primaire » qui serait préalable à la bipartition de l’investissement libidinal entre le moi et l’objet. À ce stade originaire de fusion-confusion, le moi et l’objet ne font qu’un. C’est donc d’un processus de séparation-individualisation que naîtra la différenciation du moi et de l’autre. Ce processus d’individuation inscrit au cœur de la relation à l’autre un conflit d’ordre narcissique qui ne cessera jamais.
Être soi avec l’autre… Comment, par quels processus dynamiques complexes, l’être humain parvient-il à tenir cette gageure : être vraiment soi, le devenir et le rester, l’être de mieux en mieux, tout en préservant ses liens objectaux et, mieux encore, en les enrichissant par là même ?
On peut ici souligner le rôle que joue l’organisation dynamique du fantasme dans les processus d’émergence du sujet au sein de la relation d’objet. Comment le sujet en vient-il à se situer sur la scène psychique qu’animent les fantasmes ? On peut ici faire appel à la métaphore théâtrale en disant que le Ça est le producteur du spectacle, que le Moi en est le metteur en scène, tandis que le sujet s’y représente comme acteur dans l’un des multiples rôles qu’il est susceptible d’y jouer. Qu’en est-il alors de la place du spectateur ? On constate que le sujet se trouve également à cette place, comme dédoublé, tout à la fois acteur et spectateur de la scène qu’il crée. C’est ce que le rêve montre de manière particulièrement évidente, éclairant par analogie ce qui se retrouve dans le fantasme.
Cela nous conduit à conférer un rôle organisateur majeur au fantasme de scène primitive, en tant qu’il permet ce dédoublement. Face à la scène primitive (les rapports sexuels entre les parents) qu’il tente d’imaginer, le sujet se trouve spectateur d’une scène qui lui est à la fois étrangère, profondément énigmatique et qui suscite violemment son désir en même temps que sa curiosité. Tiers exclu de cette relation, il est néanmoins susceptible de s’y réintroduire, soit en se situant en position de séparer les protagonistes, soit en se projetant lui-même dans la scène par des identifications multiples à l’un ou l’autre. Ainsi le sujet advient-il de pouvoir se donner des représentations multiples et différenciées des objets perdus : celles-ci lui permettent une réappropriation par identification tout en modulant son identité personnelle.
En toute occurrence de réactivation conflictuelle, le sujet doit se définir (se redéfinir sans cesse) dans le choix d’une position à prendre. Celle-ci impliquant toujours peu ou prou ses relations aux autres, la dynamique de transformation propre au fantasme permet alors une élaboration de ses choix à partir de la multiplicité de toutes les positions possibles. Le sujet n’existe vraiment qu’à pouvoir ainsi éprouver fantasmatiquement la multiplicité virtuelle et la mobilité de ses positions.
Bien que le moi ne puisse se développer que par ses identifications aux objets, et qu’il ne cesse de s’enrichir des nouvelles identifications permises par ses relations aux autres, le processus de subjectivation suppose une part de « désidentification », fondatrice de l’identité personnelle et de son caractère unique et irréductible.
Ces problèmes retiennent beaucoup l’attention des psychanalystes contemporains, pour autant que les carences de la subjectivation ont été mises en évidence dans la conduite de certaines cures particulièrement difficiles. Les « bonnes indications » d’analyse restent celles où les virtualités d’émergence de nouvelles positions du sujet sont suffisamment protégées de la compulsion de répétition. De nombreux aménagements techniques peuvent être néanmoins envisagés lorsque les carences identitaires viennent au premier plan.
Le sujet se découvre et se construit lui-même au travers des configurations fantasmatiques qu’il peut créer et indéfiniment moduler. Il y éprouve la pluralité de ses désirs, en même temps que leur conflictualité. Il projette dans ses fantasmes la multiplicité de ses identifications inconscientes à ses objets internes en même temps qu’il apprend à se différencier de mieux en mieux de ceux-ci. Il s’éprouve lui-même aussi bien dans la continuité de ses aspirations les plus profondes que dans ses capacités de changement. Il module ainsi son propre devenir et parvient à se reconnaître comme agent et responsable de son destin, du moins dans la marge de liberté que lui laissent les contraintes inéluctables de la réalité.
Le libre jeu des fantasmes, en marge des nécessités de l’action et de l’adaptation aux exigences de la réalité, se prête au modulations infinies du désir. L’une des qualités du fantasme est d’être indéfiniment plastique.
Éminemment narcissique, faisant la part belle au principe de plaisir et à l’illusion, la rêverie est nécessaire à la santé psychique. Elle peut cependant devenir gravement désadaptante par ses excès quand le fantasme sert à méconnaître ou à dénier la réalité.
Il faut enfin ajouter que l’un des destins les plus heureux des fantasmes inconscients est de venir alimenter la créativité. Les fantasmes inconscients donnent vie à toutes les activités sublimées, depuis les plus humbles créations de la vie quotidienne jusqu’aux œuvres les plus prestigieuses et les plus accomplies.