La rivalité
L’esprit de compétition et, d’une façon plus générale, la rivalité proviennent de l’interaction de plusieurs sources : instinct de conservation, instinct sexuel, agressivité. Bien entendu, ces traits de caractère sont dans une certaine mesure normaux et utiles et lorsqu’une personnalité est très inhibée à cet égard, nous découvrons, cachée profondément dans l’esprit, une attitude défaitiste. Quand il s’agit de se battre avec les autres, ou de gagner, l’individu craint que cela ne porte un tort irréparable aux autres et d’être sévèrement puni pour avoir risqué de leur porter atteinte. Poussé à l’extrême, l’esprit de rivalité peut être cause de grandes souffrances pour l’esprit et bien qu’il puisse être à l’origine de réussites considérables, il teinte les relations humaines d’un cachet toujours déplaisant. Dans des limites raisonnables, l’esprit de rivalité est somme toute un trait de caractère positif. Bien que le « succès » cependant puisse apporter de grandes satisfactions temporaires, on s’aperçoit très souvent qu’il n’apporte ni paix ni sécurité à l’esprit. N’est-il pas fréquent de voir que des personnages importants ou éminents ne tolèrent autour d’eux que des gens médiocres ? N’est-il pas habituel que des hommes exceptionnellement intelligents et doués choisissent des femmes particulièrement ternes, simples, sans intérêt, et vice versa. Je citerai un exemple de rivalité qu’on rencontre souvent : celui de la prima donna qui, aussi belle que soit sa voix, ne veut pas chanter un opéra aux côtés d’une autre chanteuse de premier plan : outre les satisfactions matérielles, sexuelles et pécuniaires qu’elle lui apporte, la supériorité de sa voix sur celle des autres est devenue son moyen favori de se sentir à l’abri. C’est une garantie contre la crainte du mal en elle, qui engendre un sentiment de solitude devant lequel il n’y a rien à faire, et contre la peur de mourir. Il s’ensuit que de telles personnes essayent toujours de se placer en contraste aigu avec des mortels inférieurs afin qu’on ne manque pas de les considérer comme bonnes et admirables, afin aussi d’avoir toujours l’impression que les autres sont mauvais, mais pas elles. Sous une forme plus atténuée, c’est un trait de caractère extrêmement répandu : de nombreuses personnes ne se sentent réellement heureuses et satisfaites qu’avec ceux qui leur sont inférieurs d’une façon quelconque, peut-être intellectuellement, socialement, ou même moralement. Ces inférieurs sont ceux dont elles ont réellement besoin et dont elles dépendent dans la vie. Ces personnes, qui ont besoin de s’assortir avec des inférieurs, sont naturellement le contraire des snobs, mais au fond ces deux types d’individus cherchent la même chose d’une manière différente. Tous deux ont besoin d’être rassurés, ils ont besoin qu’on leur garantisse qu’ils ne sont ni pauvres, ni misérables, ni vides, qu’ils sont dignes d’estime et d’amour.
Dans toutes ces situations où la projection est utilisée et où, à la place de soi-même, d’autres sont considérés comme mauvais, il est clair que le vilain de la pièce, le rival ou n’importe quel individu nous servant de réceptacle pour les parties de nous-mêmes que nous considérons dangereuses et dont nous ne voulons pas, devient en fait inconsciemment pour nous la mauvaise partie de nous-mêmes, le « double » de ce côté nous appartenant. Ce processus est quelquefois très clair au théâtre et dans la littérature où de telles personnifications forment le stock de l’écrivain. Iago, par exemple, représente les tendances possessives propres à Othello, qui sont également indiquées subtilement dans la signification symbolique inconsciente de sa peau noire.
Une fois que nous voyons le mal dans une autre personne, il devient possible, et il peut sembler nécessaire, de libérer l’agressivité refoulée éprouvée contre cette personne ; d’où le rôle important que jouent dans la vie la condamnation des autres et, d’une façon générale, la critique, la dénonciation et l’intolérance. Ce que nous ne pouvons tolérer en nous-mêmes, nous ne sommes pas prêts de le tolérer chez les autres. En condamnant les autres, nous pouvons aussi trouver une double satisfaction, directement du fait de nous libérer de nos tendances agressives, et également en nous sentant rassurés parce que nous nous conformons aux normes de ce qui est bien et parfait et que nous les observons. Une indignation vertueuse peut constituer un plaisir agressif des plus cruels et des plus rancuniers. Dans la vie civilisée, cette très large expression des pulsions agressives peut s’observer dans un nombre infini de situations quotidiennes ; c’est le but d’une discussion que de prouver qu’on a raison, mais très souvent, le but principal immédiat est en réalité de prouver que l’autre a tort. La persécution religieuse se fonde sur ce mécanisme, ainsi que les attaques de l’écrivain et de l’orateur de parti. Ne dérive pas d’autre chose également la plus grande partie de l’animosité qui s’exprime dans la vie politique ou le travail destructeur qui se fait dans des sociétés scientifiques. Il en va de même pour les récriminations des amants et des gens mariés. Il est intéressant de comparer cette attitude d’intolérance à l’attitude du dernier type de personne mentionné, dont on peut dire qu’elles sont trop tolérantes en ce qui concerne les imperfections de leurs semblables, ou leur manque de qualités. Ces deux types de personnes, cependant, arrivent au même but par des voies différentes, ce but étant l’utilisation d’une forme quelconque de dépendance en vue d’un accroissement de la sécurité.