La jalousie amoureuse

La jalousie est loin d’être une réaction aussi simple que nous le supposons, bien que nous la considérions comme si « naturelle ». Elle est souvent vraiment ressentie, même si les circonstances ne la justifient pas dans la réalité. La situation typique de la jalousie est naturellement celle de la rivalité en amour. Vous vous attendez ici à ce que je me réfère au complexe d’Œdipe et à ce que je dise que toute jalousie dérive de cette première expérience de rivalité sexuelle dans l’enfance. Vous avez raison ; mais cette explication n’est pas suffisante. Naturellement, nous ne cessons de répéter plus ou moins les expériences de notre enfance, mais les individus varient en cette matière, c’est-à-dire que nous ne répétons pas les expériences de notre enfance pour le simple plaisir de les répéter, si j’ose m’exprimer ainsi. Lorsque nous le faisons, c’est la même raison qui nous fait agir comme nous le faisions la première fois et parce que, bien que nous soyons plus âgés, nous n’avons pas encore trouvé une meilleure façon d’agir.

Dans la mesure où la jalousie est une réaction de haine et d’agressivité à une perte ou à la menace d’une perte, elle est assez simple et primitive et aussi inévitable que n’importe quelle réaction de cet ordre. Un élément particulier à la jalousie est néanmoins l’humiliation qui l’accompagne invariablement, compte tenu de la blessure qu’elle occasionne à la confiance en soi et au sentiment de sécurité. La perte de la confiance en soi n’est pas toujours consciemment ressentie par une personne jalouse. En y pensant, vous vous apercevez que le jaloux se sent d’autant moins humilié qu’il est plus furieux et agressif ; vice versa, il est d’autant plus malheureux et déprimé qu’il se sent moins agressif et moins en colère. Le jaloux se sent inévitablement humilié et inférieur ; moins consciemment, il se sent méprisé, déprimé et coupable. L’explication de cela est que s’il n’est pas aimé, ou s’il pense qu’il n’est pas aimé, la signification inconsciente de cet état est qu’on ne peut pas l’aimer, qu’il est haïssable, que la haine est en lui. Inconsciemment ou non, il éprouve le sentiment que c’est parce qu’il n’était pas assez bon pour la personne aimée que celle-ci l’a abandonné ou oublié. Cette pensée de ne pas être aimé éveille en lui (avec toutes les craintes de solitude qui l’accompagnent) une dépression et un sentiment d’être exposé à un danger sans pouvoir se défendre, qui sont insupportables. Cela explique l’acuité et l’amertume torturante de la jalousie, état que nous essayons tous de soulager en condamnant et en haïssant une autre personne, dans ce cas le rival. De l’enfance la plus lointaine ressurgit la réalisation de l’état de dépendance avec tous ses dangers et le cercle recommence à se former comme autrefois. La projection est immédiatement mise en action. On voit chez le rival le mal et la destructivité, on le condamne et on peut décharger la haine à son égard sans éprouver de culpabilité.

Nous avons besoin, dans l’enfance, de projeter à l’extérieur de nous sur une autre personne nos états dangereux de colère et de les identifier à cette personne, nous identifiant nous-mêmes seulement avec un état de bien-être ; il est probable que ce besoin constitue l’une des stimulations principales vers la reconnaissance de l’existence d’autres personnes. En d’autres termes, tout notre intérêt qui se porte vers le monde extérieur et les autres personnes se fonde, en fin de compte, sur le besoin que nous avons d’eux. Nous en avons besoin pour deux raisons : l’une est évidemment d’obtenir d’eux des satisfactions à la fois pour nos besoins de conservation et de plaisir, l’autre pour les haïr, afin de pouvoir expulser en dehors de nous et décharger sur eux ce qui est mauvais et dangereux en nous. Je pense que c’est pourquoi la jalousie est si souvent ressentie alors qu’elle n’est pas fondée. Lorsque quelqu’un – inconsciemment – éprouve le sentiment de manquer d’amour et de bonté et craint que ce défaut ne soit découvert par le partenaire amoureux ou ne le blesse, alors il commence à être jaloux et à rechercher chez l’autre un manque d’amour afin de ne pas voir ce défaut en lui-même, afin de voir le mal chez un rival au lieu de le voir en lui.

On remarquera que cette accusation « tu ne m’aimes pas » pèse sur toutes les querelles d’amoureux et sur la mésentente que certains jeunes époux connaissent avant de « s’assagir » – ainsi que le disait la vieille génération. Se sentir malheureux, coupable, expier dans le remords et les pleurs, se faire absoudre dans le pardon final, tout cela démontre très clairement que c’est un sentiment inconscient de ne pas être aimé, de ne rien valoir, qui met en route ce processus familier de dispute.

Enfin, l’homme qui a perdu la femme qu’il aime, ou qui pense qu’il va la perdre, ne réagit pas seulement à la perte de l’amour qu’elle lui porte ou à la privation de sa possession ; cet amour, cette possession, sont à ses yeux des preuves de sa propre valeur et, en tant que telles, leur perte menace sa sécurité personnelle dans le monde de son esprit, pour ne pas parler du monde extérieur ; pour lui, sa valeur peut être symbolisée par la force, l’intelligence, une puissance sexuelle, des vertus morales, des richesses – toutes choses parmi une légion de symboles de choses bonnes, qui diffèrent selon chaque individu, mais qui, dans chaque cas, représentent les garanties choisies par un individu ; ces garanties agiraient comme des ressources intérieures pour compenser les dangers des forces mauvaises en lui et le mettre à l’abri de ces forces. La plupart des gens, particulièrement dans le mariage, institution comportant des responsabilités et des obligations mutuelles, éprouvent le sentiment que le partenaire sexuel reconnaît – donc prouve – cette prépondérance du bon sur le mauvais que nous recherchons tous et de laquelle dépend la paix de notre esprit.

Il serait intéressant d’étudier le mariage civilisé en partant de ce point de vue. Dans quelle mesure, en comparaison avec l’amour ou le désir sexuel, ce besoin d’être rassuré quant à sa valeur propre joue-t-il un rôle important dans la décision des hommes et des femmes de se marier ? Il serait difficile, à moins de les psychanalyser, d’estimer ces différentes motivations chez les individus les plus normaux. En effet, ce que nous appelons l’amour véritable, est précisément une condition dans laquelle ces deux facteurs se combinent et ne font qu’un, dans laquelle l’aisance et le bonheur dérivent constamment du fait de la plénitude, chez l’homme et la femme, d’un amour qui peut satisfaire et combler les besoins réciproques. Pour chaque partenaire, un amour mutuel constitue une double garantie. L’amour de l’autre, ajouté au sien propre, double les réserves d’amour et de bien-être et donc celles d’assurance contre la douleur, la destructivité et la misère interne. Par ailleurs, par la satisfaction apportée aux besoins sexuels du partenaire, chacun transforme le désir sexuel de l’autre ; celui-ci, douleur potentielle et source de destructivité, devient plaisir absolu et source de bien-être. C’est ainsi que, par l’association amoureuse, sont obtenus, d’une part, la satisfaction des instincts de vie (instinct de conservation et instinct sexuel) qui tendent à l’harmonie et à l’unité, d’autre part un accroissement de la sécurité par rapport aux instincts destructeurs et aux dangers qui représentent la perte, la solitude et l’impuissance. L’état de plaisir est obtenu avec le minimum de privation et d’agressivité tandis que les avantages de la dépendance sont utilisés au maximum. Cependant, même lorsqu’il en est ainsi, il faut que le plaisir qui résulte de ces manifestations de l’agressivité qui sont constructives et sans danger soit obtenu quelque part à un degré suffisant. Lorsque le mécanisme de la projection devient trop important et que l’angoisse et la méfiance à l’égard des autres qui en découlent deviennent trop intenses, la dépendance dans le mariage donnera lieu à des accès de crainte et de haine qui détruiront toute possibilité d’un état de plaisir amoureux et feront entrer à nouveau dans le cercle vicieux du désir de possession, de la frustration et de la désintégration.