Chapitre IX
LE CHANGEMENT DE LA PERSONNALITÉ EN PSYCHOTHÉRAPIE

[Préface]

Ce qui nous a spécialement poussé à inclure l’étude qui suit dans ce livre, c’est qu’elle présente, sous une forme succincte, quelques-uns des passionnants progrès que nous avons obtenus dans la mesure de cet aspect changeant, nébuleux, hautement significatif et déterminant de la personnalité qu’est le Moi.

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Ce mémoire se propose de présenter quelques-uns des points saillants de l’expérience que mes collègues et moi-même avons faite, lorsque nous avons entrepris de mesurer par des procédés scientifiques objectifs les conséquences d’une forme de psychothérapie individuelle. Afin de faire comprendre ces points saillants, je décrirai brièvement le contexte dans lequel ces recherches ont été poursuivies.

Pendant bien des années, j’ai travaillé avec mes collègues psychologues dans le domaine de la psychothérapie. Nous avons essayé d’apprendre par les expériences que nous poursuivions dans ce domaine ce qui est efficace pour amener un changement constructif dans la personnalité et le comportement de ceux qui, mal adaptés ou troublés, cherchent de l’aide. Nous sommes parvenus graduellement à formuler une méthode de psychothérapie basée sur cette expérience, méthode qui a été qualifiée de non directive ou de centrée sur le client. Cette méthode ainsi que ses fondements théoriques ont été décrits dans un certain nombre de livres [1, 2, 5, 6, 8] et dans de nombreux articles.

Un de nos buts les plus constants a été de soumettre les forces agissantes du traitement ainsi que ses résultats à de rigoureuses recherches expérimentales. Nous sommes persuadés que la psychothérapie est une expérience existentielle, profondément subjective, à la fois pour le client et pour le thérapeute, qu’elle est pleine de subtilités complexes et englobe de nombreuses nuances d’interaction personnelle. Cependant, nous sommes également convaincus que, si nous sommes ici en présence d’une expérience significative dans laquelle de profondes découvertes amènent des changements dans la personnalité, de tels changements devraient être vérifiables par la recherche expérimentale.

Depuis plus de quatorze ans, nous avons fait beaucoup de recherches de ce genre portant à la fois sur le processus et les résultats de cette forme de traitement (voir [5], particulièrement les chapitres 2, 4 et 7, pour un compte rendu résumé de cet ensemble de recherches). Au cours des cinq dernières années au « Centre de Consultation » de l’Université de Chicago, nous avons étendu les limites de cette recherche au moyen d’une série coordonnée d’investigations destinées à jeter quelque lumière sur les résultats de cette forme de psychothérapie. Je désire vous présenter certains traits significatifs du programme de ces recherches encore en cours.

Trois aspects de notre recherche

Les trois aspects de notre recherche qui, je crois, peuvent présenter le plus grand intérêt pour nos lecteurs, sont les suivants.

1. Les critères dont nous nous sommes servis dans notre étude de la psychothérapie, critères qui s’écartent de la manière de penser conventionnelle en ce domaine.

2. Le plan de la recherche dans l’élaboration duquel nous avons résolu certaines difficultés qui avaient jusque-là nui à la netteté des résultats.

3. Le progrès que nous avons accompli en mesurant de subtils phénomènes subjectifs de façon objective.

Ces trois éléments de notre programme pourraient être utilisés dans toute tentative pour mesurer un changement dans la personnalité. Ils sont donc appropriés à des investigations portant sur n’importe quelle forme de psychothérapie, ou à une recherche concernant tout procédé tendant à modifier la personnalité ou le comportement.

Revenons maintenant aux trois éléments que j’ai mentionnés et examinons chacun d’eux.

Les critères de la recherche

Quel est le critère de la recherche en psychothérapie ? Voilà une question difficile à laquelle nous avons eu à faire face au début de notre plan de recherche. C’est une idée très répandue que le but de la recherche en ce domaine est de mesurer le degré de « succès » en psychothérapie ou le degré de « guérison » qui a été obtenu. Bien que n’ayant pas été sans subir l’influence de cette façon de penser, nous avons, après mûre réflexion, abandonné ces concepts parce qu’ils sont indéfinissables, qu’ils sont essentiellement des jugements de valeur et ne peuvent donc être considérés comme scientifiques dans ce domaine. Il n’y a pas d’opinion unanime sur ce qui constitue le « succès ». Est-ce la disparition des symptômes, la résolution des conflits, l’amélioration du comportement social ou quelque autre type de changement ? Le concept de « guérison » est absolument inadéquat, puisque, dans la plupart des désordres en question, nous avons affaire à un comportement acquis, non à une maladie.

En conséquence de notre manière de voir, nous ne nous sommes pas demandés au cours de notre recherche : Un succès a-t-il été obtenu ? La maladie a-t-elle été guérie ? Nous avons, au lieu de cela, posé une question scientifiquement beaucoup plus justifiable, à savoir : « Quels sont les changements concomitants du traitement ? »

Afin d’avoir une base pour répondre à cette question, nous sommes partis de la théorie de la psychothérapie que nous avons peu à peu élaborée et nous en avons tiré la description théorique des changements que nous avons supposé par hypothèse survenir dans le traitement. Le but de la recherche est de déterminer si ces changements surviennent ou non et à un degré qui puisse être mesuré. C’est ainsi que de la théorie du traitement centré sur le client nous avons tiré des hypothèses telles que celle-ci : pendant le traitement, des sentiments qui avaient été précédemment rejetés par la conscience sont éprouvés et sont intégrés dans la conception de soi43 ; pendant le traitement, la conception du moi devient plus conforme à la conception du moi idéal ; pendant et après le traitement, on peut observer que le comportement du client acquiert plus de sociabilité et plus de maturité, que le client montre une acceptation grandissante de lui-même, ce qui est confirmé par une meilleure acceptation d’autrui.

Ce ne sont là que quelques-unes des hypothèses que nous sommes parvenus à vérifier. On se rendra peut-être compte que nous avons entièrement abandonné l’idée d’un unique critère général de nos études et que nous lui avons substitué un certain nombre d’éléments variables clairement définis, dont chacun s’applique à l’hypothèse en cours d’examen. Cela signifie que nous espérions, dans la recherche, être capables d’exposer nos conclusions sous une forme telle que celle-ci : la psychothérapie centrée sur le client produit des changements mesurables dans les caractéristiques a, b, d, et f, par exemple, mais ne produit pas de changements dans les éléments variables c et e. Lorsque des conclusions de cette sorte sont possibles, le psychologue professionnel et le profane sont en mesure de prononcer un jugement de valeur et de décider s’ils considèrent comme un « succès » un processus qui produit ces changements. Cependant des jugements de valeur de ce genre ne doivent en rien altérer les faits solides qu’établit notre connaissance scientifique des forces agissantes qui produisent un changement dans la personnalité.

Ainsi, dans notre recherche, nous avons utilisé au lieu du critère global habituel de « succès », un grand nombre d’éléments variables fournissant des critères particuliers, tirés chacun de notre théorie du traitement, et définis en termes opératoires.

Cette solution du problème des critères nous a grandement aidé à faire un choix intelligent des instruments de recherche susceptibles d’être utilisés dans notre batterie de « tests ». Nous n’avons pas posé de question au sujet des instruments capables de mesurer le succès ou la guérison, parce qu’il n’y avait pas de réponse possible, mais nous avons posé des questions bien définies relatives à chaque hypothèse. Quel instrument faut-il employer pour mesurer la conception que l’individu a de son moi ? Quel instrument donnera une mesure satisfaisante de la maturité du comportement ? Comment mesurer le degré d’acceptation qu’un individu a d’autrui ? Bien qu’il s’agisse de questions difficiles, des réponses opératoires sont susceptibles d’être découvertes ; c’est pourquoi notre décision à l’égard des critères nous a beaucoup aidé à résoudre le problème entier de l’instrumentation de la recherche.

Le plan de la recherche

Le fait qu’il n’y a pas de preuve objective qu’un changement constructif de la personnalité ait été amené par la psychothérapie a été mentionné par un certain nombre d’écrivains sérieux. Hebb constate : « Il n’y a aucun ensemble de faits prouvant que la psychothérapie est valable ([4], p. 271). Eysenck, après avoir passé en revue quelques-unes des études utilisables, signale que les données « manquent pour prouver que la psychothérapie, qu’elle soit ou non freudienne, facilite le rétablissement des névrotiques » ([3], p. 322).

Cette regrettable situation ayant retenu notre attention, il nous est apparu que notre investigation devait être conduite avec suffisamment de rigueur pour que la confirmation ou la réfutation de nos hypothèses puisse démontrer : a) qu’un changement significatif s’était ou ne s’était pas produit et b) qu’un tel changement, s’il s’était produit, était attribuable au traitement et non à quelque autre facteur. Dans un domaine aussi complexe que le traitement, il n’est pas facile d’imaginer un plan de recherche susceptible d’atteindre ces buts, mais nous croyons avoir fait de réels progrès dans cette direction.

Ayant choisi les hypothèses que nous désirions mettre à l’épreuve et les instruments les plus appropriés à leur mesure pratique, nous étions maintenant préparés pour l’étape suivante. Une série sélectionnée d’instruments de recherche objective fut utilisée pour mesurer diverses caractéristiques d’un groupe de clients avant leur traitement, immédiatement après l’achèvement de celui-ci et enfin à un moment se situant de six mois à un an plus tard, ainsi que l’indique la figure 1. Les patients étaient approximativement représentatifs de ceux qui venaient au « Centre de Consultation » de l’Université de Chicago. Le but était de rassembler des données – y compris le compte rendu des entretiens – concernant au moins 25 clients. Le nombre ainsi choisi devait permettre une étude approfondie d’un groupe restreint plutôt qu’une analyse plus superficielle d’un groupe plus important.

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Figure 1: Plan de recherche

Une partie du groupe en traitement fut détachée comme « groupe de contrôle interne ». Ce groupe subit l’ensemble des tests de recherche, fut prié d’attendre pendant une période de contrôle de deux mois, puis subit de nouveau les tests avant qu’ait lieu la première séance de traitement – le fondement de cette procédure étant que, si un changement se produit chez des individus simplement parce qu’ils ont pris la décision de subir un traitement ou parce qu’ils ont un certain type de structure de la personnalité, ce changement devrait alors se produire durant la période de contrôle.

Un autre groupe composé d’individus qui n’étaient pas en traitement constitua un « groupe de contrôle équivalent ». Ce groupe était en effet équivalent au groupe de traitement quant à l’âge des participants, la distribution de ces âges, la condition socio-économique, le proportion des hommes et des femmes, des étudiants et des non-étudiants. Il fut soumis aux mêmes tests à des intervalles de temps correspondants. La série des tests fut subie quatre fois par une partie de ce groupe, – pendant du « groupe de contrôle interne » dans le groupe de traitement. La raison qui motiva la formation du « groupe de contrôle équivalent » était que si un changement résultant soit de l’écoulement du temps, soit d’influences variables et imprévisibles, ou encore d’une modification artificielle produite par la répétition en série des tests se produisait chez des individus, il pouvait être diagnostiqué à partir des résultats provenant de ce groupe.

La logique suprême de ce plan doublement contrôlé était que, si le groupe en traitement montre, pendant et après la période de traitement, des changements notablement plus grands que ceux qui se produisent pendant la période de contrôle interne ou dans le groupe de contrôle équivalent, on doit raisonnablement attribuer ces changements à l’influence du traitement.

Je ne puis dans ce bref exposé entrer dans les détails compliqués des divers projets qui ont été menés à bien dans le cadre de ce plan de recherches. Un compte rendu plus complet a été préparé qui décrit treize des projets exécutés jusqu’à présent [7]. Il nous suffira de dire que des données complètes portant sur vingt-neuf clients traités par seize thérapeutes ont été obtenues en même temps que des données complètes portant sur un groupe de contrôle correspondant. L’étude très poussée des découvertes consécutives à ces recherches nous autorise à tirer certaines conclusions telles que celles-ci : de profonds changements se produisent dans le moi perçu par le client, pendant et après le traitement ; il y a un changement constructif dans les caractéristiques aussi bien que dans la structure de sa personnalité, changements qui le rapprochent des caractéristiques de la personnalité d’un individu « fonctionnant bien » ; il y a un changement dans le sens d’une intégration personnelle et d’une adaptation ; il y a des changements dans la maturité du comportement du client, tel qu’il apparaît à des amis de celui-ci. Dans chaque cas, le changement est notablement plus grand que celui que l’on trouve dans le groupe de contrôle ou chez les clients pendant la période de contrôle interne. Ce n’est que pour les hypothèses concernant des attitudes démocratiques d’acceptation dans les relations avec autrui que les découvertes témoignent d’une certaine confusion et de quelque ambiguïté.

A notre avis, le programme de recherches qui a déjà été accompli a été suffisant pour modifier des déclarations telles que celles d’HEBB et d’EYSENCK. En ce qui concerne la psychothérapie centrée sur le client tout au moins, il y a maintenant une preuve objective que se produisent des changements positifs dans la personnalité et le comportement, dans des directions qui sont ordinairement regardées comme constructives, et que ces changements sont attribuables au traitement. C’est l’adoption de multiples critères particuliers de recherche et l’emploi d’un plan de recherches rigoureusement contrôlé qui a rendu possible une telle affirmation.

Mesure des changements dans le moi

Ne pouvant donner ici qu’un nombre très restreint d’exemples de nos résultats, j’entends les choisir dans le domaine où nous sentons qu’ont été obtenues l’avance la plus significative en méthodologie et les découvertes les plus stimulantes, particulièrement nos tentatives pour mesurer les changements dans la perception que le client a de lui-même, et la relation de la perception de lui-même avec certaines autres variables.

Afin d’obtenir une indication objective de la perception que le client a de lui-même, nous avons fait usage de la nouvelle technique Q exposée par Stephenson [9]. Un vaste « univers » de déclarations auto-descriptives a été tiré d’entrevues enregistrées et d’autres sources. Citons quelques déclarations typiques telles que : « Je suis une personne docile », « Je ne fais pas confiance à mes émotions », « Je me sens détendu et rien ne me tracasse », « J’ai peur des questions sexuelles », « Généralement j’aime les gens », « J’ai une personnalité sympathique », « Je crains ce que les autres pensent de moi ». Je me suis servi comme instrument de travail d’une centaine de ces déclarations prises au hasard que j’ai travaillé à rendre le plus claires possible. Théoriquement, nous avions maintenant à notre disposition une série d’exemples de toutes les façons dont un individu peut se percevoir lui-même. Chacune de ces cent déclarations fut imprimée sur une carte. Ensuite elles furent données au client auquel on demanda de les classer pour se représenter lui-même dans son état actuel. Il devait les répartir en neuf piles, partant des traits les plus caractéristiques de sa personnalité pour aboutir aux moins caractéristiques. On lui dit de placer un certain nombre de ces traits dans chaque pile afin d’obtenir une distribution sensiblement égale de ceux-ci. Le client opérait ce tri aux principaux moments de la cure, avant le traitement, après le traitement, au moment du post-test et aussi en plusieurs occasions au cours du traitement. Chaque fois qu’il classait les cartes pour se dépeindre, on lui demandait également de les trier pour représenter le moi qu’il aimerait être, son moi idéal.

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Figure 2: Les changements entre le moi et le moi idéal

Nous avions ainsi obtenu des représentations objectives et détaillées de la perception que le client avait de lui-même à des moments divers, et sa perception de son moi idéal. Ces divers classements furent alors mis en corrélation entre eux, une haute corrélation entre deux classements indiquant la similitude ou le manque de changement, une basse corrélation témoignant au contraire d’une dissemblance ou d’un changement marqué.

Afin de rendre plus claire la façon dont cet instrument a été utilisé pour tester quelques-unes de nos hypothèses à l’égard du moi, je présenterai quelques découvertes fournies par l’étude d’un client (tirées de [7], ch. 15) étant donné qu’elles se rapportent à plusieurs hypothèses. Je crois que cela définira la nature stimulante des résultats obtenus d’une façon plus appropriée qu’en présentant les conclusions générales tirées de notre étude de la perception de soi-même, bien que je veuille essayer de mentionner en passant ces résultats généralisés.

La cliente qui m’a fourni les données dont je tirerai ces renseignements était une femme de quarante ans, très malheureuse en ménage. Sa fille, adolescente, avait souffert d’une dépression nerveuse et la cliente s’en sentait coupable. Elle souffrait de troubles assez profonds et on pouvait diagnostiquer chez elle une névrose caractérisée. Ne faisant pas partie du groupe de contrôle interne, elle commença immédiatement le traitement après avoir subi la première série de tests. Après quarante entrevues qui s’étalèrent sur une période de cinq mois et demi, elle cessa le traitement. Des post-tests lui furent administrés au bout de sept mois et elle décida à ce moment d’avoir encore huit entrevues. Une seconde étude de post-cure fut faite cinq mois plus tard. Le thérapeute jugea qu’il y avait eu un mouvement très considérable dans le traitement.

La figure 2 présente quelques-unes des données concernant les changements dans la perception que cette cliente eut d’elle-même. Chaque cercle représente un classement en vue de déterminer le moi idéal ou le moi. Les classements furent opérés avant le traitement, après les septième et vingt-cinquième entretiens, à la fin du traitement et lors des premier et second post-tests. Les corrélations entre ces classements sont données.

Examinons maintenant ces données en ce qui concerne une des hypothèses soumises à examen, à savoir que le moi perçu par le client se modifiera davantage au cours du traitement que pendant une période de non traitement. Dans le cas qui nous intéresse, le changement fut plus grand pendant le traitement (r = 0.39) que pendant l’une des périodes de postcure (r =0.74, 0.70) ou l’ensemble de la période post-cure de douze mois (r = 0.65). L’hypothèse est donc confirmée dans ce cas. À cet égard notre cliente était caractéristique de tous nos autres clients, la découverte générale étant que le changement dans le moi perçu au cours du traitement était nettement plus important que pendant les périodes de contrôle ou de post-cure, et nettement plus important que le changement opéré dans le groupe de contrôle.

Considérons maintenant une seconde hypothèse. Il avait été prédit que pendant et après le traitement, le moi perçu pourrait être évalué plus positivement, c’est-à-dire qu’il deviendrait plus congruent avec le moi idéal.

Or, cette cliente montre une divergence considérable entre le moi qu’elle est et celui qu’elle voudrait être, lorsqu’elle entre pour la première fois en relation avec nous (r = 0.21). Pendant et après le traitement, cette divergence diminue, un incontestable degré de congruence existant lors de l’étude finale de post-cure (r = 0.79), confirmant ainsi notre hypothèse. C’est un spécimen typique de nos découvertes générales, qui montrèrent un sensible progrès dans la conformité entre le moi et l’idéal, pendant le traitement, pour le groupe dans son ensemble.

Une étude attentive de la figure 2 montrera qu’à la fin de notre étude, la cliente se perçoit elle-même comme étant devenue très proche de la personne qu’elle désirait être lorsqu’elle commença à être traitée (r IB·SF2 = 0.70). On peut aussi remarquer que l’idéal d’elle-même qu’elle conçut finalement devint légèrement plus proche de son moi initial (r SB·IF2 = 0.36) que ne l’était son idéal initial.

Considérons brièvement une autre hypothèse, selon laquelle le changement du moi perçu ne se fait pas au hasard, mais dans une direction que des juges compétents qualifieraient d’adaptation.

En contribution à notre étude, les cartes à classer Q furent données à un groupe de médecins psychothérapeutes non associés à notre recherche et il leur fut demandé de trier les cartes comme le ferait une personne « normalement adaptée ». Nous obtenions ainsi un classement pouvant servir de critère, avec lequel la perception de soi-même de tout client pouvait être comparée. Des coefficients simples furent établis pour exprimer le degré de ressemblance entre la perception que le client avait de lui-même et cette représentation de la personne équilibrée. On l’appela « le coefficient d’adaptation », les coefficients les plus hauts indiquant un degré plus élevé « d’adaptation ».

Dans le cas de la cliente, nous avons considéré que les coefficients d’adaptation pour les six classements successifs du moi indiqués dans la figure 2, commençant par le moi tel qu’il était perçu avant le traitement et finissant au second moment de la post-cure sont les suivants : 35, 44, 41, 52, 54, 51. L’orientation vers une meilleure adaptation, telle qu’on l’a définie, est évidente. C’est également vrai pour le groupe dans son ensemble, un progrès marqué dans le coefficient d’adaptation se produisant pendant toute l’étendue des périodes de traitement, et une très légère régression pendant la période de post-cure. Il n’y eut pratiquement pas de changement parmi les individus du groupe de contrôle. Ainsi, pour cette cliente de même que pour le groupe dans son ensemble, notre hypothèse se trouva confirmée.

Lorsqu’une analyse qualitative des différents classements du moi est faite, les découvertes ultérieures la confirment également. Lorsque la description initiale du moi est comparée avec celles qui ont été obtenues après le traitement, on trouve qu’après le traitement la cliente se perçoit elle-même comme transformée sous bien des rapports. Elle sent qu’elle a plus de confiance en elle, qu’elle est plus sûre d’elle-même, qu’elle se comprend mieux, qu’elle éprouve un plus grand réconfort intérieur et que ses relations avec autrui sont améliorées. Elle se sent moins coupable, moins agressive, moins angoissée et moins menacée, elle éprouve moins le besoin de se dérober à autrui. Ces changements qualitatifs sont semblables à ceux que montrent les autres clients au cours de la recherche et sont généralement en accord avec la théorie du traitement centré sur le client.

Je désirerais signaler certaines découvertes additionnelles intéressantes qui sont indiquées dans la figure 2.

On verra clairement que la représentation du moi idéal est beaucoup plus stable que celle du moi. Les inter-corrélations sont toutes au-dessus de 0.70 et la conception de la personne que la cliente aimerait être change relativement peu au cours de toute la période. C’est là une caractéristique commune à presque tous nos clients. Bien que n’ayant pas formulé d’hypothèse sur ce point, nous nous étions attendus à ce que nos clients parviennent à une plus parfaite congruence entre le moi et l’idéal, certains principalement par une modification de leurs valeurs, d’autres par une modification du moi. Les expériences faites jusqu’à ce jour nous ont détrompés, car sauf exceptions occasionnelles il semble que ce soit la conception du moi qui montre le plus grand changement.

Un certain changement s’est cependant produit dans le moi idéal dans le cas de notre cliente, et la direction de ce léger changement est intéressante. Si nous calculons d’après le « coefficient d’adaptation » décrit ci-dessus les représentations successives du moi idéal de cette cliente, nous trouvons que la cotation moyenne pour les trois premières est 0.57 mais qui la moyenne des trois qui ont suivi le traitement est de 0.51. En d’autres termes, le moi idéal est devenu moins parfaitement adapté ou plus accessible. C’est jusqu’à un certain point un but qui réclame moins d’efforts pénibles. A cet égard également, notre cliente est caractéristique de l’orientation de tout le groupe.

Une autre découverte concerne le « souvenir de l’ancien moi » que nous montre la figure 2. Ce classement a été obtenu en demandant à la cliente, au moment de la seconde étude de post-cure, de trier les cartes une fois de plus pour se représenter telle qu’elle était au début du traitement. Le souvenir de son ancien moi se trouva être très différent de la description qu’elle en avait faite au début de son traitement. Elle ne parvint qu’à une corrélation de 0.44 avec la représentation du moi donnée à ce moment. En outre, ce fut une description beaucoup moins favorable et beaucoup plus différente de son idéal (r = -0.21), et ayant un coefficient d’adaptation bas – un coefficient de 0.26 en regard d’un de 0.35 pour la description initiale du moi. Cela donne à penser que dans ce classement destiné à retrouver le souvenir de son ancien moi, nous avons une grossière mesure objective de la réduction des défenses qui s’est produite au cours des dix-huit mois de notre étude. Au contact final, elle est capable de fournir une description bien plus fidèle de sa personnalité mal adaptée et troublée, qu’elle ne l’était au début du traitement, description qui est confirmée, comme nous le verrons, par un autre témoignage. Ainsi le degré de modification du moi pendant la période totale d’un an et demi est peut-être mieux représenté par la corrélation de -0.13 entre le souvenir de son ancien moi et le moi final que par la corrélation de 0.30 entre le moi initial et le moi final.

Considérons maintenant une nouvelle hypothèse. D’après notre théorie, dans la sécurité psychologique que lui donne la relation thérapeutique, le client est rendu capable d’ouvrir l’accès de sa conscience à des sentiments et à des expériences qui seraient ordinairement refoulés ou refusés à celle-ci. Ces expériences précédemment refusées sont maintenant incorporées dans le moi. Par exemple, un client qui a refoulé tous ses sentiments d’hostilité peut en venir, pendant le traitement, à éprouver cette hostilité librement. Sa conception de lui-même se réorganise alors pour inclure cette prise de conscience qu’il a parfois des sentiments hostiles à l’égard d’autrui. La description de lui-même devient, à ce degré, une représentation ou un plan plus précis de la totalité de son expérience.

Nous avons essayé de traduire ce point de notre théorie dans une hypothèse opérationnelle que nous exprimons de la manière suivante : pendant et après le traitement, il se produit une conformité croissante entre le moi tel que le perçoit le client et le client tel qu’il est perçu par celui qui diagnostique son cas. Nous supposons que, lorsqu’une personne exercée fait le diagnostic psychologique d’un client, elle est plus au fait de la totalité des formes à la fois conscientes et inconscientes de celui-ci, que le client lui-même. Si donc le client assimile dans la description consciente qu’il fait de lui-même bien des sentiments et des expériences qu’il a précédemment refoulés, sa description de lui-même devrait alors se rapprocher de la représentation que se fait de lui le diagnosticien.

Pour l’examen de cette hypothèse, nous avons adopté une méthode consistant à prendre le test projectif (Test d’Aperception Thématique ou T.A.T.) que le client avait subi à chaque étape, et à faire examiner ces quatre tests par un clinicien. Afin d’éviter tout jugement préconçu, le psychologue n’était pas renseigné sur l’ordre dans lequel les tests avaient été subis. On lui demandait alors de classer les cartes Q pour chacun des tests afin de faire un tableau diagnostic de la cliente telle qu’elle était à cette époque. Ce procédé devait donner un diagnostic dont les évaluations étaient exemptes de toute idée préconçue. Elles étaient exprimées dans les termes mêmes que la cliente avait employés pour se décrire, de sorte qu’une comparaison directe et objective était possible grâce à la corrélation des différents classements Q.

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Figure 3: Relation entre le moi, le moi idéal et le diagnostic

Le résultat de cette étude concernant notre cliente précédente est montré dans la figure 3.

La position supérieure du diagramme est simplement une condensation de l’information de la figure 2. La ligne inférieure montre les tris faits par le diagnosticien, et les corrélations nous permettent de tester notre hypothèse. On observera qu’au début du traitement, il n’y a pas de parenté entre la perception que la cliente avait d’elle-même et la perception que le diagnosticien avait de celle-ci (r = 0.00). Même à la fin du traitement, la situation reste la même (r = 0.05). Mais au moment du premier post-test (non indiqué) et du second, la perception que la cliente avait d’elle-même était devenue substantiellement semblable à celle que le diagnosticien avait d’elle (premier post-test, r = 0.56 ; second post-test, r = 0.55). Ainsi l’hypothèse est clairement confirmée, la conformité entre le moi tel qu’il est perçu par la cliente et la cliente telle qu’elle est perçue par un clinicien s’étant notablement accrue.

D’autres enseignements intéressants ont été tirés de cet aspect de l’étude. On remarquera qu’au moment où commence le traitement, la cliente telle que la perçoit le clinicien est très différente de l’idéal qu’elle concevait pour elle-même (r = -0.42). A la fin de l’étude, le clinicien la voit comme étant nettement semblable à cet idéal à ce moment (r = 0.46) et même comme étant plus semblable à l’idéal qu’elle avait d’elle-même au début de la cure (r = 0.61). Nous pouvons donc dire que le témoignage objectif indique que la cliente est devenue, dans la perception de son moi et dans la description de sa personnalité totale, substantiellement la personne qu’elle désirait devenir au début du traitement.

Autre point digne d’attention : le changement dans la perception que le diagnosticien a du client est beaucoup plus marqué que le changement dans le moi du client tel que celui-ci le perçoit (r = -0.33 comparé avec r = 0.3030). Ce fait est intéressant si on le rapproche de l’opinion générale des psychothérapeutes, en ce qui concerne la surestimation que feraient les clients de leur degré de changement… Il se peut-même, semble-t-il, qu’un individu présente un changement si marqué, après une période de dix-huit mois, qu’à la fin les différences entre sa personnalité et celle qu’il avait au début soient plus importantes que les ressemblances.

Un dernier commentaire sur la figure 3 a trait au « souvenir du moi ancien ». On remarquera que ce tableau du moi tel que le présente le souvenir est en corrélation positive avec l’impression fournie par le diagnostic (r = 0.30). Cela tend à confirmer l’idée qu’il constitue une représentation plus pertinente et moins défensive que celle dont la cliente était capable au début du traitement.

Résumé et conclusion

Dans ce mémoire, nous avons essayé d’indiquer au moins les grandes lignes du vaste plan d’investigation de la psychothérapie telle qu’on le conçoit à l’Université de Chicago. Différents points importants ont été mentionnés.

— Tout d’abord, le rejet d’un critère global dans l’étude du traitement, et l’adoption de critères de changements particuliers définis opérationnelle-ment, basés sur des hypothèses détaillées provenant d’une théorie de la dynamique du traitement. L’usage de plusieurs critères spécifiques nous a permis de faire des progrès scientifiques en déterminant les types de changement qui accompagnent ou non le traitement centré sur le client.

— Ensuite une nouvelle manière d’aborder le problème jusqu’ici non résolu des contrôles dans les études de psychothérapie. Le plan de recherches a compris deux procédés de contrôle : 1) un groupe de contrôle équivalent qui rend compte de l’influence du temps, des séances de tests répétées, des éléments variables fortuits ; et 2) un groupe de contrôle interne dans lequel chaque client en traitement est comparé avec lui-même pendant une période de non-traitement, afin de rendre compte de l’influence des éléments variables de la personnalité et des motivations. Grâce à ce double contrôle, il a été possible de conclure que les changements survenus au cours du traitement et qui ne sont pas expliqués par les éléments variables contrôlés sont dus au traitement lui-même.

— Enfin, la présentation d’un échantillon du progrès qui a été fait en poursuivant une recherche objective rigoureuse des éléments subtils du monde subjectif du client. On a pu rapporter les démonstrations relatives : à l’évolution de la conception de soi chez le client ; au degré croissant de convergence du moi perçu et du moi idéal ; au caractère progressivement plus rassurant et mieux approprié du moi perçu ; à la congruence croissante de la perception que le client a de son moi et de la perception que le diagnosticien a du client. De tels résultats tendent à confirmer la formulation théorique concernant la place de la notion du moi dans le processus dynamique de la psychothérapie.

Il y a deux conclusions que je voudrais tirer en terminant. En premier lieu le programme de recherche que j’ai décrit montre clairement qu’une preuve objective s’accordant aux critères habituels de l’investigation scientifique rigoureuse peut être obtenue dans le domaine de la personnalité et des changements dans le comportement amenés par la psychothérapie, et a été obtenue pour une orientation psychothérapeutique donnée. Cela signifie que, dans l’avenir, une preuve solide similaire peut être obtenue dans les cas où un changement de personnalité se produirait comme résultat d’autres sortes de traitement.

La seconde conclusion est, à mon avis, encore plus significative. Le progrès méthodologique accompli pendant ces dernières années a pour conséquence que les nombreuses subtilités du processus thérapeutique sont maintenant largement ouvertes à l’investigation. J’ai essayé d’expliquer cela en me fondant sur l’investigation des changements dans la conception du moi. Mais des méthodes similaires rendent également possible d’étudier objectivement la relation évoluante entre client et thérapeute, les attitudes de « transfert » et de « contre-transfert », les sources changeantes du système de valeurs du client, et tout ce qui s’y rapporte. Je crois qu’on peut dire que presque tout édifice théorique qu’on pense être en relation avec le changement de la personnalité ou le processus de psychothérapie peut maintenant être étudié scientifiquement. Cela ouvre de nouvelles perspectives d’investigation scientifique. Les progrès dans cette direction nouvelle devraient jeter beaucoup de lumière sur les forces qui gouvernent la personnalité au sein d’une relation interpersonnelle.

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[3] Eysenck, H. J. The effects of psychotherapy : an evaluation. J. Consult. Psychol, 1952, 16, 319-324.

[4] Hebb, D.O. Organization of Behavior. New York, Wiley, 1949.

[5] Rogers, C. R. Client-Centered Therapy. Boston, Houghton Mifflin Co., 1951. [6 J Rogers, C. R. Counseling and Psychotherapy. Boston, Houghton Mifflin Co., 1942.

[7] Rogers, C. R. and R. Dymond. Psychotherapy and Personality Change. University of Chicago Press, 1954.

[8] Snyder, W. U. Casebook of Nondirective Counseling. Boston, Houghton Mifflin Co., 1947.

[9] Stephenson, W. U. The Study of Behavior. University of Chicago Press, 1953.


43 Nous avons traduit le terme de concept dans les expressions telles que « the concept of self », « the concept of the self », « the concept of the ideal of self », « the self-concept », etc. par le mot français conception. Il s’agit en effet à la fois de l’idée et de l’image que l’individu a de lui-même, de son moi, de son moi idéal. Cette « conception » de soi, ou du moi, est définie opératoirement par l’ensemble des jugements, conscients que l’individu porte ou peut porter sur lui-même (cf. p. 182). (N.D.T.)