V. La communication schizophrénique
1961
Si la communication avec ses semblables est l’un des buts fondamentaux à quoi tout être humain consacre sa vie, c’est, pour le schizophrène, une activité plus absorbante encore. À la différence des individus relativement sains qui trouvent des instruments de communication fiables dans les médias verbaux et non verbaux, des instruments auxquels ils peuvent recourir en toute confiance quand le besoin s’en fait sentir, le schizophrène, lui, n’a pour ainsi dire aucune de ces techniques fiables à sa disposition. Ainsi, l’aspect « communication » qui est peut-être présent dans toute activité humaine est dans les activités du schizophrène celui qui prend le pas sur d’autres aspects ou motifs de son comportement. Il ne peut presque jamais « simplement » manger, marcher, lire, écouter de la musique, ou faire quoi que ce soit, ni se plonger dans cette activité comme dans une expérience immédiate ayant une fin en soi ; pour lui, l’activité en question est, au contraire, d’abord et avant tout, un autre front sur lequel il doit sans cesse livrer bataille pour communiquer avec les autres (ou parfois pour prévenir la perturbation d’une communication délirante avec les autres) – un front dans lequel il finira peut-être par faire une brèche. Ce que Ruesch écrit concernant deux des espèces de langage non verbal chez les hommes en général s’applique particulièrement au schizophrène et, à mon sens, s’applique moins à l’individu qui s’est assuré des modes de communication fiables et qui peut, par conséquent, se permettre de « simplement vivre » comme une entité subjectivement distincte, au moins une bonne part de son temps :
… le langage-action comprend tous les mouvements qui ne sont pas exclusivement utilisés comme signaux. Des actes tels que marcher et boire, par exemple, ont une double fonction ; d’une part, ils servent des besoins personnels, de l’autre, ils constituent des affirmations pour ceux qui les percevront. Le langage-objet comprend tout l’étalage, intentionnel ou non, des choses matérielles telles qu’instruments, machines, objets d’art, structures architecturales, enfin et mieux encore, le corps humain et tout ce qui l’habille… (Ruesch, 1955, p. 323).
Je décrirai ici les caractères les plus manifestes de la communication schizophrénique ; puis divers aspects de la psychodynamique du patient qui expliquent ces modes de communication ; et, pour terminer, j’indiquerai un certain nombre de points touchant la technique psychothérapeutique la plus pertinente.
Les caractères manifestes
Pour y voir plus clair dans la communication indirecte du schizophrène, il est bon de connaître les diverses formes de déguisement – c’est-à-dire les mécanismes mentaux ou les modes de défense – que l’on trouve couramment à l’œuvre chez ce type de patient. Ce sont les mêmes déguisements que ceux que l’on observe dans les rêves. Voici ceux que j’ai le plus souvent rencontrés :
Le déplacement
Ici les propos du patient se réfèrent à une personne autre et souvent à une époque autre que celles voulues par le mouvement pulsionnel préconscient ou inconscient qui cherche à s’exprimer. C’est ainsi, par exemple, que l’une de mes premières patientes schizophrènes – une jeune célibataire hébéphrène – rumina interminablement pendant des mois, aussi bien pendant qu’entre les séances de psychothérapie, les rejets sociaux dont elle avait souffert avant d’être hospitalisée. Il me fallut pas mal de mois pour me rendre compte de ce qui se passait : bien qu’elle ait été, consciemment, plongée dans des événements qui s’étaient passés des années auparavant et à des centaines de kilomètres de là, on pouvait maintenant comprendre quantité de ses propos comme des réponses préconscientes ou inconscientes à des événements qui se passaient dans sa vie actuelle à l’hôpital. Par exemple, lorsqu’elle pressait le responsable du service où elle se trouvait de lui expliquer pourquoi « ces deux hommes s’étaient défilés », j’entendais maintenant ces propos comme : « Pourquoi vous et le docteur Un tel [certains éléments permettaient de penser qu’elle portait à chacun de nous un vif intérêt] vous défilez-vous ? » Et au bout de deux autres années, je fus bien forcé de m’avouer qu’on pouvait distinguer dans ces propos un second niveau de déplacement : ses sentiments libidinaux remarquablement intenses, elle les avait adressés, c’était évident depuis le début, à moi essentiellement en tant que figure paternelle dans le transfert, mais, dans leur expression manifeste, ils avaient été presque complètement déplacés sur les hommes jeunes qu’elle avait connus, et, plus récemment, sur mes collègues de l’hôpital.
Cette femme adorait porter des costumes originaux, toujours changeants, et j’avais quelque raison de penser qu’elle trouvait mon habillement ennuyeux et sans imagination, bien qu’elle n’ait jamais fait jusque-là de remarque directe dans ce sens. Une fois, alors que j’avais porté le même costume marron plusieurs jours de suite, elle me jeta un coup d’œil au moment où elle entrait et me dit d’un air ennuyé qui m’amusa : « J’ai fait un rêve la nuit dernière sur le docteur [un collègue]. Il portait ce sacré costume marron. »
Ce fut l’un des moments où le déplacement parut être conçu presque consciemment. Un autre incident de ce genre se produisit un jour où, après y avoir été quelque peu encouragé par l’un de mes contrôleurs, je résolus de supprimer de mon approche thérapeutique auprès de cette patiente certaines de mes réponses les plus obséquieuses : ce n’était pas chose facile, car il n’y avait pas seulement chez cette patiente un jeune être perpétuellement délaissé par les hommes ; il y avait aussi en elle une grande dame130 arrogante et tyrannique qui n’avait pas l’habitude qu’on prenne à la légère ses airs impérieux. Ce jour-là, tout en allant fermer la porte qu’elle avait laissée ouverte derrière elle en entrant dans mon bureau, je ne me comportai pas comme un portier à qui ce geste ne coûte aucun effort, mais je lui dis avec une ironique prévenance : « Grâce, si jamais vous vous sentez l’envie de fermer la porte quand vous entrez, je vous en prie, faites – et, en ce qui me concerne, cela ne vous rabaissera nullement dans votre statut de femme. »
À peine ces mots avaient-ils franchi mes lèvres qu’elle se mit à critiquer violemment, sur un ton indigné et plein d’un cinglant mépris, quelque chose à propos d’une pièce qu’elle avait vue à New York plusieurs années auparavant, et dans laquelle « ils faisaient débuter la sœur d’Eddie Landon [personnage qu’elle connaissait personnellement] avec les cheveux relevés et de la poudre sur le visage. C’était stupide », s’écria-t-elle, crachant pratiquement son mépris. « C’était d’une stupidité pas croyable ! » À ces mots, je dis fermement :
« Si vous pensiez que ma suggestion que vous fermiez la porte était stupide » – mais elle m’interrompit énergiquement en me disant tout net : « Oui, je pensais que c’était stupide. »
Je répondis « Je ne pense pas que c’était stupide », puis me mis à lui reprocher vertement de ne pas se prendre plus en charge.
Là encore, il est possible que ce déplacement de sa colère et de son mépris ait été en grande partie une manœuvre consciente, puisqu’il me fut si facile de percer à jour cette manœuvre par ma remarque. Mais des centaines de fois j’ai pu voir que cette patiente recourait au déplacement d’une manière largement ou totalement inconsciente ; manifestement, elle vivait en toute sincérité les sentiments communiqués dans leur contexte déplacé. Comme pour toutes les formes déformées de communication que l’on rencontre chez les schizophrènes, on s’aperçoit assez vite qu’un même patient peut faire preuve d’une grande variabilité quant à la forme de communication déformée qu’il utilise, celle-ci pouvant n’être qu’une simple « manière de parler » ou, au contraire, le reflet fidèle d’une manière déformée de « vivre les choses ». Le thérapeute moins averti sera trop souvent enclin à supposer qu’il ne s’agit ici que d’une forme de communication particulièrement déformée, née d’une expérience subjective du patient assez peu différente de sa propre expérience de ce qui se passe à ce moment-là. Il faut en général avoir travaillé plusieurs années dans ce domaine pour ne pas craindre de reconnaître combien l’expérience subjective du patient est déformée.
Dans le cas de la patiente en question, par exemple, je mis plus de quatre ans à réaliser que des gens ou des choses semblables étaient, pour elle, identiques – phénomène qu’Arieti131 qualifie de « paléologique ». C’est ce que révéla clairement une séance au cours de laquelle elle fit cette remarque : « Le docteur Edwards et le docteur Michaels » [deux psychiatres de l’équipe]132 sont les mêmes personnes », après avoir évoqué quelques ressemblances entre eux ; et où, un peu plus tard, elle me dit, d’abord sur un ton de profonde perplexité, puis de l’air de quelqu’un qui fait une découverte : « Je crois toujours que mes bas sont mes lunettes. Enfin, je ne le crois pas toujours ; mais souvent. » Quelques jours avant, elle avait dit que ses bas (qu’elle ne portait pas tirés sur les jambes, mais enroulés sous la plante des pieds) lui procuraient le même sentiment de sécurité que ses lunettes (qu’elle portait toujours à cause de sa forte myopie). Quand elle me fit cette révélation, cela faisait quelques jours qu’elle avait renoncé à sa manière excentrique de porter ses bas – symptôme qui avait persisté des mois. Trois mois plus tard, elle parla d’un incident qui s’était passé à cette époque : le psychiatre du service où elle était lui avait dit : « Vous devriez vous passer de vos bas ! » Et, dit-elle, j’avais l’impression qu’il disait : « Vous devriez vous passer de vos lunettes ! » Il n’est guère étonnant que les schizophrènes dont l’expérience perceptuelle-conceptuelle est si mal différenciée soient si souvent enclins à recourir inconsciemment au déplacement.
Une autre jeune femme, dont le moi était fragmenté au point que pendant des années elle fut incapable d’avoir autre chose que des rapports extrêmement fugitifs avec les gens, manifestait moins souvent encore des sentiments amicaux. Je fus donc très touché d’apprendre qu’après avoir été baignée par une élève infirmière qu’elle aimait bien, elle avait exprimé sa satisfaction en lui disant : « J’aime ton frère. » Elle n’osait pas encore le dire, ni même peut-être l’éprouver, sous la forme directe, non déplacée, du « Je t’aime ». De temps en temps, cette patiente me rebattait les oreilles de cette question : « Aimez-vous [un tel] ? », en me citant le nom de telle ou telle personne de la ville d’où elle venait, ville qui m’était pour ainsi dire totalement inconnue. Un jour elle me demanda si « j’aimais bien Roger O’Neill », et pour la nième fois, je lui répondis, lassé : « Roger O’Neill ? C’est la première fois que j’entends ce nom. Il vous vient quelque chose à l’esprit à son sujet, ou sur ce que vous éprouvez à son sujet ? » Elle ne répondit pas directement à ma question ; mais après qu’elle m’eut tenu quelques propos fragmentaires apparemment sans rapport avec le sujet, j’eus l’idée de lui dire, gentiment : « Quand vous m’avez demandé si j’aimais bien Roger O’Neill, peut-être me demandiez-vous si je vous aimais bien. » Ses yeux se remplirent de larmes et je compris que c’était bien là ce qu’elle avait voulu dire. J’avais remarqué un peu avant que nous échangions ces propos que lorsque je m’adressais à elle d’une manière amicale et intime en l’appelant par son prénom, elle se retournait avec soudain sur sa figure une expression pleine d’espoir, comme si son cœur avait bondi.
Depuis, je me suis progressivement rendu compte que le schizophrène passe une bonne partie du temps à se demander si le thérapeute (= la mère, dans la plupart des cas) l’aime ; et que, pour le savoir, il se hasarde à poser des dizaines de questions sur des sujets différents qui impliquent un déplacement.
Ce qui est plus impressionnant encore, c’est de voir à quel point il est profondément concerné (consciemment ou non) par ce qui se passe dans l’immédiat entre le thérapeute et lui, même si ses communications impliquent continuellement un déplacement sur des personnes et des époques éloignées, tel que le thérapeute sera long à s’en apercevoir. Les incidents qui m’ont permis d’éclaircir ce point sont très nombreux ; l’un d’entre eux s’est produit au cours d’une séance avec un hébéphrène. Il avait été élevé dans une superbe maison, mais cela faisait maintenant une douzaine d’années qu’il avait été hospitalisé dans des services qui, vu la gravité de sa maladie, étaient évidemment loin d’être aussi beaux que les lieux de son enfance. Au cours d’une séance, il se décrivit d’une manière très vivante dans une belle maison, un foyer paisible et sûr, rempli de meubles ravissants ; brusquement, avec un geste du bras, il dit que tout cela avait été balayé par une catastrophe qu’il refusait apparemment de raconter. Tout d’abord je pensai que cela décrivait bien ce qu’il avait vécu lui-même, éjecté, par la force des circonstances, hors du nid familial dans un monde où il avait été gagné par le déracinement, par une détérioration croissante de son identité personnelle, et finalement par la schizophrénie. Mais un peu plus tard – comment et quand, je ne l’ai pas noté – il me vint à l’esprit que cela avait été sa manière de vivre la perte, éprouvée probablement juste un moment plus tôt, d’un sentiment exceptionnellement enrichissant de relation avec moi, une perte attribuable à quelque catastrophe qu’il ne lui était pas encore possible de conceptualiser. J’eus par la suite maintes occasions de constater qu’il suffisait que je change de position, que je dise un mot inopportun, ou que je fasse un geste de la main pendant que je parlais, pour rompre le courant d’une relation non verbale qui s’était établie entre nous et dans laquelle, manifestement, il s’était plongé avec bonheur.
La projection
De ce processus dont on a tant parlé, je voudrais mentionner seulement deux caractéristiques : d’abord que le patient révèle largement, dans ce qu’il dit et qui repose sur ses projections, les sentiments et les idées qui sont à l’œuvre dans son propre inconscient ; ensuite, qu’il projette largement son utilisation inconsciente des modes non verbaux de communication. Ce qu’il transmet verbalement de son expérience subjective marquée de projection comble souvent, de manière remarquablement détaillée et précise, les lacunes de notre connaissance sur ce qui se passe chez lui.
J’avais une patiente, schizophrène paranoïde chronique, dont l’univers interpersonnel se composait non pas d’individus complets mais de fragments anatomiques et psychologiques d’individus, contrôlés au moyen de trous dans leur tête par des êtres vaguement définis et détenant tous les pouvoirs ; elle-même avait l’impression d’être fragmentée et rendue victime. Pendant des mois, elle passa toutes ses séances à exprimer son angoisse physique, son désespoir, et à m’accuser d’être responsable de l’enfer dans lequel elle vivait. C’est en grande partie grâce à ses propos si fortement marqués de projection que je mesurai peu à peu combien, à un niveau inconscient, elle prenait plaisir à tout cela – jouissant du sentiment d’avoir un pouvoir omnipotent sur les autres et, en plus, d’échapper à tous les contrôles.
Elle lançait des accusations telles que : « Les docteurs ont des trous dans leur tête et sont contents de n’avoir aucun contrôle ! » ; « … des gens qui adorent veiller sous les toits et des personnalités scindées ! » (dit à une époque où elle dormait dans une chambre mansardée au dernier étage d’un bâtiment de l’hôpital, et où elle parlait souvent, pendant les séances, des gens – vécus par elle comme des fragments de personnalité – qu’elle voyait passer en bas sur la route) ; ou encore ceci : « Ils [parlant de sa famille quand elle-même était enfant] voulaient un monde de rêve, et ils en ont eu un ; comment devenons-nous libres ? » propos tenus à une époque où, pour elle, j’étais prisonnier, comme elle-même, du monde de rêve qu’ « ils » avaient voulu créer. Les séances au cours desquelles elle tint ces propos (ainsi que d’autres du même genre) s’échelonnèrent sur une longue période de temps ; la phrase d’elle que j’ai citée en dernier date d’une époque où elle était encore loin de pouvoir se reconnaître – elle qui, subjectivement, était la plus réaliste des femmes – un désir de créer (et de s’y cantonner) un monde de rêve comme celui, follement délirant, dans lequel elle vivait.
Les sentiments positifs à mon égard s’exprimèrent verbalement pour la première fois sous cette même forme de projection inconsciente. Elle me cria un jour : « Je ne vais pas vous épouser, et ça m’est égal le nombre de gens qui essaient de me faire vous épouser ! » Venant à une époque où je ne m’étais pas rendu compte qu’elle pût éprouver le moindre sentiment positif à mon égard, ce propos me toucha beaucoup de la part de cette femme qui généralement se présentait à moi comme une sorte de lionne revêtue d’une armure. Deux ou trois semaines plus tard, elle était devenue plus consciente de ces sentiments positifs, quoiqu’elle ne les reconnût pas encore comme étant les siens propres : elle se livra à des conjectures sur le dilemme dans lequel se trouverait une femme mariée – elle était mariée elle-même – si un autre homme que son mari lui sauvait la vie et si, du même coup, elle tombait amoureuse de lui.
Huit mois avaient passé et ses sentiments de dépendance infantile à mon égard commençaient à apparaître lorsqu’elle me dit un jour, pleine de mépris : « Vous ne vivez que pour la séance que vous avez chaque jour avec moi. » J’étais tout à fait conscient que les séances avec elle avaient beaucoup d’importance pour moi, mais elle ne pouvait pas encore admettre un tel investissement affectif dans ces séances. C’est seulement quelques semaines plus tard que nous échangeâmes les propos significatifs que voici. J’allai à la séance que nous avions régulièrement tous les mercredis, mais je fus accueilli par un brutal : « Pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui, de toute manière ? Je n’ai pas de séance le mardi. » Ma réponse : « Nous sommes mercredi », la déconcerta et elle dit : « Où est passé le mardi ? » J’eus la nette impression qu’inconsciemment elle me montrait que les jours où elle n’avait pas de séance avec moi (et elle n’en avait pas le mardi) étaient si vides qu’ils n’existaient pas dans son souvenir ; qu’en ce sens – c’était tout à fait frappant – elle ne vivait vraiment que pour les séances qu’elle avait avec moi. Mon impression se trouva largement confirmée par la dépendance qu’elle manifesta de plus en plus ouvertement au cours des mois qui suivirent.
R. W. et T. Lidz font remarquer que le schizophrène projette sur le thérapeute son propre penchant pour la communication non verbale :
… le patient projette non seulement des sentiments, mais ses propres attitudes de communication passive par voie de symboles et de signes plutôt que par mots. La thérapie est souvent gênée ou compromise plus par ce que le patient croit que le thérapeute exprime à mots couverts que par quelque chose qui a été réellement dit (Lidz et Lidz, 1972, p. 175).
J’ai pu observer d’innombrables fois le phénomène décrit par R. W. et T. Lidz. J’en ai eu encore un exemple il y a quelques jours au cours d’une séance avec un homme qui souffre d’une schizophrénie chronique présentant des caractères à la fois hébéphrènes et paranoïdes ; après plusieurs années de thérapie, il n’est guère capable, manifestement, de ressaisir son passé autrement que par bribes et en de rares occasions. La plupart des séances se déroulent encore sans paroles. Cette fois-là, durant un de ces longs silences et alors que nous étions assis non loin l’un de l’autre, je me mis à tambouriner légèrement sur ma chaise, sans réfléchir, avec les doigts de ma main droite – ma main la plus proche de lui. Ses yeux s’éclairèrent et il rompit bien vite le silence pour dire, du ton de celui qui fait une découverte : « Vous aviez la main légère133 quand vous étiez jeune ; je comprends, mon chou. »
Fort de mon expérience avec d’autres patients, j’étais presque certain que, lorsque sa mémoire s’améliorerait et qu’il pourrait se livrer à moi plus complètement, nous découvririons qu’il avait commis de petits vols étant enfant. Une autre de mes patientes, paranoïde, fut longtemps convaincue que les gens de son entourage à l’hôpital (moi compris) essayaient par leur comportement de « lui montrer » ou de « lui dire » que l’action dans laquelle ils étaient engagés – toujours une action humiliante pour elle – ou le vêtement sale qu’ils portaient, ainsi de suite, était typique de sa propre éducation. Il s’est trouvé au moins une occasion, que j’ai consignée, où elle interpréta l’une de mes actions non comme une communication concernant le passé, mais comme un avertissement pour l’avenir : elle vit dans le fait que j’avais, par mégarde, laissé tomber un cendrier une manière de lui dire que j’allais la laisser tomber, elle. Par la suite, ce fut intéressant de le constater, elle devint capable de reconnaître combien elle-même avait essayé, depuis le commencement, de manière également indirecte et non verbale, d’exprimer ses reproches aux autres. Par exemple, elle me dit, dans l’une de ces séances plus récentes, qu’un peu plus tôt ce jour-là elle était entrée dans le living-room-kitchenette où se trouvaient quelques patients et des infirmiers, qu’elle avait vu une peau de banane sur l’évier, et qu’elle l’avait jetée dans la poubelle : « Je voulais leur montrer qu’ils ne devraient pas laisser traîner des choses partout », m’expliqua-t-elle. Durant les années précédentes, elle avait exprimé des dizaines de fois, sur un ton profondément outré, la conviction que moi, ou une infirmière ou quelque autre personne, « essayions de lui montrer que… » et elle ne s’était évidemment pas rendu compte, jusqu’à une époque récente, à quel point elle avait projeté sur nous tous sa propre attitude réprobatrice, non verbale et pour une large part inconsciente.
J’ai eu une autre patiente paranoïde qui était convaincue que les activités qui se déroulaient quotidiennement dans son service étaient des « tableaux134 » qu’on lui présentait dans le but de l’éclairer sur les événements de sa vie passée, confus, désordonnés et dont elle se souvenait mal. Je mis du temps à m’apercevoir que sa chambre – où pendant longtemps se tinrent mes séances avec elle – avait souvent l’allure d’un tableau, qu’elle arrangeait inconsciemment de manière à me communiquer une face inexplorée de sa vie passée. Par exemple, pendant quelques semaines, sa chambre, dans laquelle elle avait installé des valises ouvertes et qui ne donnait aucunement l’idée d’un « chez-soi », fut la figuration inconsciente d’une époque qu’elle s’efforçait de se rappeler : l’époque où, bien des années auparavant, elle avait traversé en voiture tout le pays avec sa mère et son frère. Je finis par comprendre que sa chambre s’était mise à ressembler à une chambre d’hôtel dans laquelle on ne reste qu’une nuit. Plus tard, pendant plusieurs semaines, sa chambre ressembla beaucoup à un sous-sol de maison. C’était l’époque où commençaient à émerger à sa conscience, petit bout par petit bout, des souvenirs d’enfance qui avaient eu pour cadre ce sous-sol. Pendant ces périodes, les raisons conscientes pour lesquelles elle arrangeait ainsi sa chambre étaient toujours tout autres et très délirantes ; et c’est toujours tardivement que je comprenais qu’un autre tableau significatif s’était présenté.
Une femme hébéphrène, en entrant dans mon bureau où j’avais changé quelques meubles de place, me demanda, irritée, déconcertée et angoissée : « Qu’est-ce qui est arrivé au bureau ? » Quand je lui répondis que j’avais changé les meubles de place pour que cela s’harmonise mieux avec un nouveau tableau dont je venais de faire l’acquisition, elle dit avec irritation : « Je me fiche pas mal du tableau. » Elle fut plus nerveuse et anxieuse que d’habitude pendant la séance ; mais, vers la fin, elle eut un rire bref et dit, comme si elle comprenait soudain : « Hilda [sa compagne de chambre] me singeait – je change souvent d’habits, alors elle a changé ses meubles de place. » Il était clair qu’avec ce déplacement de moi à sa compagne de chambre, elle exprimait la conviction qu’en disposant autrement mes meubles, j’avais singé le fait qu’elle changeait plusieurs fois par jour de vêtements – ou, plus exactement, de costume.
Durant toutes les premières années de sa psychothérapie exceptionnellement longue, cette femme ne parut jamais ressentir qui que ce soit de son entourage comme lui rappelant une personne de son passé ; la personne en question (ou parfois deux personnes en interaction l’une avec l’autre) était toujours – elle en avait immédiatement la conviction – « en train de singer » une (ou deux) personne appartenant à son passé. Plus tard, il apparut en clair que de telles erreurs d’interprétation reposaient en partie sur la projection de ce qui était – elle pouvait maintenant le reconnaître – son propre goût pour l’imitation – sa propre tendance à mimer en les caricaturant d’autres personnes de sa vie présente ou passée. C’est ainsi qu’au cours de la cinquième année de notre travail, elle raconta qu’elle avait « monté un show des Scandales de George White » pour le psychiatre du service ; elle était blessée que celui-ci en ait été fâché au lieu d’en être content et ne se rendait absolument pas compte, à ce stade de notre travail, qu’elle avait inconsciemment essayé de lui reprocher, avec ce show des Scandales, quelque chose qu’elle désapprouvait fortement chez lui. Un peu plus tard dans la même séance, chose significative, elle dit, exaspérée : « C’est scandaleux que ces docteurs (son psychiatre en premier) ne soient pas plus corrects que les patients. » Par la suite, elle put reconnaître tout à fait librement qu’elle singeait des gens, moi compris, dans de nombreuses séances. Ces imitations s’avérèrent, entre parenthèses, non seulement très amusantes pour elle, mais très instructives pour moi ; elles montraient, beaucoup mieux que n’auraient pu le faire des descriptions verbales, comment je lui apparaissais généralement, ou, par exemple, comment lui étaient apparus ses parents lors de tel ou tel incident important de son enfance. Mais ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’au début de sa thérapie, la projection d’une tendance, alors inconsciente, à la caricature et au mime – activités impliquant une large part de communication non verbale – avait été l’une des causes de sa mauvaise interprétation de ce qui se passait autour d’elle à l’hôpital.
L’introjection
J’ai longuement décrit ailleurs135 un certain nombre de manifestations d’introjection que j’ai rencontrées chez des patients schizophrènes. Je ne répéterai donc pas ce que j’écrivais alors. La présente discussion constituera simplement un autre cadre de référence pour examiner – ou un autre point de vue d’où examiner – le genre de phénomènes cliniques dont je parlais à l’instant, dans lequel le patient « imite en caricaturant » le thérapeute ou quelqu’un d’autre. Cependant, dans les exemples cités ici, le moi du patient maîtrise si peu, que ce soit consciemment ou inconsciemment, ce qui est exprimé que nous ne sentons pas que le patient essaie de nous montrer, par l’imitation et la caricature, cette autre personne. Autrement dit, son comportement semble tellement maîtriser l’autre personne introjectée – actuelle ou passée – que son moi est absolument submergé par l’introject qui se manifeste, à présent, dans les communications verbales ou non verbales du patient.
Quant à l’expérience subjective qu’a le patient de ces phénomènes d’introjection, plus son moi est dé-différencié, moins il est capable de faire la distinction entre l’objet introjecté et son propre soi ; fondamentalement, il vit, comme une part indiscernable de lui-même, une qualité qui « appartient » essentiellement au thérapeute ou à quelqu’un d’autre de son entourage actuel, ou encore à une personne de son passé.
Il n’est guère facile pour le thérapeute de deviner quand, dans la communication du patient, un objet introjecté est apparu et exerce son influence. On apprend à être attentif aux changements de ton, à remarquer le moment où la voix du patient prend brusquement une qualité inhabituelle, devient d’une certaine manière artificielle ou, dans certains cas, comme celle d’un perroquet. Ses propos retombent dans une monotone répétition, comme si l’aiguille d’un gramophone était restée bloquée sur un sillon de disque ; le plus souvent, il s’agit là d’autre chose que du simple fait que le patient répète, tel un perroquet, un lieu commun qu’il a manifestement entendu prononcer des centaines de fois par un parent jusqu’à ce que cela devienne une part de lui-même.
J’avais une patiente hébéphrène souvent plongée dans une émotion qui me paraissait plus ou moins fausse ; malgré ses pleurs déchirants et son visage inondé de larmes, son état ne suscitait chez moi qu’ennui et froideur. De tels incidents finirent par se faire plus sporadiques et par se démarquer plus nettement par rapport à son comportement quotidien ; un jour, après s’être ainsi comportée pendant quelques minutes – comme à l’accoutumée, sans prononcer un mot –, elle me demanda avidement : « Avez-vous vu Grand-mère ? » Je ne sus pas, tout d’abord, ce qu’elle voulait dire : je pensai que, pour elle, j’étais quelqu’un qui revenait tout juste de voir sa grand-mère dans la lointaine ville où elle habitait. Puis je me rendis compte que, cette fois, elle m’avait délibérément montré comment était sa grand-mère ; et quand je lui répondis dans ce sens, elle confirma mon impression.
À un autre stade de la psychothérapie, lorsqu’un « introject » de mère pathogène commença d’émerger de plus en plus nettement sur la scène d’investigation, elle murmura pour elle-même, tout bas, mais avec intensité : « Je déteste cette femme à l’intérieur de moi. » Je ne pus rien obtenir de plus là-dessus ; mais quelques secondes plus tard, elle se mit debout juste en face de moi de l’autre côté de la pièce, et, en me regardant dans les yeux, me dit sur un ton cassant de condamnation : « Votre père vous méprise ! » Là encore, je commençai par interpréter de façon erronée cette communication déconcertante par son intensité et aussitôt cherchai à m’expliquer comment elle pouvait parler avec une telle conviction de l’opinion que mon père, mort depuis plusieurs années, avait de moi. Je répondis donc froidement : « Si vous me méprisez, pourquoi ne le dites-vous pas directement ? » Cette question la laissa interdite, et j’eus la certitude alors que je lui avais fait une mauvaise réponse. J’eus alors l’idée de lui demander : « Est-ce que c’est ce que cette femme vous a dit ? » Et elle acquiesça nettement à cette question. Je comprenais maintenant qu’elle m’avait montré – d’une manière étonnamment juste – quelque chose que sa mère lui avait dit un jour ; c’était comme si elle me montrait l’une des raisons pour lesquelles elle haïssait cette femme qui était à l’intérieur d’elle-même. Ce qui avait été jusque-là un « introject » d’une force intraitable était maintenant – en dépit de sa charge d’énergie déconcertante pour moi – suffisamment sous le contrôle du moi de la patiente pour qu’elle puisse s’en servir et me montrer comment était cette mère introjectée.
Cette femme avait été auparavant remplie d’introjects si divers et si chaotiques que parfois, si l’on passait à côté de sa chambre, où elle se trouvait pourtant seule, on avait l’impression en l’entendant parler avec des voix différentes qu’il y avait plusieurs personnes. Une autre patiente hébéphrène, un peu moins fragmentée, avait l’habitude de s’enfermer dans sa chambre ; avec elle aussi, on avait absolument l’impression – j’en fis l’expérience en passant près de sa chambre entre deux séances – qu’il y avait là deux personnes : une mère grondeuse et un enfant sur la défensive.
Particulièrement difficiles à appréhender sont pour le thérapeute les cas où le patient manifeste un « introject » ayant pour origine quelque aspect du thérapeute dont justement celui-ci est à peine conscient, et dont il n’a aucune envie d’admettre qu’il fait partie de lui. Je l’ai constaté maintes fois : le comportement particulièrement difficile et intraitable d’un patient en dernière analyse repose en partie là-dessus ; et c’est seulement lorsque je peux m’avouer qu’il s’agit là effectivement d’un aspect de ma personnalité, que cet aspect du comportement du patient cesse d’être profondément préoccupant pour moi. Par exemple, un hébéphrène m’a agacé pendant des mois en me disant, chaque fois que je me levais pour partir et que je lui disais, d’une manière assez stéréotypée, que je le verrais le lendemain : « À votre disposition » avec une condescendance visible – comme si je devais le remercier du privilège qu’il me faisait en passant une heure avec moi –, mettant ainsi l’accent sur le fait que je ne prononçais pas un humble et reconnaissant « merci à vous » à la fin de chaque séance. Finalement, grâce à un autre patient schizophrène qui put me révéler plus directement ma condescendance, je compris clairement ce qui se passait là : cet homme, avec sa condescendante réponse « À votre disposition », personnifiait très exactement la part de condescendance insupportable qui avait imprégné mon comportement durant tous ces mois chaque fois que je lui avais dit au revoir, avec chaque fois un petit air consolant de Christ guérisseur qui allait s’abaisser de nouveau le lendemain à dispenser son aide au pauvre malheureux.
Une autre patiente, paranoïde, exaspéra tout le monde, le personnel, les autres malades et moi-même, en se comportant pendant des mois de manière arrogante, comme si tout le bâtiment lui appartenait, comme si elle était la seule personne dont il fallait satisfaire les besoins. Ce comportement ne cessa que lorsque je vis de fort gênantes ressemblances entre son attitude et la mienne : entre elle qui, par exemple, réglait à sa convenance la ventilation de la salle commune, ou qui arrêtait la télévision sans tenir aucun compte des désirs des autres, et moi, qui entrais paisiblement dans sa chambre malgré ses objections opiniâtres et bruyantes, apportant avec moi mon grand fauteuil, fermant généralement les fenêtres de sa chambre alors qu’elle préférait qu’il y fasse très froid, et me laissant tomber dans mon fauteuil – bref, me conduisant comme si j’étais chez moi.
La condensation
Ici, des significations et des émotions diverses sont, dans leur expression communicatrice, concentrées, ou réduites à quelque énoncé verbal ou non verbal d’apparence relativement simple.
C’est ainsi, par exemple, qu’une expression verbale précise et stéréotypée, qui ne parait être, au premier abord, qu’une simple convention, s’avérera petit à petit être un moyen d’exprimer les sentiments les plus divers, les plus intenses, et avoir les significations les moins conventionnelles qui soient. Plus que toute autre chose, c’est l’intuition qu’a le thérapeute de ces significations latentes du stéréotype qui permet à celles-ci – un peu comme un jeu de cartes étalé – de se révéler sporadiquement au cours des mois de travail avec le psychothérapeute136. Naturellement, on ne peut prétendre que toutes ces significations accumulées étaient contenues dans le stéréotype au début de la thérapie, ou plus tard lorsque le stéréotype a été énoncé ; on peut penser qu’il y a là un mode d’expression stéréotypé mille fois utilisé, et que ces stéréotypes sont là, immédiatement disponibles au patient qui peut les utiliser, à mesure qu’émergent en lui, au cours des mois, des émotions et des idées nouvelles. Mais c’est vrai que le thérapeute peut sentir, quand il entend ce stéréotype, qu’à ce moment-là sont à l’œuvre de nombreux déterminants émotionnels, une Babel confuse de voix indistinctes qui demandent encore à être démêlées les unes des autres.
Parfois ce n’est pas un stéréotype verbal – un « Comment allez-vous ? » ou un « Je veux aller chez moi », etc. – mais un stéréotype non verbal qui se révèle, progressivement, comme l’expression condensée de plusieurs significations latentes. Un hébéphrène avait coutume de faire un geste répété de la main plusieurs fois au cours des séances, pratiquement silencieuses, qu’il avait avec son thérapeute. Lorsque celui-ci se sentit en terrain suffisamment sûr pour lui demander « Qu’est-ce que c’est que ça, Bill : bonjour ou au revoir ? », le patient répliqua : « Les deux, mon petit vieux – les deux en un. »
De toutes les formes possibles d’expression non verbale, celle qui semble le mieux libérer et exprimer des sentiments complexes et non différenciés est le rire. Ce n’est pas un hasard si l’un des symptômes caractéristiques du patient hébéphrène le plus gravement dé-différencié de tous les schizophrènes est le rire : un rire qui tantôt vous fait vous sentir méprisé ou haï, tantôt vous donne envie de pleurer, tantôt vous révèle l’étendue morne et vide du désespoir humain ; et, le plus souvent, qui traduit un fouillis de sentiments que même un grand nombre de mots ne sauraient rendre, tant ceux-ci diffèrent de ce fouillis en ce qu’ils sont formés et distincts les uns des autres. Dans une moindre mesure, le renvoi ou le pet d’un patient hébéphrène a une fonction de communication comparable ; en travaillant avec ces patients, le thérapeute est amené à ruminer quelque peu, du moins en privé, sur la signification possible d’un renvoi ou d’un pet, non seulement parce qu’il s’y trouve réduit par manque d’autres choses à analyser, mais aussi parce qu’il apprend que même ces bruits animaux constituent des formes de communication par l’intermédiaire desquelles, de temps à autre, des choses toutes différentes sont dites, bien avant que le patient puisse en prendre suffisamment conscience, en tant que sentiments et concepts distincts, pour les traduire en mots.
Comme je l’ai indiqué, chez le schizophrène – et peut-être aussi dans les rêves du névrosé (c’est une question que je n’aborderai pas ici) – la condensation est un phénomène dans lequel il n’y a pas expression condensée de sentiments et d’idées divers qui, à un niveau inconscient, sont bien distincts, mais plutôt expression condensée de sentiments et d’idées qui, même dans l’inconscient, ont encore à se différencier les uns des autres. Dans leur description des troubles de la pensée chez les schizophrènes chroniques, T. Freeman, J. L. Cameron et A. McGhie137 notent à propos de la condensation : « … l’absence de discrimination adéquate entre le soi et l’environnement, et les objets qui y sont contenus… est en soi le prototype de la condensation » (p. 75).
Si j’en crois ma propre expérience, une grande partie des communications verbales plus déconcertantes du patient sont telles pour la raison que dans son expérience subjective les significations concrètes ne se sont pas encore différenciées des significations figurées. C’est ainsi, par exemple, qu’il fera allusion à une chose ou à un incident concrets de son environnement immédiat, en se référant d’une manière hyperbolique et comme symbolique à des événements transcendant la scène globale. Récemment, par exemple, une patiente paranoïde philosophait au cours d’une séance à propos de la curiosité indiscrète qui, disait-elle, était devenue un trait déplorable caractérisant la civilisation du xxe siècle : avant la fin de la séance, cette discussion philosophique dégénéra en soupçon selon lequel je portais subrepticement mon regard sur sa poitrine, en partie découverte – ce que je faisais en effet. Ou bien, très souvent aussi, une assertion en apparence concrète et bien précise pourra, sous des dehors terre à terre, trouver son expression dans une forme de poésie – pourra s’avérer pleine de sens et d’émotion si on l’interprète comme une expression figurée : métaphore, image, allégorie, ou tout autre mode symbolique de langage.
Le plus souvent, le patient lui-même est absolument inconscient de ces significations cachées. Son expérience subjective peut être remarquablement concrète. Une hébéphrène me confia un jour qu’elle vivait « dans un monde de mots » comme si, pour elle, les mots étaient des objets tout à fait concrets ; dans son excellent article sur la communication schizophrénique, Burnham138 fait état d’un matériel clinique similaire. Un jeune homme, schizophrène borderline, m’a dit que, pour lui, les concepts théoriques dont il avait parlé avec moi d’une façon extrêmement claire pendant de nombreuses séances étaient comme de grands cubes, faits d’une matière presque tangible, qui se tenaient en l’air au-dessus de lui ; en l’écoutant parler, je songeai aux grosses balles de marchandises que l’on jette du haut d’un bateau à quai. Un autre jeune homme schizophrène borderline ressentit les premiers remous du dé-refoulement des sentiments, au début de son analyse, lorsque, par exemple, il flânait tranquillement dans la rue et qu’il avait l’impression d’avoir brusquement heurté (ou été heurté par) un objet massif mais invisible. Il s’avéra plus tard que c’était ainsi que s’étaient annoncés d’importants insights émotionnels. Quand on leur propose une interprétation perspicace mais prématurée, beaucoup de schizophrènes ont l’impression non pas d’avoir entendu leur thérapeute énoncer une idée figurée importante, mais d’avoir reçu physiquement un coup, ou, dans certains cas que j’ai rencontrés, qu’on leur tire dessus de différents points.
Peut-être le thérapeute aussi se défendra-t-il longtemps, inconsciemment, de voir les significations poignantes cachées derrière les communications de ces patients en ne saisissant dans leurs propos que les significations purement concrètes, ou toutes autres significations matérielles. Un paranoïde, que la psychose avait progressivement gagné au cours d’une croisière solitaire dans les Caraïbes, ne cessait de me rabâcher pendant les séances les titres des innombrables films qu’il avait vus pendant cette croisière ; il me fallut quelques semaines pour comprendre que ces titres de films étaient l’expression symbolique de la terreur, de la solitude et d’autres sentiments réprimés qui avaient peu à peu surgi en lui au cours de la croisière. Avec ennui, un thérapeute me rapportait au cours d’une séance de contrôle le récit que lui avait fait une malade paranoïde au retour d’une visite à ses enfants ; ce récit, que le thérapeute trouvait interminable, décrivait en détail la promenade de la patiente en compagnie de ses enfants sur les collines devant la mer. Rapportée par le thérapeute avec indifférence, je vis dans cette longue description une allégorie pleine d’allusions poignantes à ce que la patiente avait vécu avec ses enfants et aux années pendant lesquelles elle avait été séparée d’eux du fait de son hospitalisation ; c’était une allégorie remplie des échos de sa propre enfance. D’ailleurs, lorsque j’attirai l’attention du thérapeute sur ces significations, il admit aussitôt leur présence. Il n’est pas rare que le thérapeute, en contact quotidien avec le chagrin et la solitude du patient, qui sont grands mais bien dissimulés, ait ainsi besoin d’unir sa force à celle d’un collègue pour percevoir ces significations. Récemment, pendant une séance avec un hébéphrène – pour lequel il m’est bien souvent arrivé de recevoir ce genre d’aide de divers collègues –, celui-ci me dit « bonjour » au milieu de la séance. Cela me parut un peu incongru et je lui exprimai ma curiosité. En guise d’explication, il me répondit simplement : « Un bonjour amical en nous croisant dans l’avenue. » Tout d’abord, je ne vis là qu’une indication de plus révélant son fantasme de faire du tourisme dans telle ou telle ville ; puis l’impact métaphorique du propos me frappa – ses implications relatives à la fugitivité de la vie, à l’impossibilité des hommes à surmonter leur condition d’êtres séparés, à la rareté des moments où nous pouvons jouir d’un instant d’amitié simple et sans complication avec quelqu’un.
L’isolation
Dans son contenu, le discours du patient décrit des incidents ou des situations qui, aux yeux de l’auditeur, devraient être chargés d’une intense émotion ; et pourtant les mots sont étonnamment – et c’est souvent exaspérant – isolés, détachés de toute espèce de tonalité affective. En travaillant pendant des années avec les schizophrènes, on s’aperçoit petit à petit qu’il est très rare que le patient, dans ces cas-là, soit conscient de l’émotion et qu’il refuse consciemment de l’exprimer. Lorsque le thérapeute s’en rend compte, il renonce à pousser le patient à exprimer quelque chose dont il n’est pas conscient, et il ose considérer ces incidents et ces situations de plus en plus comme le patient lui-même, c’est-à-dire d’un point de vue dans lequel les sentiments se dérobent ou se fondent dans la brume.
Habituellement, cette isolation – ou, du point de vue du patient, cette incapacité à discerner et à éprouver une émotion quelconque à propos du sujet qui est devant lui – est une défense pour ne pas prendre conscience de sentiments fortement ambivalents. Ce que j’explique sur l’ambivalence dans la section suivante de ce chapitre complétera ces brèves remarques.
On s’aperçoit, bien entendu, que, dans la pratique clinique réelle, un certain nombre des défenses énumérées plus haut se combinent le plus souvent les unes aux autres, ce qui complique le déchiffrage des communications du patient.
Un exemple : je venais d’entrer dans la chambre d’une hébéphrène pour notre séance thérapeutique habituelle lorsqu’elle dit, en se pressant le bas-ventre avec l’air d’y chercher quelque chose : « C’est comme s’il y avait une drôle de merde là-dedans qui va vers la gauche. » J’en avais appris suffisamment dans les précédentes séances sur ses modes déformés d’expérience et de communication pour supposer que c’était là une manière bien déguisée d’éprouver le sentiment inconscient suivant : « Je sens que cette drôle de merde de thérapeute, qui vient d’entrer dans cette pièce, est en train de devenir communiste. » Ce qu’elle dit cette fois-là et dans la séance suivante renforça nettement cette interprétation. Il ne m’est guère possible ici de m’étendre longuement sur ce cas pour « prouver » mon hypothèse ; cependant je voudrais tout de même ajouter ceci : d’une part, de nombreuses séances avec elle m’ont permis de penser qu’elle vivait ma présence importune dans sa chambre comme une « merde » entêtée qui ne voulait pas « sortir » de son corps ; d’autre part, au cours de la séance suivante, elle me confia certains passages d’une lettre de son frère (que je représentais souvent dans le transfert) dans lesquels celui-ci évoquait son intérêt pour les livres sur la « révolution communiste » en Russie.
Il y avait là une communication triplement déguisée mettant en œuvre deux défenses, l’introjection et la condensation (et plus particulièrement la concrétisation). Le percept du thérapeute était condensé dans la représentation concrète d’une « drôle de merde » ; la pièce – le « là-dedans » – était introjectée par la patiente et ressentie comme étant son ventre ; et le concept figuré d’« aller vers la gauche » politique était vécu par elle, dans un sens concret, géographique, comme un mouvement vers la gauche, dans son ventre, des « drôles » de matières fécales.
Une femme paranoïde que je traitais depuis plusieurs années me laissa perplexe en me faisant cette remarque soudaine : « Si vous me transformiez en moucheron ou en moustique, les arbres pourraient passer en toute sûreté. » Naturellement, ce fut dit comme si le sens de cette remarque ne pouvait qu’être limpide pour moi ; mais elle me donna tout de même, d’un ton plutôt impatient, quelques éclaircissements : elle me rappela « qu’on avait permis aux arbres » (ceux de l’hôpital devant sa fenêtre) « de rester ici du moment qu’ils sont près de se fendre et de se diviser ». Les explications que j’obtins éclaircirent le sens de « se fendre et se diviser », qui voulaient dire « exploser ». Je lui demandai d’élaborer un peu plus l’idée d’être transformée, par exemple, en moustique, et elle me répondit d’un ton charmant : « Je pourrais aller partout et mordre tout le monde. – Ça ne ferait pas beaucoup de mal aux gens, n’est-ce pas ? » lui dis-je. Elle acquiesça. Au cours des phases précédentes de notre travail, elle avait été terrifiée par ses envies meurtrières.
De nombreux éléments corollaires tirés de ma longue expérience avec cette malade m’ont donné la quasi-certitude que cette communication, qui m’avait tellement dérouté au départ, exprimait d’une façon extrêmement déguisée l’idée inconsciente suivante : « Le fonctionnement de ma vie est paralysé par la crainte de blesser gravement d’autres gens. Si vous pouviez me débarrasser de ma destructivité, je pourrais sortir de l’immobilité de cette longue hospitalisation et bouger à nouveau en toute sûreté comme une personne qui fonctionne. » Son état de paralysie d’une part, et la puissante énergie contenue dans cette paralysie d’autre part, elle les projetait sur les arbres immobiles. En outre, à ce stade de sa psychothérapie, l’idée d’être transformée en un insecte relativement inoffensif n’avait pas un sens figuré ; pour elle, c’était un processus qui, elle en avait la conviction, était parfaitement possible concrètement et qui, même, était chose courante dans le monde.
Dans une séance qui eut lieu le mois suivant, cette même patiente m’offrit un autre exemple remarquable de communication déguisée à plusieurs niveaux. Nous étions assis sur des bancs, sur la pelouse proche du service où elle était hospitalisée. Tandis que surgissait – ce qui était rare chez elle – un flot de souvenirs, pleins d’émotion – de tendresse et de nostalgie, en particulier –, concernant des personnes et des lieux d’un passé depuis longtemps oublié, elle interrompit, dans un apparent effort de volonté, le cours de ses propos pour dire : « Est-ce que vous connaissez cette femme là-bas [en me montrant du doigt le bâtiment où elle logeait ; je n’ai jamais pu savoir avec certitude quelle personne elle désignait par “cette femme”] qui a cette tête étrange ? Je crois qu’elle [la tête] est sur le point d’exploser. Qu’est-ce qu’ils font – est-ce qu’ils enlèvent les gens des tuyaux et les mettent ensuite comme ça dans la tête de quelqu’un jusqu’à ce qu’ils mûrissent ? Je crois que ce serait dangereux si la personne n’est pas capable de sentir. » Elle expliqua que ce serait dangereux que la personne ne soit pas capable de sentir parce qu’il (ou elle) ne se rendrait pas compte de la présence de ces gens dans sa tête ; en lui faisant élaborer un peu plus sa pensée, il apparut assez clairement qu’elle imaginait le processus de maturation comme un processus biologique, comme le passage d’un état embryonnaire à un état adulte.
Tout ceci me fit d’abord une impression étrange et angoissante. Mais le fruit de ma longue expérience des perceptions délirantes de la malade, ajouté au fait qu’elle venait juste de manifester de l’angoisse devant cet afflux de souvenirs, me permit de déchiffrer cela d’une manière qui s’avéra – en dépit de la résistance que je rencontrai, comme à l’ordinaire, lorsque je le lui expliquai – durablement valable pour moi. Ce qu’elle me communiquait, en substance, était, semble-t-il, une protestation inconsciente contre cet afflux de souvenirs venus de son inconscient (les « tuyaux » que, dans de nombreuses séances précédentes, elle avait qualifiés de souterrains), une protestation contre le fait que, parce qu’elle n’était pas encore à même d’affronter les sentiments associés à ces souvenirs, ces sentiments pourraient causer l’explosion de sa tête « étrange » – projetée sur « cette femme là-bas ». L’agent de l’inconscient qui, évidemment, ne se sentait pas subjectivement faire partie d’elle-même ou être sous son contrôle, elle le projetait dans le monde extérieur ; pour elle, tout ceci était quelque chose qu’ « ils » faisaient. Le processus d’une maturation biologique de ces gens dans le cerveau du sujet, tel qu’elle le concevait, était la représentation symbolique d’un processus psychologique à l’œuvre dans son inconscient – processus par lequel les images remémorées qu’elle avait de ces personnes s’étoffaient, se différenciaient avec plus de richesse et du même coup, en un sens, mûrissaient. Comme dans le premier exemple que j’ai donné à propos de cette malade, on peut voir opérer ici – quand on analyse la communication après coup – les deux défenses : la projection et la condensation (et, dans ce cas particulier, la concrétisation de concepts figurés).
La psychodynamique sous-jacente
J’ai décrit jusqu’à présent diverses caractéristiques manifestes de communication schizophrénique, les formes diverses que prend cette communication schizophrénique selon la (ou les) défense(s) inconsciente(s) utilisé(es) par le patient. Je voudrais maintenant tenter de dépeindre la situation psychodynamique sous-jacente qui fait que le patient doit utiliser ces diverses formes pathologiques de communication. Cette description sera nécessairement limitée dans la mesure où je veux m’en tenir ici à une généralisation ; car mon but est, présentement, de dépeindre une psychodynamique qui soit vraie pour tous les schizophrènes en général (seule une étude minutieuse de la psychodynamique propre à un patient défini permettrait d’éclairer avec une précision suffisante la nature de la maladie particulière de ce patient et l’origine de ses formes particulières de communication).
La régression
La régression du patient à un niveau plus ou moins précoce de fonctionnement du moi explique de nombreuses particularités de la communication schizophrénique. La plupart du temps, le tableau clinique se complique du fait que le niveau de régression varie sans cesse, parfois d’un moment à l’autre ; il y a même des cas où le patient fonctionne simultanément à plusieurs niveaux de développement.
Le mode régressé de fonctionnement psychologique du patient explique la « concrétisation » ou, inversement, la sur-symbolisation de ses communications ; ces phénomènes montrent qu’il a régressé, dans sa pensée (et dans l’ensemble de son expérience subjective), à un niveau de développement comparable à celui du jeune enfant qui n’est pas encore capable de faire la différence entre la pensée concrète et la pensée métaphorique (ou d’autres formes semblables de pensée hautement symboliques)139.
Il y a aussi le patient qui bavarde d’une manière telle qu’on comprend que le contenu de son discours a, pour le moment, relativement peu d’importance pour lui ; il nage dans le plaisir de dire des mots et d’en entendre la sonorité, très proche en cela de l’enfant qui ne sait pas encore parler mais qui aime babiller et entendre le son de son babillage. On peut raisonnablement considérer que le patient qui ne parle pas a régressé encore plus loin, au stade préverbal du nourrisson ou du très jeune enfant.
La question de la régression, sous des formes diverses, reviendra constamment dans la suite de ce chapitre.
Le manque d’estime de soi
Le manque d’estime de soi, que l’on tient généralement pour l’une des caractéristiques du schizophrène, constitue un autre trait psychodynamique à la base de ses formes pathologiques de communication.
Souvent, on a l’impression que le patient schizophrène communique quelque chose avec beaucoup de force et d’efficacité, mais que, chez une personne saine, communiquer de cette manière impliquerait une trop grande humiliation de soi.
Dans les « Phases de développement du sens de la réalité140 », Ferenczi écrit qu’au cours de la période animiste qui survient au moment où l’enfant développe son appréhension de la réalité, celui-ci « apprend à représenter au moyen de son corps toute la diversité du monde extérieur » (pp. 227-228). Il en va exactement ainsi du comportement du schizophrène adulte (du fait, en partie, de la régression évoquée plus haut), le schizophrène se livrant, pour communiquer, à une représentation (beaucoup plus déformée, néanmoins, que celle que l’on observe chez le jeune enfant normal) des événements de son monde intérieur et extérieur.
Lorsqu’un patient a les épaules tombantes, une barbe de trois jours et une façon de s’habiller qui lui donne l’air d’un clochard, il traduit bien son sentiment de ne pas être intégré et ses reproches aux autres de ne pas l’intégrer dans leur société. Quand une femme rit bêtement et fait des minauderies à son thérapeute pendant qu’ils se rendent ensemble à son bureau, elle traduit avec force qu’elle se moque de lui. Cette autre femme qui a un comportement bizarre, qui profère des phrases confuses et à moitié inaudibles, dit, en fin de compte, à son thérapeute combien elle trouve grotesque son apparence et inintelligibles ses propos. Cette autre femme encore, qui se maquille, s’habille et, de manière générale, se conduit comme une prostituée, communique très bien par là le mépris dans lequel elle tient son entourage, tout comme l’homme qui rote, pète et se comporte dans l’ensemble comme un porc.
Mais tous ces actes communiqués sont liés à (et expriment) un formidable manque d’estime de soi. En fait, c’est comme si le besoin du patient de communiquer de ces façons-là (par l’utilisation de postures corporelles et d’autres formes de caricatures non verbales) – son besoin de communiquer de ces façons-là parce qu’il ne dispose pas encore de moyens plus adultes, verbaux-symboliques – déterminait son manque d’estime de soi. Tout se passe comme si le besoin de communiquer avec ses semblables était encore plus fort, pour le moment, que son besoin d’estime de soi.
L’ambivalence
L’ambivalence intense, autre aspect fondamental de la psychodynamique du schizophrène, joue un rôle important dans un grand nombre de modes typiques de communications schizophréniques.
a) Les communications indirectes. – Une hébéphrène que je traitais depuis deux ans parvint à me faire comprendre, à sa manière habituelle, très indirecte et allusive, qu’elle voulait s’abonner au journal local de sa petite ville. Je fus très ému quand je compris la teneur de ce message ; je me rendis compte à quel point elle s’était sentie tristement abandonnée pendant tout son séjour à Chestnut Lodge, en ne recevant pas ce journal. Je lui suggérai de demander au docteur Jones, le psychiatre du service, de s’occuper de cet abonnement ; mais elle me répondit aussitôt qu’il y avait plusieurs docteurs Jones et que c’était difficile de leur parler. J’eus l’impression qu’à ce stade de la thérapie où toute communication directe lui était encore très difficile ou même impossible, elle ne pouvait pas elle-même évoquer la question avec le docteur Jones, et je lui dis que j’en parlerais à celui-ci.
Mais je n’avais pas plus tôt dit cela qu’elle entreprit de me montrer qu’elle sentait que, d’un autre côté, si elle commençait à recevoir ce journal, ce serait un poids trop lourd pour elle, et qu’elle ferait mieux d’oublier tout ce qui concernait sa ville natale, et de ne pas s’inquiéter de ce qu’un tel ou une telle faisait là-bas. Après avoir entendu cela (exprimé, bien sûr, de manière indirecte), je changeai ma position, lui disant que je ne parlerais pas de cela au docteur Jones et lui suggérant de le faire elle-même si elle le désirait. Elle ne donna à cette proposition aucune réponse, ou du moins aucune réponse précise.
L’incident évoqué ici me rappelle un principe général énoncé par Burnham141 concernant le patient schizophrène dont il est essentiellement question dans son article sur la communication avec les schizophrènes : « On pouvait considérer l’obscurité de son langage comme un compromis entre un désir intense et sa crainte, tout aussi intense, d’une relation extraordinairement intime » (p. 70).
b) Les communications verbales et non verbales qui se contredisent elles-mêmes. – Parfois, le patient dit une phrase ou une série de phrases dans lesquelles contenu et ton de voix virent brusquement, produisant ainsi un effet de contradiction. Par exemple, une hébéphrène remarque, d’un air admiratif, à propos d’une autre patiente : « Elle a un beau visage. » Puis, sur la même lancée, ses mots deviennent méprisants, tant dans le ton que dans le contenu, et elle dit : « Elle a l’air d’un bouledogue. » Une autre hébéphrène me dit une phrase de huit mots, les sept premiers prononcés sur le ton de l’adoration la plus totale et le huitième, dans la même foulée, dit sur le ton du plus profond mépris : « Vous devriez avoir la Médaille parlementaire du crachat142. » Un individu dont le moi est suffisamment bien intégré serait absolument incapable de reproduire la phrase telle que l’a prononcée cette patiente – de traduire un changement si rapide et si complet dans l’affect exprimé.
c) Les communications verbales dans lesquelles il y a un clivage entre le contenu et le ton de la voix. – Un certain nombre d’exemples qui m’ont été fournis par une hébéphrène suffiront à illustrer ce type très courant de communication schizophrénique. Elle me dit un jour : « Si ça ne vous plaît pas, asseyez-vous et prenez un verre ! » d’un air de défi hostile qui signifiait clairement : « Si ça ne vous plaît pas, fichez le camp ! » Une autre fois, alors que depuis un moment elle se débattait pour essayer de me communiquer des mots intelligibles et que je l’écoutais en silence, elle déclara d’un air dégoûté : « Vous salissez vos mains sur le bonbon pour un moment ! » Le mot « bonbon » ne faisait pas oublier le sens du message qui était le suivant : « Gros mollasson que vous êtes – retroussez un peu vos manches et mettez-vous donc au travail avec moi, pour changer ! » Un autre jour que j’avais correctement déchiffré le sens d’une communication indirectement exprimée et que je la lui avais rapidement « relue » pour voir si ça n’était pas ce qu’elle voulait que je comprenne, elle me répliqua d’un air enchanté, avec des mots qui n’étaient pas entièrement appropriés, mais sur un ton qui confirmait exactement sa pensée : « Vous avez le permis143 ! » Une autre fois encore, elle me dit : « Vous êtes un amour ! » avec dans la voix quelque chose de si étrangement hostile que j’eus l’impression, en dépit du compliment, qu’elle me décapitait.
Quand on tente d’évaluer le sens de telles communications, on apprend vite à laisser de côté le contenu et à s’attacher au contexte affectif des mots ou, dans les cas encore plus complexes, au ton sur lequel ils sont prononcés.
Soit dit en passant, le patient montre parfois qu’il saisit très bien le vrai sens de ces communications quand elles viennent du thérapeute. À la fin des séances exaspérément silencieuses que j’avais avec un hébéphrène, je contenais ma fureur et mon mépris pour lui, et lui disais poliment, au moment où il se dirigeait vers la porte, « Au revoir, monsieur Bryant. Je vous verrai demain », à quoi il me répondait en grommelant d’un air furieux : « Va-t’en au diable, salaud ! » Au bout d’un certain temps, il me vint à l’esprit que cela exprimait très exactement le message contenu secrètement dans la formule « polie » que j’employais pour prendre congé.
d) L’expression non verbale d’un sentiment qui contredit le sentiment exprimé. – Une paranoïde m’exprima verbalement, pendant des mois, son désir impatient de quitter l’hôpital et d’arrêter le traitement qu’elle suivait avec moi. Les mois passant, elle se prit pour moi d’une profonde affection qui sautait aux yeux de tout le monde mais dont elle-même, à l’époque dont je parle, ne se rendait pas encore compte. Vers la fin d’une séance, elle me dit : « Vous savez que je veux vivre loin d’ici plus que toute autre chose au monde – vous le savez, n’est-ce pas ? » remarque que je laissai sans commentaire. Lorsque, quelques minutes plus tard, j’indiquai que la séance était terminée, elle se montra, selon son habitude, peu pressée de partir, et elle se dirigea vers la porte, mais, cette fois-là, au lieu de l’ouvrir, elle s’y adossa et la barra de ses bras écartés – exactement comme si elle était résolue à me garder prisonnier dans mon bureau – tout en me faisant sa demande habituelle de la laisser partir. Malgré ses paroles, jamais je ne m’étais senti aussi violemment désiré par quelqu’un, ni aussi intensément désirable.
Une hébéphrène qui déclarait souvent qu’elle voulait vivre dans l’ambiance raffinée d’un hôtel chic (tel, je suppose, que celui où sa grand-mère fortunée avait vécu quand la patiente était petite) me dit au cours d’une séance de psychothérapie : « Je ne vois vraiment pas pourquoi je ne pourrais pas vivre dans un hôtel », en ajoutant que son comportement était, à son avis, absolument raffiné. Mais tout en disant cela, elle avait relevé le devant de sa jupe et se frottait les parties génitales avec un Kleenex – comme elle le faisait depuis plusieurs mois. D’après mon expérience, il est très fréquent qu’un patient exprime verbalement le désir de sortir de l’hôpital et que, simultanément, il exprime non verbalement une crainte ou un manque de préparation pour le faire.
Au cours d’une des premières séances avec elle, une hébéphrène se défendait verbalement d’éprouver un quelconque intérêt pour le sexe, tout en se tortillant sur sa chaise, l’air aguichante et excitée sexuellement. Seize mois plus tard, elle me dit, sur le ton du plus profond dégoût : « Grand Dieu ! Vous êtes monstrueux !… obscène !… stupide ! », en s’interrompant sans cesse pour serrer son oreiller contre elle, avec des larmes de chagrin, bien avant qu’elle ne soit capable de reconnaître son désir de m’étreindre et de m’aimer. Au cours du mois suivant, une infirmière nota dans son rapport : « … Elle s’est emparée de ma main et l’a posée sur elle en disant “Ne me touchez pas”. Je lui ai répondu : “Judy, je ne vous touche pas. – Si, vous le faites”, m’a-t-elle répondu, et elle m’a donné un coup de pied144… »
Quatre ans plus tard, j’entrai dans la chambre de cette même patiente par une chaude journée d’été, le col de ma chemise déboutonné et sans manteau. Elle se mit aussitôt à se comporter, tant par ses postures que par divers commentaires indirects, d’une manière grossièrement sexuelle. Le moment d’ambivalence particulièrement mémorable se produisit un peu plus tard lorsqu’elle s’assit sur une chaise juste en face de moi à environ un mètre, écarta largement les genoux, releva sa jupe jusqu’à mi-cuisse et dit, en regardant mon col : « Voulez-vous remonter votre col ? » Je lui demandai carrément si elle désirait que je lui érige mon pénis. À cela elle ne répondit pas directement mais, après s’être référée indirectement à des questions sexuelles, elle fit une allusion fort sarcastique mais très directe, celle-là, à mon col, me faisant durement comprendre qu’à son avis cela faisait débraillé. Chez cette femme profondément désorganisée et qui, souvent, avait tout d’un animal, j’avais, en bien des occasions auparavant, observé les signes d’un perfectionnisme sévère sur le plan du comportement et, en particulier, de l’habillement – perfectionnisme qui rappelait la parfaite bonne tenue de ses deux parents ; plus d’une fois, elle m’avait déjà réprimandé sur ces questions. Mais ce qui me surprit dans sa remarque « Voulez-vous remonter votre col ? » c’était que ces mots révélaient simultanément a) une avance sexuelle très évidente et b) son scrupuleux perfectionnisme. Chacun de ces éléments avait produit autant d’effet affectif sur moi que l’autre.
e) L’expression de sentiments contradictoires à un niveau non verbal. – Un bref exemple suffira à illustrer ce genre de communication ; j’ai déjà parlé un peu plus haut (p. 200) du geste de bonjour-au revoir (« deux en un ») fait par un hébéphrène à son thérapeute.
Une femme me décrivait en détail, d’une voix étonnamment indifférente, la tentative de suicide qu’elle avait faite au cours d’une visite chez ses parents dont elle venait juste de rentrer. Tandis qu’elle continuait d’égrener impassiblement ses mots mesurés et précis, ses yeux étaient remplis de larmes – larmes de chagrin et de désespoir, sans aucun doute – en même temps que sa bouche s’était figée dans un sourire de triomphe sadique – triomphe, pensai-je, d’avoir causé par son presque suicide la peine et l’angoisse de son entourage.
Le surmoi
Le surmoi archaïque, dur et interdicteur du patient constitue un autre facteur de base qui permet d’expliquer ses communications extrêmement déguisées et souvent fragmentaires.
Un exemple : la femme hébéphrène évoquée plus haut dans l’incident du col communiquait avec moi, dans les premières années de notre travail, d’une manière indiquant qu’elle avait l’impression que nous étions un couple d’Américains dans une prison japonaise, ou dans quelque milieu répressif de ce genre, où elle devait déguiser ses paroles et souvent les étouffer de manière que les oppresseurs ne les surprennent pas et n’en comprennent pas le sens. Très souvent, son discours consistait en quelques expressions familières extrêmement abrégées, ou en mention de noms et de lieux qui avaient un sens (c’est ce que j’appris en en parlant avec sa famille) pour quelqu’un de sa ville natale et de son milieu dans cette ville, mais pour personne d’autre. Souvent – et cela me rendait fou – les mots clés de ses phrases n’étaient pas dits, ou ils étaient seulement murmurés et non répétés. Parfois, elle parlait, avec difficulté, de la « femme du plafond » qui, évidemment, ne devait pas surprendre ce qui se passait entre nous deux (cela me rappela qu’elle et sa famille m’avaient indiqué bien longtemps auparavant qu’il y avait eu entre la patiente et son père une relation de camaraderie, dont la mère avait été exclue).
Devenu à présent, dans le transfert, une mère plus que tout détestée, méprisée et crainte, j’eus alors toutes les occasions de me sentir blessé : par exemple, brusquement elle interrompait un échange qui paraissait intime avec moi pour s’accorder, semblait-il, à une image hallucinatoire de son père, en disant quelque chose comme : « Ça va, Bill – je vois clair dans le jeu de ce type. » Cela me rappelait le plaisir non déguisé qu’avait eu le père à me dire, au moment où sa fille était admise à Chestnut Lodge, qu’elle l’avait toujours préféré à tous ses amoureux ; et je réalisai que la mère – longtemps montrée dans la relation transférentielle comme une personne sévère qu’il fallait éviter de provoquer (en évitant, par exemple, une quantité de sujets délicats), avait été exclue de la relation apparemment simple entre père et fille.
Plus tard, il apparut que cette relation simple ne l’était pas en réalité, et qu’elle ne pouvait être préservée qu’à condition d’éviter les sujets sur lesquels le père, dont le comportement accommodant recouvrait une cruelle attitude de rejet et un perfectionnisme dur, était sur la défensive. Ainsi le surmoi de cette hébéphrène – surmoi qui contribuait si fortement à rendre incroyablement difficile la communication entre nous, et qui, projeté, apparaissait sous des formes diverses, celle de chefs de camps de concentration, celle de la « femme au plafond », celle du père apparemment facile à vivre, Bill (pour ne citer que quelques-unes de ces formes) –, le surmoi de cette femme devait donc sa dureté pathologique aux deux parents.
Mais il fut particulièrement intéressant de voir, lorsque la psychothérapie eut été plus avancée, que ce surmoi si durement interdicteur – que la malade ressentait apparemment comme quelque chose de tout à fait extérieur à elle qui interdisait toute communication libre et prolongée entre nous – se transforma en une sensibilité, de sa part (de plus en plus clairement reconnue par elle), à une quantité de mots clés contenus dans mes commentaires, qui se trouvaient – souvent de manière totalement inattendue pour moi – toucher chez elle des aires d’hostilité, de terreur ou de chagrin. Je parvins avec une relative facilité à deviner le moment où un mot ou une phrase de moi avait soudain heurté l’une de ces aires, et il me fallait une grande détermination pour continuer d’avancer dans cette espèce de terrain miné par ces charges invisibles de rage, de chagrin, etc. Néanmoins, si j’avais indûment respecté ces aires de sensibilité que j’avais repérées chez elle, mon discours aurait été précisément aussi incohérent, aussi inachevé que le sien l’avait été au début de notre travail lorsque, par exemple, la présence de la « femme au plafond » qui désapprouvait l’obligeait à supprimer de ses propres phrases quantité de mots clés et à les rendre hermétiques d’une manière ou d’une autre.
L’effort pour atteindre, ou perpétuer, une relation symbiotique mère-enfant avec le thérapeute
À mon sens, on peut dire de manière très générale que les diverses formes de communication verbale et non verbale caractéristiques de la schizophrénie reflètent l’effort du patient pour développer, ou maintenir, une relation symbiotique avec le thérapeute (et, en dehors des séances thérapeutiques, avec – comme le dit Sullivan – d’autres personnes significatives) une relation comme celle qui s’établit normalement entre le jeune enfant et sa mère et où les deux participants font subjectivement corps l’un avec l’autre. Comme l’expérience me l’a montré145, un tel mode de relation constitue sur le plan thérapeutique une phase essentielle dans l’évolution du transfert du schizophrène sur son thérapeute – sa fragmentation du moi doit graduellement se transformer en une relation interpersonnelle de ce type avant qu’une différenciation du moi plus saine puisse se développer à partir de cette unité fondamentale « enfant sain-mère aimante », dans la relation transférentielle. Comme je l’ai précisé, il s’agit là d’un mode de relation qu’il n’est pas dans le pouvoir du thérapeute de manipuler délibérément comme une technique psychothérapeutique ; ce mode de relation, en réalité, tend inévitablement à advenir au cours de la thérapie, après une phase préalable d’intense et mutuelle ambivalence entre patient et thérapeute ; le thérapeute, loin de se sentir coupable, honteux ou effrayé de cet état de choses, doit donc essayer de voir si ce mode de relation s’établit et ne pas en empêcher le développement.
L’obscurité des communications du patient est telle que son thérapeute tend à devenir la seule personne, ou en tout cas la première, à savoir déchiffrer ses communications. Ce fait contribue pour une grande part à l’atmosphère d’intimité que dégage leur relation : atmosphère de communion singulièrement étroite, qui contraste avec leur éloignement subjectif par rapport à un monde extérieur qui « ne comprend pas ». En outre, le thérapeute parvient petit à petit à être en position de traduire les communications du patient schizophrène à la place de celui-ci ; en cela, comme en d’autres choses, dans une très large mesure, il pense et il sent fonctionnellement pour lui – arrivant ainsi à personnifier le moi extériorisé du patient.
Les silences prolongés qui caractérisent les séances favorisent largement la projection et l’introjection de chacun des participants. Ainsi, non seulement le patient garde la tranquille conviction que son thérapeute sait ce qu’il est en train de penser et de sentir, sans qu’il y ait besoin de communication explicite – bref, que le thérapeute peut lire dans ses pensées –, mais le thérapeute lui-même finit, sans s’en rendre compte, par supposer souvent que, pendant ces moments de silence, le patient partage ses pensées et ses sentiments. Le thérapeute risque de se trouver fort déconcerté lorsque le patient silencieux se remettra à parler, car, le plus souvent, cela signifie évidemment que les pensées de celui-ci ont suivi un cours bien différent de celles qui ont traversé l’esprit du thérapeute. Les deux participants trouveront pénibles de tels rappels à leur état de séparation. L’un de mes patients me dit un jour, alors que je venais de rompre le silence par quelques mots qu’il trouvait manifestement étrangers à son état d’esprit : « Il n’y a pas d’intuition amicale ici. » Cependant, leur communion est, dans l’ensemble, très étroite et ce n’est pas sans raison que thérapeute et patient finissent par croire que l’autre le connaît mieux, plus intimement, que qui que ce soit d’autre au monde.
Chez la plupart des schizophrènes chroniques avec lesquels j’ai travaillé, il y a eu une phase presque totalement non verbale d’une durée plus ou moins longue (parfois de nombreux mois). Il s’agit évidemment de la phase de la psychothérapie qu’Eissler146 appelle la « phase de mutisme clinique relatif ». Chaque fois que le patient a finalement réussi à établir une solide interaction verbale avec moi, j’ai ressenti cela – et, dans la mesure où il m’était possible de le savoir, le patient également – non pas comme le triomphe pur d’une maturation croissante, mais comme une étape marquée aussi d’un net sentiment de perte – perte du sentiment subjectif de l’unité thérapeute-patient (mère-nourrisson), si proche de ce qui se passe pour le petit enfant dont l’individuation progresse à mesure que s’établissent ses frontières du moi, et qui vient à perdre le monde, jusque-là si vaste, de son soi.
L’évolution transférentielle que j’ai indiquée exige du thérapeute – aussi bien, naturellement, que du patient – de fortes capacités à ressentir. L’intimité qu’implique une véritable relation symbiotique avec le patient a tendance à l’effrayer ; par exemple, la profonde communion qui souvent accompagne les séances silencieuses lui fera peur, et il craindra que le patient ne prenne trop d’importance pour lui. Lorsque, plus tard, le moment sera venu pour les deux participants de renoncer à leur relation symbiotique, le thérapeute sera tenté d’essayer tant bien que mal de préserver cette unité subjective ; et cela, tout d’abord, pour ne pas connaître la peine et l’angoisse du sentiment de séparation ; ensuite, pour éviter de faire face à toutes sortes de sentiments négatifs, chez lui aussi bien que chez le patient, contre lesquels la symbiose peut être une défense inconsciente efficace, de même que l’a été, dans l’histoire du patient, la symbiose pathologique. Alors qu’auparavant le thérapeute avait eu pour tâche de comprendre les communications du patient, il doit maintenant lui apprendre à communiquer en termes compréhensibles pour son entourage. Le thérapeute qui, jusqu’ici, avait accepté d’être un Pygmalion – rôle d’abord terrible par le pouvoir que cela impliquait, puis source de plaisir profond – doit maintenant accepter ce rôle apparemment beaucoup plus modeste pour avoir la satisfaction d’aider le patient à atteindre une maturité saine et durable.
La technique psychothérapeutique
Les remarques précédentes nous ont déjà introduits dans le sujet qui sera traité à la fin de ce chapitre : la technique employée par le thérapeute pour faire face aux difficultés de communication qui sont liées au processus schizophrénique.
L’incertitude du thérapeute quant à la manière dont il doit répondre aux communications du patient peut se traduire, souvent, par la question suivante : doit-il prendre la communication « personnellement » – comme étant avant tout destinée, par exemple, à plonger le thérapeute dans la perplexité, la confusion, l’angoisse, l’humiliation, la rage ou tout autre état affectif négatif – ou bien doit-il plutôt la prendre surtout comme un effort du patient pour transmettre un besoin fondamentalement non hostile ? Tout comme il est souvent essentiel que le thérapeute soit capable de sentir et de répondre aux communications personnelles incluses dans le comportement ou les propos stéréotypés du patient, il est souvent essentiel qu’il puisse voir, derrière l’évidente référence « personnelle » au thérapeute – souvent blessante ou évocatrice d’autres sentiments du même genre –, un besoin fondamental que le patient hésite à communiquer ouvertement.
Pendant des années, nous avons eu, une patiente hébéphrène et moi, une forte capacité à nous irriter l’un l’autre ; toutes les séances, nous les passions à échanger des propos venimeux et en manœuvres non verbales pour torturer l’autre. Pendant une certaine période du traitement – période durant laquelle, selon les rapports du personnel hospitalier, elle s’asseyait sur son lit ou sur une chaise dans le hall en pleurant des heures – ses premiers mots lorsque j’entrais dans sa chambre étaient : « Savez-vous que vous êtes le docteur Searles ? » La façon dont elle posait la question était plus indifférente que sarcastique ; mais, étant donné tous les reproches méprisants qu’elle m’avait faits dans le passé, je me sentais piqué au vif, et je pensais en moi-même, avec irritation et impatience : « Évidemment je sais que je suis le docteur Searles. »
Un jour, cependant, je répliquai avec une certaine gentillesse et d’un ton assez détendu : « Oui, le docteur Searles ou Harold Searles », parce que je voulais qu’elle sache qu’elle pouvait m’appeler par mon prénom si elle le désirait. C’est peut-être vingt minutes plus tard, après avoir parlé de beaucoup d’autres choses – presque tous ses propos étant, comme toujours, fragmentaires –, qu’elle dit sur le ton d’un enthousiasme forcé : « Thelma Foster [nom que je n’avais encore jamais entendu] est gentille. » Elle ajouta, sur le même ton : « Diana Kendall [autre nom que je n’avais jamais entendu] est gentille aussi. » Puis elle dit, sur un ton neutre : « Elle s’assoit et elle pleure tout le temps. – Je me demande ce qui la fait pleurer », dis-je. Elle me répondit ces mots poignants : « Elle pleure parce qu’elle ne sait pas qui elle est. »
Ce fut pour moi une révélation profondément émouvante car, s’il était clair qu’elle m’avait mal identifié en maintes occasions, en revanche je ne m’étais pas aperçu que souvent elle ignorait quelle était son identité. Je comprenais maintenant qu’en posant sa question initiale : « Savez-vous que vous êtes le docteur Searles ? », elle n’avait pas eu l’intention de se moquer de ma stupidité, mais que ç’avait été une tentative indirecte pour me révéler un aspect, qui l’affligeait mais aussi l’humiliait, de son expérience d’elle-même.
Néanmoins, longtemps encore après cette séance, il demeura difficile pour moi – vu l’extraordinaire faculté qu’elle avait de me donner l’impression d’être insulté – de deviner les sentiments douloureux pour lesquels, d’une manière voilée, elle me demandait de l’aide. J’eus cinq mois plus tard une autre occasion de les deviner.
Cette fois-là, je me trouvais dans un état d’exaspération et d’angoisse ; peut-être étais-je surtout usé et fatigué : depuis plus de deux ans, elle me prenait presque continuellement pour quelqu’un d’autre (parfois pour plusieurs personnes différentes au cours de la même séance), originaire, comme elle, de Philadelphie, et mentionnait, à sa manière fragmentaire, des tas de noms de personnes et de lieux qu’évidemment elle supposait connus de moi mais qui n’étaient guère pour moi que des noms ; elle attendait toujours de moi que je connaisse tous les détails concernant ces personnes et ces lieux. Lorsque j’entrai ce jour-là dans sa chambre pour notre séance, elle était assise sur son lit et examinait les pages déchirées du catalogue publicitaire d’un célèbre magasin sur lesquelles on voyait des vêtements pour femme. Ce magasin, lui fis-je remarquer, se trouvait en Californie ; elle acquiesça. Je lui demandai si elle était déjà allée là-bas faire des courses. Sa réponse ne fut pas claire. Mais elle me demanda ensuite : « Est-ce que vous êtes déjà allé faire des courses ? » Je me sentis tout d’abord humilié par cette question ; tant de fois j’avais souffert de me voir traité par elle comme un imbécile.
Cependant l’idée me vint qu’elle n’était peut-être pas sûre d’être jamais allée faire des courses ; je lui répondis donc simplement : « Oui. » Peu après, elle dit, mais sur un ton peu convaincant, comme si elle récitait quelque chose : « Vous êtes allé faire des courses – je suis allée faire des courses. – Mais vous sentez-vous si éloignée de cela qu’il vous parait difficile de croire que vous êtes déjà allée faire des courses ? » lui demandai-je. Elle acquiesça, ajoutant après avoir cité les noms de deux ou trois grands magasins new-yorkais : « Les noms ne veulent pas dire grand-chose pour moi. »
Je compris alors que, depuis maintenant plus de deux ans, dans cette relation décrite plus haut où simultanément elle se trompait sur mon identité et m’inondait de noms qui me déconcertaient et n’évoquaient rien pour moi, ces noms en fait, pour elle aussi, n’avaient été pendant tout ce temps rien que des noms ; elle s’était donc désespérément efforcée de me percevoir comme quelqu’un (variant selon le moment) qui pouvait remplir les vides avec des détails. Ayant compris cela, je fus à nouveau beaucoup plus réceptif, gentil et patient à son égard.
D’un autre côté, je l’ai dit, il est souvent essentiel que le thérapeute soit capable de sentir la communication interpersonnelle derrière le comportement schizophrénique qui semble, à première vue, profondément stéréotypé et autistique. Par exemple, au salut militaire stéréotypé par lequel m’accueille un hébéphrène – qui accueille également par ce geste tous ceux de son entourage, y compris les passants qui lui parlent –, s’ajoute parfois, je l’ai vu et senti, un petit mouvement sec, défiant et dédaigneux après qu’il a touché son front de la main, un mouvement qui, traduit en mots, signifie clairement : « Lève ton cul, sale ramenard ! » D’autres fois, le salut exprime des sentiments tout aussi forts tels que l’affection, le respect sincère, l’imploration d’une aide. Dans le chapitre V de ce livre et ailleurs147 j’ai donné d’autres exemples cliniques de cette nature. Bien qu’ils concernent surtout la communication non verbale, certains commentaires de Ruesch décrivent admirablement le processus qui s’engage chez ces patients à mesure qu’évolue le transfert dans la thérapie :
… on peut considérer que les mouvements primitifs et non coordonnés des patients parvenus au point culminant d’une grave psychose fonctionnelle… représentent un effort pour rétablir, par l’intermédiaire de l’action, le système infantile de communication. C’est comme si ces patients essayaient de revivre les modèles de communication qui étaient frustrants pour eux pendant leur première enfance, avec l’espoir que, cette fois, il y aura quelqu’un d’autre pour comprendre et répondre en termes non verbaux. Cette hypothèse s’appuie sur l’observation du comportement d’enfants psychotiques qui ont tendance à jouer avec leurs doigts, à faire des grimaces ou à prendre de bizarres positions corporelles. Leurs mouvements sont plus souvent dirigés vers eux-mêmes que vers les autres, au point parfois qu’ils se causent à eux-mêmes de graves blessures. À mesure que la psychothérapie progresse, les mouvements de type interpersonnel arrivent peu à peu à remplacer les mouvements de type solipsiste148 et le stimulus s’accorde avec la réponse. Une fois que ces enfants ont été satisfaits d’une manière non verbale, ils veulent apprendre des formes verbales de codification et commencent à acquérir la maîtrise du langage discursif (Ruesch, 1955, p. 327).
En deux séances successives, une hébéphrène a réussi à me rendre parfaitement claire la présence en elle de deux états affectifs opposés, l’un d’impuissance désemparée, l’autre d’hostilité, masqués par la fragmentation qui, depuis des mois, caractérisait ses communications.
Dans la première de ces séances, elle m’aida à voir avec une clarté étonnante que son mode perceptuel était fragmentaire, chaotique et confus. Je compris cela lorsqu’elle me lut à voix haute, d’abord la page dactylographiée d’une lettre qu’elle venait de recevoir d’une amie, puis ce qui était écrit sur un papier enveloppant un chewing-gum. Elle lut la lettre mais en ne disant que des mots isolés, dont certains (je m’en rendis compte en lisant moi-même la lettre, avec son autorisation) étaient effectivement écrits, et dont beaucoup d’autres ne l’étaient pas ; ces derniers étaient évidemment chargés d’associations que certains mots évoquaient dans son esprit, ces associations n’étant pas prises comme telles pour elle mais comme des mots écrits sur la page. Sur le papier enveloppant le chewing-gum, elle lut « Wrigley’s – clés – arbres149 », le second et le troisième mot étant des associations sonores, puis elle lut le reste de la courte phrase correctement, à part le mot « fabricant » (manufacturer) qu’elle remplaça par « mainteneur-mainteneur » (maintainer-maintainer). Il était évident que la lettre, en particulier, lui parvenait comme un charabia sans aucun sens – semblable pour moi aux propos qu’elle me tenait et comparable, je suppose, à la manière dont elle entendait mes propres commentaires. Son attitude pendant cette lecture traduisait son angoisse de découvrir que ses processus mentaux étaient à ce point entravés. À un certain moment, elle dit tout bas, avec intensité : « Je suis folle ! », comme si cette stupéfiante découverte la touchait au vif comme jamais auparavant. Après cette séance, je sentis plus que jamais qu’il me fallait être patient avec elle et l’aider.
Le lendemain, elle avait retrouvé son hostilité à mon égard et, tout en n’ayant pas besoin d’être poussée pour venir à sa séance – ce qu’il était souvent nécessaire de faire –, elle vint dans sa chambre avec beaucoup de mauvaise volonté. Dans les premières minutes, ses propos furent rares et extrêmement fragmentaires ; elle m’appela de différents noms ; son attitude était celle qui avait si souvent depuis de nombreux mois suscité ma haine. Au bout de cinq ou dix minutes, elle dit, sur un ton de rancune et de dégoût profonds : « Est-ce que vous aimeriez, vous, voir un docteur différent chaque matin, tous ces docteurs ! » ; cette remarque ainsi que d’autres propos fragmentaires qu’elle me tint ensuite disaient assez clairement qu’elle en avait plein le dos. Puis elle dit – elle n’avait jamais encore parlé de manière aussi directe, du moins sur ce sujet : « Je hais les docteurs ! C’est pour ça que j’embrouille les choses » (allusion claire, me semble-t-il, à ses communications). La suite de la séance le montra : le prix qu’elle devait payer, entre autres, pour le fait d’« embrouiller les choses » ainsi était que sa propre expérience en devenait elle-même embrouillée. De même que je m’étais senti accablé la veille en voyant son terrible désespoir, je sentais aujourd’hui le terrible impact de sa haine.
Les deux exemples cités ici sont d’une netteté inhabituelle ; le plus souvent le thérapeute doit se fier à son intuition pour savoir quel sentiment cherche à s’exprimer au travers des propos du patient ; mais son intuition n’atteint le degré nécessaire que dans la mesure où il peut supporter d’être à l’unisson de sentiments aussi forts, aussi contrastés que ceux-là.
Le thérapeute doit par moments se plier à certaines contraintes. L’angoisse du patient et sa tendance à la confusion sont souvent telles que toute communication verbale doit être formulée en très peu de mots ; c’est ainsi, par exemple, que l’un des patients que je traite actuellement ne peut prêter attention qu’aux trois ou quatre premiers mots d’une phrase.
Assez souvent aussi, les figures de style utilisées dans le langage courant ont, pour le schizophrène, un sens concret qui le désoriente ; avec certains de ces malades, on apprend à limiter pour de longues périodes de temps l’emploi des métaphores et autres modes d’expression équivalents.
Dans certains cas, le patient, s’il est soupçonneux et confus, attache tellement plus d’importance aux manifestations non verbales qui accompagnent les mots – les mouvements de la main, par exemple – qu’aux mots eux-mêmes qu’on doit réduire au minimum ces gestes qui détournent son attention si l’on veut absolument transmettre quelque chose au patient.
Soit dit en passant, dans ces cas-là, ce serait naturellement une erreur du thérapeute (et malavisé sur le plan technique) de nier que ses gestes ont révélé sans qu’il le veuille quelque sentiment ou attitude significatifs, dont il est inconscient, vis-à-vis du patient. Le thérapeute, qui consacre une grande partie de son activité professionnelle à aider le patient à explorer les domaines conscient et inconscient du fonctionnement de sa personnalité, doit être capable d’admettre l’existence de tels domaines dans sa propre personnalité. Ainsi, lorsqu’une patiente que je vois dans sa chambre remarque, pendant que je lui parle, que ma main a fait, par inadvertance, un geste vers son lit tout proche, qu’assise en face de moi de l’autre côté de la pièce, elle ne prête aucune attention à mes paroles et dit qu’elle est sûre que j’essaie, avec mon geste, de l’inciter à une activité sexuelle, je n’écarte pas la possibilité qu’elle ait entièrement raison. Car je sais depuis longtemps que les schizophrènes, si peu habiles qu’ils soient à interpréter les communications conscientes du thérapeute, sont en revanche extrêmement vigilants en ce qui concerne les communications qu’il transmet inconsciemment. Nier purement et simplement que de telles perceptions aient une valeur, c’est nier que le malade dispose de cette juste épreuve de réalité.
Alors, dans un cas comme celui-ci, je réponds quelque chose comme ceci : « Vous avez peut-être entièrement raison ; tout ce que je peux dire, c’est que je ne me rendais pas compte que j’essayais de dire cela. Essayez d’écouter mes paroles, car mes paroles, plus que les mouvements de mes mains – que la plupart du temps je ne remarque même pas –, représentent ce dont je suis conscient et que j’essaie de vous transmettre. » Puis je répète ce que j’avais tenté un peu plus tôt de communiquer, cette fois en évitant délibérément les gesticulations qui distraient l’attention de la patiente. Si par hasard celle-ci a relevé quelque chose que j’ai révélé de cette manière non verbale, et qui était assez proche du conscient pour que la remarque de la patiente m’en fasse prendre conscience, je confirme le soupçon de la malade, mais je lui indique que la question que j’avais entrepris de lui exprimer verbalement doit encore être explorée. Une telle réponse est plus rassurante qu’alarmante pour elle : car cela la rassure à la fois de voir qu’elle a perçu correctement un élément de réalité extérieure, et de voir que le thérapeute ose affronter ses propres processus inconscients et en assumer la responsabilité, au lieu d’en nier la présence en lui et de la forcer ainsi à les percevoir et à y faire face – comme l’ont fait sa mère et son père lorsqu’elle était enfant.
Il faut encore mentionner une autre entrave, très générale celle-là, à la communication : les patients schizophrènes, pour qui, bien souvent, les communications non verbales de l’autre l’emportent sur les communications verbales qui accompagnent les premières, ne réagissent habituellement, lorsque le thérapeute attire leur attention sur les gestes qui accompagnent leurs paroles, que par une angoisse accrue. Ici, plus encore que dans l’analyse des névrosés, il convient pour le thérapeute d’attendre que le patient soit capable de révéler en mots la conscience au moins partielle de tel ou tel conflit avant de le signaler plus explicitement à son attention. Bien sûr, ce que le patient révèle par les gestes et autres moyens non verbaux fournit au thérapeute des éléments nombreux et inappréciables ; mais il vaut mieux en général mettre précieusement de côté ces informations et attendre que les verbalisations du patient prouvent que ces éléments commencent maintenant à accéder au niveau conscient. En attirant l’attention du patient sur eux, on perturbe, trop souvent, le sentiment précaire de son identité personnelle150.
Voilà pour la question des contraintes auxquelles sont soumises les communications du thérapeute et son utilisation des communications du patient. Même additionnées les unes aux autres, ces restrictions sur nos modes de participation avec le patient sont mineures par rapport aux considérations qui rendent non seulement légitime mais impératif pour le processus de guérison que le thérapeute jouisse d’une relative liberté.
Il faut que, chez le thérapeute, les forces de libération et de croissance soient plus puissantes que les forces de contrainte, de stase et de paralysie psychologique : c’est à cette seule condition que le patient – en partie par identification au thérapeute – pourra à son tour vivre, croître et progressivement aller mieux. Arieti151 dénie au thérapeute la liberté intérieure d’éprouver à l’égard du patient une gamme de sentiments aussi large que possible – la liberté de s’accepter comme homme qui, par nature, porte en lui autant de haine que d’amour –, alors que, pour moi, cette liberté constitue un élément essentiel de l’interaction thérapeutique. Arieti écrit : « Si, au début du traitement, le thérapeute éprouve un sentiment d’hostilité, ou même un sentiment de refus vis-à-vis du patient, toute tentative de traitement sera vouée à l’échec » (p. 451).
De même, Hill152 laisse entendre quelque part dans son livre – que je trouve par ailleurs excellent dans l’ensemble – que le thérapeute qui a affaire à des schizophrènes doit d’une façon ou d’une autre supprimer toute hostilité réelle en lui (et, en appliquant cela au sujet qui nous intéresse ici, dans ses communications au patient) pour être vraiment qualifié pour ce travail :
… Même dans les moments de chaleureuse appréciation et de coopération reconnaissante, le patient peut soudain tout bloquer à cause de sa crainte et de sa méfiance, même sa conviction que le thérapeute est un ennemi. Il est malheureusement possible qu’à ce moment il l’élimine définitivement de ceux qui peuvent lui être utiles. Ce peut être le commencement de la fin de la réalité pour lui. Certains patients sont probablement incapables de coopération efficace quand on les voit pour la première fois, mais on peut penser que ce brusque rejet est dû au fait que le patient a perçu dans l’attitude du médecin ou de l’infirmière quelque chose qui, dans la réalité psychologique, est destructeur pour lui (pp. 30-31).
Un tel jugement sous-estime la puissance irrépressible de cette force qui pousse tout être humain – y compris le schizophrène – à vivre et à croître. Et ici je pense à l’un des derniers articles de Fromm-Reichmann, dans lequel l’auteur montre qu’en 1939, lorsqu’on commençait à travailler avec des schizophrènes à Chestnut Lodge, on considérait ces malades comme extrêmement fragiles, alors qu’à l’époque où elle écrit cet article, en 1948, on leur reconnaît beaucoup plus de force.
La raison pour laquelle le thérapeute est si prompt à s’en vouloir d’éprouver à l’égard de son patient tout sentiment fortement négatif est qu’il craint de commettre des erreurs techniques irréparables. Mais il est bon de se rappeler ceci : puisque les besoins du patient sont, en général, profondément ambivalents, toute réponse unique de la part du thérapeute est au mieux susceptible de satisfaire un seul besoin ou ensemble de besoins, et frustre inévitablement les besoins opposés. De plus, je crois qu’il est utile, sur le plan pratique, d’admettre que plus le patient est confus, plus il attribue, sans la mettre en doute, d’omniscience à son thérapeute car, évidemment, il éprouverait une angoisse intolérable s’il s’apercevait que très souvent les deux personnes en présence dans la situation thérapeutique se trouvent dans un état de confusion, se sentent impuissantes et désemparées. Comme l’écrit Burnham153, le patient schizophrène a tendance à « supposer que le thérapeute comprend beaucoup plus de choses qu’il ne le fait en réalité… au point de croire que le médecin connaît toutes ses pensées intimes… » (pp. 68-69). Lorsque le thérapeute s’aperçoit que cette divine compréhension que le patient a besoin de lui attribuer dépasse les limites humaines, il devient moins perfectionniste dans l’appréciation de ses propres efforts, ses erreurs ne lui semblent plus catastrophiques, et il ose se fier davantage à son intuition – à ses processus préconscients et inconscients qui représentent son plus solide outil, d’une part pour pénétrer au cœur de l’interaction extraordinairement complexe se déroulant entre lui et le patient, et d’autre part pour communiquer avec lui. Généralement, cette interaction change trop rapidement de tonalité affective et de contenu idéationnel pour qu’une réponse verbale consciemment élaborée du thérapeute puisse répondre aux besoins du patient.
J’apprécie particulièrement les remarques de Léo Berman et R. W. et T. Lidz concernant la place que tiennent les erreurs du thérapeute dans le traitement des schizophrènes. Berman154 écrit que la « faille, le défaut » chez le thérapeute,
… s’ils ne s’accentuent pas trop, jouent probablement un rôle dans le processus thérapeutique. Le patient a l’occasion d’éprouver la réalité d’une personne qui se consacre à la tâche de l’aider à grandir et qui y réussit assez bien malgré d’évidentes difficultés (p. 165).
Quant à R. W. et T. Lidz, ils notent ceci : « La force du thérapeute qui doit être transmise au patient vient peut-être de ce qu’il a une intégrité suffisante pour n’avoir pas besoin d’être infaillible » (p. 173).
Autre raison pour laquelle le thérapeute doit être capable de renoncer à essayer d’être omniscient pour répondre à des communications du patient qui le déroutent ou le jettent dans la confusion : cette tendance à l’omniscience, à une phase ou à une autre du travail avec presque tous ces malades, fournit des armes au sadisme du patient. Comme j’ai pu le constater en maintes occasions, aussi bien dans ma propre pratique que dans celle des thérapeutes que j’ai contrôlés, le thérapeute tombe dans le désespoir en s’efforçant ainsi de sauver la princesse schizophrène (homme ou femme ; que l’on me passe l’expression) du dragon gluant de la confusion, ce dragon qui (le torrent de mots inintelligibles sortant de la bouche du patient le prouve) tient ce pauvre malheureux sous sa griffe. En fin de compte, dans les cas où la psychothérapie réussit à sortir de cette impasse, le thérapeute découvre que le patient n’est pas seulement la pauvre victime qui se débat mais aussi le dragon, et il comprend que lui-même, pendant ce temps, s’est pris au piège de l’effort sadique (en général purement inconscient) du patient pour le rendre fou avec ces propos inintelligibles155. On a l’impression, dans la plupart des cas, que cet effort a déjà largement dépassé son but lorsque le thérapeute, dont la propre santé mentale est subjectivement en jeu, parvient à une « insensibilité » suffisante pour prendre du recul et considérer calmement ce qui s’est passé pendant tout ce temps entre ce dragon et sa victime.
Comment, précisément, le processus décrit ci-dessus devient-il thérapeutique ? Le patient s’est effectivement trouvé sous l’emprise d’un introject « fou » – généralement, comme l’explique très bien Hill156, l’introject d’une mère folle – qui bouleverse le fonctionnement de son moi par des paroles folles et des conseils malveillants, lesquels lui parviennent souvent sous forme d’hallucinations auditives. Dans un grand nombre de cas, les mots que le patient communique au thérapeute répètent, me semble-t-il, assez fidèlement les mots, causes de confusion, que cet introject déverse dans la tête du malheureux patient. Mais, d’autre part, cet introject est depuis longtemps devenu le véhicule du sadisme refoulé du patient, et en exposant le thérapeute à la force destructrice de l’introject, le patient décharge du même coup sur celui-ci son sadisme « propre » – mais non reconnu par lui. Le thérapeute finit par se rendre compte du rôle que joue le sadisme du patient dans l’interaction ; et, par suite, il peut se protéger de l’effet destructeur des communications du patient – en renonçant d’abord à l’effort de sauvetage dont je parlais plus haut. Résultat de ce changement dans le mode de participation du thérapeute : le mécontentement du patient et finalement sa rage contre le thérapeute deviennent de plus en plus explicites et par conséquent susceptibles d’investigation thérapeutique. Alors, en s’identifiant à ce thérapeute stable et constant qui peut ignorer les désordres de la folie, le patient peut à son tour les ignorer et aller de l’avant en exerçant ses fonctions du moi plus saines. Il ne s’agit pas ici de pures conjectures quant au cours qu’à cet égard la psychothérapie d’un schizophrène devrait suivre dans l’idéal, mais bien de ce que j’ai pu moi-même observer dans les cas de réussite.
Parallèlement à ce processus et en étroite relation avec lui s’ajoute le fait que le thérapeute, jusqu’alors tellement pris dans son effort désespéré pour sauver le malheureux patient qui lutte, se rend compte petit à petit que tout cela n’est pas aussi grave qu’il le croyait ; que les communications affolantes du patient, maintenant que la découverte de leur signification sadique (« rendre fou ») lui a permis de les voir sous un autre jour, comportent au fond un élément de jeu qui est sain. Alors qu’il était jusque-là la cible pondérée des taquineries mi-sadiques mi-badines que lui faisait subir le patient par ses communications déroutantes, il a maintenant de plus en plus souvent la possibilité de partager avec le patient le plaisir de jouer sur les mots, de dire des bêtises et de donner libre cours aux élans de son imagination. C’est là, je pense, que se trouve rétablie, dans ce qu’elle a de meilleur et de plus sain, la toute première relation du patient avec sa mère157 ; c’est à partir de cette sorte d’interaction libre, enjouée, qui historiquement remonte aux débuts de la relation verbale du petit enfant, que le patient peut progressivement développer de solides frontières du moi et utiliser des formes de pensée et de communication plus adultes et plus logiquement organisées. À sa grande surprise, le thérapeute découvre qu’il existe une sorte de chaos et de confusion qui n’est ni anxiogène, ni destructrice, mais qui est, au contraire, tout à fait agréable – c’est le chaos du jeu que peuvent partager une mère et son enfant (ou deux petits enfants), dans lequel la confiance mutuelle est suffisamment grande pour ne pas nécessiter une organisation autodéfensive.
Il existe une autre façon d’envisager la communication schizophrénique qui nous aide à éviter d’être trop exigeants par rapport à nous-mêmes : nous pouvons nous dire que notre tâche consiste à devenir plus habile à déchiffrer les communications déguisées du patient mais que la sienne consiste à devenir capable, à la longue, de s’exprimer en termes plus conventionnels. Nous nous apercevons ainsi que notre effort thérapeutique est à maints égards mal placé s’il consiste toujours à nous torturer la cervelle, avec calme et altruisme, pour essayer de tirer au clair les communications confuses : en adoptant constamment cette attitude, non seulement nous nous ôtons le moyen d’évaluer à sa juste mesure le sadisme du patient, et, par la suite, de participer avec lui (par la communication) à une phase – thérapeutiquement valable – de jeu, mais encore nous tendons à maintenir le patient dans une position régressive dans laquelle il n’est pas fondamentalement tenu pour responsable de la maturation progressive de ses formes de communication.
Il m’a fallu plusieurs années de travail avec une femme profondément autistique au départ – mais qui parlait néanmoins – avant qu’elle soit suffisamment en harmonie avec ses propres émotions et avec ses contenus idéationnels et qu’elle supporte assez bien une intimité interpersonnelle, pour que je puisse éclaircir le sens de certains propos qu’elle m’avait tenus occasionnellement depuis le début de sa psychothérapie. Je me suis rendu compte après coup qu’il m’aurait été absolument impossible d’en deviner le sens plus tôt. Au fil des longues années que dure nécessairement la psychothérapie d’un tel patient, ce genre d’expérience aide à se faire une idée plus réaliste et du même coup plus confortable de ce que l’on peut attendre de soi-même.
La psychothérapie de chaque schizophrène sans exception – du moins dans mon propre travail – comporte une phase (parfois au tout début, parfois seulement au bout de plusieurs années d’efforts) durant laquelle les deux personnes qui participent à l’interaction thérapeutique doivent petit à petit abandonner complètement la communication verbale : il paraît nécessaire, en effet, d’établir une communication fiable sur le mode non verbal (plus précoce sur le plan du développement) avant qu’une communication verbale vraiment efficace puisse se développer chez le patient. Je suis parfaitement d’accord avec ce qu’écrit Ruesch158 à ce propos : « … le patient doit acquérir l’expérience de la communication non verbale avant de pouvoir s’engager dans l’échange verbal » (p. 326). Et, ajoute-t-il : « … Ce n’est que par des réponses non verbales que l’on peut influencer un patient qui ne parle pas ; une fois qu’a été établie une telle interaction non verbale, l’organisation des expériences du patient peut graduellement se traduire en mots » (ibid., p. 329).
Je ne donnerai qu’un bref exemple de cette évolution thérapeutique, si fréquente selon moi, dans le travail que nous faisons avec ces patients. J’ai eu en psychothérapie pendant plusieurs années une femme paranoïde. Travail difficile, dans l’ensemble. Pendant les premières années, la patiente parla beaucoup. Elle déclarait spontanément qu’elle ne pouvait et n’avait jamais pu supporter l' « intimité du silence ». Puis, petit à petit, elle arriva à supporter, et finalement à goûter, des moments de silence de plus en plus longs. Un jour, par exemple, je me bornai à lui demander au début de la séance : « Voulez-vous sortir ? » (nous passions souvent la séance assis dehors sur des bancs), à quoi elle répondit « oui », le seul mot qu’elle prononça pendant l’entretien ; puis, vers les deux tiers de la séance, je lui demandai sans insister, à un moment où elle avait tressailli : « Qu’y a-t-il ? », question qu’elle laissa sans réponse ; enfin, je pris congé d’elle en lui disant « à demain matin ». Tout au long de cette séance, nous échangeâmes de nombreux regards, qui, me parut-il, traduisaient l’affection, le plaisir, la satisfaction, la perplexité, parfois une certaine tension, etc. – moi éprouvant pendant tout ce temps un sentiment de communion avec elle, et elle, comme le montrait clairement l’expression de son visage, éprouvant le même sentiment de communion avec moi. Il y avait déjà eu un grand nombre de séances comme celle-ci presque totalement silencieuses ; mais, pour la première fois, j’eus le sentiment profond de l’authenticité, de la valeur et de la fiabilité de ce type de communication non verbale. Je me demandai si, au cas où nous aurions beaucoup parlé, nos paroles auraient exprimé aussi adéquatement ce qui s’exprimait d’une manière non verbale ; mais je m’aperçus que, même dans ce cas, cela ne diminuerait en rien la valeur du non-verbal.
La séance en question me remit en mémoire les mots si remarquables du philosophe Martin Buber : le passage que je vais citer ici traduit de façon éloquente la hardiesse de l’auteur qui ose se fier et accorder un sens profond à la communion purement non verbale avec un autre être humain. Buber décrit ici la communication qui peut s’établir entre deux hommes qui viennent de se rencontrer et qui sont assis en silence, l’un à côté de l’autre. L’un des deux hommes est psychologiquement présent, tandis que
… l’autre, sa posture ne le trahit point ; c’est un homme au maintien composé, contenu ; mais quand on le connaît, on sait qu’un anathème pèse sur lui dès son enfance, que cette retenue est autre chose qu’une tenue, que derrière ce maintien gîte une impénétrable impuissance à se communiquer. Et voilà qu’à l’improviste – à l’une de ces heures, imaginons-le, qui ont le pouvoir de briser les sept cercles de fer dont notre cœur est bardé – voilà qu’à l’improviste le charme maléfique se rompt. L’homme continue toujours à se taire, il ne remue pas un doigt. Et pourtant il fait quelque chose. Le dénouement est intervenu sans son action, peu importe d’où ; et, à présent, l’homme fait ceci qu’il abolit dans son for intérieur une réserve dont lui seul est maître. La communication, que rien ne retient plus, se déverse, et le silence la porte vers son voisin – ne lui était-elle pas vouée ? – et le voisin l’accueille sans réserve, comme tout ce qu’il rencontre d’authentique sur la voie du destin. Il ne pourra raconter son expérience à personne, il ne pourra même pas se la raconter à soi. Que « sait-il » désormais de l’autre ? Mais il n’est plus besoin de savoir. Car là où l’absence de toute réserve a régné entre humains, même sans mot dire, le sacrement de la parole dialogique s’est accompli (Trad. fr. in La vie en dialogue, p. 108, Aubier Montaigne, 1959).
Bien sûr, la scène imaginée par Buber ne s’apparente que partiellement à ce qui se passa entre la patiente paranoïde et moi, car elle et moi n’étions encore ni l’un ni l’autre capables d’accepter sans angoisse les communications non verbales, contrairement à l’un des deux hommes (probablement le philosophe lui-même) décrits par Buber. Pour ma part, j’ai eu l’impression que nous allions ensemble vers une acceptation de la valeur intrinsèque de la communion profonde et non verbale. En outre, il y a parfois dans les écrits de Buber une note de mysticisme que je ne peux partager – ainsi lorsqu’il écrit, par exemple : « Le langage peut renoncer entièrement à frapper les sens et n’en demeurer pas moins langage159. » Cependant, les psychiatres ont été depuis si longtemps habitués à vénérer les mots et à voir en eux les principaux porteurs de sens que, devant la découverte que le schizophrène ne peut recouvrer la santé que si nous pouvons établir le contact avec le sens contenu implicitement dans le domaine, négligé et peu connu, de la communication non verbale, nous pouvons être reconnaissants à Buber de jeter quelque lumière sur ce terrain.
Il me reste à examiner ici quelques points de technique qui se rapportent à différents aspects des communications verbales des patients.
J’ai appris lentement, à grand-peine pour moi mais surtout pour mes patients, que lorsqu’on travaille avec un malade profondément fragmenté qui ne prononce que des mots ou des phrases isolés – dont on sent qu’ils renvoient à une multiplicité de choses –, il est bon d’attendre que les fragments s’assemblent mieux (les référents devenant ainsi plus nettement délimités et plus sûrs) avant de répondre un tant soit peu. Cet assemblage auquel je fais allusion est, bien entendu, progressif et peut demander des mois ; mais répondre plus tôt et substantiellement à ces mots et phrases isolés ne fait que noyer le patient confus sous les libres associations du thérapeute à ces fragments verbaux. Comme le patient très confus prend le thérapeute pour un être omniscient, il suppose aussitôt que celui-ci essaie de lui dire quelque chose, et il se trouve plus désemparé encore de ne pouvoir trouver un sens aux associations du thérapeute, alors que celles-ci avaient pour seul but d’encourager le patient à mieux formuler sa propre communication fragmentaire.
Cela crée en l’espace de quelques secondes une situation dans laquelle chacun est confus – ou, à tout le moins, perplexe –, où chacun suppose à tort que l’autre essaie de lui dire quelque chose. Il est bon, naturellement, que les processus de libre association du thérapeute subissent le moins de contraintes possible ; mais l’intégration de l’expérience subjective fragmentaire du patient, et de ses communications, s’accomplira relativement bien si, à ce stade du travail, le thérapeute garde pour lui une grande partie de ses associations libres et de ses « intuitions », s’il les met en réserve jusqu’à ce qu’il les ait mieux intégrées et jusqu’à ce que le patient ait acquis un moi suffisamment intégré – grâce surtout à l’interaction thérapeutique non verbale – pour pouvoir tirer parti des réponses verbales plus libérales de son thérapeute.
Je me suis rendu compte aussi que dans le cas du patient qui est mieux intégré et qui parle plus, mais dont l’expérience implique un haut degré de projection, d’introjection ou de déplacement, il est bon d’accepter ses communications verbales dans le cadre de référence où elles ont été énoncées – c’est-à-dire sous leur forme projetée, introjectée ou déplacée –, au lieu d’essayer de lui ramener la projection, par exemple, là d’où elle vient. Faire prématurément une brèche dans la défense utilisée mettra fin à coup sûr à la communication qui s’est établie entre soi et le patient, alors qu’en acceptant le point de vue du patient, le thérapeute lui permet de mieux élaborer ses idées ; une projection progressivement élaborée, par exemple, peut arriver petit à petit à produire un nombre suffisant d’éléments syntones au moi pour que le patient commence à accepter la projection comme part de lui-même.
D’après moi, il existe deux situations dans lesquelles une réponse assez spécifique facilite la différenciation du moi du patient.
Dans la première, le thérapeute sent que ce que dit le patient ne vient pas de son moi mais d’un introject ; cela se reconnaît au caractère stéréotypé du contenu de ses paroles, ou, plus souvent, à un changement dans le ton de la voix qui donne l’impression que le patient répète comme un perroquet les paroles de quelqu’un d’autre plutôt qu’il ne s’exprime lui. Il me parait opportun dans ce cas de demander : « Qui disait toujours cela ? » Tout d’abord, le patient sera probablement déconcerté par cette question, et il se peut qu’irrité il affirme : « Personne, c’est moi qui le dis ! » Mais ce genre de réponse, qu’il persiste à faire pendant des mois, l’aide énormément à localiser progressivement les figures parentales d’où proviennent ses « propres points de vue » – qui sont en réalité introjectés ; de plus, cette réponse lui permet de sortir ses parents de lui-même et, par suite, d’éprouver et d’explorer plus facilement ses sentiments pour eux, sentiments qui ont été refoulés, grâce, en partie, à l’utilisation inconsciente qu’il a faite depuis son enfance de ces introjects.
Dans la seconde de ces situations, le patient n’a pour ainsi dire pas de « moi observateur » ; ses sentiments l’envahissent à tel point que, lorsqu’ils surgissent en lui, pendant la séance par exemple, il est emporté dans leur débordement vers le thérapeute. Celui-ci, sentant leur force et leur caractère démesuré, voyant le patient si loin de comprendre que ces sentiments sont peut-être d’origine transférentielle, ne peut s’empêcher, bien souvent, de répondre affectivement aux paroles du patient de manière tout aussi irréfléchie. Il est extrêmement difficile, par exemple, de garder un moi très observateur lorsqu’un hébéphrène, en vous regardant d’un air furibond, vous lance un « Va te faire foutre, salaud ! ». Il y a des moments où l’on ne peut vraiment pas s’empêcher de riposter quelque chose d’incontrôlé. Autre exemple : une paranoïde, qui ne cessait d’argumenter, réussissait si bien à susciter mon désaccord que pendant des mois je ne pus prendre aucune distance psychologique appréciable par rapport aux arguments qui nous opposaient. En travaillant avec ces deux patients, j’ai finalement appris à considérer de tels propos comme représentant l’effort du patient pour me rapporter ses pensées et ses sentiments – effort qui concordait, chez chacun de ces patients, avec ce que j’avais maintes fois suggéré durant les intervalles de silence dans les séances. L’ « apprentissage » de cette nouvelle manière de répondre dépendit indiscutablement, dans chacun de ces cas, du niveau de différenciation du moi atteint par le patient dans la thérapie160. Bien sûr, au premier abord il peut paraître plutôt incongru de répliquer, pendant la courte pause qui suit le torrent d’injures que vous jette à pleine gorge un patient schizophrène : « Voyons ce qui vous vient maintenant à l’esprit. » Mais ces patients, je l’ai constaté, sont plus prêts qu’on ne le croit à accepter une telle manière de voir leurs productions verbales. Le renforcement qu’apporte ainsi le thérapeute les aide à se constituer un moi observateur de plus en plus solide, et l’on s’aperçoit qu’un tel déversement de leurs « propres » sentiments sert plus souvent qu’on ne s’y attendrait à véhiculer les introjects – à rapporter au thérapeute, instantanément et sans y penser, ce que les « voix » sont en train de leur dire.
***
Huit ans avant d’écrire cet article, je participai à un séminaire de recherche sous la direction de Frieda Fromm-Reichmann ; la question se posa vite de savoir si l’on devait considérer les communications verbales déformées des schizophrènes simplement comme une façon de parler, ou s’il fallait les entendre comme les représentations relativement précises d’une expérience subjective qui, elle, était déformée. Nous tombâmes tous d’accord sur le fait qu’une des raisons pour lesquelles la thérapie de la schizophrénie est si complexe, c’est que, dans tous les cas – comme je l’ai indiqué plus haut ici même –, les communications du patient se situent, à cet égard, tantôt à un bout de l’échelle, tantôt à l’autre bout. En effet, je m’en suis aperçu depuis, il est rare qu’une communication, difficile, au départ, à situer sur cette échelle, se soit finalement avérée n’être qu’une façon de parler ; j’ai même presque toujours constaté ce fait terrifiant que l’expérience subjective du patient est, dans la plupart des cas, aussi profondément et terriblement déformée – aussi chaotiquement fragmentée, aussi peu différenciée, aussi triste, etc., que le suggèrent ses mots. Je suis sûr aujourd’hui qu’une femme hébéphrène luttant contre une jalousie refoulée a réellement vu dans les yeux de sa rivale des « pupilles triangulaires » ; ou qu’une femme paranoïde dans une phase de dépression a vraiment vu en bleu les choses qui l’entouraient. Ou qu’un hébéphrène a pensé, quand je sortais de sa chambre pour un tout petit instant, que j’avais été absent tout le week-end ; ou encore que tel ou tel de mes patients m’a perçu, et s’est perçu lui-même, comme un être multiple et qui souvent n’était pas humain161. Pour être capable de manier adroitement la communication schizophrénique, il faut avant toute chose pouvoir supporter de voir – et, momentanément du moins, de partager sur le plan affectif – le monde dans lequel vit le schizophrène.
130 En français dans le texte (N. du T.)
131 1955, p. 186-219.
132 Tous les noms qui figurent dans le matériel clinique présenté sont des pseudonymes.
133 Light-fingered : expression qui définit le « voleur à la tire », le pickpocket.
134 En français dans le texte (N. du T.).
135 « The Schizophrenic’s Vulnerability to the Therepist’s Unconscious Processes », 1958.
136 Voir mes articles « Integration and Differentiation in Schizophrenia », 1959, et « Integration and Differentiation in Schizophrenia : An Over-All View », 1959.
137 1958.
138 1955.
139 Cf. H. Searles, « The Differentiation between Concrete and Metaphorical Thinking in the Recovering Schizophrenic Patient », 1962.
140 1913.
141 1955.
142 La Congressional Medal of Honor est la plus haute décoration militaire décerné par le Congrès (N. du T.).
143 To get one’s (master’s) ticket = passer son brevet de capitaine (N.d.T.).
144 Dans ce cas, comme dans d’autres exemples cliniques rapportés ici, on voit que le patient projette sur l’autre personne le sentiment ou l’attitude ou l’acte comportemental que lui-même, inconsciemment, est en train de communiquer, ou d’exécuter, à un niveau non verbal.
145 Cf. le chapitre V de ce livre et mes deux articles : « Integration and Differentiation in Scnizophrenia », 1959 ; et « Anxiety concerning change, as seen in the Psychotherapy of Schizophrenic Patients – with Particular Reference to the Sense of Personal Identity », 1961.
146 1951.
147 « Integration and Differentiation in Schizophrenia », 1959.
148 Mots soulignés par H. Searles.
149 « Wrigley’s – key – trees » (N. d. T.).
150 Cf. « Anxiety concerning Change, as Seen in the Psychotherapy of Schizophrenic Patients – with Particular Reference to the Sense of Personal Identity », 1961.
151 1955.
152 1955.
153 1955.
154 1949.
155 Cf. le chapitre IV.
156 1955.
157 Voir le chapitre III.
158 1955.
159 Ibid., p. 107.
160 Cf. mes articles « Integration and Differenciation in Schizophrenia », 1959, et « Integration and Differenciation in Schizophrenia, An Over-All View », 1959.
161 Cf. The Nonhuman Environment.