Chapitre II. Le fantasme
Dans le chapitre précédent, j’ai parlé de l’importance que Melanie Klein attache au dynamisme du fantasme inconscient dans la vie psychique de l’enfant. Ceci l’a conduite à étendre et à reformuler le concept de fantasme inconscient. Je pense qu’il est essentiel de clarifier l’usage de ce concept pour comprendre les théories de Melanie Klein et pour pouvoir écarter beaucoup de malentendus (par exemple sur la nature des « objets internes » ou sur l’identification projective).
Si j’ai choisi le fantasme comme sujet de ce premier chapitre, c’est que je crois pouvoir écarter beaucoup de malentendus en éclairant ce concept et l’emploi qui en est fait en psychanalyse, surtout par Melanie Klein et ses collaborateurs.
Certains psychologues critiquaient la description du psychisme donnée par Freud sous prétexte qu’elle est anthropomorphique — objection qui paraît étrange, puisque la psychanalyse s’occupe de décrire l’homme. Ce qu’ils voulaient dire c’est que Freud, en décrivant des concepts tels que le surmoi, semble voir la structure mentale comme si elle contenait des objets anthropomorphiques. Si l’on saisit le concept de fantasme inconscient, cette critique pourra être écartée. Dans sa description du surmoi, Freud n’entend pas affirmer qu’il y ait vraiment dans notre inconscient un petit bonhomme, mais qu’il s’agit là d’un des fantasmes inconscients que nous avons à propos des contenus de notre corps et de notre psychisme. Freud ne se réfère jamais spécifiquement au surmoi comme à un fantasme ; cependant il précise que cette partie de la personnalité est constituée par l’introjection fantasiée d’une figure parentale, déformée par les projections mêmes de l’enfant.
Une critique du même genre a été lancée par des psychanalystes contre la description kleinienne des objets internes. Ces objets internes ne sont pas non plus des « objets » logés dans le corps ou le psychisme : comme Freud, Melanie Klein décrit des fantasmes inconscients d’après leur contenu. Dans son œuvre, elle donne au concept freudien de fantasme inconscient plus d’étendue et plus de poids. Les fantasmes inconscients sont ubiquitaires et toujours actifs chez tout individu : leur présence n’indique pas plus une maladie ou un manque du sens de la réalité que ne l’indique la présence du complexe œdipien. Ce qui déterminera le caractère de la psychologie de l’individu, c’est la nature de ces fantasmes inconscients et la façon dont ils se rapportent à la réalité extérieure.
Freud n’a pas élaboré ses vues sur l’origine des fantasmes inconscients ni sur la phase de développement où ils apparaissent d’abord, et lorsqu’il décrit des fantasmes inconscients spécifiques il traite ordinairement ceux qui ne se produisent que vers la seconde ou même la troisième année de la vie. Selon « Melanie Klein, un fantasme inconscient est l’expression mentale des pulsions : par conséquent, comme elles, il existe depuis le début de la vie. Les pulsions sont, par définition, des quêteuses d’objets. La sensation d’une pulsion dans l’appareil psychique se lie au fantasme d’un objet qui lui est approprié. Ainsi, chaque incitation pulsionnelle contient un fantasme spécifique qui lui correspond. Au désir de nourriture correspond le fantasme de quelque chose qui puisse satisfaire ce désir : le sein. Ce que Freud décrit comme « accomplissement hallucinatoire du désir » se base, pour Melanie Klein, sur un fantasme inconscient qui accompagne et exprime une incitation pulsionnelle.
Par exemple, un nourrisson qui, sur le point de s’endormir, produit allègrement des bruits de succion, fait des mouvements avec la bouche ou suce ses doigts, s’imagine qu’il est en train de sucer réellement le sein ou de se l’incorporer, et s’endort avec le fantasme d’avoir en lui le sein généreux. D’autre part, un nourrisson affamé et hargneux, qui crie et donne des coups de pied, fantasie qu’il attaque véritablement le sein, le déchire et le détruit, et ressent ses propres cris, qui le déchirent et le blessent, comme si le sein déchiré l’attaquait au-dedans de lui-même. Il n’éprouve donc pas seulement un manque, mais sa faim douloureuse et ses propres cris peuvent être ressentis comme une attaque persécutrice contre son propre intérieur.
La formation du fantasme est une fonction du moi. Le point de vue selon lequel le fantasme est une expression mentale des pulsions par l’intermédiaire du moi suppose un plus haut degré d’organisation du moi que Freud ne le postule généralement. Cela suppose que, depuis la naissance, le moi est capable d’établir et — conduit par ses pulsions et son angoisse — établit effectivement des relations objectales primitives dans le fantasme et dans la réalité. Depuis sa naissance le nourrisson se heurte à la réalité, qui commence par le choc de la naissance même et se poursuit par de continuelles gratifications et frustrations de ses désirs. Ce vécu réel influe directement sur le fantasme inconscient et subit à son tour son influence. Le fantasme n’est pas seulement une fuite devant la réalité, mais un accompagnement permanent et inévitable du vécu réel et avec lequel il est en constante interaction.
Un exemple de fantasmes qui influent sur la réaction à la réalité peut être observé chez un nourrisson affamé et coléreux qui, lorsqu’on lui offre le sein, le refuse, s’en détourne et ne se laisse pas nourrir. Ici le fantasme peut être celui d’avoir attaqué et détruit le sein, qui est alors ressenti comme devenu mauvais et agressif à son tour. Le sein externe réel, lorsqu’il revient pour alimenter le bébé, n’est donc pas ressenti comme un bon sein nourricier mais, déformé par ces fantasmes, il se transforme en un persécuteur terrifiant. On peut facilement observer de tels fantasmes dans le jeu d’enfants tout petits, ainsi que dans le jeu et dans le babillage d’enfants un peu moins jeunes. Ces fantasmes peuvent persister dans l’inconscient des enfants et même des adultes, donnant alors lieu à des difficultés alimentaires.
Certains analystes pensent que ces fantasmes surgissent plus tard et sont rétrospectivement reportés à l’âge où l’enfant était un bébé. Il s’agit ici d’une hypothèse additionnelle inutile, d’autant plus qu’il y a une suite logique accentuée entre ce qu’on peut observer dans le comportement du nourrisson, dans les fantasmes qui s’expriment réellement une fois que l’enfant a atteint les phases du jeu et de la parole, et dans le matériel qui apparaît pendant le traitement analytique.
Dans des cas moins simples on peut voir comment, même si la réalité se laisse percevoir et observer avec précision, les fantasmes inconscients sont capables de déterminer quelle espèce de séquence causale régit les événements. Ici, l’exemple typique est fourni par l’enfant dont les parents s’entendent effectivement mal et se disputent constamment. En analyse, il apparaît souvent que l’enfant sent que pareilles relations résultent de ses propres désirs et que ses attaques urinaires et fécales ont gâché les relations entre ses parents.
Si le fantasme inconscient influence et altère la perception ou l’interprétation de la réalité, l’inverse est vrai aussi : la réalité empiète sur le fantasme inconscient. Vécue et incorporée, elle exerce une très forte action sur le fantasme inconscient lui-même. Qu’on prenne comme exemple le nourrisson qui commence à être affamé et qui surmonte cette faim par une hallucination toute-puissante d’avoir un bon sein nourricier : sa situation sera totalement différente selon qu’il ne tardera pas à être alimenté ou qu’on le laissera affamé pendant longtemps. Dans le premier cas, le sein réel qui lui est offert par la mère se confondra avec le sein fantasié et le nourrisson sentira que sa propre gentillesse et celle du bon objet sont solides et durables. Dans le second cas, le nourrisson, dominé par la faim et la colère, éprouvera en fantasme la sensation qu’un objet mauvais et persécuteur devient plus fort, et ceci implique que sa propre colère est supérieure à son amour et que le mauvais objet est plus puissant que le bon.
Cet aspect de l’interaction entre le fantasme inconscient et la réalité extérieure est très important lorsqu’on essaye d’évaluer l’action de l’entourage de l’enfant sur son développement. De fait, l’entourage joue un rôle d’une extrême importance dans l’enfance en général depuis l’âge le plus tendre, mais il n’est pas vrai que sans un mauvais entourage il ne se formerait pas de fantasmes agressifs et persécuteurs, ni d’angoisses. L’importance du facteur environnant ne peut être correctement appréciée que par rapport à ce qu’il signifie en termes de pulsions et de fantasmes du nourrisson. Comme on l’a déjà dit, c’est sous l’empire des fantasmes de colère, attaquant le sein, qu’une expérience mauvaise véritable devient d’autant plus importante, car ainsi elle confirme non seulement l’impression du nourrisson que le monde extérieur est mauvais, mais aussi celle de sa propre méchanceté et de la toute-puissance de ses fantasmes malveillants. Par contre, les bonnes expériences tendent à diminuer la colère, à modifier les sensations de persécution et à mobiliser l’amour et la gratitude du bébé ainsi que sa croyance en un bon objet.
Jusqu’ici nous avons souligné le rôle du fantasme comme expression mentale des pulsions s’opposant à la conception du fantasme pris simplement comme un instrument de défense et un moyen de s’évader de la réalité extérieure. Cependant, les fonctions du fantasme sont multiples et compliquées, et le fantasme a un aspect défensif dont il faut tenir compte. Comme le fantasme vise l’accomplissement des incitations pulsionnelles, indépendamment de la réalité extérieure, la gratification provenant de lui peut être considérée comme une défense contre les privations imposées par la réalité extérieure. Mais il y a plus : le fantasme est aussi une défense contre la réalité interne. En fantasiant un accomplissement de désir, le sujet n’évite pas seulement la frustration et la reconnaissance d’une réalité extérieure désagréable, mais, ce qui est encore plus important, il se défend aussi contre la réalité de sa propre faim et de sa propre colère : sa réalité interne. De plus, les fantasmes peuvent servir de défenses contre d’autres fantasmes.
Comme exemple typique, prenons celui des fantasmes maniaques, dont le dessein principal est d’écarter les fantasmes dépressifs sous-jacents. Un fantasme maniaque typique est celui du soi contenant un objet idéal dévoré, dont 1’ « éclat rayonnant »4 se projette sur le moi ; c’est là une défense contre le fantasme sous-jacent de contenir en soi-même un objet irrémédiablement détruit et vindicatif, dont 1’ « ombre » tombe sur le moi5.
Le fait de considérer l’emploi du fantasme inconscient comme défense soulève le problème d’établir quel est son rapport exact avec les mécanismes de défense. En résumé, cette distinction réside dans la différence entre le processus lui-même et sa représentation mentale spécifique et circonstanciée. Par exemple, il est possible de dire qu’à un moment donné un sujet emploie les processus de projection et d’introjection comme mécanismes de défense. Mais les processus en eux-mêmes seront vécus en tant que fantasmes qui expriment le sentiment qu’il a lui-même de s’incorporer ou d’expulser quelque chose, la façon dont il le fait et les résultats que ces actions lui semblent avoir. Les patients décrivent souvent leur expérience du processus de refoulement en parlant, par exemple, d’un barrage intérieur qui peut se rompre sous la pression de quelque chose comme un torrent. Ce qu’un observateur peut décrire comme un mécanisme est vécu et décrit dans tous ses détails par la personne elle-même comme un fantasme.
On a un exemple plus compliqué dans le matériel suivant. Un patient qui venait de commencer son analyse arrivait fréquemment en retard, manquait souvent ses séances et avait l’habitude d’oublier de grandes parties de son analyse. Un travail analytique utile pouvait bien être accompli pendant quelques jours, mais ensuite le patient reparaissait en n’en gardant que peu de souvenirs conscients et aucun effet réel ne se produisait sur sa personnalité, comme si tout le processus et ses résultats avaient été effacés. Il était évident pour moi et pour mon patient (et le processus a pu être nommé) qu’il était en train d’employer le mécanisme du clivage et du déni comme défense dans la situation analytique. Un jour, il arrive en retard, manquant exactement la moitié de la séance, et dit qu’il s’est égaré dans Loudon Road, une rue proche de ma maison, et que c’est là qu’il a passé la première moitié du temps de sa séance. Il associe Loudon Road avec « les sorcières de Loudun »6 ; c’était comme si le patient avait clivé la situation analytique afin de préserver une bonne relation avec moi pendant une moitié de la séance, tandis que la mauvaise relation avec la « méchante » analyste-sorcière aurait été détachée et emportée loin de moi sur Loudon Road. Quelques jours plus tard j’eus l’occasion de donner à ce patient une interprétation de sa relation avec le sein, et alors il a un fantasme très vif. Il se voit tout à coup prenant un grand couteau, coupant mon sein et le lançant dans la rue. Ce fantasme fut si vif que le patient éprouva, à ce moment précis, une angoisse très intense. Nous pûmes alors comprendre que ce qui avait été dit en termes de processus de clivage et de déni venait en fait d’être vécu par lui comme s’il prenait un couteau pour détacher — trancher — un des seins de l’analyste et le lancer dans la rue, et ce sein devint la « sorcière » de Loudon Road. Le déni d’un sentiment persécutif envers son analyste était éprouvé comme une coupure du lien entre les deux seins, le bon et le mauvais. Après cette séance, le clivage et le déni diminuèrent considérablement et le patient put poursuivre ses séances assez régulièrement.
Cette expérience, ainsi que bien d’autres, souligne le fait que l’interprétation des mécanismes de défense est souvent inefficace, jusqu’au moment où se présente une occasion de les interpréter dans un contexte qui ait un sens pour le patient, en termes de ce qu’il ressent qu’il fait, en employant ces mécanismes de défense, aussi bien à l’analyste dans le transfert qu’à ses autres objets ou à des parties de son moi.
C’est dans les rêves des patients qu’on peut parfois observer très nettement cette relation entre fantasme inconscient et mécanismes de défense. Voici deux rêves racontés par une patiente pendant la dernière séance avant mes vacances. Dans le premier rêve, la patiente se trouvait dans une pièce obscure où il y avait deux formes humaines debout l’une près de l’autre et quelques autres personnes moins nettement définies. Les deux formes étaient exactement pareilles, sauf que l’une semblait grise et sombre tandis que l’autre était éclairée. La patiente était sûre qu’elle seule pouvait apercevoir la forme éclairée, invisible pour les autres personnages du rêve.
Cette patiente faisait un usage étendu des mécanismes de clivage, de déni et d’idéalisation. Cette même semaine elle avait eu l’occasion de me voir dans une salle pleine de monde, situation rare pour elle, et d’après ses associations c’est moi que représentaient les deux images. L’une était la personne que tout le monde pouvait voir dans la salle comble, mais l’autre était « son analyste », son objet à elle. Elle sentit qu’elle n’allait plus se préoccuper des vacances autant qu’elle l’avait fait jusqu’alors ni être jalouse de me voir parmi les autres personnes, parce qu’elle maintenait avec moi cette sorte de relation qui lui appartenait à elle seule et en permanence. Dans le premier rêve il est clair qu’à travers le clivage et l’idéalisation elle a affaire à sa jalousie, exacerbée par le fait de m’avoir vue en compagnie d’autres personnes et par les vacances imminentes ; elle possédait l’analyste lumineuse, idéalisée, dont personne n’aurait pu la priver.
Dans le deuxième rêve il y avait une petite fille assise par terre en train de découper du papier avec des ciseaux. Elle conservait pour elle-même la pièce découpée ; le parquet était couvert de petits bouts de papier délaissés, que d’autres enfants ramassaient, affairés. Ce deuxième rêve est une version plus complète que l’autre ; il démontre comment la patiente avait en effet ressenti le clivage et l’idéalisation. Le clivage est rendu par le découpage. Elle est la petite fille qui découpe pour elle l’image de son analyste, qui, comme l’image éclairée du premier rêve, est le bon côté de son analyste. Les gens qui ne pouvaient voir que l’image grisâtre de l’analyste sont ici représentés par les enfants qui n’ont que les petits bouts abandonnés. Le clivage aperçu dans le premier rêve est clairement vécu dans le deuxième comme une attaque, un vrai découpage de l’analyste en deux parties, une idéale et une sans valeur ; et ce qui dans le premier rêve est représenté comme une idéalisation est vécu dans le second comme quelque chose qu’elle a volé et conservé pour elle-même, la meilleure partie des papiers découpés de son analyste. Le second rêve rend clair que, pour cette patiente, les processus de clivage et d’idéalisation étaient ressentis comme une activité très agressive, avide et coupable.
En considérant la relation entre le fantasme et les mécanismes d’introjection et de projection, nous pouvons commencer à mettre en lumière la relation complexe entre fantasme inconscient, mécanismes et structure mentale.
Freud a décrit le moi comme un « précipité d’investissements objectaux abandonnés ». Ce précipité consiste en objets introjectés. Le premier de ces objets décrits par Freud lui-même est le surmoi. L’analyse de la toute première relation d’objet projective et introjective a révélé des fantasmes d’objets introjectés dans le moi depuis la plus tendre enfance à commencer par l’introjection du sein, tant idéalisé que persécuteur. Tout d’abord, il y a l’introjection d’objets partiels, comme le sein et, plus tard, le pénis ; puis d’objets dans leur totalité, comme la mère, le père et le couple parental. Plus l’introjection se fait tôt, plus les objets introjectés sont fantastiques et plus ils sont déformés par ce qui a été projeté en eux. À mesure que le développement se poursuit et que le sens de la réalité opère plus complètement, les objets internes s’approchent davantage des personnes réelles du monde extérieur.
Le moi s’identifie avec quelques-uns de ces objets : c’est l’identification introjective. Ceux-ci s’assimilent au moi, contribuent ainsi à sa croissance et précisent ses caractéristiques. D’autres restent comme des objets internes à part et le moi maintient une relation avec eux, le surmoi étant un de ces objets. Les objets internes sont ressentis aussi comme ayant des rapports réciproques ; par exemple, les persécuteurs internes sont vécus comme des agresseurs de l’objet idéal de même que du moi. Ainsi se construit un monde interne complexe. La structure de la personnalité est grandement déterminée par le fantasme plus stable que le moi forme sur lui-même et sur les objets qu’il contient.
Le fait que la structure soit intimement liée au fantasme inconscient est très important : c’est ce qui permet à l’analyse d’influencer la structure du moi et celle du surmoi. C’est en analysant les rapports du moi avec les objets, internes et externes, et en altérant les fantasmes touchant ces objets que nous pouvons matériellement influer sur les structures plus stables du moi.
En conclusion, le rêve suivant, raconté par un patient dans sa première semaine d’analyse, illustre la relation entre fantasme inconscient, réalité, mécanismes de défense et structure du moi. Il est sûr que ce patient n’avait jamais rien lu sur la psychanalyse ni jamais rien entendu sur ces concepts, surtout pas sur le surmoi ; autrement il faudrait envisager ce rêve avec beaucoup plus de scepticisme. Le patient, un officier de marine, rêve d’une pyramide. À sa base il y a une foule de simples matelots qui soutiennent sur leurs têtes un livre en or très lourd. Sur ce livre se tient un officier de marine de même grade que le rêveur lui-même, et sur ses épaules il porte un amiral. L’amiral, dit le patient, semblait exercer par lui-même une pression de haut en bas aussi forte et il paraissait aussi terrifiant que la foule des matelots qui formaient la base de la pyramide et faisaient un effort vers le haut. Ayant raconté ce rêve, il dit : « Cela, c’est moi-même, et c’est mon monde. Le livre en or représente un juste milieu, précieux comme l’or7, une route sur laquelle j’essaye de me maintenir. Je me sens écrasé entre la pression de mes instincts et de ce que je veux faire, et les interdictions qui me viennent de ma conscience. » Des associations ultérieures lui permirent d’identifier l’amiral avec son père. Mais cet amiral, son père, était très différent de son père réel tel qu’il se souvenait de lui. Le fait que cet amiral fût tout aussi fort et aussi effrayant que les matelots, qui représentaient les pulsions du patient, rendit évident qu’ici la sévérité du surmoi était due aux projections de ses propres pulsions agressives sur son père. Ce cas nous fait voir l’interaction entre fantasme et réalité extérieure, la réalité de la personnalité du père étant altérée par la projection. Dans son fantasme, son principal mécanisme de défense, le refoulement, est représenté par la pression combinée de l’amiral-surmoi et de l’officier-moi, ce dernier essayant de réprimer ses pulsions. La structure de sa personnalité aussi est clairement représentée par les trois couches : les pulsions qui poussent vers le haut, le surmoi qui refoule de haut en bas et sa sensation que son moi est écrasé et comprimé entre les deux. Dans ce rêve on peut aussi comprendre clairement le fonctionnement de la projection et de l’introjection : le patient projette son agressivité sur son père, lequel, introjecté, a formé son surmoi.
Tout cela, structure et mécanismes psychiques (projection, introjection et refoulement), fut présenté par le patient lui-même dans son rêve. Et lorsqu’il dit : « Cela, c’est moi-même, et c’est mon monde », il devint évident qu’il décrivait des fantasmes qu’il faisait sur lui-même et sur son monde intérieur.
Bibliographie
HEIMANN (P.) (1952), Certaines fonctions de l’introjection et de la projection dans la première enfance, Développements de la psychanalyse, tr. Willy Baranger, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
ISAACS (S.) (1948), Nature et fonction du phantasme, Dév. Pse.
KLEIN (M.) (1957), On the Development of Mental Functioning (Le développement du fonctionnement mental), I.J.P., XXIX.
RIVIÈRE ( J.), Sur la genèse du conflit psychique dans la toute première enfance, Dév. Pse.
4 K. Abraham (1924), Versuch einer Entwicklungsgeschichte der Libido auf Grund der Psychoanalyse seelischer Störungen (Esquisse d’une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux). Dr Karl Abraham, Œuvres complètes, t. II (I9I3-I925), Paris, Payot, 1968, 271.
5 S. Freud (1917 [1915]), Trauer und Melancholie, G.W., X, 435 ; S.E. ; XIV, 249 ; Deuil et mélancolie, Paris, Gallimard, 1968, 158.
6 Il s'agit des ursulines de Loudun (dans l’actuel département français de la Vienne), qui auraient été ensorcelées, en 1634, par le curé du lieu, Urbain Grandier, lequel y fut brûlé à la suite de cette accusation. (N.d.T.)
7 En anglais, golden mean, textuellement « milieu en or » ; cf. l'« aurea mediocritas » d’HORACE, Odes, II, 10, 5. (N.d.T.)