II. Perte objectale et introjection au cours du deuil normal et des états psychiques anormaux

Notre étude est partie de « l’intervalle libre » des états périodiques de dépression et d’exaltation. elle peut concerner dorénavant le prélude à la maladie mélancolique proprement dite – la perte objectale ainsi que Freud l’a appelée – et les phénomènes d’introjection de l’objet d’amour perdu qui lui sont liés.

Dans Deuil et mélancolie Freud a décrit les traits fondamentaux du processus psychosexuel chez le mélancolique tel que certains traitements de patients dépressifs l’avaient révélé à son intuition. Une base casuistique suffisante de sa théorie fait défaut dans la littérature psychanalytique. Le matériel que je communiquerai veut être plus que l’illustration de la théorie et jeter les bases d’une estimation plus rigoureuse des processus de la maladie mélancolique et du deuil. Nous verrons que jusqu’ici notre connaissance de la psychologie de la mélancolie et du deuil restait limitée.

On voit de temps à autre des cas de dépression mélancolique grave ou la perte et l’introjection de l’objet d’amour sont reconnaissables même sans psychanalyse. Il est vrai que cette saisie rapide des relations psychologiques n’est devenue possible que depuis que Freud a attiré notre attention sur ces aspects fondamentaux. Le Dr Elekes de Klausenburg m’a fait part d’un exemple particulièrement instructif de sa pratique hospitalière. Il s’agissait d’une patiente hospitalisée pour dépression mélancolique. Elle s’accusait sans arrêt d’avoir volé. Il n’en était rien. Mais il est vrai que son père avec lequel elle vivait et qu’en célibataire elle avait aimé de toutes ses forces avait été arrêté pour vol. L’affection mélancolique survint à la suite de ces faits qui la séparaient de son père et surtout avaient suscité une réaction psychique profonde dans le sens de l’éloignement du père. L’introjection suivit immédiatement la perte de la personne aimée. C’est maintenant la patiente elle-même qui a volé et nous ne pouvons que confirmer la conception de Freud, selon lequel les auto-accusations mélancoliques s’adressent en réalité à la personne aimée.

Si la perte, de même que l’introjection de l’objet sont facilement reconnaissables dans certains cas, il est à remarquer cependant qu’une telle reconnaissance garde un caractère superficiel car elle ne constitue en rien une explication du processus. La relation entre la perte objectale et les tendances à perdre et à détruire de l’étape sadique-anale précoce ne s’éclaire que grâce à une psychanalyse faite dans les règles de l’art. il en est de même du caractère d’incorporation orale de l’introjection. Un regard rapide ne découvre pas le conflit ambivalentiel inhérent à la mélancolie. J’espère que les faits que je rapporterai permettront de combler quelque peu cette lacune de notre savoir.

D’emblée, je dois souligner que la compréhension profonde du déroulement du deuil normal nous fait défaut, car rien de l’investigation psychanalytique directe de cet état d’âme chez le normal ou le névrosé (Je veux dire dans le sens des névroses de transfert) ne nous est connu jusqu’ici. Freud a bien indiqué que le conflit ambivalentiel grave du mélancolique n’existe pas chez l’individu sain. Mais la façon dont s’effectue chez le normal le « travail du deuil » nous est mal connue. Une expérience des plus récentes m’a fait entrevoir ce que je cherchais depuis longtemps et m’a appris que la perte réelle d’un objet est également temporairement suivie d’une introjection de la personne aimée.

Un de mes analysés eut le malheur que sa femme tombât gravement malade pendant sa cure. Elle attendait son premier enfant. La gravité de la maladie amena à interrompre la grossesse par une césarienne. Mon analysé qui fut appelé d’urgence arriva alors l’opération était achevée. Mais cette intervention ne sauva ni la vie de la mère, ni celle de l’enfant né prématurément. Mon analysé revint à Berlin à quelque temps de là. La poursuite de l’analyse et particulièrement un rêve de cette période montrent indubitablement que la perte douloureuse fut suivie d’un processus d’introjection de type oral-cannibalique.

L’une des manifestations les plus remarquables de cet analysé fut un dégoût de l’alimentation pendant des semaines. Cela était contraire à toutes ses habitudes de vie, mais rappelait par contre le refus de nourriture des mélancoliques. Un jour, cette répugnance se dissipa et le soir le patient fit un repas copieux. La nuit suivante, il rêva assister à l’autopsie de sa femme décédée. Le rêve comportait deux scènes contrastées. Dans l’une les partie du cadavre se ressoudaient, la morte donnait des signes de vie et le rêveur la cajola dans un état de bonheur extrême. Dans l’autre, la vue de l’autopsie rappelait au rêveur des animaux immolés dans une boucherie.

L’autopsie à deux reprises figurée dans le rêve se reliait à l’opération (sectio Caesarea). Dans une image onirique elle aboutit à la reviviscence de la morte, dans l’autre elle donne des associations cannibaliques. Parmi les évocations du patient, il est à retenir que la vue des parties du cadavre s’associe au repas de la veille, en particulier à un plat de viande qu’il consomma.

Nous voyons donc la même situation onirique aboutir à deux issues différentes qui coexistent comme fréquemment lorsque le rêve veut exprimer un « de même que ». La consommation de la chair de la morte est identifiée à sa résurrection. L’investigation de Freud nous apprend que l’introjection mélancolique réanime effectivement l’objet perdu : « Il est érigé à nouveau dans le moi ». Notre patient endeuillé s’était laissé aller pendant un temps à sa douleur, comme s’il n’y avait point d’issue. Le dégoût alimentaire renferme un jeu avec sa propre mort, comme si la mort de l’objet d’amour enlevait son charme à la vie. L’effet de choc de la perte est égalisé par le processus inconscient de l’introjection de l’objet perdu. Tandis qu’il s’accomplit, le patient redevient apte à se nourrir comme auparavant et son rêve annonce simultanément la réussite du « travail de deuil ». le deuil contient une consolation : l’objet aimé n’est pas perdu car maintenant je le porte en moi et ne le perdrai jamais !

Nous reconnaissons ici le même déroulement psychologique que dans l’affection mélancolique. Nous reviendrons par la suite sur le fait que la mélancolie est une forme archaïque du deuil. L’observation précédente nous permet de voir que le travail de deuil du sujet normal s’effectue également sous la forme archaïque dans les couches psychiques profondes.

En cours de rédaction, je découvre qu’un autre auteur a entrevu le processus de l’introjection dans le deuil normal. Dans son Buch vom Es (Livre du ça, p.124), Groddeck interprète le grisonnement d’un patient à la suite de la mort de son père comme la tendance inconsciente à se rendre semblable au vieux père, à le reprendre ainsi en lui, et à obtenir sa place auprès de sa mère.

Je me vois contraint à livrer une contribution issue de ma propre vie. Lorsqu’en 1916 parut le travail déjà cité de Freud, Deuil et Mélancolie, je fus saisi d’une difficulté inhabituelle à suivre la pensée de l’auteur. J’étais tenté de rejeter « l’introjection de l’objet aimé ». Je soupçonnais que ce « non » était peut-être effectivement déterminé par le fait que la découverte du maître concernait un domaine pour lequel je me passionnais moi-même. Par la suite je dus reconnaître que ce motif proche n’avait pas une signification exhaustive.

À la fin de l’année précédente (1915) j’avais été endeuillé par la mort de mon père ; ce deuil se manifestait d’une façon que je ne savais pas rapporter alors au processus d’introjection. Un grisonnement marqué de ma chevelure en était le signe le plus évident. Il fut suivi par une réapparition de la couleur de mes cheveux au bout de quelques mois. Je m’expliquais ce phénomène par l’ébranlement que j’avais subi. Mais je me rallie entièrement à la conception de Groddeck en ce qui concerne la relation profonde entre le deuil et le grisonnement.

J’avais vu mon père pour la dernière fois quelques mois avant sa mort. En permission de l’armée, je l’avais trouvé bien vieilli et affaibli ; je fus marqué surtout par la blancheur presque complète des cheveux et de la barbe plus longue que d’habitude du fait qu’il était alité. Ma dernière visite à mon père resta particulièrement liée à cette impression. Des circonstances accessoires et d’autres manifestations que je ne puis rapporter ici me font attribuer mon grisonnement au processus d’injection.

Le motif essentiel de ma répugnance à l’égard de la théorie freudienne du processus morbide mélancolique se révéla donc être ma tendance à utiliser ce mécanisme au cours de mon propre deuil.

Si en principe l’introjection du deuil chez le normal (et le névrosé) est conforme à celle du mélancolique, il est nécessaire d’apprécier leurs différences essentielles. Chez le sujet normal cette introjection fait suite à une perte réelle (décès) et est avant tout au service de la conservation de la relation avec le défunt ou, ce qui revient au même, de sa compensation. Jamais sa conscience n’est débordée comme celle du mélancolique. L’introjection mélancolique survient sur la base d’une perturbation fondamentale de la relation libidinale à l’objet. Elle est l’expression d’un conflit ambivalentiel dont le moi ne parvient à se retrancher qu’en prenant à son compte l’hostilité concernant l’objet.

Récemment les dernières recherches de Freud ont attiré notre attention sur l’importance beaucoup plus grande que nous ne l’avions admise jusque-là de l’introjection dans la psychologie humaine. Je me réfère surtout à une remarque de Freud8 sur la psychanalyse de l’homosexualité. D’après une conception que l’auteur propose sans argument de fait, certains cas d’homosexualité se ramèneraient à l’introjection par le sujet du parent de sexe opposé. Un jeune homme serait ainsi attiré par les hommes parce qu’il aurait pris sa mère en lui par un mécanisme psychologique d’incorporation et réagit aux hommes à sa façon. Dorénavant. Nous connaissons une autre cause de constitution de l’homosexualité. Nos analyses d’homosexuels nous apprennent qu’en règle générale un dépit amoureux détache le fils de sa mère au profit de son père vis-à-vis duquel il s’identifie à sa mère, comme le fait habituellement la fille. Ces deux possibilités me sont apparues chez le même sujet il y a peu de temps au cours d’une psychanalyse. Un patient à disposition bisexuelle, mais à ce moment homosexuelle, s’était conduit à deux reprises de façon homosexuelle, une fois lors de sa petite enfance, puis à la puberté. Ce n’est que la deuxième fois qu’il se passa quelque chose qui mérite le nom d’introjection car le moi du patient fut effectivement abordé par l’objet introjecté. Il me semble indispensable de donner un aperçu de cette analyse. Les faits que je rapporterai aident non seulement à comprendre l’introjection, mais aussi certains symptômes de la manie et de la mélancolie.

Ce patient était le deuxième et dernier enfant et avait été très gâté au cours de sa première année. La mère l’allaitait encore au cours de sa deuxième année et autorisait cette jouissance à sa demande véhémente au cours de la troisième année ou elle commença seulement à le sevrer. Ce sevrage fut très difficultueux et une série d’événement simultanés privèrent brusquement l’enfant du paradis où il avait vécu. Il avait été l’enfant préféré de ses parents, de sa sœur, son aînée de trois ans, et de la gouvernante. La sœur mourut, la mère se retira dans un deuil prolongé et d’une intensité anormal et appartint encore moins à l’enfant déjà sevré. La gouvernante quitta la maison. Les parents ne supportèrent plus de vivre dans une maison ou tout leur rappelait l’enfant disparu. On déménagea dans un hôtel, plus tard dans une autre maison. Ainsi mon patient avait perdu tout ce qui jusqu’alors avait été maternel : sa mère lui avait retiré son sein, puis s’était exclue par son deuil. La sœur et la gouvernante avaient disparu et la maison même, ce symbole de la mère, n’existait plus. Il n’est pas surprenant de voir le garçon se tourner vers son père. Après l’entrée dans la nouvelle maison, l’enfant s’attacha à une voisine aimable et la préférait de façon ostentatoire à sa mère. Ici apparaît le clivage de la libido qui s’adresse pour une part au père, pour une part à une femme prise comme substitut maternel. Au cours des années suivantes, le garçon développa un intérêt érotique marqué à l’égard de garçons plus âgés, proches du père sur le plan physique.

Un retour de sa libido de son père à sa mère se fit à la fin de son enfance lorsque son père s’adonna de plus en plus à la boisson. Il était adolescent lorsque son père mourut et il vécut avec sa mère à laquelle il était tendrement attaché. Mais après un court veuvage la mère se remaria et partit pour de long voyages avec son mari. Ainsi, elle repoussa nouveau l’amour du fils : quant au beau-père, il excitait son ressentiment.

Il y eut alors une nouvelle vague d’érotisme homosexuel mais son attirance concernait un autre type d’hommes dont certaines caractéristiques appartenaient à la mère du patient. Le type d’homme élu précocement et celui qui fut choisi par la suite contrastent de la même manière que le père et la mère du patient quant à leurs caractéristiques physiques. Dans ses liaisons. Le patient adoptait l’attitude de sa mère à l’égard des jeunes hommes du deuxième type devenus ses objets libidinaux préférés ; il était, selon sa propre description, plein de tendresse, d’amour et de sollicitude comme une mère. Plusieurs années après, la mère du patient mourut. Il demeura auprès d’elle pendant sa dernière maladie et tint la mourante dans ses bras. Le bouleversement émotionnel qui s’ensuivit s’explique en profondeur du fait que cette situation représentait le renversement accompli de l’état du patient enfant au sein et dans les bras de sa mère.

À peine sa mère morte, il rejoignit la ville voisine ou il résidait. Son humeur n’était nullement celle du deuil, au contraire, elle était d’heureuse exaltation. Il m’exposa son sentiment primordial d’avoir sa mère en lui pour toujours et sans limites. Il se subsistait que l’inquiétude de savoir le corps de sa mère encore visible. Ce n’est qu’après l’enterrement qu’il put s’adonner à son sentiment de possession illimitée de sa mère.

S’il m’était possible de publier d’autres aspects de cette psychanalyse, « l’incorporation » de la mère serait encore plus évidente, mais les faits rapportés parlent déjà d’eux-mêmes.

L’introjection de l’objet d’amour s’est faite lorsque le remariage enleva sa mère au patient. La libido ne put pas se diriger vers le père comme cela avait eu lieu au cours de la quatrième année du patient : le beau-père n’était pas en mesure de la fixer. Le dernier objet d’amour infantile qui était resté au patient avait été le premier. Il se défendait d’être atteint par cette lourde perte par la voie de l’introjection. Le sentiment de bonheur auquel il parvint contraste de façon stupéfiante avec l’effet terrible du même processus chez le mélancolique. Cet étonnement cède si nous nous remémorons ce que Freud a dit du processus d’introjection mélancolique. Il suffit de renverser sa constatation que « l’ombre de l’objet d’amour perdu est tombée sur le moi ». Dans l’exemple précédent, ce n’est pas l’ombre, mais l’éclat rayonnant de la mère aimée qui s’est proposé au fils. S’il en fut ainsi, c’est que chez l’homme normal aussi la perte réelle de l’objet d’amour écarte facilement les sentiments hostiles en faveur de la tendresse. Il en est autrement chez le mélancolique ! Le conflit d’ambivalence de la libido est si grave que tout sentiment d’amour est immédiatement menacé de son inverse. Une quelconque « défaillance », une déception par l’objet d’amour favorise quelque jour une vague de haine qui submerge les sentiments d’amour trop labiles. La perte de l’investissement positif conduit ici à une conséquence majeur : au renoncement à l’objet. Dans le cas décrit  – non mélancolique – la perte réelle fut la première et entraîna une modification libidinale.


8 « Massenpsychologie », p. 73 (Psychologie des foules), 1921.