« Les Trois Langages »

Réaliser l’intégration

Pour comprendre son vrai moi, il faut se familiariser avec les mécanismes internes de l’esprit. Pour bien fonctionner, il faut intégrer les tendances contradictoires inhérentes à notre être. L’une des façons dont les contes de fées nous aident à voir et, ainsi, à mieux appréhender ce qui se passe en nous, consiste à isoler ces tendances et à les projeter dans des personnages différents, comme le font « Frérot et Sœurette » et « Les Deux Frères ».

Une autre approche des contes de fées, qui montre la nécessité de cette intégration, est symbolisée pàr un héros qui rencontre l’une après l’autre ces différentes tendances et les incorpore à sa personnalité jusqu’à ce qu’elles se coalisent en lui, ce qui est nécessaire si on veut atteindre une indépendance et une humanité totales. Le conte des frères Grimm « Les Trois Langages. » est une histoire de ce type. Il s’agit d’un thème dont l’origine est très lointaine et dont on peut trouver des versions dans de nombreux pays occidentaux et dans quelques régions de l’Asie. Malgré sa grande ancienneté, ce conte éternel se lit comme s’il avait été écrit pour l'adolescent d’aujourd’hui à propos de ses conflits avec ses parents, ou à propos de l’incapacité des parents à comprendre ce qui motive leurs enfants adolescents.

L’histoire commence ainsi : « En Suisse, il y avait une fois un comte assez âgé qui n’avait qu’un fils ; mais ce fils était stupide et ne savait rien apprendre. « Écoute, mon fils, lui dit son père, je n’arrive à rien avec toi et je suis incapable, quoi que je fasse, de te mettre la moindre chose dans la tête. Tu vas donc partir d’ici et je vais te confier à un maître fameux qui tentera de faire quelque chose de toi34. » Le fils étudia pendant un an avec ce maître. Quand il revint chez

lui, le père fut horrifié de l’entendre dire : « J’ai appris ce que disent les chiens quand ils aboient. » Renvoyé pour une deuxième année d’études avec un maître différent, l’enfant revient pour dire qu’« il a appris ce que disent les petits oiseaux ». Furieux de constater que son fils avait une fois de plus perdu son temps, le père se mit en colère : « Tu iras chez un troisième maître, menaça-t-il, mais si cette fois tu n’y apprends rien, moi je ne veux plus être ton père ! » Quand l’année s’acheva, le fils rentra à la maison et son père lui demanda : « Mon fils, qu’as-tu appris ? » « Mon cher père, cette année-ci j’ai appris ce que coassent les grenouilles. » Le père entra dans une telle fureur qu’il chassa son fils et ordonna à ses domestiques de l’emmener dans la forêt pour lui ôter la vie. Mais les serviteurs eurent pitié de l’enfant et se contentèrent de l’abandonner dans la forêt.

Au début de nombreux contes de fées, des enfants sont chassés de chez eux ; cet événement se présente .sous deux formes principales : ou bien il s’agit d’enfants prépubères contraints de quitter leur maison (« Frérot et Sœurette ») ou abandonnés à un endroit à partir duquel ils sont incapables de retrouver leur chemin (« Jeannot et Margot ») ; ou bien il s’agit d’enfants pubères ou de jeunes adolescents, que des domestiques ont reçu l’ordre de tuer mais qui, par pitié, ne font qu’un simulacre de sacrifice (« Les Trois Langages », « Blanche-Neige »). Sous la première forme s’exprime la peur d’être abandonné ; sous la deuxième la peur d’une vengeance.

Le fait d’être chassé de la maison peut être inconsciemment rès-senti par l’enfant soit comme le désir d’être débarrassé de ses parents, soit comme l’idée que ses parents veulent se débarrasser de lui. L’enfant lâché dans le monde, ou abandonné dans une forêt, symbolise à la fois le désir des parents de voir l’enfant devenir indépendant et ie désir de l’enfant, ou son angoisse, vis-à-vis de cette indépendance.

Le jeune enfant, dans ces contes, est simplement abandonné (comme Jeannot et Margot) ; l’angoisse dominante de l’âge prépuber-taire est la suivante : « Si je ne suis pas un enfant gentil et obéissant, si je donne des soucis à mes parents, ils ne s’occuperont plus de moi ; peut-être, même, m’abandonneront-ils. » L’enfant pubère, qui se sait davantage capable de se débrouiller tout seul, est moins angoissé par l’idée d’être abandonné et a donc davantage le courage de tenir tête à ses parents. Dans les histoires où l’enfant est condamné à être tué par des serviteurs, il a menacé la position dominante et l’amour-propre des parents, comme le fait Blanche-Neige en étant plus belle que la reine.

Dans « Les Trois Langages », l’autorité paternelle est mise en question par le fils qui, de toute évidence, s’obstine à ne pas vouloir étudier comme le voudrait son pére.

Comme le père (ou la mère) ne tue pas l'enfant de ses propres mains et fait exécuter le crime par des domestiques, on peut en déduire que, sur un certain plan, le conflit ne se situe pas entre l’enfant et les adultes en général, mais uniquement entre l’enfant et ses parents. Les autres adultes sont aussi compatissants qu’ils peuvent se permettre de l’être sans entrer en conflit avec les parents. Sur un autre plan, on peut dire que l’adolescent est angoissé à tort par l’idée du pouvoir que ses parents détiennent sur sa vie : aussi furieux que soit le père (ou la mère) il ne fait pas tomber sa colère directement sur l’enfant mais fait appel à un intermédiaire. Comme le projet criminel du père ne se réalise pas, il faut comprendre que le père qui essaie d’abuser de son autorité se met inévitablement dans une position d’impuissance.

Si nos adolescents avaient été élevés en plus grand nombre dans l’ambiance des contes de fées, ils sentiraient peut-être (inconsciemment) que leur conflit ne les oppose pas au monde adulte, ni à la société, mais en réalité à leurs seuls parents. En outre, aussi menaçants que puissent se montrer les parents à certains moments, c’est toujours l’enfant, à la longue, qui finit par gagner, comme le montre clairement la conclusion de tous ces contes de fées. Non seulement l’enfant survit à ses parents, mais il les surpasse. Cette conviction, dès qu’elle est ancrée dans l’inconscient, permet à l’adolescent de se sentir en sécurité, malgré toutes ses difficultés de croissance, parce qu’il a confiance en la victoire finale.

Évidemment, si les adultes, dans leur enfance, avaient été familiarisés avec les messages des contes de fées, et s’ils en avaient tiré parti, ils pourraient se rendre compte plus ou moins clairement de l’inconséquence du père (ou de la mère) qui croit savoir ce qui doit intéresser l’enfant dans ses études et qui se sent menacé si l’adolescent, à cet égard, s’oppose à sa volonté. Par ironie, dans « Les Trois Langages », c’est le père lui-même qui envoie l’enfant au loin pour étudier, qui choisit ses maîtres et qui, chaque fois, est furieux de constater ce qu’il a appris. Cela nous montre que les parents modernes, qui envoient leur fils au collège et qui se mettent en colère à cause de ce que celui-ci y apprend ou à cause des changements intervenus chez lui, ne sont absolument pas des nouveaux venus sur la scène de l’histoire !...

L’enfant est partagé entre le désir et la crainte de voir ses parents ignorer son besoin d’indépendance et prendre leur revanche. S’il le désire, c’est parce qu’il aurait alors la preuve que ses parents tiennent à lui, ce qui lui donnerait de l’importance. Avant d’être un homme ou une femme, il faut d’abord cesser vraiment d’être un enfant, idée qui ne vient pas à l’esprit de l’enfant prépubère, mais que comprend l’adolescent. Si l’enfant désire que ses parents cessent d’exercer sur lui leur pouvoir parental, il sent également dans son inconscient qu’il a détruit ses parents (puisqu’il veut leur enlever leurs pouvoirs) ou qu’il se prépare à le faire. Il est donc tout naturel qu’il pense que ses parents cherchent à se venger.

Dans « Les Trois Langages », un fils brave à plusieurs reprises l’autorité paternelle et, ce faisant, il s’affirme. En même temps, en agissant ainsi, il détruit le pouvoir paternel. Cela l’amène à redouter une vengeance.

Donc, le héros des « Trois Langages » part explorer le monde. Au cours de ses pérégrinations, il parcourt un pays affligé par des chiens sauvages dont les aboiements furieux empêchent les gens de dormir et qui, à certaines heures, veulent qu’on leur livre un homme qu’ils dévorent instantanément. Comme le héros comprend le langage des chiens, ceux-ci lui expliquent pourquoi ils sont si féroces et ce qu’il faut faire pour les apaiser. Dès que le jeune homme a fait le nécessaire, les chiens quittent le pays et le héros y séjourne quelque temps.

Quelques années plus tard, il décide d’aller à Rome. En chemin, des grenouilles, par leurs coassements, lui révèlent un avenir fabuleux, ce qui le rend tout pensif. Arrivé à Rome, il apprend que le pape vient de mourir et que les cardinaux ne parviennent pas à se mettre d’accord sur le nom de son successeur. Au moment même où les cardinaux décident que le futur pape sera désigné par un signe miraculeux, deux colombes blanches viennent se poser sur les épaules du héros. Quand on lui demande s’il accepterait de devenir pape, il hésite, ne sachant pas s’il en est digne ; mais les colombes lui conseillent d’accepter. Il est donc consacré, comme l’avaient prédit les grenouilles. Mais il doit chanter la messe, et comme il n’en sait pas le premier mot, les colombes, qui n’ont pas quitté ses épaules, lui soufflent tout dans l’oreille.

Telle est l’histoire d’un adolescent dont le père ignore les besoins et qui pense que son fils est stupide... Celui-ci ne se développera pas comme l’espérait le père mais s’entêtera à vouloir apprendre ce qu’il estime lui-même valable. Avant de se réaliser totalement en tant que personne, le jeune homme doit d’abord se familiariser avec son être intérieur, processus qu’aucun père ne peut prescrire à son fils, même s’il se rend compte de la valeur de cet être intérieur — ce que ne fait d’ailleurs pas le père de l’histoire.

Le fils de ce conte symbolise la jeunesse en quête d’elle-même. Les trois maîtres différents que le fils va chercher très loin pour apprendre le monde et lui-même sont les aspects, jusqu’ici inconnus, du monde et de lui-même qu’il a besoin d’explorer, ce qu’il ne pouvait faire tant qu’il était attaché trop étroitement à la maison.

Pourquoi le héros apprend-il d’abord le langage des chiens, puis celui des oiseaux et, finalement, celui des grenouilles ? Nous retrouvons ici, sous un autre aspect, l’importance du chiffre trois. L’eau, la terre et l’air sont les trois éléments où notre vie se déroule. L’homme est un animal terrestre, comme l’est le chien. Les chiens vivent très près de l’homme. Pour l’enfant, ils sont les animaux qui se rapprochent le plus de l'homme, mais ils représentent aussi la liberté instinctuelle, la liberté *de mordre, de déféquer d’une façon incontrôlée et de satisfaire sans contrainte les besoins sexuels ; et, en même temps, ils représentent des valeurs plus nobles, comme la fidélité et l’amitié. On peut dresser les chiens à contrôler leurs coups de dents agressifs et à être propres. Il paraît donc tout naturel que le langage des chiens soit le premier et le plus facile à apprendre. Il semblerait que les chiens de l’histoire représentent le moi humain, cet aspect de la personnalité la plus proche de la surface de l’esprit puisqu’il a pour fonction de régler les relations de l’homme avec son prochain et le monde extérieur. Les chiens, depuis la préhistoire, ont servi quelque peu cette fonction en aidant l’homme à éloigner ses ennemis et en lui montrant de nouvelles façons d’établir des relations avec les bêtes sauvages et les autres.

Les oiseaux, qui peuvent voler haut dans le ciel, symbolisent une liberté toute différente : la liberté, pour l’âme, de prendre son essor, de s’élever loin de ce qui nous rattache à notre existence terrestre, à juste titre représentée par les chiens et les grenouilles. Les oiseaux, dans cette histoire, représentent le surmoi, avec tout ce qu’il contient de buts élevés et d’idéaux, ses envolées vers une perfection plus ou moins imaginaire.

De même que les oiseaux symbolisent le surmoi et les chiens le moi, les grenouilles, elles, symbolisent la partie la plus ancienne de la personnalité humaine, le ça. Ce serait peut-être remonter un peu trop loin que de rappeler que les grenouilles représentent le processus d’évolution où les animaux terrestres, y compris les ancêtres de l’homme, quittèrent, il y a bien longtemps, l’élément liquide pour la terre ferme. Mais, même aujourd’hui, nous commençons tous à vivre entourés d’un élément liquide que nous ne quittons qu’à notre naissance. Les grenouilles vivent d’abord dans l’eau à l’état de têtards pour vivre ensuite dans les deux éléments. Leur forme de vie, dans l’évolution de la vie animale, s’est développée avant celle des chiens et des oiseaux, de même que le ça est la partie de la personnalité qui existe bien avant le moi et le surmoi.

Tandis que les grenouilles, au niveau le plus profond, peuvent symboliser notre existence la plus ancienne, elles représentent ainsi, à un niveau plus accessible, notre capacité de passer d’un stade inférieur à un stade supérieur de vie. Avec de l’imagination, on peut dire que le fait d’apprendre le langage des chiens et des oiseaux est la condition préalable de l’accession à la plus importante des capacités : passer à un stade supérieur d’existence. Les grenouilles peuvent symboliser à la fois l’état le plus inférieur, le plus primitif et le plus ancien de notre être, et l’évolution qui nous en éloigne. On peut comparer cette idée à l’évolution qui part des pulsions archaïques destinées aux satisfactions les plus élémentaires, pour aboutir à un moi mûr capable d’utiliser les immenses ressources de notre planète pour sa satisfaction.

Cette histoire implique également qu’il ne nous suffit pas d’apprendre à comprendre tous les aspects du monde, de l’existence que nous y menons (la terre, l’air, l’eau) et de notre vie intérieure (le ça, 'le moi, le surmoi). Nous ne pouvons profiter de cette compréhension d’une façon significative que si nous l’appliquons à nos rapports avec le monde. Il ne suffit pas de connaître le langage des chiens. Nous devons également être capables de faire face à ce que représentent les chiens. Les chiens féroces de l’histoire, dont le héros doit apprendre le langage avant de pouvoir accéder à un stade supérieur d’humanité, symbolisent les pulsions violentes, agressives et destructives de l’homme. Si nous restons prisonniers de ces pulsions, elles peuvent nous détruire, comme les chiens du conte détruisent des humains.

Les chiens sont étroitement reliés à la possessivité anale parce qu’ils veillent sur un grand trésor qui explique leur férocité. Une fois qu’il a compris ces violentes pressions et qu’il s’est familiarisé avec elles (ce qui est symbolisé par le fait qu’il a appris le langage des chiens), le héros peut les apprivoiser et en tirer un bénéfice immédiat : le trésor que gardaient si sauvagement les chiens devient disponible. Si l’inconscient est apprivoisé et s’il reçoit son dû — le héros nourrit les chiens — ce qui restait si férocement caché (c’est-à-dire le matériel refoulé) devient accessible et, de destructif, devient bénéfique.

L’étude du langage des oiseaux suit naturellement celui des chiens. Les oiseaux symbolisent les plus hautes aspirations du surmoi et des idéaux du moi. Lorsque la sauvagerie du ça et la possessivité de l’ana-lité ont été surmontées, et quand son surmoi a été établi (le langage des oiseaux) le héros est prêt à affronter les amphibies anciens et primitifs. En même temps, on nous laisse entendre que le héros maîtrise le sexe, ce qui, dans le langage propre aux contes de fées, est exprimé par le fait qu’il maîtrise le langage des grenouilles. (Nous verrons plus loin, à propos du « Roi des Grenouilles » pourquoi les grenouilles, les crapauds, etc., représentent la sexualité dans les contes de fées.) Il est également significatif que les grenouilles qui, dans leur propre cycle de vie, passent d’une forme inférieure à une forme supérieure, apprennent au héros qu’il est sur le point de passer à une existence plus élevée : il sera pape.

Les blanches colombes — qui, dans le symbolisme religieux, représentent l’Esprit-Saint — inspirent le héros et le rendent capable d’assumer les fonctions les plus élevées qui soient sur la terre ; il les obtient parce qu’il connaît le langage des colombes et qu’il se conforme à leurs directives. Il a réussi l’intégration de sa personnalité, après avoir appris à comprendre et à maîtriser son ça (les chiens féroces), à écouter son surmoi (les oiseaux) sans se soumettre complètement à son pouvoir, et à tenir compte des précieuses informations qu’il tient des grenouilles (le sexe).

Je ne connais aucun autre conte de fées où le processus qui mène l’enfant vers la réalisation la plus totale de lui-même, dans son être et dans le monde, soit présenté d’une façon aussi concise. Dès qu’il a accompli son intégration, le héros devient l’homme le plus apte à remplir les plus hautes fonctions qui soient.