« Les Trois Plumes »

« Simplet », le cadet de la famille

Le chiffre trois, dans les contes de fées, est souvent en relation avec ce que la psychanalyse considère comme les trois aspects de l’esprit : le ça, le moi et le surmoi. Cela est en partie confirmé par un autre conte des frères Grimm : « Les Trois Plumes ».

Dans cette histoire, ce n’est pas tellement la division tripartite de l’esprit humain qui se trouve symbolisée, mais plutôt la nécessité de se familiariser avec l’inconscient, d’apprendre à estimer ses pouvoirs et à utiliser ses ressources. Le héros de ce conte, bien qu’il soit considéré comme un idiot, remporte la victoire parce qu’il s’appuie sur son inconscient, et ce sont ses rivaux, qui comptent sur leur « intelligence » et restent fixés à la surface des choses, qui font figure d’imbéciles. Leurs moqueries à l’égard de « Simplet », leur petit frère qui demeure très proche de sa base naturelle, puis la victoire que Simplet remporte sur eux montrent que la conscience qui s’est séparée de ses sources inconscientes ne peut que nous mener à la dérive.

Le thème de l’enfant maltraité et repoussé par ses aînés (frères ou sœurs) est présent à travers toute l’histoire des contes de fées, surtout sous la forme de « Cendrillon ». Mais les histoires centrées sur un enfant stupide, dont « Les Trois Langages » et « Les Trois Plumes » sont des exemples, racontent quelque chose de tout à fait différent. Aucune allusion n’est faite au malheur de l’enfant « idiot » que le reste de la famille tient en piètre estime. La sottise est présentée comme une réalité de la vie qui ne semble pas tellement inquiéter. On a parfois l’impression que « Simplet » est indifférent à sa condition, puisque les autres n’attendent rien de lui. Les histoires de ce type commencent au moment où la vie sans relief de 1’ « idiot » est interrompue par une tâche qui lui

est imposée (dans l'histoire précédente, par exemple, le comte envoie son fils faire son éducation loin de la maison). Les contes innombrables où le héros est d’abord dépeint comme un idiot appellent une explication sur la tendance qui pousse l’enfant à s’identifier à lui bien avant qu’il ne se révèle supérieur à ceux qui le méprisaient.

Le petit enfant, aussi intelligent qu’il soit, se sent stupide et maladroit quand il se trouve confronté à la complexité du monde qui l’entoure. Tout le monde paraît en savoir plus que lui, être plus capable qu’il ne l’est. C’est pourquoi tant de contes de fées commencent par le portrait d’un héros avili et considéré comme simple d’esprit. C’est ce que l’enfant éprouve vis-à-vis de lui-même et qu’il projette moins sur le monde en général que sur ses parents et ses frères ou sœurs aînés.

Même quand on nous dit dans certains contes de fées, comme « Cendrillon », que l’enfant a vécu heureux avant que les malheurs ne s’abattent sur lui, on ne nous précise pas que cet enfant, à cette époque heureuse, était un être capable. Il était heureux parce qu’on n’attendait rien de lui, parce que sa vie était prévue par les autres dans les moindres détails. Ce n’est pas la faute de l’enfant si son incapacité lui fait craindre d’être stupide ; et le conte de fées a psychologiquement raison de ne jamais expliquer pourquoi l’enfant est considéré comme un idiot.

Dans la mesure où le conscient de l’enfant est concerné, il ne se passe rien pendant ses premières années parce que, dans le cours normal des événements, l’enfant ne se souvient d’aucun conflit intérieur avant que ses parents ne commencent à formuler des exigences précises qui vont à l’encontre de ses désirs. C’est en partie à cause de ces exigences que l’enfant expérimente des conflits avec le monde, et l’intériorisation de ces exigences contribue à l’élaboration du surmoi et à la prise de conscience des conflits intérieurs. Pour toutes ces raisons, dans la mémoire de l’enfant, ces années sont exemptes de conflits ; elles sont heureuses mais vides. De même, dans les contes de fées, il ne se passe rien dans la vie de l’enfant jusqu’au moment où il s’éveille aux conflits qui l’opposent à ses parents et à ceux qui s’agitent en lui-même. Être « idiot », cela évoque un stade indifférencié d’existence qui précède les luttes entre le ça, le moi et le surmoi de la personnalité complexe de l’enfant.

À un niveau plus simple, plus direct, les contes de fées où le héros est le plus jeune et le plus sot offrent à l’enfant les consolations et les espoirs dont il a le plus besoin. Alors que l’enfant a une piètre opinion

de lui-même — façon de voir qu’il projette sur l’opinion que les autres ont de lui — et qu’il redoute de ne jamais arriver à rien, le conte lui montre qu’il s’est déjà engagé dans le processus qui l’amènera à réaliser ses possibilités. Dans « Les Trois Langages », l’enfant qui a appris à comprendre les animaux passe aux yeux de son père pour un être stupide, alors qu’en réalité il s’est approché à grands pas de sa véritable personnalité. Le dénouement de ces histoires apprend à l’enfant que, bien qu’il ait été considéré, par lui-même et par les autres, comme le moins capable, il n’en surpassera pas moins tout le monde.

Ce message ne peut être vraiment convaincant que si le conte est répété à l’enfant. La première fois qu’il écoute une histoire dont le héros est « idiot », l’enfant peut ne pas s’identifier à lui, tant il a l’impression d’être lui-même stupide. Ce serait trop menaçant, trop contraire à son amour-propre. Ce n’est que lorsqu’il se sent persuadé de la supériorité affirmée finalement par le héros que l’enfant peut se permettre de s’identifier à ce qu’il est au début de l’histoire. Et sur la base de cette identification, l’enfant peut être encouragé à penser que la mauvaise opinion qu’il a de lui-même est fausse. Avant que n’intervienne l’identification, l’histoire n’a guère de sens pour l’enfant en tant que personne ; c’est seulement plus tard qu’il peut commencer à réaliser ses possibilités.

Le conte d’Andersen « Le Vilain Petit Canard » est l’histoire d’un caneton qui, après avoir été méprisé par ses frères, finit pas prouver sa supériorité à tous ceux qui se sont moqués de lui. L’histoire contient même l’élément du héros qui est le dernier-né, puisque tous les autres canetons sont sortis de l’œuf avant lui. Cette histoire, aussi charmante soit-elle, est, comme presque tous les contes d’Andersen, un récit pour adultes. Les enfants l’apprécient, bien sûr, mais elle ne leur est d’aucun secours ; bien qu’elle leur plaise, elle fait faire fausse route à leur imagination. L’enfant qui se sent incompris et déprécié peut avoir envie d’appartenir à une autre espèce, mais il sait très bien que c’est impossible. Sa chance de réussir dans la vie n’est pas de passer d’une espèce à une autre, comme le vilain petit canard qui devient cygne, mais d’améliorer ses qualités et de faire mieux que ce que les autres attendent de lui, tout en conservant la même nature que ses parents et ses frères et sœurs. Nous trouvons tout cela dans les contes de fées, quelles que soient les transformations subies par le héros ; il peut être transformé en animal, ou même en pierre, mais, à la fin, il est toujours un être humain, comme il l’était au début.

Encourager l’enfant à croire qu’il est d’une espèce différente, même si cette idée le séduit, c’est risquer de le conduire dans une direction opposée à celle que proposent les contes de fées, c’est-à-dire qu’il doit faire quelque chose pour réaliser sa supériorité. « Le Vilain Petit Canard » n’exprime absolument pas la nécessité d’accomplir quelque chose. Tout est réglé par le destin et l’histoire s’achemine vers sa conclusion, que le héros agisse ou pas, alors que dans les contes de fées, ce sont les actes du héros qui changent sa vie.

L’inexorabilité du destin — optique dépressive répandue dans le monde entier — apparaît aussi clairement dans « Le Vilain Petit Canard » et son dénouement heureux que dans un autre conte d’Andersen, « La Petite Fiancée » ; cette histoire émouvante, qui se termine, elle, tristement, n’apporte rien à l’identification de l’enfant. « La Petite Fiancée » est un conte réaliste sur la cruauté du monde ; il éveille la compassion envers les opprimés. Mais l’enfant qui se sent opprimé a moins besoin de s’apitoyer sur le sort de ceux qui sont dans la même situation que lui que d’être persuadé qu’il peut échapper à son destin.

Quand le héros d’un conte de fées n’est pas enfant unique et quand il est le moins doué et le plus maltraité (bien qu’à la fin de l’histoire il surpasse de loin ceux qui lui étaient supérieurs), il s’agit presque toujours du troisième-né. Cette constante ne représente pas forcément la jalousie fraternelle du plus jeune enfant. Mais comme chaque enfant, par moments, se sent le plus méprisé de la famille, le conte de fées exprime ce sentiment en l’attribuant soit au plus jeune, soit au plus délaissé, ou à l’enfant qui remplit ces deux conditions. Mais pourquoi s’agit-il si souvent du troisième ?

Pour en comprendre la raison, il convient de considérer une fois de plus la signification du chiffre trois dans les contes de fées. Cendrillon est maltraitée par ses deux demi-sœurs qui, non seulement lui attribuent la position la plus basse, mais la placent au troisième rang ; c’est également vrai pour le héros des « Trois Plumes » et d’une quantité d’autres contes où, au début de l’histoire, le héros se trouve au pied du màt totem. Une autre caractéristique de ces contes est que les deux autres frères (ou sœurs) sont à peine différenciés l’un de l’autre ; ils se ressemblent et agissent de concert.

Dans l’inconscient comme dans le conscient, les nombres représentent les personnes : les membres de la famille et les relations. Nous sommes très conscients que « un » nous représente nous-mêmes, par rapport au monde. « Deux » représente le couple, marié ou non. « Deux contre un » fait penser à un individu qui est injustement éliminé d’une compétition. Dans l’inconscient et dans les rêves, « un » peut représenter l’individu lui-même, comme dans le conscient, ou bien, particulièrement chez les enfants, celui des parents qui tient la position dominante. Pour les adultes, « un » se rapporte aussi à la personne qui détient le pouvoir, le « patron » par exemple. Dans l’esprit de l’enfant, « deux » représente généralement les parents et « trois », l’enfant lui-même par rapport à ses parents et non à ses frères et sœurs. C’est pourquoi, quelle que soit la position de l’enfant parmi la descendance, le chiffre trois se réfère à l’enfant lui-même. Quand, dans un conte de fées, l’enfant est le troisième, le jeune auditeur s’identifie facilement avec lui parce que, dans la constellation familiale la plus fondamentale (le père, la mère, l’enfant), il est lui-même le troisième vers le bas, quelle que soit sa place parmi ses frères et sœurs.

Surpasser les deux autres frères (ou sœurs), c’est, dans l’inconscient, surpasser les deux parents. En ce qui concerne ses parents, l’enfant se sent maltraité, insignifiant, négligé ; les surpasser, c’est se réaliser soi-même, beaucoup mieux qu’il ne le ferait en triomphant de ses frères ou sœurs. Mais comme il est difficile pour l’enfant de reconnaître combien il désire surpasser ses parents, le conte de fées camoufle cette notion en faisant triompher le héros de ses aînés qui le méprisent.

Ce n’est que relativement aux parents que prend tout son sens le fait que « le troisième », c’est-à-dire l’enfant, est au début de l’histoire si incapable, paresseux ou stupide ; et ce n’est que par rapport' à eux qu’il se rattrape si magistralement en prenant de l’âge. L’enfant ne peut y arriver que s’il est aidé, instruit et encouragé par une personne plus âgée que lui ; de même, l’enfant ne peut atteindre ou dépasser le niveau de ses parents que s’il est aidé par un maître adulte. Dans « Les Trois Langages », les trois maîtres lointains jouent ce rôle ; dans « Les Trois Plumes », c’est une vieille grenouille, jouant un peu un rôle de grand-mère, qui aide le plus jeune des trois fils.

« Les Trois Plumes » commencent ainsi : « Il était une fois un roi qui avait trois fils : deux qui étaient intelligents et instruits, alors que le troisième ne parlait guère : il était simple d’esprit et tout le monde l’appelait Simplet. Le roi, en vieillissant, sentant ses forces décliner et songeant à sa mort, ne savait pas auquel de ses trois fils il devait laisser le royaume en héritage. Il leur dit à chacun : « Partez, et celui qui me rapportera le plus fin tapis, ce sera lui le roi après ma mort. » Afin d’éviter toute dispute et toute contestation entre ses fils, il les conduisit lui-même tous les trois devant la porte du château, où il leur dit : « Je vais souffler trois plumes en l’air, une pour chacun de vous, et dans la direction que sa plume aura prise, chacun de vous ira. » La première plume s’envola vers l’est, la seconde vers l’ouest, et la troisième resta entre les deux et ne vola pas loin, retombant presque tout de suite par terre. L’un des frères partit donc à droite, l’autre à gauche, non sans se moquer de Simplet qui devait rester où sa plume était retombée, c’est-à-dire tout près. Simplet alla s’asseoir à côté de sa plume, et il se sentait bien triste. Mais voilà tout à coup qu’il s’aperçut de l’existence d’une trappe, juste à côté de sa plume ; il leva cette trappe, découvrit un escalier et descendit les marches sous la terre. »

Souffler une plume en l’air et la suivre quand on ne sait quelle direction prendre est une vieille coutume allemande. Plusieurs versions de cette histoire (d’origines grecque, slave, finnoise et indienne) parlent de trois flèches qui sont tirées en l’air pour déterminer la direction que prendront les trois frères35.

1 II peut sembler ridicule de nos jours que le roi accorde son trône à celui de ses fils qui lui rapportera le plus beau tapis, mais autrefois les tapis pouvaient être des tissages très compliqués et les Parques tissaient le réseau qui décidait du destin de chacun. En s’exprimant ainsi, le roi disait en quelque sorte que les Parques décideraient.

Descendre dans l’obscurité de la terre, c’est descendre aux enfers. Simplet entreprend ce voyage intérieur alors que ses frères demeurent à la surface. On peut dire sans exagérer que, dans le conte, Simplet part explorer son inconscient. Cette possibilité est avancée dès le début de l’histoire qui oppose l’intelligence des frères à la simplicité d’esprit du cadet et à son mutisme. L’inconscient, pour nous parler, se sert d’images plus que de mots et son langage est simple si on le compare aux produits de l’intellect. Il est considéré — tel Simplet — comme la partie inférieure de notre esprit, en dessous du moi et du surmoi, mais, bien utilisé, il fait partie de notre personnalité et nous permet d’atteindre le maximum de notre force.

Au bas des marches, Simplet rencontre une porte qui s’ouvre toute seule. Il voit « une grosse grasse grenouille entourée de tout un monde de petites grenouilles sautillantes ». La grosse grenouille lui demande ce qu’il veut. Simplet demande le plus beau tapis du monde, qui lui est aussitôt donné. Dans des versions différentes, il s’agit d’un autre animal que la grenouille, mais c’est toujours un animal, ce qui laisse entendre que ce qui rend Simplet capable de triompher, c’est sa

confiance en sa nature animale, c’est-à-dire les forces simples et primitives que nous portons en nous. La grenouille est ressentie comme un animal inapprivoisable, quelque chose dont on ne peut normalement pas attendre un produit raffiné. Mais cette nature terrestre, bien utilisée et à des fins élevées, se montre de beaucoup supérieure à l’intelligence superficielle des deux frères qui choisissent la solution de facilité en restant à la surface des choses.

Comme toujours dans les contes de ce genre, les deux frères aînés ne sont absolument pas différenciés. Ils agissent de façon si semblable qu’on peut se demander pourquoi le conte, pour arriver à ses fins, fait appel à deux personnages. Il semble que leur similitude soit essentielle ; elle symbolise le fait que leurs personnalités sont elles-mêmes indifférenciées. Pour que l’auditeur le comprenne, un seul frère ne suffit pas. Les deux frères agissent sur la base d’un moi atrophié, puisqu’il est coupé de la source qui peut lui fournir force et richesse : le ça. Et ils n’ont pas de surmoi ; ils n’ont aucune notion des choses supérieures et se contentent de solutions de facilité. L’histoire raconte : « Les deux autres frères étaient convaincus que leur cadet, qu’ils tenaient pour un complet idiot, ne trouverait rien de rien et ne pourrait rien rapporter. « À quoi bon nous fatiguer à chercher ? » se dirent-ils ; et ils se contentèrent d’enlever à la première bergère qu’ils rencontrèrent les tissus grossiers qu’elle avait sur le corps pour revenir au château les apporter à leur père. »

Au même moment, Simplet revient avec son magnifique tapis et' le roi, étonné, dit que le royaume lui revient de droit. Les deux autres s’y opposent et exigent une autre épreuve. Cette fois, le vainqueur sera celui qui ramènera la plus belle bague. De nouveau le roi souffle les trois plumes qui prennent exactement les mêmes directions. Simplet reçoit de la grenouille une bague étincelante de pierres rares, et il gagne : « À l’idée que leur Simplet de frère eût à chercher un anneau d’or, les deux aînés se moquèrent et se rirent, estimant une fois de plus qu’il n’était pas utile qu’ils se fatiguassent à chercher. Ils se contentèrent d’arracher les vieux clous d’une vieille jante de roue à une vieille charrette et apportèrent chacun son clou au roi leur père. »

Les deux aînés tourmentent leur père qui finit par accorder une troisième épreuve ; cette fois, le vainqueur doit revenir avec la plus belle des femmes. Tout se passe comme les deux premières fois, mais avec une différence en ce qui concerne Simplet. La grosse grenouille ne lui donne pas immédiatement ce qu’il demande* Elle lui présente

une carotte creusée à laquelle six petites souris sont attelées. Simplet, tout triste, lui demande ce qu’il doit en faire. « Tu n’as qu’à y installer l’une de mes petites rainettes », répondit la grosse mère grenouille. Il attrape la première petite grenouille venue et la met dans la carotte creusée ; aussitôt elle devient une merveilleuse jeune fille, la carotte se transforme en carrosse et les souris en chevaux. Simplet embrasse la belle, fouette les chevaux et se présente au roi. « Ses frères, pendant ce temps, ne s’étaient donné aucun mal, se contentant de ramener avec eux les deux premières paysannes venues. « Elles seront toujours plus belles que la femme qu’il pourra trouver ! » se dirent-ils. Mais quand le roi les vit, ce fut pour leur dire que le royaume reviendrait à leur cadet. »

Les deux frères protestent une fois de plus et proposent que les trois femmes sautent à travers un grand anneau de fer suspendu au plafond ; ils pensent que l’élégante demoiselle de Simplet ne réussira pas l’exercice. Les deux paysannes sont si maladroites qu’elles se brisent les os ; la belle de Simplet, légère comme une biche, passe à travers le gros anneau de fer. « Il ne pouvait plus y avoir de résistance ni d’opposition après cela, et ce fut ainsi qu’il hérita de la couronne et qu’il régna longtemps dans sa sagesse. »

Le fait que les deux frères ne rapportent de la surface de la terre que des choses grossières fait allusion aux limites d’un intellect qui ne repose pas sur les pouvoirs de l’inconscient (le ça et le surmoi) et qui n’est pas renforcé par eux.

J’ai déjà parlé de la fréquence extraordinaire avec laquelle le chiffre trois revient dans les contes de fées et de sa signification possible. Dans cette histoire, il revient avec plus d’insistance encore que dans les autres. Il y a trois plumes, trois frères, trois épreuves (et une variante pour la troisième). J’ai déjà avancé une hypothèse sur la signification du « plus beau des tapis ». L’histoire raconte que le tapis rapporté par Simplet « était si merveilleusement fin qu’on ne pouvait pas en tisser un pareil, en haut, dans le monde » et « que la bague était si finement montée qu’aucun orfèvre sur la terre n’en pourrait travailler une pareille ». Simplet reçoit donc non pas des objets ordinaires, mais des œuvres d’art.

En nous appuyant une fois de plus sur les données de la psychanalyse, on peut dire que l’inconscient est la source première de l’art, que les idées du surmoi lui prêtent forme ; et que ce sont les forces du moi qui exécutent les idées conscientes et inconscientes qui entrent dans la création d’une œuvre d’art. Ainsi, d’une certaine façon, les objets d’art signifient l’intégration de la personnalité. La grossièreté de ce que rapportent les deux frères amplifie par contraste la valeur artistique des objets que trouve Simplet en s’efforçant d’accomplir les épreuves.

L’enfant qui réfléchit à cette histoire ne peut pas s’empêcher de se demander pourquoi les frères qui, à la fin de la première épreuve, constatent qu’ils ne devraient pas sous-estimer Simplet, ne font pas plus d’efforts la seconde et la troisième fois. Mais l’enfant comprend vite que, tout en étant intelligents, les deux frères sont incapables de tirer les leçons de leurs expériences. Coupés de leur inconscient, ils ne peuvent progresser, ne peuvent apprécier les belles choses offertes par la vie, ne peuvent pas voir les différences qualitatives des choses. Leurs choix sont aussi indifférenciés qu’ils le sont eux-mêmes. Le fait que, malgré leur intelligence, ils sont incapables de faire mieux que la première fois, exprime symboliquement qu’ils resteront à la surface, où on ne peut rien trouver qui ait une grande valeur.

Par deux fois, la grosse grenouille donne à Simplet ce qu’il lui demande. Descendre dans l’inconscient et remonter avec ce qu’on y a déterré vaut mieux que de rester à la surface, mais ça ne suffit pas. C’est la raison pour laquelle il ne suffit pas d’une épreuve. Il est nécessaire de se familiariser avec l’inconscient, avec les puissances obscures qui demeurent sous la surface, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi agir à la lumière de ces voyages intérieurs ; il faut affiner et sublimer le contenu de l’inconscient. C’est pourquoi, la troisième et dernière fois, Simplet doit choisir lui-même l’une des petites grenouilles. Sous ses mains, la carotte devient carrosse, les souris deviennent chevaux. Et, comme dans tant d’autres contes de fées, le héros embrasse, c’est-à-dire aime la grenouille qui se transforme en « merveilleuse demoiselle ». En dernière analyse, c’est l’amour qui rend beau ce qui est laid. Nous seuls pouvons transformer le contenu primordial, sauvage, et le plus ordinaire de notre inconscient — les carottes, les souris, les grenouilles — en ce que notre esprit peut produire de plus raffiné.

Finalement, le conte suggère qu’il ne suffit pas de répéter simplement les mêmes choses avec des variantes. C’est pourquoi, après les trois épreuves similaires où les trois plumes volent dans des directions différentes — ce qui représente le rôle que la chance joue dans notre vie —, il faut accomplir quelque chose de nouveau et de différent où la chance ne joue aucun rôle. Sauter à travers l’anneau requiert du talent ; c’est quelque chose que l’on doit accomplir personnellement ; c’est très différent de ce que l’on peut trouver en cherchant. Il ne suffit pas de se borner à développer sa personnalité dans toutes ses richesses ni de faire bénéficier le moi des sources vitales de l’inconscient ; il faut encore être capable de se servir à dessein de ses possibilités. La merveilleuse jeune fille qui sait si bien sauter à travers l’anneau n’est qu’un autre aspect de Simplet, tandis que les femmes grossières et maladroites représentent les frères. Cette idée est corroborée par le fait qu’on ne parle plus d’elle : Simplet ne l’épouse pas ou, tout au moins, l’histoire ne le dit pas. Les derniers mots du conte opposent la sagesse du règne de Simplet à l’intelligence des deux frères dont il est question au début de l’histoire. L’intelligence peut être un don de la nature ; il s’agit alors de l’intellect considéré comme indépendant du caractère. La sagesse vient de la profondeur intérieure, des expériences significatives qui ont enrichi la vie : le reflet d’une personnalité riche et bien intégrée.

L’enfant fait les premiers pas vers cette personnalité bien intégrée lorsqu’il commence à lutter contre son attachement profond et ambivalent à ses parents, c’est-à-dire contre ses conflits œdipiens. En ce qui concerne ces derniers, les contes de fées aident aussi l’enfant à mieux comprendre la nature de ses situations difficiles et présentent des idées qui lui donnent le courage de lutter contre ses difficultés et qui renforcent son espoir de parvenir à une solution heureuse.