La vie devinée de l'intérieur

« Le Petit Chaperon rouge a été mon premier amour. Je sens que, si j’avais pu l’épouser, j’aurais connu le parfait bonheur. » Ces mots de Charles Dickens montrent que, pareil à des millions d’enfants inconnus, partout dans le monde et à toutes les époques, il a été charmé par les contes de fées. Même lorsqu’il eut atteint une célébrité internationale, Dickens reconnut publiquement l’influence profonde que les personnages et les événements des contes avaient eue sur sa formation et sur son génie créateur. Il ne se lassait pas d’exprimer son mépris pour ceux qui, au nom d’une rationalité mesquine et mal informée, insistaient pour que ces histoires fussent rendues rationnelles, expurgées, voire interdites, privant ainsi les enfants des richesses que les contes de fées pouvaient apporter à leur existence. Dickens comprenait très bien que l’imagerie des contes de fées, mieux que tout au monde, aide l’enfant à accomplir sa tâche la plus difficile, qui est aussi la plus importante : parvenir à une conscience plus mûre afin de mettre de l’ordre dans les pressions chaotiques de son inconscient

Aujourd’hui, comme jadis, l’esprit de la moyenne des enfants doués d’un esprit créatif peut s’ouvrir à la compréhension des plus grandes choses de la vie grâce aux contes de fées et, de là, parvenir facilement à jouir des plus grandes œuvres de la littérature et de l’art. Le poète Louis MacNeice, par exemple, écrit : « Les vrais contes de fées ont toujours eu pour moi, en tant que personne, une profonde signification, même du temps où, étant au collège, il m’était difficile d’avouer de telles choses sans perdre la face. Contrairement à ce que disent tant de gens de nos jours, le conte de fées, du moins du genre

1. Les chiffres renvoient aux notes en fin de volume.

folklorique classique, est une affaire infiniment plus solide que la plupart des romans réalistes qui n’ont guère plus d’impact que des potins mondains. Parti de contes populaires, de contes plus sophistiqués, ceux d’Andersen par exemple, ou de la mythologie nordique, et d’histoires telles que les livres d’Alice et « Bébés Tritons », je suis passé, vers l’âge de douze ans, à la Reine des fées2. » Des critiques littéraires comme G.K. Chesterton et C.S. Lewis ont senti que les contes de fées sont des « explorations spirituelles », et, partant, « les plus semblables à la vie », puisqu’ils révèlent « la vie humaine comme si elle était contemplée, ressentie ou devinée de l’intérieur3 ».

Les contes de fées, à la différence de toute autre forme de littérature, dirigent l’enfant vers la découverte de son identité et de sa vocation et lui montrent aussi par quelles expériences il doit passer pour développer plus avant son caractère. Les contes de fées nous disent que, malgré l’adversité, une bonne vie, pleine de consolations, est à notre portée, à condition que nous n’esquivions pas les combats pleins de risques sans lesquels nous ne trouverions jamais notre véritable identité. Ces histoires promettent à l’enfant que s’il ose s’engager dans cette quête redoutable et éprouvante, des puissances bienveillantes viendront l’aider à réussir. Elles mettent également en garde les timorés et les bornés qui, faute de prendre les risques qui leur permettraient de se trouver, se condamnent à une existence de bon à rien, ou à un sort encore moins enviable.

Les enfants qui appartenaient aux générations qui précédaient la nôtre, qui aimaient les contes de fées et sentaient leur importance, ne s’exposaient qu’au mépris des pédants, ainsi que le poète MacNeice en fit l’expérience. De nos jours, les enfants sont beaucoup plus gravement lésés : ils n’ont même pas la chance de connaître les contes de fées. La plupart d’entre eux, en effet, n’abordent les contes que sous une forme embellie et simplifiée qui affaiblit leur signification et les prive de leur portée profonde. Je veux parler des versions présentées par les films et les spectacles télévisés qui font des contes de fées des spectacles dénués de sens.

Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, la vie intellectuelle de l’enfant, à part ses expériences immédiates au sein de sa famille, reposait sur les histoires mythiques et religieuses et sur les contes de fées. Cette littérature traditionnelle alimentait l’imagination de l’enfant et la stimulait. En même temps, comme ces histoires répondaient aux questions les plus importantes qu’il pouvait se poser, elles apparaissaient comme un agent primordial de sa socialisation. Les mythes et les légendes religieuses, qui leur sont très proches, présentaient à l’enfant un matériel qui lui permettait de former ses concepts sur l’origine et les fins du monde et sur les idéaux sociaux auxquels il pouvait se conformer. Telles étaient les images d’Achille, le héros invincible, et du rusé Ulysse ; d’Hercule, dont l’histoire montrait que l’homme le plus fort peut nettoyer les étables les plus sales sans perdre sa dignité ; de saint Martin coupant en deux son manteau pour vêtir un mendiant. C’est bien avant Freud que le mythe d’Œdipe est devenu l’image qui nous permet de comprendre les problèmes toujours nouveaux et vieux comme le monde que nous posent les sentiments complexes et ambivalents que nous éprouvons vis-à-vis de nos parents. Freud s’est reporté à cette vieille histoire pour nous rendre conscients de l’inévitable chaudière d’émotions que chaque enfant, à sa manière, doit affronter à partir d’un certain âge.

Dans la civilisation hindoue, l’histoire de Râma et de Sîtâ (incluse dans le poème sanscrit Râmâyana), qui parle de leur courage paisible et de l’amour passionné qui les unit, est le prototype des relations sentimentales et du mariage. Cette culture, en outre, engage chacun, homme ou femme, à revivre le mythe dans sa propre vie ; le jour de son mariage, la femme hindoue est appelée « Sîtâ » et, au cours de la cérémonie nuptiale, elle mime certains épisodes du mythe.

Dans les contes de fées, les processus internes de l’individu sont extériorisés et deviennent compréhensibles parce qu’ils sont représentés par les personnages et les événements de l’histoire. C’est la raison pour laquelle, dans la médecine traditionnelle hindoue, on soumettait à la méditation des personnes psychiquement désorientées un conte de fées qui mettait en scène son problème particulier. En contemplant l’histoire, pensait-on, le sujet devait être amené à prendre conscience à la fois de la nature de l’impasse où sa vie s’était fourvoyée et de la possibilité de trouver une solution. Ce que suggérait tel ou tel conte sur les espoirs et les désespoirs de l’homme et sur la façon de surmonter les épreuves permettait au patient de découvrir non seulement une façon de sortir de sa détresse, mais également un moyen de se découvrir lui-même, comme le faisait le héros de l’histoire.

Mais la fonction la plus importante des contes de fées pour l’individu en cours de croissance est bien autre que de lui donner des leçons sur la façon dont il doit se conduire en ce bas monde ; la religion, les mythes et les fables sont pleins de cette sagesse. Les contes de fées ne prétendent pas décrire le monde tel qu’il est ; ils ne donnent pas davantage de conseils sur ce qu’il convient de faire. S’il en était ainsi, le patient hindou serait poussé à se conformer à un modèle de comportement imposé, ce qui serait une thérapeutique déplorable, et même tout le contraire d’une bonne thérapeutique. Les vertus thérapeutiques du conte de fées viennent de ce que le patient trouve ses propres solutions en méditant ce que l’histoire donne à entendre sur lui-même et sur ses conflits internes à un moment précis de sa vie. La matière du conte qui a été choisi n’a en général rien à voir avec la vie apparente du malade, mais elle est étroitement liée à ses problèmes internes qui semblent incompréhensibles et donc insolubles. Le conte de fées ne se réfère pas clairement au monde extérieur, bien qu’il puisse commencer d’une façon assez réaliste et qu’il soit tissé de faits quotidiens. La nature irréaliste de ces contes (qui leur est reprochée par les rationalistes obtus) est un élément important qui prouve à l’évidence que les contes de fées ont pour but non pas de fournir des informations utiles sur le monde extérieur mais de rendre compte des processus internes, à l’œuvre dans un individu.

Dans la plupart des cultures il n’existe pas de ligne de partage bien nette entre les mythes, d’une part, les contes folkloriques et les contes de fées d’autre part. Les uns et les autres constituaient la littérature des sociétés précédant l’écriture. Les langues nordiques n’ont qu’un seul mot pour l’ensemble : « Sega. » Les Allemands réservent le mot « Sage » aux mythes et nomment les contes de fées « Marchen ». On peut regretter que les Anglais et les Français donnent à ces histoires un nom qui met en valeur le rôle qu’y jouent les fées alors que dans la plupart d’entre elles les fées n’interviennent pas. Les mythes et les contes de fées ne parviennent à une forme définitive que lorsqu’ils sont consignés par écrit et cessent d’être soumis à des modifications perpétuelles. Avant d’être écrites, ces histoires ont été soit condensées, soit largement développées à force d’être répétées au cours des siècles. Certaines se sont fondues avec d’autres. Toutes ont été modifiées par les conteurs qui ajoutaient des éléments qu’ils croyaient particulièrement intéressants pour leurs auditeurs ou qui se rapportaient aux préoccupations du moment et aux problèmes particuliers de l’époque.

Certains contes de fées, et certaines histoires folkloriques, ont évolué à partir des mythes ; d’autres leur ont été incorporés. Les deux formes incarnaient l’expérience cumulative d’une société où les hommes voulaient se souvenir de la sagesse du passé et la transmettre aux générations futures. Ces contes ont fourni des notions profondes qui ont soutenu l’humanité tout au long des aventures de son existence, héritage qui n’a jamais été révélé sous une forme aussi simple, aussi directe, aussi accessible aux enfants.

Les mythes et les contes de fées ont beaucoup en commun. Mais dans les mythes, beaucoup plus que dans les contes de fées, le héros culturel est présenté à l’auditeur comme un personnage qu’il doit s’efforcer d’imiter toute sa vie, aussi parfaitement que possible.

Le mythe, comme le conte de fées, peut exprimer un conflit extérieur sous une forme symbolique et lui proposer une solution, mais là n’est pas nécessairement le souci principal du mythe. Ce dernier présente son thème d’une façon emphatique ; il est riche d’une force spirituelle ; le divin y est présent et se trouve incarné dans des héros surhumains qui accablent constamment les mortels de leurs exigences. Nous aurons beau, nous autres mortels, lutter pour ressembler à ces héros, il est évident que nous leur resterons toujours inférieurs.

Les personnages et les événements des contes de fées personnifient et illustrent eux aussi des conflits intérieurs ; mais ils suggèrent toujours avec beaucoup de subtilité comment il convient de résoudre ces conflits et quelles sont les démarches qui peuvent nous conduire vers une humanité supérieure. Le conte de fées est présenté sous une forme simple, familière ; l’auditeur n’est soumis à aucune exigence. Cela évite au tout jeune enfant de se sentir obligé d’agir d’une façon particulière, et il n’est jamais amené à éprouver un sentiment d’infériorité. Bien loin de manifester des exigences, le conte de fées rassure, donne de l’espoir pour l’avenir et contient la promesse d’une conclusion heureuse. Il est ce que Lewis Carroll a appelé un « cadeau d’amour », expression qu’il serait difficile d’appliquer au mythe 3.

Il est évident que ces critères ne s’appliquent pas à la totalité des histoires qui sont classées sous l’appellation de « contes de fées ». Un grand nombre de ces récits sont de simples divertissements, des contes de mise en garde ou des fables. S’ils sont des fables, ils racontent par des mots des actions et des événements — aussi fabuleux qu’ils puissent être —, ce qu’il faut faire. Les fables exigent et menacent — elles moralisent — ou elles se contentent de distraire. Pour décider si telle ou telle histoire est un conte de fées ou quelque chose de tout à fait différent, il suffit de se demander si on peut à bon droit l’appeler un « cadeau d’amour » destiné à un enfant. C’est une assez bonne façon de parvenir à une classification.

Pour comprendre comment l’enfant considère à sa manière les contes de fées, prenons comme exemple les innombrables histoires où le jeune héros se montre plus malin qu’un géant qui lui fait peur ou qui, même, menace sa vie. Ce que ces « géants » représentent pour l’enfant d’une façon intuitive est parfaitement mis en valeur par cette réaction spontanée d’un petit garçon de cinq ans :

Encouragée par une discussion sur l’importance que les contes de fées peuvent avoir pour les enfants, une mère surmonta le peu d’empressement qu’elle mettait à raconter à son fils ces histoires « sanglantes » et « menaçantes ». En bavardant avec lui, elle avait pu constater qu’il avait déjà eu des fantasmes où des gens en mangeaient d’autres. Elle lui raconta donc l’histoire de « Jack le tueur de géants4 ». ' À la fin de l’histoire, l’enfant eut cette réaction : « Les géants n’existent pas, dis ? » Avant que sa mère ait eu le temps d’exprimer la réponse rassurante qu’elle avait au bout de la langue — et qui aurait détruit la valeur que l’histoire pouvait avoir pour lui — il reprit : « Mais il y a les « grands », et ils sont comme les géants... » Du haut de ses cinq ans, il comprenait le message réconfortant du conte : bien que les adultes puissent être expérimentés comme des géants effrayants, un petit garçon malin peut l’emporter sur eux.

Cette anecdote révèle l’une des sources de la répugnance qu’éprouvent les adultes à raconter des contes de fées : nous nous sentons mal à l’aise à l’idée que, de temps en temps, nous apparaissons à nos enfants comme des géants menaçants... ce que nous sommes bel et bien dans la réalité. De même, nous n’admettons pas volontiers qu’ils puissent penser qu’il est facile de nous berner, de nous traiter comme des imbéciles, et qu’ils puissent se complaire à cette idée. Mais, qu’on

leur raconte ou non des contes de fées, nous sommes à leurs yeux

— comme le montre l’histoire de ce petit garçon — des géants égoïstes qui désirent garder pour eux-mêmes toutes les choses merveilleuses qui nous donnent le pouvoir. Les contes de fées rassurent les enfants en leur montrant que, finalement, ils peuvent être plus forts que les géants, c’est-à-dire qu’ils peuvent grandir et être eux-mêmes comme des géants et acquérir les mêmes pouvoirs. Ces derniers sont « les puissantes espérances qui font de nous des hommes5 ».

Chose beaucoup plus importante, si nous, les parents, racontons ces histoires à nos enfants, nous leur apportons en même temps le plus beau des réconforts : que nous les approuvons de jouer avec l’idée qu’ils sont capables de l’emporter sur les géants. Si l’enfant lisait l’histoire, au lieu de l’écouter, le résultat ne serait pas le même ; lorsqu’il lit tout seul, l’enfant peut penser qu’il n’y a au monde qu’une seule personne — l’étranger qui a écrit le livre ou qui l’a arrangé — qui approuve l’idée de rouler ou d’abattre le géant. Mais quand ce sont se's parents qui lui racontent l’histoire, l’enfant peut être sûr qu’ils approuvent les fantasmes qui lui permettent de se venger des menaces que fait peser sur lui la domination des adultes.


3 Enfant au front pur, sans nuages

et aux yeux pleins de rêves et de merveilles !

Malgré la fugacité du temps et la demi-vie qui nous séparent toi et moi,

je suis sûr que ton bon sourire accueillera le cadeau d’amour qu’est ce conte de fées.

C. L. Dodgson (Lewis Carroll), dans De l’autre côté du miroir.