V. Angoisse de mort et angoisse de castration

On voit chez beaucoup d’enfants l’angoisse de la mort.

Pour suivre l’observation que nous allons rapporter il faut bien avoir présent ce qu’est la mort pour l’enfant.

Pour l’enfant qui découvre la mort, elle n’est pas « la mort », qu’il ne connaît pas — et qui, d’ailleurs, pour nous tous, est « impensable » —, elle est une frustration d’agressivité musculaire et d’agressivité affective plus grande que d’autres, c’est-à-dire sur le plan où il l’entend : immobilité forcée, magiquement très très très longue, et absence de l’être aimé (donc castradon affective), très très très longue.

La crainte de la mort est normale, la mort nous attend tous, notre infériorité à son égard est réelle, nous ne savons pas ce qu’elle fera de nous sinon qu’elle amènera la disparidon de notre être tel que nous le connaissons. La peur de la mort est également « rationnelle », mais ne peut exister normalement que devant son imminence.

Mais l’angoisse, elle, ne dépend pas des menaces extérieures. La preuve en est que ces menaces ne deviennent agissantes Que lorsqu'elles trouvent chez l’enfant des sentiments en aésaccora avec son ambition imaginaire.

Un jeune garçon de 14 ans, Paul, malingre et arriéré, de niveau mental et d’aspect physique de 9 ans environ, est amené aux Enfants-Malades dans le service de M. le Dr Darré, avec une angoisse de mort telle qu’on avait porté le diagnostic de méningite grave à cause de la dyspnée alarmante, de l’obnubilation qui l’accompagnait, de la raideur, du faciès douloureux.

Le lendemain, on s’aperçut que c’était un pithiatique.

J’arrivai à converser avec lui, et à travers son débit haché par une suffocation continue, il me raconta qu’il respirait comme cela depuis deux jours, et que c’était « parce qu’il avait dû recevoir un jour un caillou lancé par un grand ».

Il ne s’en souvenait pas, mais « c’était un dimanche », sûrement.

A ma question « pourquoi le grand avait-il fait cela », il me dit que lui-même avait essayé de lancer une pierre à la tête de ce « grand » parce qu’il ne l’aimait pas, et l’autre avait riposté.

Mais il y avait longtemps de cela, et il n’était pas sûr d’avoir été touché par une pierre, pourtant c’était un dimanche.

Or, le matin du jour où on l’avait conduit à l’hôpital (un dimanche aussi), « il avait vu, près du camp d’aviation à Orly, un avion s’écraser sur un poteau télégraphique et le poteau être déraciné ». Ces derniers mots étaient dits avec une telle difficulté respiratoire (et il mima sa frayeur avec un hoquet), que je lui dis :

« C’est depuis ce moment-là, peut-être, que tu respires comme tu le fais. Tu as eu peur pour le poteau. Tu ne savais pas que les poteaux ne tenaient pas plus que cela dans la terre. »

Immédiatement, le symptôme dyspnéique cessa. Il me dit alors que les soldats de l’avion avaient été tués sur le coup, et l’avion aurait pu tuer ses pedts amis, des réfugiés espagnols qui étaient venus pour n’être pas tués par la guerre dans leur pays.

J’appris ensuite que le « grand » n’était qu’un garçon du même âge que lui — 14 ans — mais qui avait l’air d’un homme. Us étaient ensemble dans un cours qu’on faisait aux écoliers d’Orly pour les préparer à devenir mécaniciens dans l’aviation militaire. Paul y avait été « parce qu’on joue avec des avions », mais dans quelques semaines tous les élèves devaient voler pour de bon, et lui ne voulait plus suivre ce cours, il ne voulait pas voler, avait peur d’aller en avion, il voulait seulement « jouer » aux avions. Mais sa mère, qui avait payé 6 francs par semaine pour ce cours, avait dit qu’il devait continuer.

Pendant les premiers jours à l’hôpital, Paul ne voulait rien manger, pensant cju’on cherchait à 1 empoisonner. Il souffrait que sa mère ne vint pas le voir, et parlait tout le temps de

1 argent qu’il lui coûtait.

Maman le « battait » beaucoup, il avait eu des « marques de coups » ( ?) — Papa, « pour qu’il ne s’énerve pas », renfermait dans le noir. La sœur (plus jeune de z ans) « est très méchante, mais maman ne la bat jamais ».

La mère, totalement indifférente, et même hostile à son fils, prenait un air faussement ennuyé, mais sans aucun mouvement de tendresse pour lui. C’était une énorme femme pléthorique et sentant le vin. Le père a, paraît-il, des faiblesses au cœur, mais il n’a jamais reçu de pension, et sa femme trouve que les docteurs ne connaissent pas leur métier, quand ils disent que son mari n’a rien. Il a « attrapé cela » au service militaire, on a dû le réformer pour faiblesse, parce qu’il s’évanouissait devant le sang et qu’il était infirmier. « C’est son cœur, mais il est si bête qu’il se laisse renvoyer par le docteur » (sic).

L’enfant resta en salle et je le vis pendant io jours ; il allait bien, était calme, mangeait, et on décida qu’il sortirait et que je continuerais à le soigner, mais les parents ne le ramenèrent pas.

Trois semaines après, l’enfant revenait à mon domicile ; il ne dormait plus une seconde depuis quelques jours pour ne pas mourir, car il fallait tout le temps qu’il fût sûr des battements de son cœur. Il était très anxieux et ne voulait pas lâcher sa mère. Dès qu’il lâchait sa mère, il prenait son poignet, car il surveillait son pouls. La mère, au lieu de nous ramener l’enfant régulièrement comme il avait été convenu, avait, entre-temps, été montrer l’enfant à plusieurs médecins qui avaient tous dit « qu’il n’avait rien ».

Comme je lui disais que je voulais le soigner et le voir régulièrement, elle me dit, au milieu d’une débâcle de mots ordu-riers, qu’elle trouverait bien un docteur qui « verrait » ce qu’il « avait » en « une seule fois ». « Les médecins n’ont qu’à savoir leur métier. »

Cet enfant doit être actuellement en hôpital psychiatrique.

Dans ce fragment d’observation, on voit très clairement que l’angoisse de la mort était due à l’angoisse de castration ; vis-à-vis du « grand » fort, les sentiments d’infériorité sont réels ; la pierre que Paul avait essayé de lui lancer à la tête représentait un fantasme de meurtre.

Puis il avait identifié son ennemi aux aviateurs qui se tuaient sur le coup un dimanche, mais en déracinant un poteau, et c’est cela qui était le traumatisme inconscient40.

C’est pour le poteau que l’enfant a eu peur. Ensuite, il a « rationalisé » son symptôme en le motivant par la crainte qu’il avait eue pour la vie de ses petits amis réfugiés (désarmés) auxquels il s’identifiait et que l’avion aurait pu tuer, alors qu’ils s’étaient mis à l’abri de la guerre (comme lui veut le faire à l’imitation de son père).

L’accident apportait la réalisation magique des souhaits meurtriers sur des substituts de l’adulte castrateur (grand garçon, sous-officiers d’Orly).

On voit, par l’émotion intense que Paul a éprouvée à l’arrachement du poteau, que celui-ci représentait inconsciemment son pénis. L’infériorité sexuelle qui est la sienne, vis-à-vis des garçons pubères, avait provoqué la scène de la pierre lancée à la tête de son camarade de classe. Cet attentat raté avait entraîné les représailles sans cruauté du camarade (un caillou « avait dû » le toucher au cœur, il 7 a longtemps, mais ce n’était pas sûr). Ce qui était sûr, c’est que ce fut un dimanche et que la défense légitime du grand avait eu l’effet d’interdire à tout jamais sur le plan réel une manifestation d’agressivité de Paul à son égard41. Il ne lui était resté qu’une arme imaginaire, formuler des souhaits magiques de mort, centrés sur les prochains essais de vol que ce grand garçon devait faire comme lui, et, à cause de ces souhaits, Paul ne voulait plus continuer à suivre le cours maintenant qu’il n’était plus question de fabriquer des avions en bois et de jouer avec, c est-à-dire qu’il ne s’agissait plus d’une représentation mais du passage à l’acte.

Un intense sentiment de culpabilité 42 accompagna la réalisation magique (déplacée sur les aviateurs) des souhaits de Paul ; et c’est pourquoi l’arrachement du poteau qui faisait suite à cette mort réveilla l’angoisse primaire de castration.

L’impuissance réelle contre l’adulte conçu comme tout-puissant et « omnisexué », avait entraîné par mécanisme de défense du moi, la toute-puissance magique de la pensée.

Le souhait de mort ayant été réalisé (déplacé sur les aviateurs) l’arrachement du poteau prenait, lui aussi par déplacement, une acuité intolérable.

La mort effective43, suivie de la castration effective44 (arrachement du poteau hors de la terre) entraîne pour Paul la menace imminente de mort libidinale : c’est l’angoisse. D’où les symptômes de la mort : expression douloureuse du visage, anéantissement des pulsions affectives jusque sur le plan oral passif végétatif, blocage des muscles respiratoires.

Le syndrome était utile à l’enfant « dans son milieu » où aucune pulsion agressive directe ou sublimée n’était encouragée. La preuve en est qu’au bout de quelques jours à l’hôpital, if avait perdu son faciès douloureux, mangeait (était réconcilié avec la « bonne » mère), dormait bien, et souriait. U jouait dans son lit, se levait l’après-midi. Alors qu’au point de vue scolaire il suivait une classe d’enfants de

10 ans, son comportement vis-à-vis des autres et des infir-nvères était celui d’un enfant de j ans, capricieux, instable, indiscipliné, cherchant à se faire punir ; mais tout cela entraînait des gronderies sans plus. Au bout de 10 jours, il s’était un peu discipliné, on avait vraiment l’impression que l’enfant s’épanouissait. Cependant sa culpabilité grandissait, du fait que sa mère lui disait, aux rares fois où elle venait, qu’ « il » lui coûtait cher en trajets de visites.

A l’hôpital, donc, une agressivité ludique et affective étair autorisée. Dans les entretiens que j’avais eus avec lui, après la première et soudaine amélioration, j’essuyai un jour une séance de mutisme hostile, puis une séance haineuse d’injures pornographiques, suivies de larmes et terminée par un sourire détendu parce que je lui avais permis tout cela sans me « fâcher ». L’angoisse avait pu être liquidée par ces détentes pulsionnelles agressives.

Au contraire, dès son retour chez lui, ses pulsions agressives ne trouvèrent plus d’issue permise, les fantasmes meurtriers étant trop coupables et trop castrateurs depuis l’histoire de l’avion. Et, si elles s’étaient exprimées dans le comportement ou dans le discours, elles se seraient heurtées à une frustration d’amour maternel et paternel et à la frustration de l’espace, de la vue, du toucher, de l’activité brute dans tous les domaines, sauf celui de la vie végétative.

L’angoisse à traduction dyspnéique et dysphagique avait été rationalisée en l’attribuant à la « petite pierre reçue peut-être un dimanche » de la part du grand garçon haï et dangereux, et qui « avait dû » blesser son cœur. Paul ne pouvait plus lutter que contre lui-même, en niant « sa » vie. Traqué intérieurement, l’enfant ne pouvait plus vivre et avait peur que son cœur cessât de battre45.

Dans les rêves des malades que nous analysons, et dans les fantasmes, l’image et même la « sensation » de la mort est souvent mêlée (comme le montre l’étude du contenu latent de ces rêves et de ces fantasmes) à une angoisse liée à des pulsions sexuelles. Cette liaison de l’angoisse de castration et de l’angoisse de mort est un signe de névrose, et je pense que la crainte anxieuse de la mort est toujours un symptôme d’angoisse de castration, tout comme la crainte anxieuse des maladies, quand elle apparaît chez un être vivant — à moins qu’il ne soit objectivement à l’article de la mort.

L’angoisse de castration est un émoi de frustration libidinale. Elle est déclenchée par un conflit entre des pulsions, agressives et passives, mises au service de la sexualité, des interdictions venues du monde extérieur (dans la petite enfance) ou du Sur-Moi (ensuite).

Mais la cause de l’angoisse et le conflit restent inconnus de la partie consciente du Moi.

Ainsi, l’angoisse de Paul provient du complexe de castration, du fait d’un échec du mécanisme de défense indispensable au refoulement des pulsions agressives. Celles-ci sont interdites parce qu’elles amèneraient avec elles des fantasmes phalliques ambitieux, ceux-là mêmes qui ont conduit à la castration sadique affective et musculaire infligée par les deux parents. Le père a été castrateur par angoisse personnelle projetée sur son fils (pour qu’il ne s’énerve pas), et la mère est castratrice avec sadisme et haine du sexe masculin par fixation orale inconsciente à sa propre mère (bibe-ronnage : éthylisme) qui ne lui permet que de supporter l’agressivité venant de sa fille.

Quand Paul se raccrochait à sa mère, c’était inconsciemment pour s’en faire battre, ce qui l’aurait soulagé, mais sa mère avait malheureusement modifié son objectif agressif

3ui était devenu le « corps médical ». (Avant la grande crise e Paul, elle ne l’avait jamais montré à un médecin.) Elle semblait maintenant s’identifier à son fils châtré et arriéré, qui ne pourrait jamais « passer dans l’aviation », ce qu’elle n’avait jamais voulu s’avouer consciemment, et ne le battait plus jamais.

Quand l’attitude masochique est permise au Moi par l’objet sadique, le sujet peut, par identification à l’objet, devenir inconsciemment son propre bourreau et le Moi craint la maladie, entrave à la vie, ou la mort, suppression de la vie. C’est le mécanisme hypocondriaque vrai. Il neutralise assez bien l’angoisse.

Mais quand l’attitude masochique n’est pas permise par le monde extérieur dans les relations objectales, le sujet doit bloquer sa libido en lui-même, dresser ses pulsions passives sans issue substitutive objectale contre ses propres pulsions agressives ; il n’y a plus d’issue. C’est la frustration libidinale totale, c’est-à-dire la mort telle qu’elle est apparue à l’enfant le jour où il l’a découverte pour la première fois ; et comme il n’y a plus d’agressivité libre, même inconsciente, le thème se joue sur le plan oral, où l’absence de satisfactions libidinales, c’est le sommeil. Le malade traduit consciemment l’égalité sommeil — mort, par la peur de s’endormir.

Sans psychothérapie psychanalytique, avec séparation du milieu familial, l’apaisement psychique ne peut venir, semble-t-il, que par la psychose ; la dissolution du Moi résout alors l’angoisse.

L angoisse qui prend la traduction mentale de « peur de mourir » n’est donc pas une angoisse de « mort » mais une « angoisse de castration ».

Cette angoisse névrotique est en effet une « crainte magique » au service de pulsions sexuelles génitales refoulées par un Sur-Moi mû par le complexe de castration et qui cherchent, comme il est ordinaire en ces cas, une issue sur le plan anal ou oral. C’est le mécanisme de la phobie, et l’on devrait toujours parler de phobie de la mort, de crainte obsessionnelle de la mort, quand cliniquement un sujet organiquement sain redoute de mourir.