Des relations amoureuses satisfaisantes

Compte tenu de ce que j’ai dit des origines de l’amour, étudions maintenant un cas particulier de relations entre adultes en prenant d’abord l’exemple d’une relation amoureuse satisfaisante et solide comme on peut en trouver dans un mariage heureux. Cela implique un attachement profond, une aptitude à se sacrifier mutuellement, à partager chagrin ou plaisir, intérêts ou jouissance sexuelle. Une relation de cette nature offre le plus grand champ pour les manifestations d’amour les plus variées4. Si la femme a une attitude maternelle à l’égard de l’homme, elle donne satisfaction (autant que faire se peut) aux souhaits les plus anciens de celui-ci concernant les satisfactions qu’il désirait de sa propre mère. Dans le passé, ces souhaits n’ont jamais été ni tout à fait satisfaits, ni tout à fait abandonnés. L’homme a maintenant, pour ainsi dire, cette mère à la place de la sienne avec relativement peu de culpabilité (je donnerai plus loin la raison de cet état de choses d’une façon détaillée). Si la femme a une vie affective richement développée, elle aura aussi conservé, à côté de la possession de ces sentiments maternels, quelque chose de son attitude d’enfant à l’égard de son père et des éléments de cette relation ancienne s’incorporeront dans sa relation avec son mari. Par exemple, elle fera confiance à son mari et l’admirera ; pour elle, il sera un personnage protecteur et secourable comme l’était son père. Ces sentiments constitueront les fondements d’une relation dans laquelle les désirs et les besoins de la femme adulte pourront trouver une entière satisfaction. Par ailleurs, cette attitude de la femme donnera au mari l’occasion de se montrer protecteur et secourable de différentes façons, c’est-à-dire que, dans son inconscient, il jouera le rôle du bon mari à l’égard de la mère.

Si la femme est capable d’éprouver un amour fort, à la fois à l’égard de son mari et de ses enfants, on peut en déduire qu’elle a très probablement eu, dans son enfance, une bonne relation avec ses deux parents et avec ses frères et sœurs, c’est-à-dire qu’elle a été capable de surmonter d’une façon satisfaisante ses premiers sentiments de haine et de vengeance à leur égard. J’ai déjà mentionné l’importance du souhait inconscient de la petite fille d’avoir un bébé de son père et celle des désirs sexuels le concernant, désirs liés à ce souhait. La frustration de ses désirs génitaux par le père fait apparaître chez l’enfant des fantasmes agressifs intenses, qui ont une conséquence importante sur son aptitude, une fois devenue adulte, à éprouver une satisfaction sexuelle. C’est ainsi que chez la petite fille les fantasmes sexuels en viennent à être liés à la haine qui est dirigée spécifiquement contre le pénis du père, parce qu’elle sent que cet objet ne peut lui offrir la satisfaction qu’en reçoit sa mère. Dans sa jalousie et sa haine, elle souhaite qu’il soit une chose dangereuse et mauvaise – une chose qui ne pourrait pas satisfaire aussi sa mère. Le pénis acquiert ainsi, dans son fantasme, des qualités destructives. À cause de ces souhaits inconscients, qui sont concentrés sur les satisfactions sexuelles des parents, les organes sexuels et les satisfactions sexuelles prennent un caractère mauvais et dangereux. Là encore, ces fantasmes agressifs sont suivis dans l’esprit de l’enfant de souhaits de faire bien – plus spécifiquement de fantasmes de guérison du pénis du père auquel, dans son esprit, elle a fait du mal ou qu’elle a rendu mauvais. Ces fantasmes de guérison sont également liés à des sentiments et des désirs sexuels. Tous ces fantasmes inconscients influencent beaucoup les sentiments de la femme envers son mari. Si celui-ci l’aime et la satisfait sexuellement, ses fantasmes sadiques inconscients perdront de leur force, mais étant donné que ceux-ci ne sont jamais tout à fait absents (bien que chez une femme à peu près normale ils ne soient pas présents à un degré, qui inhibe la tendance à se fusionner avec des pulsions plus positives ou érotiques), ils stimulent l’apparition de fantasmes de nature réparatrice. Le besoin de réparer entre ainsi une fois de plus en action. La satisfaction sexuelle n’apporte pas seulement du plaisir à la femme ; elle la rassure et la soutient aussi contre la peur et la culpabilité, conséquence de ses souhaits sadiques primitifs. Ce réconfort rehausse la satisfaction sexuelle et fait naître chez elle des sentiments de gratitude et de tendresse, en même temps qu’il accroît l’amour. Et c’est justement parce que, quelque part dans les profondeurs de son esprit, est présent le sentiment que son sexe est dangereux et peut faire mal à celui de son mari (sentiment qui dérive de ses fantasmes agressifs envers son père), qu’une partie de la satisfaction qu’elle obtient vient du fait qu’elle est capable de donner à son mari plaisir et bonheur, ce qui prouve aussi que son sexe est une chose bonne.

Parce que, petite fille, elle avait des fantasmes sur le fait que le sexe de son père était dangereux, ces fantasmes continuent à exercer une certaine influence sur l’inconscient de la femme. Si cependant elle a avec son mari une relation heureuse et satisfaisante du point de vue sexuel, le sexe de son mari sera ressenti comme une chose bonne et la fausseté de ses craintes d’un sexe mauvais sera démontrée. C’est ainsi que la satisfaction sexuelle rassure doublement la femme : elle est bonne et son mari est bon. Le sentiment de sécurité obtenu de cette manière accroît la jouissance sexuelle réelle. Le fait d’être rassurée a encore d’autres conséquences. Dans les fantasmes agressifs de la femme, la jalousie et la haine primitivement éprouvées à l’égard de la mère, rivale dans l’amour du père, ont joué un rôle important. Le bonheur réciproque obtenu à la fois par la satisfaction sexuelle et par une relation heureuse et aimante avec son mari sera également ressenti en partie comme l’indication que ses souhaits sadiques à l’égard de sa mère n’ont pas eu de suites ou que la réparation a été réussie.

Dans sa relation avec sa femme, l’attitude affective de l’homme et sa sexualité sont, bien entendu, également influencées par son passé. Lorsqu’il était enfant, la frustration de ses désirs génitaux par sa mère a éveillé des fantasmes dans lesquels son pénis devenait un instrument susceptible de la faire souffrir et de lui faire du mal. Parallèlement, la jalousie et la haine à l’égard de son père, rival dans l’amour de sa mère, faisaient aussi apparaître des fantasmes de nature sadique contre lui. Dans la relation sexuelle avec le partenaire amoureux, ces fantasmes agressifs primitifs, qui ont conduit à la crainte que son pénis ne soit destructeur, entrent dans une certaine mesure en action et par une transmutation similaire en nature à celle que j’ai décrite chez la femme, la pulsion sadique masculine, si elle n’est pas excessive, stimule des fantasmes de réparation. Le pénis est alors ressenti comme un organe bon et curateur, qui apporte du plaisir à la femme, qui guérit son sexe endommagé et qui lui donne des bébés. Une relation heureuse avec sa femme, satisfaisante aussi du point de vue sexuel, apporte à l’homme des preuves que son pénis est bon ; elle lui donne aussi le sentiment inconscient que ses souhaits de la restaurer ont abouti. Non seulement son plaisir sexuel se trouve-t-il accru, ainsi que son amour et sa tendresse pour sa femme, mais là aussi cette relation engendre des sentiments de gratitude et de sécurité. Ces sentiments, de plus, peuvent accroître sa puissance créatrice dans d’autres domaines et influencer son aptitude à travailler et à se livrer à d’autres activités. Si sa femme peut partager ses intérêts (aussi bien que l’amour et la satisfaction sexuelle), elle lui offre des preuves de la valeur de son travail. Par ces divers moyens se trouve réalisé, dans sa relation avec elle, son souhait ancien d’être capable de faire ce que son père faisait pour sa mère, sexuellement et autrement, et de recevoir d’elle ce que son père en recevait. Une relation heureuse avec sa femme a également pour conséquence d’atténuer l’agressivité de l’homme à l’égard de son père, agressivité qui était grandement stimulée par son incapacité d’épouser sa mère ; il se peut que cela le rassure sur le fait que ses tendances sadiques anciennes contre son père n’ont pas eu de conséquences. Étant donné que les griefs et la haine contre son père ont influencé ses sentiments vis-à-vis des hommes qui en sont venus à le représenter, que les ressentiments contre sa mère ont affecté sa relation avec les femmes qui la représentaient, une relation amoureuse satisfaisante modifie sa conception de la vie et, en général, son attitude à l’égard des gens et des choses. La possession de l’amour et de l’appréciation de sa femme donne au mari le sentiment d’être devenu tout à fait adulte et de s’égaler ainsi à son père. La rivalité envers lui, hostile et agressive, diminue et cède la place à une compétition plus amicale avec son père (ou plutôt avec des personnes qu’il admire et qui représentent le père) concernant des fonctions et des réalisations productrices : il est très probable que ceci rehausse ou accroît sa productivité.

De même, lorsqu’une femme, dans une relation amoureuse heureuse avec un homme, sent inconsciemment qu’elle peut pour ainsi dire tenir la place que sa mère tenait auprès de son mari, qu’elle obtient des satisfactions dont sa mère jouissait et qui lui étaient refusées à elle, étant enfant, elle devient alors capable de se sentir l’égale de sa mère, de jouir du même bonheur, des mêmes droits et des mêmes privilèges que sa mère sans cependant lui porter atteinte ou la voler. Les conséquences sur son attitude et sur le développement de sa personnalité sont comparables aux changements qui s’opèrent chez l’homme quand, dans un mariage heureux, il devient l’égal de son père.

C’est ainsi que chez les deux partenaires, une relation faite de satisfaction sexuelle réciproque et d’amour mutuel sera ressentie comme si était recréée dans le bonheur leur vie familiale d’autrefois. Beaucoup de souhaits et de fantasmes ne peuvent jamais être satisfaits dans l’enfance, non seulement parce que cela n’est pas possible, mais aussi parce qu’il existe dans l’inconscient des souhaits simultanément contradictoires5. Il semble paradoxal que la réalisation de maint désir infantile ne soit possible que lorsque l’individu est devenu adulte. Dans une relation heureuse entre personnes adultes, le vieux souhait d’avoir son père ou sa mère tout à soi vit encore dans l’inconscient. Bien entendu, la réalité ne permet pas d’être le mari de sa propre mère ou l’épouse de son propre père. Et même si cela était possible, des sentiments de culpabilité envers les autres auraient interféré avec la satisfaction. Mais c’est seulement si l’on a été capable d’établir en fantasme de telles relations avec les parents, de surmonter en partie la culpabilité liée à ces fantasmes, de se détacher peu à peu des parents tout en continuant à les aimer, c’est seulement alors qu’on devient capable de transférer ces désirs sur d’autres personnes qui représentent alors, bien qu’elles ne leur soient pas identiques, les objets désirés du passé. C’est-à-dire que c’est seulement si l’individu a grandi dans le vrai sens du mot que ses fantasmes infantiles peuvent être satisfaits à l’âge adulte. De plus, la culpabilité engendrée par ces désirs infantiles peut alors être soulagée justement par le fait qu’une situation rêvée dans l’enfance est maintenant devenue réelle et permise et ce, d’une façon qui prouve que les blessures diverses qui, dans le fantasme, étaient liées à cette situation, n’ont pas été infligées.

Une relation adulte heureuse, telle que je viens de la décrire, peut aussi, comme je l’ai dit plus haut, signifier qu’est recréée la situation familiale ancienne. Cette relation sera tout à fait complète, le sentiment d’être rassuré et la sécurité qui l’accompagnent seront plus grands, lorsque l’homme et la femme auront établi une nouvelle relation avec leurs enfants. Ceci nous amène au sujet de la parenté.