1. Les modèles de compréhension

I. – Introduction

L’adolescence est l’âge du changement comme l’étymologie du mot l’implique : adolescere signifie en latin « grandir ». Entre l’enfance et l’âge adulte, l’adolescence est un passage. Ainsi que le souligne E. Kestemberg, on dit souvent à tort que l’adolescent est à la fois un enfant et un adulte ; en réalité il n’est plus un enfant, et n’est pas encore un adulte. Ce double mouvement, reniement de son enfance d’un côté, recherche d’un statut stable adulte de l’autre, constitue l’essence même de « la crise », du « processus psychique » que tout adolescent traverse.

Comprendre cette période transitoire, décrire les lignes de force autour desquelles ce bouleversement psychique et corporel s’ordonnera peu à peu, constitue une entreprise ardue et périlleuse. Face aux incessants changements, aux ruptures multiples, aux nombreux paradoxes qui animent tout adolescent, le clinicien risque lui aussi d’être tenté par diverses attitudes : il peut se laisser aller à une sorte de fatalisme, se contenter de « suivre », « d’accompagner » l’adolescent, renonçant, pour un temps au moins, à toute compréhension, et surtout à toute possibilité d’évaluation des conduites de ce dernier. À l’opposé, dans une tentative de saisie du processus en cours, le clinicien peut adopter un modèle de compréhension donnant un sens à ces multiples conduites, mais il est alors guetté par un risque de formalisme, de théorisation artificielle, cherchant à inclure l’ensemble des « symptômes » que tout adolescent peut présenter, dans un cadre qui apparaît vite comme arbitraire et artificiel.

Cette alternative, se contenter d’un accompagnement empathique en renonçant à toute compréhension ou évaluation d’un côté, formaliser à l’excès toutes les conduites de l’adolescent pour les faire entrer dans un cadre conceptuel unique de l’autre, doit être dépassée. Plus qu’à tout autre âge de la vie. l’adolescent confronte le clinicien aux modèles qu’il utilise, l’obligeant à un réexamen constant pour évaluer la pertinence de ce modèle dans chaque cas : ce va-et-vient entre la pratique et la théorie, cette réévaluation permanente et nécessaire, font la richesse de la pratique clinique de la psychopathologie de l’adolescent. La remarque suivante de B. Brusset nous paraît de ce fait particulièrement pertinente à l’adolescence : « sans doute faut-il prendre acte de l’impossibilité d’ordonner tous les faits psychiatriques dans un même système qui lui donnerait à la fois une classification logique et une théorie unificatrice ; quelles qu’en soient la séduction intellectuelle et la valeur pédagogique, les tentatives de comprendre toute la psychopathologie en fonction d’un même paramètre peuvent légitimement laisser insatisfait ».

La première partie de cet ouvrage est précisément consacrée à ces divers modèles de compréhension et aux grands cadres conceptuels qui ont tenté d’appréhender ou de théoriser les remaniements caractéristiques de cet âge de la vie. On peut considérer que ces théorisations s’articulent autour de quatre modèles principaux : 1) le modèle physiologique avec la crise pubertaire, les remaniements somatiques subséquents, l’émergence de la maturité génitale et les tensions qui en résultent ; 2) le modèle sociologique et environnemental qui met en valeur le rôle essentiel joué par l’entourage dans l’évolution de l’adolescent ; la place que chaque culture réserve à l’adolescence, les espaces que chaque sous-groupe social laisse à l’adolescent, enfin les rapports entre l’adolescent et ses parents sont des éléments déterminants ; 3) le modèle psychanalytique qui rend compte des remaniements identificatoires, des changements dans les liens aux objets œdipiens et de l’intégration dans la personnalité de la pulsion génitale ; 4) les modèles cognitif et éducatif qui abordent les modifications profondes de la fonction cognitive, le développement remarquable, quand il n’y a pas d’entrave, de la capacité intellectuelle avec les apprentissages sociaux multiples qu’elle autorise.

Cet ordre de présentation n’implique pas une prééminence d’un des modèles sur les autres, néanmoins selon notre point de vue, bien que strictement individuel et intrapsychique, le modèle psychanalytique est en partie conditionné par les modèles physiologiques et sociologiques, tout en affirmant avec vigueur que ces deux modèles ne suffisent pas, tant s’en faut, à rendre compte de l’ensemble des faits observés lors de l’adolescence.

Dans la pratique clinique, l’interaction et l’intrication de ces divers modèles de compréhension sont la règle, mais l’un peut avoir plus de poids que l’autre dans le déterminisme de telle ou telle conduite, dans l’apparition de tel ou tel type de pathologie. Ces interrogations ne sont pas purement spéculatives car, à notre sens, pouvoir déterminer l’axe qui paraît prévalent, influe ensuite sur l’évaluation psychopathologique elle-même et sur le choix de la réponse thérapeutique la plus appropriée. L’objet de ce premier chapitre est de donner un aperçu, nécessairement concis, de ces divers modèles. Notre souci a été d’articuler le plus possible la description de ces modèles avec les états psychopathologiques où ils semblent particulièrement pertinents : ceci rend compte des multiples renvois aux chapitres ultérieurs.

II. – Le modèle physiologique : bases physiologiques des transformations de l’adolescence 1

La différenciation sexuelle pubertaire qui transforme aussi profondément les enfants en adolescents est le résultat d’une réaction en chaîne dont la chronologie est la suivante : d’abord une sécrétion hypothalamique qui, par son rythme, entraîne une sécrétion hypophysaire de gonadrophines qui, elle aussi, suivant un rythme particulier, entraîne une sécrétion gonadique. Cette dernière module après un certain temps les modifications morphologiques périphériques des récepteurs. Une telle mécanique peut subir des avaries expliquant le nombre des situations pathologiques en rapport avec le développement pubertaire. En moyenne ce développement survient à date fixe : 10 ans 1/2 – 11 ans chez la fille, 12 ans 1/2 – 13 ans chez le garçon, mais ces données chronologiques dans les cas limites doivent se concevoir comme âge physiologique et osseux et non comme âge réel à partir du moment où il existe un désaccord entre démarrage pubertaire et âge réel.

A. – La puberté de la jeune fille

Le développement pubertaire de la jeune fille est mixte : il réalise l’association de signes estrogéniques et androgéniques.

1° Les signes d’imprégnation œstrogéniques. – Sous l’influence des œstrogènes, le premier signe est l’apparition d’un nodule sensible, suivi de l’augmentation de taille de l’aréole avec modification de celle-ci : augmentation de volume du sein par hypertrophie glandulaire et du tissu conjonctif qui l’entoure. En deux à trois ans un développement complet est atteint.

Des modifications vulvaires apparaissent : la direction de l’orifice devient horizontale, la muqueuse change de couleur : de violacée elle devient rose ; et d’aspect : de sèche elle devient humide ; parfois elle est le siège d’une leucorrhée. Les petites lèvres se développent et se colorent.

2 » Les signes androgéniques. – Ils sont sous la dépendance d’androgènes surrénaux et surtout ovariens. La pilosité pubienne apparaît en moyenne six mois après le début du développement mammaire, mais cela n’est pas absolu. Elle intéresse d’abord le pubis, s’étend latéralement aux grandes lèvres et aux racines des cuisses, puis à la partie inférieure de l’abdomen avec une limite supérieure horizontale. La pilosité adulte est atteinte en deux ans. La pilosité axillaire apparaît à mi-puberté et se développe en deux à trois ans.

Les grandes lèvres s’hypertrophient, se pigmentent et se couvrent de poils.

L’acné, complication véritable de la puberté, est sous la dépendance de ces mêmes androgènes.

3° La poussée de croissance. – Reflet de l’action des hormones sur l’os, elle est de 7,5 centimètres la première année, 5,5 centimètres la seconde année. L’année où la croissance est maximale, le gain statural atteint 6 à 11 centimètres.

4° Les menstruations. – La puberté, au plan physiologique, se termine par les premières règles : celles-ci marquent effectivement, pour le sens commun, la date de la puberté. Cette première menstruation survient en moyenne deux ans après les premiers signes pubertaires, soit vers 12 ans 1/2 – 13 ans. La date de survenue chez une jeune fille est souvent corrélée à celle des femmes de la famille (sœurs, mère, tantes). En dehors des considérations d’environnement, il existe un caractère familial indiscutable.

Après la première menstruation, la plus grande irrégularité d’abondance et de périodicité marque les menstruations suivantes. Il existe pendant des mois, voire des années, des cycles sans décalage thermique, cycles anovulatoires ou ovulatoires avec insuffisance du corps jaune, dont la traduction clinique est des règles abondantes, irrégulières et douloureuses. Seuls les premiers cycles réguliers et normaux marquent réellement l’entrée dans la vie gynécologique adulte.

Evolution biologique. – Le début biologique de la puberté est marqué par le début de la sécrétion gonadotrope, qui est elle-même induite par la sécrétion pulsatile de L.H.-R.H. élaborée par le noyau arqué de l’hypothalamus. L’hormone folliculo-stimulante (F.S.H.) démarre vers 11 ans et atteint un plateau en deux ans. L’hormone lutéotrope (L.H.) est sécrétée sous forme de « puises » qui deviennent amples et fréquentes, induisant ainsi la sécrétion ovarienne.

À l’occasion du sommeil profond un pic de L.H. s’observe, d’où un taux de L.H. nettement plus élevé de nuit que de jour.

Une longue maturation de l’hypothalamus fait apparaître le rétro-contrôle positif, c’est-à-dire la possibilité à des taux élevés d’œstradiol d’entraîner un pic sécrétoire de L.H. qui lui-même entraînera l’ovulation. Ce mécanisme ne fonctionne correctement que plusieurs années après les premières règles.

Les sécrétions ovariennes apparaissent ensuite : l’augmentation progressive des œstrogènes se produit au début de la puberté puis elle devient plus importante à mi-puberté. En fin de puberté il existe de grandes variations individuelles des taux plasmatiques en rapport avec le début d’activité cyclique. La progestérone, témoin de la sécrétion du corps jaune, donc de l’ovulation, n’apparaît que très à distance des premières règles. Les taux ne deviennent comparables à ceux de l’adulte qu’en quatre à cinq ans. Les androgènes, légèrement augmentés depuis la classique puberté surrénale (7 ans), augmentent encore, mais de façon modérée dans les conditions normales.

B. – La puberté du garçon

1° Les transformations corporelles. – Ordinairement datée par les premiers poils pubiens, 12 ans 1/2 – 13 ans, la puberté débute de fait vers 11 ans avec l’augmentation de volume des testicules, puis par des modifications des organes génitaux externes : accroissement de taille de la verge, apparition de la veine dorsale de la verge, plissement et pigmentation du scrotum. La pilosité augmente ensuite latéralement sur la racine des cuisses, sur le scrotum. Le développement se poursuit et atteint le stade adulte vers 16-18 ans. La pilosité axillaire survient à mi-puberté et se développe en deux à trois ans. Les pilosités faciale et thoracique surviennent vers 16-18 ans.

— Les modifications mammaires ne sont pas exceptionnelles puisqu’une fois sur deux on retrouve une intumescence mammaire plus ou moins importante qui rétrocède d’elle-même, sauf si elle a atteint trois à quatre centimètres : le tissu reste alors hypertrophié et il faut recourir à la chirurgie.

— L’acné, là aussi, est la véritable complication de la puberté. Elle est liée à la transformation des follicules pilo-sébacés sous l’influence de la dihydro-testostérone.

— Le gain statural est en moyenne de 8,5 centimètres la première année et 6,5 centimètres la deuxième année de la puberté. L’année de croissance maximale, le gain statural est de 7 à 12 centimètres. La silhouette se modifie par élargissement préférentiel des épaules.

— La première éjaculation consciente est le signe qui est mis en parallèle des premières règles, elle achève symboliquement la puberté. Elle survient vers 15 ans alors que l’on peut mettre en évidence les premiers spermatozoïdes vers 13 ans 1/2.

Evolution biologique.

a) Les gonadotrophines. – L’augmentation de la F.S.H. se fait vers 12 ans avec une augmentation de la L.H. qui présente aussi un caractère pulsatile. Elle va entraîner une réponse testiculaire. On retrouve les mêmes modifications dynamiques que chez la fille : pic de sommeil, apparition d’un rétro-contrôle positif qui permet d’augmenter les concentrations des stéroïdes périphériques, sans pour autant freiner les gonadotrophines. Enfin, l’apparition des premiers pics de L.H. engendre une maturation dans la glande testiculaire de la cellule de Leydig qui sécrète la testostérone si bien qu’à l’orée de la puberté, le testicule est susceptible de répondre à une stimulation « L.H. like » par la gonadotrophine chorionique comme un testicule pubère.

b) Les stéroïdes. – La testostérone commence à s’élever vers 10 ans 1/2 d’âge osseux, avant les premiers signes pubertaires qu’elle prépare. Cette augmentation est progressive, elle va suivre la sécrétion de la L.H. et à mi-puberté un cycle nycthéméral de la testostérone apparaîtra. Le taux adulte est atteint vers 15 ans en moyenne, l’augmentation des autres androgènes est moins marquée, après leur premier accroissement lors de la puberté surrénale. La sécrétion d’œstrogènes est moins importante que chez la fille au stade pubertaire comparable. Cependant la sécrétion d’œstradiol sous l’influence de la gonadotrophine n’apparaît que lors du début de la puberté ; elle constitue la réponse immédiate du testicule à cette même stimulation en fin de puberté.

C. – Les variations chronologiques

Elles sont un des éléments essentiels dans le concept de développement pubertaire. Elles sont à la fois individuelles et collectives.

a) Les variations individuelles. – Les limites extrêmes (8-14 ans chez la fille, 10-16 ans chez le garçon), ne sont que des données statistiques qui permettent de parler d’avance ou de retard, mais ne veulent pas obligatoirement dire développement anormal si celui-ci se produit en dehors de cette fourchette. Il existe dans la fourchette communément admise des données génétiques d’avance ou de retard et des données d’environnement ; santé, alimentation, exercice physique, niveau socio-économique qui influent sur la date de la puberté en plus ou en moins.

b) Les variations collectives d’avance pubertaire séculaire ne sont pas sans créer un problème de civilisation. En effet, l’avance séculaire de la date de la puberté, forme des jeunes gens à un âge où l’activité sexuelle est socialement réprimée, alors qu’il y a quelques siècles, le développement pubertaire était beaucoup plus tardif et coïncidait pratiquement avec l’entrée dans la vie professionnelle. Ainsi à titre d’exemple, la date des premières règles est passée en un peu plus d’un siècle de 17 à 13 ans en Norvège comme en France. Selon les pays de même culture, les différences sont moins caractéristiques : ainsi en 1976, l’âge moyen de survenue des premières règles était de 12,5 ans en Allemagne, 12,8 ans en France, 13 ans en Grande-Bretagne et 13,4 ans en Suisse. De nos jours, l’âge des premières règles est donc plus précoce tandis que l’âge moyen d’entrée dans la vie professionnelle tend à être de plus en plus élevé : on peut dire que l’évolution physiologique prend le contrepied de l’évolution sociale, ce qui aboutit à distendre à l’extrême la période de l’adolescence.

III. – Le modèle sociologique

Les sociologues étudient l’adolescence d’un double point de vue : celui d’une période d’insertion dans la vie sociale adulte, celui d’un groupe social avec ses caractéristiques socio-culturelles particulières. Ainsi selon les époques, selon les cultures, selon les milieux sociaux, l’adolescence sera différente. Dans le modèle de compréhension sociologique, l’adolescence n’est donc pas un phénomène universel et homogène.

A. – Approche historique

Nous passerons brièvement sur l’aspect historique. Si certains affirment que l’adolescence a toujours été une période repérable dans la vie de l’individu, avec ses caractéristiques propres à chaque époque (par exemple chez les Romains, l’adolescence se termine officiellement vers l’âge de 30 ans), beaucoup pensent que l’adolescence telle que nous la concevons est un phénomène récent : « L’enfant passait directement et sans intermédiaires des jupes des femmes, de sa mère ou de sa « mie » ou de sa « mère-grand », au monde des adultes. Il brûlait les étapes de la jeunesse ou de l’adolescence. D’enfant il devenait tout de suite un petit homme, habillé comme les hommes ou comme les femmes, mêlé à eux, sans autre distinction que la taille. Il est probable que dans nos sociétés d’Ancien Régime, les enfants entraient plus tôt dans la vie des adultes que dans les sociétés primitives » (P. Aries, 1969). Certains aspects actuels pourraient être compris comme un nouveau mouvement historique vers la disparition de l’adolescence : « L’écart qui existe entre les jeunes et les moins jeunes tend à se réduire et cela grâce aux mouvements des années 60. En effet, la culture originale revendiquée par les jeunes au cours de la dernière décennie, fait désormais partie du patrimoine de toutes les générations : la liberté sexuelle, le droit à la parole, les formes d’expression dans lesquelles la vie privée et la vie politique se mêlent profondément, sont des valeurs maintenant reconnues par tous » (Conférence générale de l’UNESCO, 21' session, 1981).

B. – Approche culturelle

L’approche culturelle est sans doute la plus convaincante pour soutenir la thèse que l’adolescence n’est pas un phénomène universel. Les travaux de Margaret Mead, bien que contreversés, ont marqué tout le courant culturaliste : non seulement l’adolescence n’est pas universelle (par exemple l’adolescence n’existe pas chez les habitants de Samoa), mais nous pouvons établir un lien entre la nature de l’adolescence et le degré de complexité de la société étudiée : plus la société est complexe, plus l’adolescence est longue et conflictuelle (travaux de Malinowski, de Benedict, de Kardiner ou de Linton).

Dans cette approche culturelle les caractéristiques de l’adolescence varient selon les sociétés, à différents niveaux :

1) Au niveau de la durée : dans les cultures africaines attachées à la tradition elle sera déterminée par les rites de passage qui varient d’une ethnie.à l’autre.

2) Au niveau des méthodes adoptées pour la socialisation de l’individu : certaines cultures adopteront volontiers un mode prévalent de socialisation des adolescents au sein du foyer familial (culture occidentale), d’autres au sein d’un autre foyer (par exemple, vers l’âge de 8 ans, les garçons dans la tribu de Gonja, peuple du Nord Ghana, vont vivre chez le frère de la mère et son épouse, la fille chez la sœur du père et son époux), d’autres au sein d’institutions extra-familiales (par exemple, chez les Samburu, un des groupes Masaï nomade du Nord Kenya, les jeunes vivent à la périphérie de la tribu et ont pour rôle de protéger cette même tribu ou d’attaquer les tribus rivales), d’autres enfin dans le groupe des pairs (chez les Muria, dans l’Etat de Bastar en Inde, les adolescents vivent dans un dortoir collectif et mixte : le Gothul).

Il est ainsi intéressant de constater que, dans nos sociétés occidentales contemporaines, ces différents modes de socialisation existent du moins potentiellement (séjour chez l’oncle ou la tante, internat, foyer, communautés).

3) Au niveau des types de cultures : dans son livre Le fossé des générations, M. Mead distingue trois types de cultures :

— les cultures post-figuratives qui forment la plus grande partie des sociétés traditionnelles où les enfants sont instruits avant tout par leurs parents et les anciens ;

— les cultures cofiguratives dans lesquelles enfants et adultes font leur apprentissage de leurs pairs, autrement dit le modèle social prévalent est le comportement des contemporains. Les modèles les plus nets de cultures cofiguratives sont rencontrés dans les pays d’immigration (Etats-Unis, Israël) ;

— les cultures préfiguratives qui se caractérisent par le fait que les adultes tirent aussi des leçons de leurs enfants (M. Mead, 1972).

Pour Bruner, la caractéristique de nos sociétés occidentales actuelles est que « pour la première fois peut-être dans notre tradition culturelle, une place est faite à une génération intermédiaire qui a le pouvoir de proposer le modèle de formes nouvelles de conduites. » En effet, la communauté des adultes, par la complexité des tâches et l’abstraction de plus en plus grande des fonctions de chacun, s’avère incapable de proposer aux enfants une série de modèles identificateurs et un système de valeur pédagogique, professionnelle, morale, etc., qui tiennent compte des changements permanents. Dans ces conditions l’adolescence constitue le relais nécessaire entre le monde des enfants et le monde des adultes car « elle propose de nouveaux styles de vie mieux adaptés à ce qui est perçu comme des conditions nouvelles et changeantes, à des changements qu’elle affirme, à tort ou à raison, percevoir mieux que ceux qui se sont adaptés à l’état de choses antérieur ». On assiste ainsi, selon Bruner, à une sorte de renversement de perspective : le monde traversant des changements permanents, l’adolescence, par sa caractéristique propre d’être une période de changement, devient une sorte de modèle social et culturel, tant pour les enfants que pour les adultes. La question essentielle qui surgit alors est de savoir « si la génération intermédiaire peut réduire le degré d’incertitude inhérent au fait de grandir dans des conditions de changements imprévisibles et si elle peut fournir à la fois des maîtres à penser et des pourvoyeurs charismatiques de jeu paradoxal : promouvoir l’efficacité en même temps que l’adhésion » (J.S. Bruner, 1983).

C. – Approche sociale

L’adolescence représente quantitativement un groupe social important (cf. tableau I). Dans une même culture et en particulier dans nos sociétés, l’adolescence variera également pour les sociologues selon le milieu social d’origine ou selon les activités exercées. Rappelons l’enquête en France sur

Tableau I. – Répartition de la population âgée de 12 à 25 ans au 1 » janvier 1979 selon le sexe et l’âge.

Année

de

naissance

Age en années révolues

Les deux sexes

Sexe

masculin

Sexe

féminin

 

1966

12

844 563

431 738

412 825

 

1965

13

854 296

437 411

416 885

 

1964

14

874 123

446 767

427 356

 

1963

15

867 164

442 212

424 952

 

1962

16

844 826

430 776

414 050

 

1961

17

855 235

436 197

419 038

 

1960

18

845 885

431 182

414 703

 

1959

19

854 271

435 392

418 879

 

1958

20

840 252

426 841

413 411

 

1957

21

844 566

428 494

416 072

 

1956

22

941 038

426 501

414 537

 

1955

23

840 068

425 238

414 830

 

1954

24

845 405

429 389

416 016

 

1953

25

835 138

424 843

410 295

 

1953-1966

12-25

11 886 830

6 052 981

5 833 849

 

Source : La situation démographique en 1979 (Les collections de l’INSEE, D 88).

la psychologie différentielle de l’adolescence : B. Zazzo a étudié quatre groupes d’adolescents : les lycéens, les élèves d’Ecole Normale d’instituteurs, les apprentis et les salariés. Ces groupes se distinguaient globalement par les réponses vis-à-vis de trois variables psychologiques : les attitudes de critique et de contestation, les relations avec la famille et avec autrui et les rapports avec le monde (B. Zazzo, 1972). De même, certains ont pu distinguer deux types de marginalité chez les jeunes dans les années 70 : une marginalité intellectuelle, avec deux tendances : une tendance « hippie », une tendance « gauchiste » et une marginalité « populaire » (G. Mauger, 1975).

D’autre part, l’organisation sociale en classe d’âge (les enfants, les adolescents, les vieillards…) remplace probablement en partie l’ancienne hiérarchisation sociale qui a perdu de sa rigidité. La bande d’adolescents en est la caricature : la bande est pour l’adolescent le moyen grâce auquel il tente de trouver une identification (idéalisation d’un membre du groupe, d’une idéologie), une protection (tant envers les adultes qu’envers lui-même, en particulier sa propre sexualité : c’est le versant homosexuel de toute bande d’adolescents), une exaltation (puissance et force de la bande contrairement à la faiblesse de l’individu), un rôle social (dynamique interne à la bande avec les divers rôles qui s’y jouent : meneurs, soumis, exclus, hôtes, ennemis…). La dépendance de l’adolescent à l’égard de la « bande » est souvent extrême, mais Winnicot souligne à juste titre que « les jeunes adolescents sont des isolés rassemblés » : en effet sous cet attachement parfois contraignant au conformisme de la bande, l’individu développe peu d’attachements profonds aux autres comme en témoignent les fréquentes ruptures, dispersions, regroupements de bande sur de nouvelles bases, etc. (cf. p. 288). Toutefois, la quête de ce conformisme peut enfoncer l’adolescent dans des choix aberrants car, à la recherche d’une identification, il peut adhérer aux conduites les plus caricaturales. Citons Winnicot : « dans un groupe d’adolescents les diverses tendances seront représentées par les membres du groupe les plus malades ». Parmi ces positions pathologiques, le vécu persécutif de la bande est probablement un des plus fréquents : la bande est menacée (par les autres bandes, par la société…) et doit par conséquent se replier plus fortement sur elle-même en s’homogénéisant le plus possible afin de pouvoir se défendre et même attaquer. On observe là le déplacement sur le groupe de la problématique paranoïde potentielle de l’individu adolescent.

En définitive, ces différents éléments soutiennent l’idée que du point de vue sociologique, l’adolescence est hétérogène. Actuellement, deux aspects se dégagent :

1) La rapidité des changements d’une génération d’adolescents à la suivante : « Ni l’attitude, ni le vocabulaire engendrés par les années 60 ne semblent convenir aux réalités qui s’annoncent et que la jeunesse devra affronter au cours de la prochaine décennie. Les mots clés du rapport de l’UNESCO de 1968 étaient : confrontation-contestation ; marginalisation ; contre-culture ; contre-pouvoir ; culture des jeunes… Les jeunes étaient alors perçus comme un groupe historique distinct et identifiable… Cette génération a été séparée de ses aînés par un énorme fossé… Les mots clés de la vie des jeunes au cours de la prochaine décennie seront : pénurie ; chômage ; surqualification ; inadéquation entre l’emploi et la formation reçue ; anxiété ; attitude défensive ; pragmatisme ; et l’on pourrait même ajouter à cette liste, subsistance et survie… Si les années 60 ont mobilisé certaines catégories de jeunes dans certaines parties du monde autour d’une crise de culture, d’idées et d’institutions, les années 80 imposeront à la nouvelle génération une crise matérielle et structurelle d’incertitude économique chronique, voire de privation » (La jeunesse dans les années 80, UNESCO). Ce point de vue est confirmé en 1983 par une enquête des 15-20 ans où plus de la moitié d’entre eux s’attendent à connaître le chômage à un moment ou à un autre dans leurs dix prochaines années à venir. « Mais c’est un simple incident de parcours comme si le chômage faisait désormais partie des choses de la vie » (A. Burguière, 1983).

2) Aujourd’hui, la dimension culturelle tend à se poser transversalement par rapport aux variables personnelles et sociales : « dans un contexte social qui a profondément évolué, et grâce à une maturation mentale plus précoce, beaucoup de jeunes (d’étudiants) prennent des positions culturelles relativement indépendantes par rapport aux conditionnements qui autrefois étaient décisifs pour leurs différenciations socio-culturelles » (P.G. Grassé, 1974). L’identité culturelle ne coïncide plus forcément avec l’identité biologique ou sociale. Les différences culturelles au sein de la jeunesse deviennent progressivement moins liées aux différences de sexe, d’âge, d’origine régionale et surtout à la différence des classes sociales ; la jeunesse devient culturellement et mondialement un groupe déjà remis en cause dans les sociétés les plus technocratiquement avancées ; rappelons ce que nous évoquions précédemment à propos de l’écart s’amenuisant entre les générations adolescentes et adultes. Si le modèle sociologique souligne les différences entre adolescences, il se préoccupe aussi, comme le modèle psychanalytique, des relations (au niveau général) entre la classe des adultes et celle des adolescents.

Enfin, nous n’avons pas abordé dans ce paragraphe les relations entre l’adolescent et son proche environnement, en particulier sa famille. L’approche familiale pourrait être conçue comme une sorte de pont entre l’évidente dimension sociologique et culturelle dans laquelle chaque famille baigne, et d’un autre côté la problématique intrapsychique de l’adolescent face à ses images parentales. D’ailleurs, évoquer à propos du processus de l’adolescence une seconde phase du processus de séparation-individuation (cf. p. 28) montre que la « famille », aussi bien dans ses fonctions externes socio-culturelles que dans ses fonctions internes propres au psychisme de chacun (image parentale et type de relation d’objet), structure et organise l’évolution de l’adolescent. Ces rapports ont une importance telle qu’ils sont étudiés dans un chapitre spécifique de cet ouvrage : « L’adolescent et sa famille » (cf. p. 343).

IV – Le modèle psychanalytique

La perspective psychanalytique repose sur un postulat : la possibilité de décrire et comprendre l’adolescence comme un processus psychologique relativement homogène selon les sociétés. À la suite de S. Freud, chacun reconnaîtra l’importance de la puberté, le rôle joué par l’accession à la sexualité et par là même le regroupement des pulsions partielles sous le primat de la pulsion génitale. En revanche, l’accent pourra être mis selon les auteurs sur un aspect plus spécifique : l’excitation sexuelle et les modifications pulsionnelles, le corps, le deuil et la dépression, les moyens de défense, le narcissisme, l’idéal du Moi, ou encore le problème de l’identité, des identifications. Mais pour tous, l’adolescence sera caractérisée par ces différents éléments dont l’importance respective variera selon les points de vue et évidemment selon les adolescents eux-mêmes. En proie à ses pulsions l’adolescent doit rejeter ses parents dont la présence réactive les conflits œdipiens et la menace d’un inceste maintenant réalisable ; mais dans le même mouvement il va jusqu’à rejeter les bases identificatoires de son enfance, c’est-à-dire ses images parentales. Pourtant la découverte d’une identification d’adulte ne pourra advenir que dans l’insertion de cet adolescent au sein de la lignée familiale, d’où sa recherche désespérée d’une image de soi dans les racines culturelles, dans le groupe social ou dans les souvenirs familiaux (les grands-parents sont souvent les seuls à être épargnés par la contestation de l’adolescent). À la base de toute adolescence, il y a ce meurtre des images parentales, condensé fantasmatique de l’agressivité liée à toute croissance : « grandir est par nature un acte agressif » (Winnicot). Confronté à ce paradoxe l’adolescent doit éprouver ses conflits avant d’en trouver la solution : les moyens de défense dont il dispose, soit qu’il les réutilise (retour aux processus défensifs de la période œdipienne), soit qu’il en découvre des nouveaux (processus défensifs spécifiques de l’adolescence), ont pour but de rendre supportable cette dépression et cette incertitude identifîcatoire sous-jacente. Le temps reste le facteur thérapeutique essentiel (Winnicot) même si, pris dans l’urgence de l’instant, l’adolescent et ses parents ne voient rien d’autre que la situation actuelle.

À cette homogénéité de penser l’adolescence comme un processus intrapsychique spécifique, s’oppose une certaine hétérogénéité des regroupements conceptuels. Nous distinguerons schématiquement deux principaux regroupements conceptuels : celui qui assimile l’adolescence à une crise et celui qui assimile l’adolescence à une étape de développement rappelant par bien des aspects la première phase de séparation-individuation de la petite enfance.

A. – LES PRINCIPAUX ASPECTS DYNAMIQUES DE L’ADOLESCENCE

1° L’excitation sexuelle. – La puberté caractérisée par l’apparition de la capacité orgastique et l’avènement de la capacité reproductive, entraîne une explosion libidinale, une éruption pulsionnelle génitale et un mouvement de régression vers les pulsions prégénitales. D’un point de vue économique, l’apparition brusque d’énergie libre (énergie déliée) conduit l’individu de façon incoercible à la recherche d’une décharge tensionnelle. À ces changements économiques s’associent, comme c’est toujours le cas, des changements dans la perspective dynamique : le conflit intérieur de

l’adolescent n’est pas une simple réplique du conflit œdipien, il s’y associe des conflits plus « archaïques » comme par exemple un conflit entre le Moi idéal réactualisé et le Moi déstabilisé (C. et G. Terrier, 1980) ou des conflits ambivalentiels rappelant ceux de la phase dépressive. L’affrontement entre la vie fantasmatique et les transformations pubertaires bouleverse la dynamique conflictuelle. Le rapport entre la prééminence du désir sexuel et la proximité des possibles, est la source d’une angoisse dont la qualité est liée à la dimension mégalomaniaque du désir (J. Rousseau et P. Israël, 1968).

Cette explosion libidinale avec ses aspects économiques et dynamiques fragilisent le Moi dans son rôle de pare-excitation. La puberté est une période de poussée libidinale ; les exigences pulsionnelles y sont particulièrement renforcées. Mais comme le souligne A. Freud, « tout renforcement des exigences pulsionnelles accroît la résistance du Moi à la pulsion… » Pour cet auteur, le pronostic de l’aboutissement de la puberté ne repose pas tant sur la puissance des pulsions, mais plutôt sur la tolérance ou l’intolérance du Moi à l’égard de ces pulsions. De même ce n’est pas tant les modifications du « Ça » humain, mais plutôt les relations différentes qu’établit le Moi avec le Ça qui déterminent les différences observées dans les représentations d’objet. Ainsi, l’étude des moyens de défense est fondamentale à l’adolescence (cf. plus loin). En pathologie, nous en verrons l’intérêt dans plusieurs regroupements cliniques comme par exemple l’anorexie mentale ou la toxicomanie.

2° La problématique du corps. – La puberté se manifeste par de profondes modifications physiologiques, qui ont évidemment d’importantes répercussions psychologiques aussi bien au niveau de la réalité concrète qu’au niveau imaginaire et symbolique.

a) La puberté et l’accession à la sexualité génitale. – Le développement des organes génitaux, de la pilosité, des seins, l’apparition des premières règles, ou d’érections avec éjaculation, la possibilité d’avoir des rapports sexuels et de procréer ont un impact fondamental dans le processus de l’adolescence. S. Freud, et bien d’autres après lui, ont accordé beaucoup d’importance à ces modifications physiologiques.

Freud note déjà dans « Les trois essais sur la théorie de la sexualité » ; « avec le commencement de la puberté, apparaissent des transformations qui amèneront la vie sexuelle infantile à sa forme définitive et normale ». Pour Freud, la pulsion va dorénavant découvrir l’objet sexuel chez autrui, les diverses zones érogènes dites partielles (orale, anale, urétrale) vont se subordonner au primat de la zone génitale (organe sexuel). La jouissance sexuelle liée à l’émission des produits génitaux permet d’accéder au « plaisir terminal », opposé en cela aux plaisirs préliminaires liés aux zones érogènes partielles citées plus haut. Mélanie Klein, Anna Freud,

D.W. Winnicot, entre autres, verront également dans ces modifications physiologiques la source de perturbations dans l’équilibre psychique de l’adolescent. Récemment, Edith Jacobson a développé longuement le rôle de ces modifications dans la réactivation de l’angoisse de castration, aussi bien chez les garçons que les premières éjaculations conduisent habituellement à se masturber, que chez les filles dont les premières règles renforcent leur croyance infantile de castration. Ces transformations et cette accession à la sexualité génitale peuvent être à l’origine de rapports sexuels « expérimentaux » ou de repli défensif vers une homosexualité latente ou même transitoirement patente (cf. p. 194).

b) L’image du corps. – Le corps se transforme donc à un rythme variable mais de manière globale : la « silhouette » change aussi bien pour l’adolescent lui-même que pour ceux qui le regardent. L’image du corps est bouleversée dans plusieurs domaines :

— Le corps comme repère spatial. « L’adolescent est un peu comme un aveugle qui se meut dans un milieu dont les dimensions ont changé » (A. Haim). L’adolescent est confronté à la transformation de cet instrument de mesure et de référence par rapport à l’environnement, qu’est la perception de son corps propre.

— Le corps comme représentant symbolique. Par la façon dont il est utilisé, mis en valeur ou méconnu, aimé ou détesté, source de rivalité ou de sentiment d’infériorité, habillé ou parfois déguisé, le corps représente pour l’adolescent un moyen d’expression symbolique de ses conflits et des modes relationnels. Par exemple, chez le garçon, les cheveux longs ou les cheveux courts peuvent être le reflet d’une mode, mais peuvent aussi être l’expression symbolique de l’identité sexuelle.

— Le corps et le narcissisme. Quel adolescent n’a passé de longs moments devant sa glace ? Quel adolescent n’a manifesté à un moment ou à un autre un intérêt exagéré à l’égard de sa silhouette ou d’une partie de son corps ou paradoxalement un désintérêt apparent total ? Faisant partie d’un ensemble plus général d’hyperinvestissement de soi, l’intérêt que porte par moments l’adolescent à son propre corps illustre la présence parfois prépondérante de la dimension narcissique dans le fonctionnement mental à cet âge (M. Vincent, 1982).

— Le corps et le sentiment d’identité. « Le sentiment de bizarrerie ou d’étrangeté qu’ont beaucoup de sujets à cet âge à propos de leur corps est du même type, en dehors de tout facteur psychotique, que le sentiment de ne pas s’identifier de manière sûre » (P. Mâle).

Tous ces points sont abordés au chapitre « L’adolescent et son corps » (p. 117).

L’adolescent est donc confronté à une série de modifications corporelles qu’il a du mal à intégrer et qui de toute façon surviennent à un rythme rapide.

3“L’adolescence en tant que travail de deuil. – Aux modifications physiologiques et pulsionnelles s’ajoute un autre grand mouvement intrapsychique, lié à l’expérience de séparation des personnes influentes de l’enfance, à un changement dans les modes relationnels, les projets et les plaisirs élaborés en commun, mouvement qui peut être rapproché d’un travail de deuil.

A. Haim écrit : « comme l’endeuillé, l’adolescent reste à certains moments abîmé dans le souvenir de ses objets perdus, et, comme lui, l’idée de la mort lui traverse l’esprit. Mais, comme la dynamique de deuil normal permet d’en entreprendre le travail, celle de l’adolescence fait que rien ne se fixe. »

Anna Freud établit un parallèle entre les réactions des adolescents et les réponses des individus à deux autres types de pertes réelles : les déceptions sentimentales et les deuils. Elle décrit plusieurs défenses mises en place par le Moi pour lutter contre « la perte d’objet » de cette période.

Le travail de l’adolescence, comme celui du deuil, consiste donc en « une perte d’objet » au sens psychanalytique du terme, perte des « objets infantiles » qu’on peut schématiquement analyser à deux niveaux :

1) perte de 1’ « objet primitif » d’abord, faisant parfois comparer l’adolescence à la petite enfance (phase de séparation de l’objet maternel) ; citons dans ce sens E. Kestemberg, D. Meltzer, et surtout J.F. Masterson qui, reprenant la terminologie de M. Malher, parlent ici de deuxième phase du processus de « séparation-individuation » ;

2) perte de F « objet œdipien » chargé d’amour, de haine, d’ambivalence : l’adolescent est amené « à conquérir son indépendance, à se libérer de l’emprise parentale et à liquider la situation œdipienne » (A. Haim). On peut en rapprocher le fait que l’imago parentale idéalisée, le sentiment de tout pouvoir réaliser (« l’idéal mégalomaniaque infantile »), projetés durant l’enfance sur les parents, sont eux aussi remis en cause par le désir d’autonomie, par la rencontre d’autres idéaux et par une meilleure perception de la réalité.

Fine des tâches psychiques centrales de l’adolescence est donc de parvenir au détachement de l’autorité parentale et des « objets infantiles ». D. Gedance, F.G. Ladame et J. Snakkers notent : « un adolescent qui évolue normalement vit des moments de dépression inhérents au processus développemental dans lequel il se trouve engagé ». Ces auteurs distinguent même deux phases successives : une première phase ou un premier moment de dépression décrit ainsi : « c’est celui qui accompagne le deuil du refuge maternel, deuil non voulu mais imposé, non vécu comme libération, mais comme abandon » ; puis dans la seconde phase de l’adolescence, un nouveau deuil va intervenir : « le deuil renouvelé de l’objet œdipien » sous la pression des pulsions génitales.

4° Les moyens de défenses. – Par rapport aux conflits évoqués dans les paragraphes précédents, l’adolescent met en place certaines défenses. Les unes n’offrent pas de particularités notables (refoulement, déplacement, isolation) mais les autres paraissent plus spécifiques ou particulièrement fréquentes à cet âge. Seules ces dernières seront envisagées ici.

A. Freud distingue les défenses contre le lien avec l’objet infantile (défense par déplacement de la libido, défense par renversement de l’affect, défense par le retrait de la libido dans le soi. défense par la régression) et les défenses contre les pulsions (ascétisme, intransigeance). On pourrait aussi décrire les défenses centrées sur le conflit œdipien et les défenses élaborées contre le conflit préœdipien. En réalité dans la pratique clinique il est rare que les conduites de l’adolescent témoignent de l’un ou l’autre de ces registres, elles participent généralement à ces divers niveaux. Cette gamme très étendue de manifestations défensives est là encore comprise parfois comme un apprentissage des diverses possibilités défensives du Moi. Nous évoquerons successivement les systèmes défensifs suivants :

— l’intellectualisation et l’ascétisme (A. Freud) ;

— le clivage et les mécanismes associés ;

— la mise en acte.

1) L’intellectualisation est, selon A. Freud, un mécanisme défensif du Moi pour mieux contrôler les pulsions au niveau de la pensée. Chacun connaît ces adolescents qui passent des heures interminables en discussion, en reconstruction du monde. L’adhérence massive, immédiate, sans nuance, à des théories philosophiques ou politiques est un exemple à la fois de l’intellectualisation et de l’idéalisation projective. A. Freud rapproche de l’intellectualisation l’ascétisme qu’on pourrait définir comme un mécanisme défensif du Moi pour mieux contrôler les pulsions au niveau du corps. Il s’agit ici de ces adolescents qui s’imposent des tâches ou des restrictions physiques plus ou moins draconiennes : faire un nombre de kilomètres quotidiens de cross, s’interdire telle nourriture, ne pas se vêtir chaudement, braver les intempéries, refuser toute satisfaction ou plaisir corporel. On perçoit aisément, derrière cet ascétisme, les tentatives de contrôle des désirs sexuels, en particulier de la masturbation. Toutefois, on peut observer en quelques années une évolution culturelle très importante, évolution qui a atténué en grande partie la culpabilité liée aux conduites masturbatoires.

2) Le clivage et les mécanismes associés représentent la réapparition à l’adolescence de mécanismes archaïques souvent abandonnés au décours du conflit œdipien pour des mécanismes défensifs plus adaptés tels que l’inhibition, le refoulement. L’utilisation du clivage a pour but de protéger l’adolescent de son conflit d’ambivalence centré sur le lien aux images parentales. Cliniquement le clivage s’illustre par les brusques passages d’une extrême à l’autre, d’une opinion à une autre, d’un idéal à un autre. On l’observe aussi dans les comportements à l’évidence contradictoires de l’adolescent, contradiction qu’il ne semble pas percevoir ou dont il ne s’inquiète pas : ainsi tel adolescent qui réclame bruyamment son indépendance (pour sortir le soir, partir en vacances…) veut être accompagné de ses parents pour d’autres conduites en apparence banales. Ces brusques changements, ces contradictions sont d’autant plus incompréhensibles en apparence, que l’adolescent tient tout un discours rationalisant et intellectualisant.

Associés au clivage, une série de mécanismes défensifs de type archaïque s’observe souvent. Nous ne ferons que les citer ici : identification projective déjà évoquée à travers ces brusques et massives adhésions à des systèmes d’idéaux sans nuances ; idéalisation primitive marquée par des choix d’objets totalement irréalistes et inaccessibles ou par un idéal du Moi mégalomane ; projection persécutive traduite par le sentiment d’un monde hostile et dangereux dont il faut se défendre pour survivre.

L’activation de ces mécanismes défensifs primitifs est en partie responsable de l’aspect si particulier des relations d’objet que l’adolescent établit avec son entourage. Leur présence fréquente à l’adolescence a conduit certains auteurs (Masterson) à comparer cette crise à un état limite transitoire, état limite où les mêmes mécanismes défensifs s’observent avec prédilection (cf. p. 267).

3) La mise en acte enfin est parfois si importante qu’elle occupe apparemment tout le champ comportemental. Elle atteint son maximum dans le tableau de la psychopathie (cf. p. 279). Elle protège l’adolescent du conflit intériorisé et de la souffrance psychique, mais elle entrave toute possibilité de maturation progressive de telle sorte que l’incessante répétition de cette mise en acte apparaît souvent comme la seule issue.

5° Le narcissisme. – Tous les psychanalystes insistent sur les modifications du narcissisme non seulement en terme d’augmentation quantitative mais aussi dans le sens d’une répartition dynamique différente.

Rappelons que d’un point de vue clinique le narcissisme « pathologique » peut se définir comme le regroupement de deux conduites :

1) un désintérêt à l’égard du monde extérieur (l’égoïsme) ;

2) une image de soi grandiose (mégalomanie).

L’égoïsme et la mégalomanie sont deux « reproches » souvent adressés à un moment ou à un autre de l’adolescence de tout sujet. D’un point de vue psychanalytique, beaucoup d’auteurs insistent sur l’augmentation des manifestations témoins des défaillances du narcissisme à l’adolescence et sur la prédominance par rapport à la période précédente des conduites issues de la lignée narcissique sur celles de la lignée objectale.

Le développement puis l’établissement du narcissisme adulte sont considérés comme nécessaires à l’adolescence : l’adolescent doit choisir de nouveaux objets, mais doit aussi se choisir soi-même en tant qu’objet d’intérêt, de respect et d’estime. La façon dont certains adolescents maltraitent leur corps est un signe parmi d’autres de leurs difficultés narcissiques.

Certains ont même proposé de distinguer différents modes d’expression du narcissisme à l’adolescence en situant les conduites dites « narcissiques » sur un continuum allant de celles qui témoignent d’une quasi-normalité à celles qui s’observent dans les états les plus pathologiques (O. Kemberg 1975) :

— un premier mode se manifeste sous la forme de préoccupation de soi, d’amour de soi et même de fantasmes grandioses : il caractérise un narcissisme normal à l’adolescence marqué par l’augmentation de l’investissement libidinal de soi et sa coexistence avec un investissement libidinal persistant des objets ;

-— un deuxième type plus pathologique est représenté par une identification pathologique de soi aux objets infantiles et la recherche d’objets qui représentent le soi infantile. Il n’y a plus de mélange d’investissements narcissiques et d’investissements objectaux ;

— un troisième type encore plus pathologique se manifeste par la conservation constante d’un soi grandiose avec projection d’un soi primitif grandiose pathologique sur l’objet.

Ce narcissisme à l’adolescence est également mis en rapport avec le narcissisme parental projeté sur l’enfant devenant potentiellement celui qui peut réaliser les fantasmes grandioses des parents, mais qui peut aussi se sentir très dévalorisé de ne pas les réaliser. Certaines dépressions de l’adolescence peuvent être directement comprises par rapport à ce dernier phénomène (cf. p. 207).

6° La place de l’idéal du Moi à l’adolescence. – La référence au narcissisme et à travers lui au fondement de l’identité, la place prépondérante que jouent les diverses identifications, son rôle essentiel dans la constitution, puis la cohérence maintenue d’un groupe, tous ces axes rendent évidente la place particulière que l’Idéal du Moi peut occuper à l’adolescence. Nombreux sont les analystes qui, étudiant le processus de l’adolescence, tiennent pour essentiel le rôle de l’Idéal du Moi à cet âge. Ainsi E. Kestemberg note que les adolescents à cette période sont à la recherche d’un Idéal du Moi, d’une image satisfaisante d’eux-mêmes, image susceptible de leur apporter un soutien narcissique. Pour S. Lebovici, le conflit Surmoi-Idéal du Moi est l’un des conflits clefs de l’adolescence, expliquant en particulier certaines conduites d’échec compulsives. Toutefois, ce sont P. Bios et M. Laufer qui ont abordé le plus en profondeur la place de l’Idéal du Moi à cette période de la vie. Nous résumerons successivement, et de façon comparée, leurs points de vue.

Nous mettrons en exergue la thèse de P. Bios. Pour cet auteur, l’Idéal du Moi est l’héritier du processus de l’adolescence, de la même manière que le Surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe. L’Idéal du Moi trouve certes ses racines dans le narcissisme primaire, mais P. Bios distingue l’idéalisation du soi propre à l’enfant et l’Idéal du Moi. Cette idéalisation du soi est alimentée par le sentiment de toute-puissance infantile, en particulier grâce à la position bisexuelle, qui chez l’enfant n’est pas trop conflictuelle, et permet toute sorte de compromis : la transformation pubertaire rompt cette bisexualité potentielle, ce qui représente une atteinte majeure à ce sentiment de toute-puissance infantile. À l’adolescence « la composante féminine de la vie pulsionnelle du petit garçon se restreint, s’atténue ou est rejetée de façon beaucoup plus vigoureuse par les injonctions narcissiques manifestées à travers la honte et le mépris que par les interdits surmoïques ». L’identification au père, mais surtout l’intériorisation de l’image paternelle au sein de l’Idéal du Moi prend le relais de la soumission homosexuelle passive au père et de la relation de tendresse que le petit garçon avait pu maintenir jusqu’à la puberté. Ce rapport de tendresse entre père et fils est, rappelons-le, directement issu du conflit œdipien inversé, résultant du déplacement de l’agressivité dirigée contre le père sur d’autres domaines (en particulier le champ de la connaissance) et du maintien atténué du lien libidinal.

En quelque sorte la relation intrapsychique entre le Moi et l’Idéal du Moi marquée du sceau du projet, du devenir, succède à la relation œdipienne passive entre père et fils : le renoncement à l’attachement œdipien passif ne peut se faire que par l’intermédiaire de l’intégration de l’Idéal du Moi. P. Bios déclare explicitement : « l’Idéal du Moi n’arrive à son organisation définitive que tardivement, au déclin du stade homosexuel de la première adolescence… C’est dans l’abandon irréversible de la position œdipienne négative (homosexuelle) pendant la première adolescence que se trouve l’origine de l’Idéal du Moi. » La fonction de l’Idéal du Moi est de contribuer à la formation de l’identité sexuelle, puis de maintenir stable cette identité. Nous ne reviendrons pas ici sur le point de vue essentiellement développemental dans lequel se situe P. Bios, point de vue qui transparaît comme il se doit dans cette conception du rôle de l’Idéal du Moi. Toutefois, nous émettrons une critique : pour satisfaire à ce point de vue développemental et justifier sa thèse, P. Bios est contraint de réintroduire chez l’enfant une nouvelle instance ou du moins une fonction particulière qu’il nomme « Idéalisation du soi ». La distinction entre cette « Idéalisation du soi » de l’enfant et « l’Idéal du Moi de l’adolescent puis de l’adulte » nous paraît peu claire, sinon que la première ne se constituerait que sur le seul narcissisme infantile précoce et sur l’illusion de la toute-puissance infantile, tandis que le second inclurait les divers systèmes d’identifications. Il serait souhaitable d’approfondir les fondements théoriques d’une telle distinction qui, selon nous, serait peut-être justifiée pour le nourrisson à la période préœdipienne, mais beaucoup plus incertaine à la période œdipienne et à la phase de latence.

M. Laufer adopte une position beaucoup moins développementale. Pour cet auteur l’Idéal du Moi apparaît au déclin du conflit œdipien en même temps que le Surmoi. Ceci signifie que les systèmes d’identifications et d’intériorisations doivent avoir acquis une stabilité suffisante : « avant que se soit faite l’internalisation, les précurseurs de l’Idéal du Moi sont encore relativement instables, en partie dépendants des sources extérieures ». Cet état correspond à la période préœdipienne. La stabilisation des systèmes d’identifications permet au conflit œdipien de se déployer, au Surmoi et à l’Idéal du Moi de se constituer. Pour définir les origines et le contenu de ce dernier, M. Laufer cite Ritvo et Solnit (1960) : « On peut considérer que l’Idéal du Moi provient de trois sources principales : l’idéalisation des parents, l’idéalisation de l’enfant par les parents et l’idéalisation de soi par l’enfant… » Quant à la fonction de cet Idéal du Moi, M. Laufer en donne la définition suivante : « Je voudrais maintenant définir l’Idéal du Moi comme la partie du surmoi qui contient les images et les attributs que le Moi s’efforce d’acquérir afin de rétablir l’équilibre narcissique. » Cette préservation de l’équilibre narcissique est la fonction essentielle de l’Idéal du Moi. Or la caractéristique de l’adolescence est de remettre en cause les gratifications et les ressources narcissiques de l’enfance, en particulier toutes celles qui proviennent des parents et/ou des images parentales. Pour retrouver l’équilibre narcissique temporairement perdu à l’adolescence l’Idéal du Moi aura trois tâches : « aider à modifier les relations internes avec les objets primaires, aider à contrôler la régression du Moi, et favoriser l’adaptation sociale ». L’apport le plus original de M. Laufer concerne le troisième point, car selon lui, la caractéristique de l’Idéal du Moi à l’adolescence est de se servir de l’extérieur, du groupe des pairs comme relais d’identification et de gratification narcissique. En somme M. Laufer reprend l’une des hypothèses de Freud concernant la psychologie de la foule pour en faire une des caractéristiques dynamiques et structurelles de l’adolescent : « l’adolescent se trouve confronté aux nouvelles espérances que le monde extérieur met en lui (et en premier lieu ses congénères) et il s’identifie à elles. Ce sont là des identifications du moi, mais elles sont ressenties comme étant du même ordre que les premières exigences intériorisées, et c’est dans ce sens que je les considère comme faisant partie de l’Idéal du Moi à l’adolescence. » Le groupe des pairs devient ainsi l’une des sources de gratification et de soutien narcissique. Cependant, M. Laufer voit en cette recherche l’une des possibilités majeures de conflit intrapsychique chez l’adolescent. En effet, « l’Idéal œdipien peut ne pas être conforme à ce qu’attendent les congénères. Dans ce cas, le Moi est mis en demeure de choisir entre le parent œdipien et les congénères ». Il est important d’évaluer les tensions provoquées par ce conflit et les moyens que l’adolescent se donne pour le résoudre, en étudiant par exemple la nature des conduites d’identifications au groupe des pairs : traduisent-elles une tentative de dégagement des liens aux objets œdipiens infantiles ou au contraire une lutte exacerbée contre les exigences surmoïques en raison du maintien des liens aux objets œdipiens ? Dans le second cas l’adolescent risque de résoudre son conflit en élaborant ce que M. Laufer appelle un pseudo Idéal du Moi, sorte de conformisme adaptatif de surface soit au groupe des pairs, soit aux exigences parentales, mais qui laisse intacts les liens aux objets œdipiens infantiles.

7 » Identité. Identifications. – La recherche par l’adolescent de son identité est appréhendée de deux façons différentes. Elle peut se situer dans la continuité de la quête de l’identité depuis le plus jeune âge (E. Erikson), mais également dans le mouvement qui va de l’adolescence à l’âge adulte : identité et identifications ne peuvent être séparées (E. Kestemberg).

a) Identité : de l’enfant à l’adulte (E.H. Erikson). – Pour

E.H. Erikson, l’adolescent confronté à la crise d’identité réagit selon la manière dont, dans son enfance, il a intégré les différents éléments de l’identité : « Si le tout premier stade a légué à la crise d’identité un important besoin de confiance en soi et dans les autres, alors l’adolescent recherchera avec ferveur les hommes et les idées auxquels il puisse accorder sa foi… Si le second stade a établi la nécessité d’être défini par ce qu’on peut vouloir librement, alors l’adolescent recherchera l’occasion favorable pour décider, en plein accord avec soi, sur laquelle des avenues disponibles et indispensables du devoir et du service il s’engagera… » Erikson décrit les différents types d’adolescents selon la prévalence de tel stade antérieur dans la construction de l’identité :

— l’adolescent à la recherche de l’idéal ;

— l’adolescent volontaire ;

— l’adolescent fonctionnant dans l’imaginaire et l’illusion ;

— l’adolescent à la recherche d’un travail passionnant sans autre motivation ;

— l’adolescent idéologue.

La société a ainsi, pour Erikson, un rôle capital à jouer pour permettre à l’adolescent de développer ou d’intégrer les différentes étapes sous peine de voir apparaître chez celui-ci une sauvage énergie destructrice.

b) Identité et identifications (E. Kestemberg). – À cette conception de l’identité comme une « construction » progressive de l’enfant à l’adulte en passant par l’adolescent, s’oppose le point de vue d’un auteur comme

E. Kestemberg, qui met d’abord en évidence le mouvement de rupture : ainsi l’adolescence est d’abord marquée par le rejet des identifications antérieures, conséquence du rejet des objets parentaux. Dans le même sens que ce rejet des objets parentaux correspond un rejet de soi en tant qu’être sexué : l’adolescent se veut étranger aux autres et se retrouve étranger à lui-même ; son identité en est menacée. Ce rejet des objets parentaux, de soi en tant qu’être sexué et donc des identifications au parent du même sexe mais surtout au parent du sexe opposé, suscite une angoisse plus profonde que celle induite par le conflit œdipien, angoisse concernant la cohésion de sa personne et donc son identité.

Pour sortir de cette impasse l’adolescent multipliera les expériences. Les nouvelles relations d’objet lui serviront de support aux prochaines intériorisations puis identifications mais elles seront caractérisées par l’aspect partiel de l’objet investi. « Une facette a rendu écho à sa quête ; l’ensemble de la personne est pour ainsi dire ignoré » (C. et G. Terrier, 1980). Ce travail identificatoire dépendra donc en grande partie de la qualité des « objets médiateurs » retrouvés soit chez d’autres adolescents, soit chez un adulte ou dans un groupe. Comme chez le petit enfant, les interactions entre l’adolescent et le monde extérieur organiseront en grande partie la reliaison et le remodelage des identifications et donc l’identité. Les difficultés d’identification peuvent déboucher vers un trouble d’identité où le risque de rupture avec la réalité atteindra son acmé dans les troubles psychotiques (cf. p. 249).

8° Le groupe. – La participation d’un adolescent à un groupe de congénères, son insertion dans une bande constituent des faits d’observation courante. Les relations établies entre l’adolescent et ses pairs, par-delà les implications sociologiques évidentes dont elles témoignent, jouent également un rôle de premier plan dans le processus psychique en cours. En effet, si la « bande » trouve d’abord et avant tout son origine, sa définition dans les facteurs sociologiques qui la déterminent et la conditionnent (cf. p. 11), le besoin pour l’adolescent d’être « en groupe » répond à des motivations intrapsychiques liées à ce processus. Nous avons précédemment évoqué le rôle du groupe et de ses membres comme relais de l’Idéal du Moi, comme intermédiaire ou médiateur des systèmes d’identification et d’identité. Le groupe peut aussi être utilisé comme lieu d’externalisation des différentes parties de l’adolescent : « grâce à la distribution des parties du self sur les membres du groupe, les besoins masturbatoires peuvent s’atténuer et les processus sociaux mis en route favorisent à travers la réalisation dans le monde réel, la diminution graduelle du clivage, le déclin de l’omnipotence et la décrue de l’angoisse de la persécution » (D. Meltzer, 1977). Pour les auteurs qui adoptent un point de vue développemental, le groupe jouerait un rôle plus important au début de l’adolescence (13-15 ans) qu’en fin d’adolescence. Au-delà de ces diverses fonctions dans le processus de l’adolescence, le groupe peut aussi avoir une fonction dans le champ psychopathologique. Ainsi Winnicot souligne que le groupe peut être utilisé par les adolescents pour « rendre réel leur propre symptomatologie en puissance » (D.W. Winnicot). Ceci explique qu’un groupe s’identifie volontiers au membre le plus malade : si dans un groupe il y a un adolescent dépressif ou délinquant, le groupe tout entier manifeste une humeur dépressive ou est maintenant avec ce délinquant : « dans le groupe que trouve l’adolescent afin de s’y identifier ou dans les agrégats isolés qui se transforment en groupe en liaison avec la persécution, les membres extrêmes du groupe agissent pour le groupe entier. La dynamique de ce groupe, assis en rond à écouter du jazz ou participant à une beuverie, doit englober toutes sortes d’instruments de la lutte de l’adolescent : le vol, les couteaux, l’explosion et la dépression. Et si rien ne se passe, les membres commencent à se sentir individuellement peu sûrs de la réalité de leur protestation, tout en n’étant pas assez perturbés eux-mêmes pour commettre l’acte antisocial qui arrangerait les choses. Mais s’il y a dans ce groupe un, deux ou trois membres antisociaux qui veulent commettre l’acte antisocial, ceci crée une cohésion de tous les autres membres, les fait sentir réels et structure temporairement le groupe. Chaque individu sera loyal et donnera son soutien à celui qui veut agir pour le groupe, bien qu’aucun individu n’aurait approuvé ce que fait ce personnage très antisocial » (D.W. Win-nicot).

B. – LES REGROUPEMENTS CONCEPTUELS

Dans le paragraphe précédent, nous avons décrit plusieurs axes autour desquels le remaniement psychique, propre à l’adolescence, semble s’organiser : surcroît pulsionnel, modification corporelle, travail de deuil, réaménagement défensif, réélaboration narcissique, système d’idéalisation, quête identificatoire, adhésion au groupe. De nombreux auteurs, dans une tentative de saisir l’ensemble de ces modifications à travers un unique processus ont proposé une conceptualisation plus globalisante de l’adolescence. Selon nous on peut, de façon certes un peu schématique, répartir ces conceptualisations en deux grandes tendances :

— d’un côté les tenants de la « crise à l’adolescence » avec les implications pratiques et théoriques que sous-tend la notion de « crise » ;

— d’un autre côté les tenants du « processus de l’adolescence » où, dans une perspective essentiellement ontogénétique, l’adolescence est théorisée comme « un second processus de séparation-individuation ».

1° L’adolescence comme crise. – L’adolescence par sa nature est une interruption dans la tranquillité de la croissance : caractéristique de la période de latence, le maintien prolongé d’un équilibre stable devient en lui-même anormal. L’adolescence serait alors caractérisée par des positions économiques et dynamiques extrêmes, changeantes, fluctuantes qui donnent à cette période de la vie son aspect de tumulte, de bouleversement et de crise sans que, pour autant, on soit autorisé à parler de pathologie : le diagnostic différentiel entre les bouleversements de l’adolescence et la vraie pathologie devient une tâche difficile : « il y a un lien entre les manifestations de l’adolescent normal et les divers types de personnes malades :

— le besoin d’éviter toute solution fausse correspond à l’inaptitude du psychotique au compromis…;

-— le besoin de se sentir réel ou de ne rien sentir du tout est lié à la dépression psychotique avec dépersonnalisation ;

— le besoin de provoquer correspond à la tendance antisociale qui se manifeste dans la délinquance » (D.W. Winnicot).

À l’extrême, ce point de vue amène à considérer que les individus malades sont ceux qui ne sont pas parvenus au stade de développement psychoaffectif qu’est l’adolescence, ou n’y sont parvenus que de façon très déformée.

L’assimilation du processus d’adolescence à une crise rencontre deux critiques :

a) La première s’appuie sur des études longitudinales utilisant des tests psychologiques et des questionnaires sur l’image de Soi et les représentations de relations d’objet internalisées (D. Offer, 1975) : différents groupes d’adolescents, en dehors de toute pathologie, peuvent être distingués :

— Un « groupe à croissance continue » dont les sujets sont satisfaits d’eux-mêmes, ne manifestent ni période d’anxiété, ni période de dépression, ni conflits intrapsychiques importants.

— Un « groupe à croissance par vague », où les sujets sont plus enclins à la dépression et à la perte d’estime de soi. Leurs mécanismes de défense se rigidifient en situation de crise et leurs conflits sont plus importants.

— Un « groupe à croissance tumultueuse » chez lequel l’anxiété et la dépression est plus importante que dans les groupes précédents. La mésestime à l’égard d’eux-mêmes et des autres est prévalente chez les adolescents de ce groupe. Ils sont plus dépendants de leurs pairs et manifestent des problèmes comportementaux et familiaux conflictuels.

— Enfin un groupe non caractéristique.

b) La seconde critique porte essentiellement sur le risque important que comporte une confusion entre les aspects normaux et pathologiques, confusion qui peut parfois apparaître dans les travaux assimilant le processus d’adolescence à une crise (cf. p. 51). En effet, confondre les manifestations de l’adolescence normale et les entités psychopathologiques risque d’entraver l’avenir d’adolescents profondément perturbés en minimisant l’existence de leur pathologie et donc la gravité en profondeur de certaines manifestations. Des critères d’évaluation plus fins doivent alors être étudiés : « Nous sommes en train de découvrir que bien des adolescents qui présentent des problèmes qui semblent transitoires ou de nature névrotique se révèlent plus tard bien plus perturbés. En revanche, un certain nombre d’adolescents semblent sérieusement perturbés, mais leur traitement révèle que ce n’est pas le cas » (M. Laufer, 1982). Ainsi les manifestations de l’adolescence qui sont les signes d’une étape du développement ou en d’autres termes d’un stade génétique doivent être distingués des troubles psychiques qui correspondent à une interférence avérée dans le développement psychologique de l’individu et/ou à l’effondrement des moyens antérieurs pour faire face aux situations de stress. Ceci nécessite d’évaluer le fonctionnement global de la personnalité, de porter une attention toute particulière à l’ensemble des manifestations et des conduites intrapsychiques que manifeste l’adolescent. Nous pouvons ici citer F. Ladame : « Un trouble psychique correspond à une interférence avérée dans le développement psychologique de l’individu et à l’effondrement des moyens antérieurs pour faire face aux situations de stress. Il ne s’agit donc plus de la vaste panoplie des comportements qui peuvent s’observer chez tout adolescent normal, qui comprennent les variations d’humeur, les sentiments temporaires de désespoir, les querelles et bagarres avec les parents, l’école, les autorités, l’expérimentation de drogue, etc. Tous comportements qu’on désigne encore parfois sous le terme ambigu de « crise d’adolescence » et qui n’entravent pas la progression vers l’âge adulte et la capacité de tirer du plaisir de sa vie personnelle. »

Le second processus de séparation-individuation. – Les concepts de Margaret Mahler développés à partir de recherches sur les nouveau-nés et de l’observation des relations mères-enfants, ont amené plusieurs psychanalystes d’adolescents à comparer le processus d’adolescence avec le processus de séparation du petit enfant décrit par celle-ci. Si le jeune enfant s’est dégagé de sa mère par internalisation, l’adolescent se dégage des objets internalisés pour aimer les objets extérieurs et extrafamiliaux. En fait, dès 1944, H. Deutsch écrivait : « La prépuberté est une phase pendant laquelle les pulsions sexuelles sont les plus faibles, et où le développement du Moi est le plus intense. Elle se caractérise par une poussée vers l’activité et une démarche vers la croissance et l’indépendance et représente un processus intensif d’adaptation à la réalité, de maîtrise de l’environnement, résultant de cette évolution du Moi. L’adolescent s’y trouve pris entre passé et futur, entre enfance et âge adulte, tout comme le petit enfant l’était entre relation symbiotique et autonomie. La lutte pour l’indépendance ayant lieu à cette période de la vie nous rappelle intensément les processus qui se déroulent entre l’âge de un an et demi et trois ans, lors de ce que nous qualifions de phase préœdipienne de l’enfance (le passage du stade symbiotique à l’autonomie). »

Ce sont essentiellement P. Bios et J.F. Masterson à propos des adolescents borderline (cf. p. 267) qui ont repris les concepts de Margaret Malher et les ont transposés à l’adolescence. Le second processus d’individuation est le fil fonctionnel qui serpente tout au long de l’adolescence ; en outre, P. Bios a décrit différentes sous-phases ;

— la préadolescence caractérisée par l’augmentation quantitative de la pression pulsionnelle et par la résurgence de la prégénitalité ;

— la première adolescence marquée par la primauté génitale et le rejet des « objets internes parentaux ». « Le véritable processus de rupture des liens avec le premier objet a commencé » ;

— l’adolescence proprement dite où dominent le réveil du complexe œdipien et les détachements des premiers objets d’amour. Au cours de cette phase le narcissisme s’amplifie, le deuil apparaît et nous en verrons les liens avec la dépression (cf. p. 207), « l’état amoureux » reflète les problèmes liés au choix d’objet sexuel ; nous en reparlerons plus en détail dans le chapitre consacré à la sexualité et à ses avatars (cf. p. 181). « L’individualisation atteint un sommet avec le réveil du conflit œdipien et l’établissement du plaisir préliminaire agissant comme il le fait sur l’organisation du Moi » ;

— l’adolescence tardive est une phase de consolidation des fonctions et des intérêts du Moi et de structuration de la représentation du Soi ;

— enfin, la post-adolescence au cours de laquelle la tâche de l’adolescence doit s’achever, c’est-à-dire « quand l’organisation de la personnalité est telle que la paternité ou la maternité peuvent apporter leur contribution spécifique à la croissance de la personnalité ».

À travers ce cloisonnement en différentes phases, un processus d’un ordre plus général s’établit. Sa direction et son but restent les mêmes tout au long de l’adolescence, ils cheminent continuellement vers le dégagement de l’objet infantile et parallèlement la maturation du Moi. Inversement, les troubles du développement des fonctions du Moi à l’adolescence sont symptomatiques de fixations pulsionnelles et de dépendance aux objets infantiles. Dans cette conception, la plus grande partie des troubles psychiques de l’adolescence est liée aux avatars de ce processus de séparation-individuation.

Incontestablement, un tel point de vue a le mérite d’attirer clairement l’attention du clinicien sur les risques de distorsion du développement, de fixation pathologique, et par conséquent a le mérite d’éviter la passivité et l’attentisme. Cependant des critiques se sont élevées face à ce type de compréhension :

1) Critique de forme devant l’aspect quelque peu schématique des diverses étapes et sous-phases de l’adolescence. De nombreux auteurs, en raison des variations d’âges, très importantes à cette période de la vie, réfutent ces diverses sous-phases et se contentent de parler de préadolescence, d’adolescence proprement dite et éventuellement de post-adolescence.

2) Critique de fond : certains auteurs considèrent que cette perspective ontogénétique met trop l’accent sur l’aspect adaptatif du processus en négligeant quelque peut l’aspect conflictuel de l’adolescence. Certes, un tel point de vue se justifie lorsque ce type de compréhension dépasse le champ individuel pour s’appliquer au champ social collectif ; en revanche, cette critique nous paraît peu fondée dans le domaine de la clinique centrée sur l’individu car les auteurs sus-cités (P. Bios, J.F. Masterson, M. Laufer, entre autres) s’attachent à une analyse minutieuse des « conflits de développement », de leur entrave ou de leur résolution (voir la discussion du chapitre Crises et Ruptures à l’adolescence, p. 50).

En résumé, certains psychanalystes conceptualisent l’adolescence comme une période « critique » : la distinction entre les manifestations propres à cette étape et les troubles psychiques durables est hasardeuse, voire même impossible. D’autres auteurs conceptualisent l’adolescence comme une étape du développement pouvant avoir elle-même ses différents stades et dont la fonction d’ensemble est rapprochée de celle de la première enfance en particulier dans la dynamique de la séparation-individuation. Dans cette dernière conception, l’adolescence représente un processus comportant différentes tâches qui doivent être accomplies pour passer à l’âge adulte, accéder à la stabilité des relations d’objets et à la possibilité de devenir soi-même parent d’enfants et d’adolescents.

Partisan ou non de l’adolescence comme une crise ou comme un processus de séparation-individuation, tous soulignent le danger d’une « science psychanalytique parentale », car « à vouloir expliquer les questions de l’adolescence d’une manière si impatiente, l’adulte montre à l’évidence que les problèmes de l’adolescence ne sont finalement rien d’autre que les siens » (A. Jeanneau, 1982). En fin de compte, seule la relation entre le monde des adolescents et celui des adultes, sa nature, sa valeur expressive des conflits patents ou latents, son évolution, retiendront l’attention du psychanalyste et sous-tendront le modèle psychanalytique.

V. – Le modèle cognitif et éducatif

On passe souvent sous silence les changements cognitifs concomitants de la période de l’adolescence. Cependant il existe un bouleversement dans les structures cognitives, au moins aussi important que les transformations pubertaires. En effet, Piaget et Inhelder ont décrit l’apparition d’une nouvelle forme d’intelligence, l’intelligence opératoire formelle dont les structures se mettent en place vers 12-13 ans. Mais beaucoup d’autres auteurs font référence à un apprentissage au moment de l’adolescence, apprentissage centré sur les relations sociales ; cette référence à l’apprentissage social contient implicitement un rappel de l’importance du fonctionnement intellectuel. A contrario, les perturbations affectives et comportementales souvent très importantes que la puberté provoque chez les enfants encéphalopathes (cf. p. 395) montrent clairement combien « l’intelligence » dans son sens le plus extensif est une donnée nécessaire pour que l’adolescent puisse assumer et intégrer les modifications corporelles, affectives et relationnelles qui s’opèrent dans et autour de lui.

Dans la théorie cognitive de Piaget, le stade des opérations formelles correspond au développement de la structure de « groupe combinatoire » et débute à partir de 12 ans. Après le stade opératoire concret l’accession au stade opératoire formel se caractérise par la capacité du préadolescent (entre 12 et 16 ans) à raisonner par hypothèse, d’envisager l’ensemble des cas possibles et de considérer le réel comme un simple cas particulier. La méthode expérimentale, la nécessité de démontrer les positions énoncées, la notion de probabilité, deviennent accessibles. Sur le plan pratique, la mise en place d’une possibilité de raisonnement hypothético-déductif se traduit par l’accession au groupe des opérations formelles de transformation : l’identique, la négation, la réciproque et la négation de la réciproque, c’est-à-dire la corrélative (I.N.R.C.). Ainsi, à titre d’exemple, au stade concret, l’enfant comprend que 2/4 est plus grand que 1/4 parce qu’il n’a à comparer que 1 et 2, mais c’est seulement au stade formel qu’il comprend l’égalité 1/3 et 2/6 parce qu’il peut établir un rapport entre la comparaison des numérateurs d’une part et la comparaison des dénominateurs d’autre part : il peut poser ces deux proportions et le rapport entre deux rapports.

Il est essentiel de comprendre qu’avec le stade des opérations formelles, le rapport au monde change complètement : l’intelligence accède à un niveau tel qu’elle se situe au plan des relations entre le possible et le réel, mais avec une inversion de sens tout à fait remarquable car, nous dit Piaget, au lieu que « le possible se manifeste simplement sous la forme d’un prolongement du réel ou des actions exécutées sur la réalité, c’est au contraire le réel qui se subordonne au possible ». Outre cette subordination du réel au possible, trois autres caractéristiques de la pensée formelle sont à retenir (J.M. Dolle) :

— la pensée formelle porte sur des énoncés verbaux ;

-— cette substitution des énoncés verbaux aux objets correspond à l’intervention d’une logique nouvelle ou logique des propositions. Cette logique des propositions permet d’accéder à un nombre infiniment plus grand d’opérations et de combinaisons de ces opérations (groupe combinatoire I.N.R.C.) ;

— « elle constitue un système d’opérations à la seconde puissance », car les opérations antérieures portaient directement sur les objets tandis que les opérations formelles portent sur des propositions ou des énoncés qui sont déjà des opérations mais au premier degré.

Sur le plan clinique, l’évaluation de ces opérations formelles est devenue possible avec la mise au point de l’Echelle de Pensée Logique (E.P.L.) 2 étalonnée sur un groupe de garçons et filles âgés de 9 à 16 ans. Elle couvre donc une partie du stade opératoire concret et l’ensemble du stade des opérations formelles (Formel A et Formel B). L’E.P.L. se compose d’une série de cinq épreuves :

— une épreuve d’opérations combinatoires de type permutation ;

— une épreuve de quantification des probabilités ;

— une épreuve construite autour des facteurs qui modifient la fréquence des oscillations d’un pendule ;

— une épreuve de coordination de deux systèmes de référence distincts dans la représentation de l’espace (courbes mécaniques) ;

— une épreuve de conservation et de dissociation des notions de poids et de volume.

Les résultats permettent de situer le fonctionnement mental d’un enfant et d’un adolescent dans l’une des quatre classes : stade concret, intermédiaire, formel A et formel B.

Dans le domaine de la psychopathologie, les difficultés d’accession à la pensée formelle ont pu être tenues pour l’un des facteurs expliquant les conduites psychopathiques, en particulier avec les notions de dysgnosie, dyschronie et dyspraxie (cf. p. 291). De même, dans le champ des relations sociales, la difficulté à accéder aux structures combinatoires peut rendre compte des difficultés relationnelles, en particulier à travers l’impossibilité d’accéder à la compréhension de la réciprocité et de la mutualité dans les échanges sociaux et/ou affectifs. Une grande partie des perturbations affectives des adolescents débiles profonds ou encéphalopathes peut être ainsi comprise. Dans d’autres cas l’adolescent peut utiliser de façon défensive ces nouvelles possibilités que lui donne la pensée formelle : de même que l’enfant qui vient d’accéder au premier stade de la pensée opératoire joue souvent avec beaucoup de plaisir avec ses nouvelles facultés, de même l’adolescent voit s’ouvrir l’immense champ du possible où la pensée peut se déployer sans support concret. Le surinvestissement intellectuel de certains adolescents peut, dans certains cas, être analysé comme une tentative de préserver la toute-puissance infantile appliquée cette fois au champ idéique. A. Freud décrit ainsi « l’intellectualisation », moyen de défense psychique spécifique des adolescents (cf. p. 19). Enfin l’adolescent éprouve dans certains cas une intolérable excitation dans l’exercice de cette fonction cognitive, excitation prenant parfois une signification directement sexuelle d’où découlent un sentiment de culpabilité et une inhibition intellectuelle plus ou moins importante (cf. p. 173). Ceci peut s’expliquer en partie par la conjonction temporelle entre le déploiement de l’intelligence opératoire formelle d’un côté, et de la pulsion génitale de l’autre côté.

D’autres auteurs, bien qu’ils ne proposent pas, comme le font Piaget et Inhelder, un modèle spécifique des modifications cognitives à l’adolescence, prennent toutefois en considération les capacités intellectuelles de l’adolescent. L’adolescence est ainsi comprise comme une période privilégiée des « apprentissages » sociaux et culturels à un âge où l’individu n’est pas encore contraint de se conformer à un rôle rigoureusement défini, où les flottements dans ses systèmes d’identification permettent divers essais. Pour Wallon, la valeur fonctionnelle de l’adolescence est de permettre à l’individu de découvrir, puis d’élaborer son propre système de valeurs sociales (éthiques, culturelles, professionnelles…) à travers la prise de conscience de soi et l’affirmation de l’identité. Ce stade permet ainsi d’atteindre à la fois le sentiment d’individualisme et d’intégration sociale, grâce précisément à l’apprentissage. En clinique, la fréquence des conduites déviantes et marginales chez les adolescents a ainsi pu être interprétée comme le résultat d’une sorte d’« apprentissage par essai et erreur » (Selosse) à une période de transition où l’identification hésitante de l’adolescent l’autorise précisément à effectuer ces diverses tentatives.

À travers les réponses de la société, l’adolescent « apprend » progressivement les limites de ses actions et des rôles qu’il adopte successivement. Bien qu’utilisant un modèle de compréhension tout à fait différent puisqu’il s’agit du modèle analytique, A. Freud n’est pas loin d’adopter un point de vue similaire lorsqu’elle évoque les multiples mécanismes de défense psychique dont se sert le moi au début de l’adolescence, comme pour « apprendre » peu à peu lesquels sont les plus efficaces afin de colmater l’angoisse.

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