22. Le respect du symptôme en pédiatrie115 (1953)

Exposé d’un cas

Comme le titre l’indique, mon sujet peut emprunter deux directions : je choisis celle que l’on s’attend à me voir suivre. Je fais allusion au fait que l’utilisation des immenses ressources de la chimiothérapie obscurcit de nos jours les tendances naturelles de l’organisme à la guérison, et masque l’évolution souvent spontanément favorable de certaines maladies. A l’époque actuelle, il est impossible à un médecin d’expérimenter ce que deviendrait un enfant atteint de pneumonie sans autre soin que la bonne surveillance qui était, il y a trente ans, le seul traitement. Nous sommes tous d’accord pour convenir que, de nos jours, on n’abandonne même pas un furoncle à lui-même. L’enseignement des meilleures écoles médicales rappelle cependant que les enfants survivaient à la maladie avant la pénicilline et que, même aujourd’hui, c’est l’enfant et les tissus vivants qui, en définitive, sont à l’origine de la guérison, et non pas l’antibiotique.

Je n’ai pas suivi cette voie très importante, car ce sujet a été traité avec beaucoup de compétence dans de nombreuses conférences faites à des étudiants en médecine par des médecins qui se rappellent le « bon » vieux temps et qui savent que, du point de vue de l’enseignement, cette époque avait du bon.

Mon sujet emprunte une autre voie qui se révélera finalement apparentée à la première, puisqu’elle concerne les tendances naturelles de l’organisme à la santé, et l’utilisation que nous autres, médecins, pouvons en faire. Dans le domaine psychologique, le principe important de la tendance naturelle à la santé, c’est-à-dire à la maturité du développement, est un principe essentiel. On pourrait dire que la plupart des troubles somatiques sont dus à l’invasion par quelque agent du milieu, ou par carence de ce même milieu, et non pas purement à un trouble du développement. Tout au contraire, le désordre psychologique peut toujours être décrit en termes d’évolution de l’affectivité, qu’elle soit retardée, altérée, ou empêchée d’une façon quelconque d’atteindre la maturité correspondant à l’âge de l’enfant. Il y a donc, en médecine psychologique, un lien beaucoup plus étroit entre le normal et l’anormal qu’il n’y en a entre la physiologie et les processus pathologiques tissulaires et fonctionnels. En fait, lorsqu’il n’y a qu’un trouble physiologique, la maladie est généralement psychogénétique.

Lorsque je réfléchissais à la relation entre la pédiatrie et la psychiatrie infantile, il m’apparut que cette relation ne concerne pas seulement une différence de domaine, mais aussi une différence d’attitude émotionnelle, selon qu’on aborde le cas en pédiatre ou en psychiatre. Le symptôme représente pour le pédiatre un défi à son arsenal thérapeutique. Souhaitons qu’il en soit toujours ainsi : en présence de l’enfant qui souffre, il est important que le diagnostic soit vite posé, et la cause rapidement supprimée. Pour le psychiatre pour enfants, au contraire, le symptôme représente une organisation extrêmement complexe, apparue et conservée en raison de sa valeur. L’enfant a besoin du symptôme pour traduire un accroc dans son développement affectif.

(Pour la clarté de la discussion, il vaut mieux admettre que notre enfant malade physiquement jouit d’une bonne santé mentale, et que notre enfant qui relève de la psychiatrie a un corps sain. Bien que cela ne soit pas toujours vrai, ce sera plus simple pour nous.)

Le psychiatre n’est par conséquent pas un guérisseur de symptôme. Il le considère comme un S.O.S. qui nécessite toute une exploration du développement affectif de l’enfant, relative à son environnement et à sa culture. On traite l’enfant de manière à le débarrasser de l’obligation d’appeler au secours.

Il y a, comme je vous l’ai dit, quelque chose d’artificiel dans cette opposition. Les meilleurs somaticiens recherchent aussi les causes, et, lorsque c’est possible, utilisent les tendances naturelles de l’organisme comme principale thérapeutique. Mais il arrive que, même des somaticiens qui savent tolérer des symptômes physiques bien déterminés, et qui recherchent d’abord les causes quand ils affrontent une maladie organique, deviennent allergiques au symptôme d’un syndrome d’étiologie psychologique. Ils sont pris de la fureur de guérir le symptôme d’une conversion hystérique ou d’une phobie qui apparemment ne se justifie pas, d’une sensibilisation au bruit qui semble démente, d’un rituel obsessionnel, d’une régression dans le comportement, d’une perturbation de l’humeur, d’une tendance antisociale, de l’instabilité qui dénote un état confusionnel désespéré enfoui au plus intime de la personnalité de l’enfant.

Je suis convaincu que cette intolérance du symptôme existe uniquement parce que le pédiatre ne connaît pas grand-chose à ce qu’on appelle la psychologie dynamique (c’est-à-dire pour moi la psychanalyse) et qu’il n’y a qu’elle qui puisse donner un sens aux symptômes. Considérant que cette science qui n’a que cinquante ans est au moins aussi vaste que la physiologie et englobe toute l’étude du développement de la personnalité de l’homme dans son cadre, il n’est pas étonnant que le diplômé fatigué, ayant atteint les sommets de la spécialisation en pédiatrie, renâcle devant une nouvelle discipline, et renonce à une nouvelle formation qui seule pourrait le qualifier pour la pratique psychothérapique.

Laissons au temps le soin de résoudre le problème de la double discipline, et considérons les deux types d’approche : l’une somatique, l’autre psychologique, pour essayer d’assimiler ce que chacune d’elles peut apporter à la pédiatrie.

Je dois malheureusement restreindre mon sujet qui pourrait s’étendre à l’infini. J’ai choisi de parler de l’énurésie, mais j’avoue que je regrette de ne pas aborder des sujets qui nous intéresseraient, moi et tout auditoire de pédiatres.

Il y a des établissements pour énurésiques tenus par des pédiatres et généralement leur but avoué est de guérir le symptôme, ce dont mères et enfants sont reconnaissants. Rien à dire contre ces établissements, si ce n’est qu’ils passent à côté de toute la question de l’énurésie en tant que symptôme qui a une signification : celle de la persistance d’une relation infantile qui joue un rôle dans l’équilibre psychosomatique. Dans la plupart des cas, la guérison ne fait pas de mal, et, quand bien même elle en ferait, l’enfant se débrouillerait par un processus inconscient ou bien pour résister à la guérison, ou pour adopter un autre signal d’alarme qui opérerait un transfert vers un autre service.

Tandis que ces entreprises spécialisées se font et se défont, les psychiatres d’enfants rencontrent constamment le symptôme énurésie, et souvent on se rend compte très facilement que ce n’est qu’un phénomène secondaire, une parcelle du gigantesque problème de l’être humain essayant d’atteindre la maturité, en dépit des obstacles.

Je vous donnerai un seul exemple, tiré de centaines d’autres. J’espère ainsi vous montrer comment l’énurésie apparut au cours d’un syndrome psychiatrique.

J’ai choisi le cas d’un garçon pour qui la psychanalyse ne pouvait être envisagée, et dont le traitement – si on peut parler de traitement – dépendit en partie de trois séances de psychothérapie.

Pendant ces trois séances, le garçon dessina tout le temps, et je pus prendre des notes, excepté aux moments critiques où la tension était telle que je cessai d’écrire, craignant d’être néfaste.

Ce cas, qui n’est pas exceptionnel, est celui qui convient à un but pédagogique, car le traitement de l’enfant fut assuré principalement par les parents qui étaient parvenus à reconstituer leur foyer détruit par la guerre. J’espère que vous retrouverez dans cette description le type de maladie et de convalescence observé chez ceux de nos jeunes patients qui, à la faveur d’une maladie physique, comblent un déficit dans le développement de leur personnalité. Le garçon dont nous parlons eut la chance de trouver ce dont il avait besoin sans avoir à recourir à la maladie somatique.

Un cas d’énurésie

Philippe, âgé de neuf ans, est l’un des trois enfants d’une famille unie. Le père, longtemps mobilisé pendant la guerre, a ensuite quitté l’armée et a pris une petite ferme pour un nouveau départ dans la vie. Les garçons fréquentent un bon collège. En octobre 1947, le directeur de l’école écrit aux parents qu’il est dans l’obligation de leur conseiller de retirer Philippe. Bien qu’il n’ait jamais observé quoi que ce soit d’anormal dans son comportement, il s’est aperçu qu’il était à l’origine d’une épidémie de vols. « Je pense que j’en viendrai à bout, à condition que Philippe s’en aille », écrivait le directeur. Il avait très sagement compris que Philippe était malade et qu’une mesure disciplinaire serait sans effet sur lui. Les parents, atterrés par cette lettre, consultèrent leur médecin traitant qui m’adressa le cas sur le conseil d’un confrère psychiatre.

Tous ces détails nous montrent combien il tient à peu de choses qu’un enfant dont la maladie relève de la psychiatrie soit envoyé en consultation chez un spécialiste en temps voulu. C’est presque par hasard que je me suis trouvé bien placé pour intervenir dès le début de la maladie, avant qu’une attitude morale de réprobation à l’égard de la délinquance du garçon ait été adoptée, et avant que la hâte de guérir le symptôme ait engendré une thérapeutique de panique.

Je commençai par voir la mère, et, au cours d’un long entretien, je pus reconstituer l’histoire suivante : histoire qui se révèle véridique en substance, bien qu’un détail très important n’apparût qu’au cours d’une conversation avec le garçon.

D’après ces récits, je conclus que les parents avaient été capables de fonder un vrai foyer, mais la guerre l’avait terriblement ébranlé, ce que Philippe avait ressenti plus vivement que son frère. La petite sœur, elle, se développait tout à fait normalement et tirait tout le bénéfice possible du foyer reconstitué. Les parents avaient des préoccupations spirituelles qu’ils n’essayaient pas d’imposer à leurs enfants. La mère avait la psychologie en aversion et prétendait ne rien y comprendre, ce qui me fut précieux pour le traitement de ce cas, car je pus compter sur ses sentiments et sur sa compréhension innée ou intuitive de la nature humaine, et non sur de vagues connaissances.

Le frère avait été nourri au sein pendant cinq mois. Dès le début, sa personnalité était franche et sans détours. Philippe l’admirait beaucoup.

La naissance de Philippe avait été très pénible. La mère en gardait le souvenir d’une lutte épuisante. La poche des eaux s’était rompue dix jours avant la naissance, et, selon la mère, l’accouchement avait débuté et s’était arrêté à deux reprises avant que l’enfant vienne au monde, sous anesthésie. Philippe fut nourri au sein pendant six semaines ; il n’y eut pas de chute de poids au début et le sevrage fut facile. Il fut ce qu’on appelle un bébé gentil jusqu’à l’âge de deux ans, date à laquelle la guerre intervient dans sa vie. A partir de ce moment, il ne vit plus à la maison ; c’est un enfant plutôt calme, peut-être un peu trop docile. Il est obligé de vivre parmi des enfants étrangers et turbulents. Il est sujet aux rhumes et se montre incapable de se moucher. Cette fragilité persiste et n’est pas améliorée par une amygdalectomie pratiquée à l’âge de six ans. La mère est sujette à l’asthme et pense que son fils avait peut-être lui aussi de petites crises. Elle s’était occupée de Philippe la plupart du temps avec l’aide d’une bonne et avait bientôt remarqué la différence de comportement entre les deux garçons. Philippe était non seulement plus fragile, en raison de sa prédisposition aux rhumes, mais sa coordination était déficiente.

Entre deux et quatre ans, Philippe, son frère et sa mère quittent la maison natale, pour y revenir ensuite, mais la vie familiale interrompue quand il a deux ans ne reprendra que lorsque le père aura quitté l’armée, c’est-à-dire peu de temps avant la consultation. Les enfants ne pouvaient donc plus profiter de tous leurs « trésors » à la fois, et ils risquaient toujours d’en perdre un. Comparé à son frère, Philippe n’est pas démonstratif, il est cependant affectueux avec sa mère et avec sa sœur. Il donne à sa mère le sentiment d’être comme « étranger » et ce qui lui appartient en propre représente son monde « privé ». Les véritables difficultés n’apparaissent pas avant l’âge de six ans. L’apprentissage de la propreté a été facile et il n’a jamais mouillé son lit.

A l’âge de six ans (la mère me rappelle que c’est l’époque de l’amygdalectomie), Philippe rentre à la maison avec la montre de la nourrice. Pendant les trois années suivantes, il volera encore une montre et de l’argent qu’il dépense chaque fois. Il vole d’autres objets qui finissent toujours par être abîmés.

Il a cependant de l’argent de poche et se passionne pour les collections de livres. Très intelligent et lecteur assidu, il lit bien les livres qu’il achète, mais le plus important reste l’achat du livre. Ce sont pour la plupart de petits livres sur les lépidoptères, les graminées, les chiens, du type « petit atlas des papillons ». Il paye cinq francs un petit livre sur les bateaux, sans même se rendre compte que c’est très cher. En même temps que ces symptômes, les parents avaient remarqué que Philippe changeait de caractère, mais ce n’était pas facile à décrire. Ils furent très alarmés lorsque se produisit l’incident suivant : en rentrant de vacances, s’étant arrêté chez des amis, il avait volé une carte grise qui appartenait aux propriétaires de la maison. Il n’avait pas cherché à le cacher, et les parents attribuèrent ce larcin à son amour incontesté des documents de toutes sortes. A la réflexion, ils constatèrent que c’est à cette époque que Philippe devint désordonné. En outre, son goût de la propriété diminua, sauf en ce qui concernait les livres nouveaux, et parallèlement il eut de plus en plus tendance à donner ses affaires à sa petite sœur qu’il aime beaucoup. Tout ceci se passe entre 6 et 8 ans et dure jusqu’au moment où on me le confie.

La mère me raconte qu’à la naissance de sa sœur (il avait alors 6 ans), il est tout d’abord très perturbé, manifestement jaloux ; mais il s’attache très rapidement au bébé et retrouve la bonne entente avec sa mère, sans toutefois que cette relation soit aussi facile qu’avant cette naissance. C’est à cette époque que le père découvre que ses enfants sont intéressants, d’abord parce qu’il a une fille et surtout parce qu’il peut vivre de plus en plus à la maison. Incidemment, j’apprends par la mère que son mari et elle désiraient vivement avoir une fille comme second enfant et qu’ils avaient mis un moment à s’habituer à un autre fils quand Philippe était né, tandis que la naissance de la petite fille avait comblé tout le monde et sûrement délivré Philippe de la vague impression qu’on l’avait souhaité différent de ce qu’il était. Je remarquai tout spécialement que l’amygdalectomie tenue pour responsable du changement de comportement de ce garçon avait été pratiquée tout de suite après la naissance de la sœur ; je devais découvrir plus tard que la naissance de la sœur l’avait perturbé bien davantage. Il a alors 8 ans et commence à redouter tout ce qui peut faire rire de lui. Sa mère m’en donne un exemple : ayant le visage gonflé à la suite d’une piqûre, il manifeste une très grande fatigue et reste au lit, plutôt que de risquer qu’on se moque de lui. Les grimaces et les mimiques lui deviennent moyens de défense contre les moqueurs dont il peut, de cette façon déclencher le rire à volonté. Il se constitue tout un répertoire d’histoires drôles, nouveau moyen de désamorcer la dérision. Tout en me racontant cela, la pauvre mère a un accès de désespoir, constatant à quel point elle a été désorientée par ce garçon alors qu’elle n’a jamais eu de difficulté à comprendre son frère et sa sœur. Elle a donc un excellent contact avec un enfant normal, mais ne sait plus s’accorder à un enfant malade. Il m’était d’autant plus important de le noter que j’avais besoin de sa collaboration. Je lui décrivis un peu plus tard ce que l’enfant attendait d’elle, en ne le présentant pas sous l’angle de la psychiatrie. Je lui expliquai les besoins d’un petit enfant normal, en lui disant que son fils aurait besoin qu’on lui permette de régresser, de redevenir un petit enfant par rapport à elle, et d’utiliser ainsi le foyer reconstruit. De la sorte, nous évitâmes de l’initier contre son gré à la psychopathologie.

Le sommeil était toujours troublé par l’obstruction nasale. Philippe avait l’habitude de se réveiller et d’appeler sa mère. Sans le savoir, il utilisait cette difficulté physique pour l’attirer près de lui la nuit. S’il n’avait pas souffert d’obstruction nasale, des cauchemars ou une phobie auraient amené sa mère à son chevet. Il avait la phobie d’avoir mal, et, après amygdalectomie, il avait la phobie des docteurs.

Je demandai à la mère ce qui se passait quand il était énervé. Était-il malade ou simplement remuant ? La mère me répond : « Quand vous vous attendez à le voir surexcité, il se replie tout à coup sur lui-même et demande : « mais qu’est-ce que je peux faire ? est-ce qu’il y a quelque chose à faire ? » Sa mère a remarqué qu’il est indispensable qu’il s’isole à un moment de la journée. Il sait utiliser les distractions offertes, et, par exemple, au cours d’un séjour en Suisse, il apprend rapidement à skier, mais plus par volonté que par talent naturel.

Il a des accès de miction impérieux et fréquents que la mère rattache à l’obstruction nasale. A l’école, il est considéré comme un enfant bien portant et l’obstruction nasale est moins apparente. J’ai accompagné la mère et l’enfant chez un oto-rhino-laryngologiste qui a donné son avis de spécialiste, mais a aussi prescrit une foule de médicaments pour soulager les symptômes dont il fallait préserver le garçon.

A l’école, Philippe passe pour être intelligent mais paresseux. Le directeur lui a donné un mauvais carnet, mais dans une lettre qu’il m’adresse, il dit bien qu’il n’a jamais rien observé d’anormal chez l’enfant jusqu’au moment où les vols ont commencé. Sa paresse ne le préoccupe guère et il escompte en définitive de bons résultats. Ce détail montre combien une école sérieuse peut passer à côté d’une maladie mentale.

Philippe aimait la campagne : il avait un lévrier qui lui appartenait et qui a joué un rôle très important dans le traitement. Quand il était en difficulté à la pension, il avait écrit une lettre où rien ne dénotait ses ennuis.

Résumé de l’anamnèse

Ce récit de la mère indique que le garçon avait eu un départ normal dans l’existence, mais qu’il y avait eu ensuite un trouble du développement affectif de l’enfant, datant de 2 ans. Il s’était défendu contre l’insécurité de l’entourage en devenant renfermé et relativement incoordonné. A l’âge de 6 ans apparut le début d’une dégénérescence de la personnalité qui progressa jusqu’aux symptômes majeurs pour lesquels on me l’amena à l’âge de 9 ans.

Traitement

Bien que n’ayant pas encore vu le garçon, j’étais en mesure de commencer à prévoir le traitement. Il n’était pas question de psychanalyse, car il ne fallait pas, en l’obligeant à se rendre tous les jours ou même une fois par semaine à Londres, perturber l’usage que le garçon pouvait faire de son foyer, car ce foyer devait être le pilier central de la thérapie.

Je dis à la mère que l’enfant aurait besoin de son aide, car il était clair qu’il lui avait manqué quelque chose à l’âge de 2 ans, et qu’il devrait régresser pour le trouver. Elle comprit très vite et me dit : « Bon, s’il a besoin de redevenir un bébé, qu’il revienne à la maison, et, du moment où vous m’aiderez à comprendre ce qui se passe, je m’en tirerai. » Elle a prouvé que ce n’était pas des paroles en l’air, et qu’elle était capable d’aider l’enfant à résoudre son problème psychologique : la maison a joué pour lui le rôle de l’hôpital psychiatrique dont il avait besoin, le rôle « d’asile » au véritable sens du terme.

En langage technique, l’enfant a régressé, c’est-à-dire qu’il est revenu en arrière dans son développement affectif, comme je vous le décrirai plus loin, pour ensuite progresser à nouveau. C’est au plus fort de cette régression qu’il commença à mouiller son lit, symptôme qui est le lien entre ce cas et le sujet principal de mon exposé.

Il fallait ensuite rencontrer le garçon. J’avais besoin de cet entretien pour savoir quel serait mon rôle dans le traitement (pour la plus grande partie, téléphonique) pendant les quelques mois suivants. La seconde raison, c’est que l’enfant était mûr pour cette compréhension qu’il a acquise, au cours de ces trois séances de 45 minutes (qui n’étaient pas une psychanalyse bien entendu) – compréhension tirée directement des connaissances que je devais à mon expérience psychanalytique.

Premier entretien avec Philippe

Aucune difficulté initiale. Le garçon était intelligent et sympathique. Assez renfermé, il ne semblait guère enclin à faire des observations objectives à mon sujet ; il était visiblement préoccupé par ses problèmes personnels et légèrement obnubilé. Sa sœur l’accompagnait et son comportement avec elle était très naturel. Il la laissa très facilement avec sa mère pour me suivre dans la salle de jeux. J’adoptai une technique appropriée à ce genre de cas : une espèce de test de projection dans lequel je joue un rôle. Les fig. 1 à 8 sont un échantillon des dessins. Voici en quoi consiste le jeu : je fais un gribouillis et il le transforme, il en fait un à son tour, et c’est à moi de le transformer.

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  1. Mon griffonnage (fig. 13). Il tourne et retourne la page et y découvre rapidement une carte d’Angleterre à laquelle il ajoute une ligne qui manque dans la région de la Cornouailles. J’en ai tout de suite conclu qu’il était très imaginatif et que j’obtiendrais donc des résultats très personnels puisque ce dessin pouvait être transformé en n’importe quoi d’autre.
  2. Son griffonnage à lui. Je tarde à le transformer pour lui donner l’occasion de déployer son imagination. Il dit immédiatement que c’est une corde qui se dresse en l’air ; l’espace est figuré par de fines hachures qui croisent les traits plus forts de la corde.
  3. Il fait un nouveau griffonnage (fig. 14). Je le transforme vivement en visage : pour lui, c’est un poisson. Ceci nous indique qu’il est très préoccupé par sa réalité personnelle ou intérieure et qu’il n’est pas spécialement soucieux d’objectivité.

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  4. Mon dessin (fig. 15). Très étonnant d’observer comment il y découvre immédiatement une mère otarie et son petit. Les événements ultérieurs montreront qu’il était juste de conclure de l’interprétation qu’il donne de ce dessin qu’il s’identifie fortement à sa mère, et qu’en outre la relation mère-enfant est extrêmement importante pour lui. De plus, cette image est belle, non en fonction du dessin, mais en fonction de l’usage qu’il en fait.
  5. Son griffonnage. Avant que je puisse intervenir, il le transforme en hommes encordés les uns aux autres, escaladant des rochers, réminiscence de ses récentes expériences en Suisse.
  6. Il fait un nouveau dessin, dans lequel il voit un tourbillon avec de l’eau et des vagues. Très clair pour lui, beaucoup moins pour moi !

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  7. Un autre de ses dessins, qu’il transforme en chaussure dans l’eau, ce qui lui est aussi absolument personnel. J’avais déjà remarqué qu’il était tout près d’un état de somnambulisme, ce qui me mit sur la piste des traits psychotiques que je devais découvrir plus tard.
  8. Mon dessin (fig. 16). Il en fait immédiatement ce qu’il appelle Polichinelle aux vêtements déchirés. Très éveillé maintenant et d’humeur créatrice, il commente : « Ses vêtements sont déchirés parce qu’il a fait quelque chose à un crocodile, quelque chose d’horrible, il a dû l’embêter, et quand on embête un crocodile, on risque d’être dévoré. »
  9. Il se mit à parler de matériel onirique et je fus ainsi à même d’examiner ses rêves. Je lui parlais des choses affreuses qui pouvaient lui venir en pensée. Là-dessus, il dessina la figure 17 qu’il baptisa « sorcier ». Une longue histoire s’y rapportait. Le sorcier apparaissait à minuit à l’école (il avait certainement dû le guetter souvent la nuit) et il avait un pouvoir magique absolu. Il pouvait vous faire disparaître ou vous transformer en objet. Ce sorcier représentait un indice important pour comprendre ses vols compulsifs.

Il était prêt maintenant à me raconter des rêves. Il était en voiture avec sa mère sur une route qui descendait la colline. Il y avait un fossé en bas de cette colline, et la voiture allait si vite qu’on ne pouvait pas l’arrêter. Au moment critique, et comme par un bon enchantement, la voiture franchissait le fossé sans tomber dedans. Je lui traduisis tout ce que ce récit – et la façon dont il me l’avait fait – impliquait : je lui expliquai qu’il était effrayé d’avoir dû recourir à la magie bénéfique dans son rêve, car cela signifiait qu’il était obligé de croire à la magie et que, s’il en existait une bonne, il y en avait aussi une mauvaise. Son incapacité à faire face à la réalité et l’obligation où il se trouvait de faire appel à la magie étaient une chose terrible.

Il me raconta un autre rêve : il avait frappé le directeur au ventre. « Mais le directeur est gentil, dit-il, on peut lui parler ». Je lui demandai s’il était quelquefois triste, et quand il me dit qu’il savait bien ce qu’était la tristesse, cela venait certainement du plus profond de lui-même. Il lui donnait même un nom : « les jours sombres ». La tristesse la plus grande qu’il eût connue, c’était il y avait longtemps, et il me raconta alors sa première séparation d’avec sa mère. Je n’étais pas sûr de son âge au moment de cette séparation. Il me dit : « Maman s’en alla ; mon frère et moi, nous sommes restés seuls ; nous sommes allés chez mon oncle et ma tante. Il m’arriva une chose affreuse ; je voyais ma mère faire la cuisine, vêtue de sa robe bleue ; je me précipitais vers elle et, en arrivant près d’elle, elle se transformait, et je ne trouvais plus que ma tante, avec une robe de couleur différente. » Il me raconta qu’il avait des hallucinations au sujet de sa mère, qu’il avait recours à la magie, mais qu’il souffrait constamment de ses désillusions.

Je lui parlai de l’horreur qu’on éprouve en découvrant que ce que l’on croyait réel ne l’était pas. Il me dessina alors un mirage (10) et abandonna le thème des hallucinations pour l’explication scientifique du mirage. Son oncle lui avait tout expliqué : « tu vois de très beaux arbres bleus, alors qu’il n’y a pas d’arbres du tout. »

Il me dit aussi son amour des belles choses : « Mon frère, lui, ne pense qu’aux bateaux et à la marine, et il est tout à fait différent. Moi, j’aime ce qui est beau, les animaux et le dessin. » Je lui fis remarquer que la beauté du mirage avait un lien avec ses sentiments avec sa mère, ce que je déduisis de la couleur bleue commune au mirage et à la robe de sa mère.

A partir de là, mes notes sont moins claires, car la situation est très tendue ; l’enfant est profondément sérieux et pensif. Il me parle très spontanément de sa dépression, ou de ce qu’il nomme « les jours noirs », la plus sombre période se situant à peu près à l’âge de 6 ans, et je compris alors l’importance de la naissance de sa sœur. Quand il me parlait du départ de sa mère, il faisait allusion à son entrée à la clinique d’accouchement. C’est à ce moment-là que son frère et lui s’installent chez l’oncle et la tante, et, tandis que son frère s’en accommode facilement, Philippe arrive tout juste à surnager. Il est non seulement sujet à des hallucinations, mais on est obligé à tout moment de lui dire ce qu’il doit faire, et son oncle, conscient de son désarroi, adopte délibérément une attitude de sergent-major, et, en dominant la vie du garçon, il contre-balance le vide que lui cause la perte de sa mère. Une autre chose l’aide à « tenir » : son frère qui lui est d’un grand secours répète constamment « ça va finir, ça va finir ».

Le garçon avait en ce moment, et pour la première fois de sa vie, l’occasion d’extérioriser sa véritable difficulté de l’époque, qui avait été de réaliser que sa mère était capable d’avoir un enfant, ce qui l’avait rendu terriblement jaloux d’elle. L’image de l’otarie et de son petit montrait combien il avait idéalisé la relation mère-enfant. Le fait que le bébé ait été une fille l’avait soulagé.

Il me dit : « Je passais tout mon temps à me demander quand j’en verrais la fin, sans cela j’avais mal au cœur. » Un jour, à l’école, il avait eu la nostalgie de la maison, ce qui était une autre forme de dépression, et il était allé voir le Directeur, mais, me dit-il : « Le Directeur a tout essayé, mais il n’y pouvait rien ». Il me compara alors au Directeur et me dit très franchement que, tandis que le Directeur n’avait su que répéter : « Du courage, du courage », j’avais pu lui donner les explications dont il avait besoin.

Nous pûmes alors revenir au sorcier : il apparut qu’il portait la capote de son oncle soldat, celui qui avait pris sa vie en main et l’avait sauvé de la dépression. Il me raconta que le sorcier avait exactement la voix de son oncle, que cette voix le poursuivait jusqu’à l’école, lui enjoignant de voler et qu’il était obligé de lui obéir. S’il hésitait, la voix disait : « Ne sois pas lâche ! rappelle-toi le nom que tu portes ; dans notre famille, il n’y a pas de lâche ! » Il me raconta le principal incident qui avait entraîné son renvoi. Un garçon lui avait dit : « Il n’y a vraiment rien d’extraordinaire dans ce que tu as fait, n’importe qui peut voler des billets de banque ou autres choses semblables, ce n’est pas comme si tu dérobais des médicaments toxiques dans l’armoire de l’infirmière. »

Il avait ensuite entendu la voix du sorcier lui ordonner de voler ces médicaments, ce qu’il fit avec une adresse consommée. Quand on découvrit chez lui ces médicaments dangereux, on le renvoya, mais pour lui, il n’y avait pas de honte, puisqu’il avait obéi à la voix et n’avait pas été un lâche. J’ajouterai même qu’en volant, il cherchait à retrouver sa mère perdue, mais ceci est une autre histoire que je ne peux développer ici.

J’ai essayé de donner un compte rendu fidèle de l’entretien, mais je ne sais pas si j’ai réussi à donner une idée du sentiment que chacun de nous éprouvait : qu’il venait de se passer quelque chose.

J’étais plutôt épuisé, et prêt à arrêter, mais il se mit à faire un dernier dessin (fig. 18).

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(11) Après avoir dessiné en silence, il dit que cela représentait son père dans un bateau. Au-dessus du bateau, il y avait un aigle, et l’aigle emportait un petit lapin.

Il était clair que Philippe dessinait pour « clôturer la séance », mais aussi pour rendre compte d’un progrès. Je me mis à lui verbaliser cela : je lui expliquai que l’aigle volant le petit lapin représentait son désir ou son rêve personnel – au moment de la plus forte dépression – de dérober sa petite sœur à sa mère. Il était tout d’abord jaloux de sa mère capable d’avoir eu un enfant de son père, et il était également jaloux du bébé, puisqu’il éprouvait un très vif besoin d’être lui-même un bébé et d’avoir de nouveau l’occasion d’être dans un état de dépendance vis-à-vis de sa mère (bien entendu j’usai de termes appropriées à sa compréhension). Il reprit ce thème en disant : « Et voici mon père, absolument en dehors » ; vous vous souviendrez que son père avait été outre-mer pour défendre son pays ; c’est maintenant très important pour lui, et il peut s’en glorifier à l’école. Mais si l’on considère cette absence sous l’angle du développement de l’enfant, le père ne tenait pas compte du besoin urgent qu’avait son fils d’un père présent, amical, fort, compréhensif et prenant des responsabilités, et, sans la présence de son oncle et de son frère, il aurait sombré quand le contact avec sa mère avait été interrompu par la séparation et par sa jalousie. L’enfant était maintenant prêt à s’en aller.

Deuxième entretien

Je le revis moins d’une semaine plus tard, et je n’entrerai pas dans les détails cette fois. Je vous montrerai cependant son dessin illustrant la disparition du sorcier et de la voix depuis le premier entretien. Ce dessin représente la maison du sorcier dans laquelle je me tiens avec un fusil, tandis que le sorcier s’enfuit. La fumée indique que la femme du sorcier fait la cuisine. J’entre et lui dérobe le pouvoir magique. Vous vous souvenez de son besoin de voir sa mère faire la cuisine, sans doute pour conjurer l’image de la sorcière et du chaudron, et les formules magiques de la nourrice de la petite enfance – absolument terrifiantes – même en souvenir – en raison de l’absolue dépendance du petit enfant. Tout ceci avait déjà le ton du fantasme, d’une opération beaucoup moins profonde : ce n’était plus la tension du premier entretien. Je n’étais plus dans le cercle intime du monde enchanté personnel à l’enfant, mais j’étais un auditeur qui parlait et prêtait l’oreille à ses fantasmes.

Deux autres dessins :

L’un représente le sorcier arpentant les corridors de l’école. L’enfant me reparle alors de son hallucination concernant sa mère qui devient sa tante quand il met ce qu’il voit à l’épreuve. Il y avait aussi dans ce dessin quelque chose d’intéressant : la chandelle du sorcier évoquait l’idée d’érection, de fellation, de prurit pubien, mais mon rôle se bornait à écouter ces récits, aussi bien ceux qui se rapportaient à la magie que les autres, sinon je me serais imposé brutalement autant par une manifestation de pudibonderie ou d’aveuglement que si j’avais introduit activement mes idées personnelles. Il ne s’agissait pas d’une analyse, et je ne devais pas donner une interprétation se rapportant à l’inconscient refoulé.

Le dernier dessin de la seconde série (fig. 20) nous montre à nouveau le sorcier. Cette fois-ci, on se moque de lui, c’est un dessin « drôle ». Il ne faut pas oublier que l’enfant s’attendait à faire rire de lui, cela faisait partie de sa maladie. L’objet de dérision a maintenant quitté la maison (c’est-à-dire lui-même) et à la place du sorcier, il y a l’idée hautement subjective qu’il se fait de moi. Je suis tout simplement celui qui s’adapte, et comprend, qui verbalise le contenu du jeu. Ce faisant, je m’adresse à un « soi » conscient, je reconnais un point de départ dans sa personnalité totale, le centre de son entité, sans lequel il ne peut y avoir de « lui ».

Les figures 13 à 20 ont été choisies parmi 14 dessins.

Troisième entretien

Il commença par un dessin représentant son ennemi menaçant son lévrier d’un couteau. Cet ennemi est son cousin, le fils de l’oncle qui a joué un rôle si important dans sa vie pendant la période de dépression, de celui dont la voix et la capote militaire avaient servi d’accessoires pour le sorcier qu’il employait pour lutter contre la dépression. Ce cousin était détesté en raison même de l’affection puissante que Philippe ressentait pour le père de celui-ci.

images12Le troisième entretien se transforma en heure de récréation pendant laquelle je regardai Philippe installer un parcours très compliqué avec les rails de mon chemin de fer. Chaque fois qu’il s’approche de moi, c’est en jouant avec le train, et je ne fais plus de psychothérapie, sous peine de voir le traitement se transformer en véritable psychanalyse, avec ses séances assurées s’étalant sur 2, 3, 4 années : ce cas n’avait jamais été envisagé pour Philippe.

La maladie à la maison

J’en arrive maintenant à la maladie que l’enfant devait faire, et pour laquelle les parents lui fournirent l’asile. Elle peut être rapidement décrite : cet enfant-là avait besoin de mon aide personnelle, mais il y a les nombreux cas pour lesquels on n’a pas besoin de séance de psychothérapie, et où le traitement peut être assuré par le foyer. Ce qui manque simplement à l’enfant, c’est d’acquérir l’insight, mais ce n’est certainement pas toujours très grave.

Philippe fut donc accepté à la maison comme un cas spécial, celui d’un enfant malade ayant besoin qu’on lui permette de le devenir davantage. J’entends par là qu’il y avait eu une maladie réprimée et qu’il fallait la laisser évoluer à son paroxysme. Il devait recevoir ce à quoi tout petit enfant a droit au départ, lorsqu’il traverse la période pendant laquelle il est naturel que l’entourage s’adapte activement à ses besoins.

Voici ce qu’il advint : Philippe devint progressivement renfermé et dépendant. On disait de lui qu’il vivait dans un monde féerique. Le matin, me dit sa mère, on ne pouvait pas dire qu’il se levait réellement, son état éveillé ne différant guère de son état alité que parce que quelqu’un l’avait habillé. C’est dire en termes non médicaux que l’enfant vivait dans un état somnambulique. Elle essaya à plusieurs reprises de l’encourager à se lever, mais il fondait en larmes, très malheureux, et elle cessa ses exhortations. Aux repas, il groupait les couverts autour de lui, et mangeait « isolé », bien qu’au sein de sa famille. Il semblait « décivilisé », avalait de grosses bouchées de pain, en commençant par manger la confiture. Il mangeait tout ce qu’il y avait, mécaniquement, ne semblait ni avoir besoin de nourriture, ni atteindre un degré de satiété. Il était « absent » tout le long du repas.

Il régressait constamment, devenant de plus en plus incapable de vivre dans son corps ou d’être intéressé par son aspect extérieur. Il gardait le contact avec un seul plaisir corporel, celui de regarder son lévrier pendant des heures.

Sa démarche devint saccadée, et vers la fin de la régression, il se déplaçait par bonds, les bras tournant comme les ailes d’un moulin, ou par une série de soubresauts, comme s’il était mû par un étrange mécanisme siégeant à l’intérieur du self : son allure ne rappelait en rien la marche. Il accompagnait ses déplacements de bruits que son frère avait qualifiés de « cris d’éléphants ». Personne ne lui fit jamais de réflexions au sujet de son étrange comportement et de ses manies bizarres. Il buvait la crème du lait de l’unique vache, et ainsi, symboliquement, il absorbait la crème du foyer, il prenait la meilleure part de sa chaleur.

De temps à autre, il émergeait de cet état une heure ou deux, par exemple à l’occasion d’une réception chez ses parents, mais il s’y replongeait vite.

Il se rendit un jour au « bal » local où l’on remarqua sa bizarre attitude envers les filles. Il dansa un peu, mais seulement avec une grosse fille bizarre, surnommée « la barrique », connue dans le pays pour être une « demeurée ». Un feuilleton policier de la radio l’obséda pendant cette période et sa vie tournait autour de cela et de l’observation de son chien.

Puis, il atteignit le fond de l’abîme : il était fatigué en permanence, avait de plus en plus de difficulté à se lever, et pour la première fois depuis sa petite enfance, il devint énurésique. Me voici enfin arrivé au symptôme qui m’a fait choisir ce cas pour le communiquer. Sa mère le levait chaque matin entre 3 et 4 heures, mais il était en général déjà mouillé. Il expliquait : « Je rêve si fort que je suis allé sur le pot. » Pendant cette période, il buvait beaucoup d’eau, à l’excès, répétant : « C’est si amusant, c’est si délicieux, c’est si bon de boire ! ».

Tout ceci dura à peu près trois mois.

Un beau matin, il eut envie de se lever : ce fut le début de sa convalescence progressive, et il n’y eut pas de retour en arrière. Les symptômes tombèrent un à un, et en été (1948) il était prêt à reprendre l’école. Cette rentrée fut cependant remise à l’automne, juste une année après le début de la phase aiguë de la maladie.

Le sorcier, la voix, le vol avaient disparu dès la première séance de psychothérapie.

Dès son retour dans la même école, Philippe rattrapa vite, et on oublia rapidement sa réputation de voleur. Le directeur de l’école put bientôt écrire la lettre classique demandant ce que signifiaient toutes ces histoires, puisque le garçon est en très bonne santé et normal. Il semblait avoir oublié qu’il l’avait renvoyé une année plus tôt.

A 12 ans et demi, Philippe entra dans un collège réputé et plutôt sévère.

A 14 ans, il mesurait 1 m. 80, il était de robuste constitution, de comportement viril et il pratiquait le plein air et les jeux habituels. Il passait pour avoir un an d’avance sur son groupe scolaire.

Résumé

Je comprends très bien le point de vue du pédiatre, qui, n’étant pas spécialisé en psychologie, doit ignorer la signification des symptômes et seulement essayer de les guérir. Que ces médecins fassent donc confiance aux psychologues comme ces derniers font confiance aux pédiatres, quand il s’agit de connaissances spéciales de la physiologie de l’enfant, telles que la biochimie des échanges hydriques, les groupages sanguins et le diagnostic précoce de la tumeur du cerveau. Ces deux disciplines devraient former différentes sortes de pédiatres qui se respecteraient les uns les autres.

Si, dans le cas présent, on avait consulté un pédiatre au sujet de l’énurésie de cet enfant, que lui en aurait-il semblé s’il était arrivé au point maximum de la régression ? Généralement, la mère ne comprend pas ce qui se passe et l’enfant non plus. Dans le cas de Philippe, il y eut un terrain exceptionnellement favorable pour que la maladie puisse se développer normalement et se résoudre naturellement. Il eût été inutile d’essayer de guérir son énurésie sans tenir compte du besoin de régression qu’elle traduisait.


115 Discours prononcé devant la Section de Pédiatrie, Société Royale de Médecine, le 27 février 1953. Proc. of the Royal Soc. of Med., vol. 46, n° 8, août 1953.