NEUVIEME CONFERENCE
L’importance du principe de réalité dans la socialisation

Mesdames et Messieurs ! Lorsque nous avons parlé de l’éducation au cours de la première conférence, j’ai fait aussi quelques allusions à la tâche qui lui incombe, et j’ai alors annoncé que j’y reviendrai dans la neuvième conférence. Nous expliquions la genèse de l’aptitude à la civilisation par le développement d’aptitudes présentes dans la constitution héréditaire de l’enfant, et nous avions exprimé l’idée que la vie elle-même, tout aussi bien que l’éducation, doit accomplir une opération déterminée pour qu’elle se déploie. Il ne s’agissait pas de faire une nouvelle hypothèse théorique, mais simplement de mentionner un fait que l’on peut observer à toute époque ; car toutes deux sont toujours à l’ouvrage : la vie et l’éducation.

Nous avons laissé à la vie le travail qui doit être accompli pour rendre l’être humain apte à l’auto-affirmation, pour lui donner une aptitude de base à la réalité, et nous avons attribué à l’éducation l’activité complémentaire qui amplifie l’aptitude de base à la réalité pour en faire l’aptitude à la civilisation. (Nous avons déjà développé ce que nous entendons par aptitude à la civilisation.) Bien que nous sachions qu’en réalité la vie et l’éducation, dans leur action sur l’enfant en train de grandir, non seulement se complètent, mais encore s’articulent et se superposent, nous avions entrepris cette division du travail parce qu’elle permet, avec une exactitude approximative, d’énoncer quelque chose de l’éducation qui contribuera plus tard à élucider le sens de l’éducation spécialisée dans l’une de ses dimensions. Il nous suffit de bien garder présent à l’esprit l’aspect schématique de cette séparation.

Si nous élargissons la conception que nous avons présentée dans la première conférence en ajoutant que l’éducation a aussi pour tâche d’empêcher le développement d’attitudes contraires à la civilisation, nous aurons fait suffisamment de remarques préliminaires pour pouvoir accorder notre attention aux processus psychiques responsables, chez le petit enfant qui ne vit pratiquement que de ses satisfactions pulsionnelles, d’un développement aboutissant à son intégration dans une communauté civilisée. Au cours de ses recherches sur le destin des pulsions : Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (Introduction à la psychanalyse), Freud pose la question de savoir s’il est possible de reconnaître une intention principale dans le travail de notre appareil psychique, et répond en première approximation qu’il discerne une intention orientée vers un gain de plaisir. Il lui paraît que l’ensemble de l’activité psychique vise à gagner du plaisir et à éviter du déplaisir. Il ajoute plus précisément que le fonctionnement psychique est automatiquement régulé par une tendance qu’il appelle principe de plaisir.

Lorsque nous entendons parler du principe de plaisir pour la première fois, nous sommes tentés de le réfuter : car d’après les expériences que nous faisons dans la vie, nous savons que le résultat final d’une séquence psychique est trop souvent lié à du déplaisir. Mais ne précipitons pas notre critique, essayons tout d’abord de comprendre ce que Freud entend par-là. Pour ce faire, il nous suffit de suivre ses réflexions. Nous savons déjà par lui que l’inconscient est l’élément le plus originel de tout ce qui est psychique, et que sont ancrés en lui des désirs aussi bien que des motions pulsionnelles. Notons en outre que seul le principe de plaisir règne dans l’inconscient. Qu’est-ce que cela signifie ? Freud a reconnu que tout ce qui procède de l’inconscient est dirigé vers un gain de plaisir. Or, le monde extérieur qui entoure l’individu ne se soucie pas de son besoin de gain de plaisir, tantôt il le satisfera, tantôt il le frustrera (Versagt), exactement comme l’exige la constellation du moment. Mais il apparaît de ce fait souvent des situations qui ne correspondent pas à l’aspiration au gain de plaisir, et qui lui sont même contraires à maintes reprises. Observons seulement un nourrisson. Encore totalement dominé par ses fonctions inconscientes, il est perturbé dans son état de repos psychique en premier lieu par les exigences impérieuses de ses besoins internes, issus de la vie pulsionnelle, qu’il tente de satisfaire pour échapper au déplaisir. Il vit de ce fait complètement de la satisfaction de ses motions pulsionnelles, qui le situent dans un monde de plaisir ne correspondant pas à la réalité, étant donné qu’elles sont dirigées exclusivement vers un gain de plaisir. Il s’ensuit pour le petit enfant une répétition de déceptions très désagréables : la satisfaction attendue n’a pas lieu ; du déplaisir est éprouvé à la place du plaisir. Mais ce n’est pas tout. Des modifications s’opèrent au sein de l’individu lui-même. L’appareil psychique est contraint de s’adapter aux conditions réelles, de tendre vers toutes les modifications qui menacent moins le Moi. Ce remaniement ne peut naturellement s’accomplir d’un coup, il constitue le terme d’une évolution. La conscience s’organise à partir de l’inconscient, munie de fonctions qui non seulement renseignent précisément le Moi sur ses besoins physiques et, par l’intermédiaire des organes sensoriels, sur ce qui se passe dans le monde extérieur, mais encore qui le rendent progressivement apte à faire front aux difficultés de la vie. Ce qui constitue ici un élément tout à fait particulier, c’est que l’aspiration au principe de plaisir est modifiée. Les difficultés qui s’opposent à la satisfaction des motions pulsionnelles, l’impossibilité de les satisfaire, le déplaisir qui apparaît chaque fois qu’a lieu la satisfaction d’un plaisir prohibé par la réalité, occasionnent le déplacement des gains de plaisir, le renoncement à ces gains, et suscite ainsi la répression des motions pulsionnelles. La tâche consistant à éviter le déplaisir devient très tôt pour le Moi presque équivalente à celle qui vise à gagner du plaisir. Les frustrations (Versagungen) réelles et inévitables entraînent nécessairement l’intervention d’une deuxième tendance, qui depuis la conscience oblige le Moi à réguler les poussées débridées vers le gain de plaisir qui viennent de son inconscient, et à lui donner une forme telle que la satisfaction pulsionnelle ne lui cause aucun dommage. Cette deuxième tendance, qui tient compte des conditions données dans la réalité, Freud l’appelle principe de réalité. Son intervention constitue le progrès le plus important dans le développement psychique. À partir de ce moment-là, les deux tendances, principe de plaisir et de réalité, dominent les processus psychiques : à côté du principe de plaisir dans l’inconscient, le principe de réalité s’applique dans la conscience. Si le Moi-plaisir ne travaille qu’en fonction d’un gain de plaisir et évite le déplaisir, le Moi-réalité aspire à l’utilité et se préserve des dommages. Plus le principe de réalité se développe et s’intensifie, moins le Moi est livré sans défense à ses motions pulsionnelles – la signalisation dans le temps d’un danger menaçant l’individu en raison d’une contradiction entre une motion pulsionnelle et les exigences de la réalité étant d’autant plus précise –, et plus l’homme se révèlera apte à la réalité.

Si nous avons compris ces réflexions de Freud, nous reconnaîtrons que le principe de réalité conduit toujours plus l’enfant qui grandit de son monde irréel de plaisir vers la réalité, et lui permet d’assimiler et de compenser ce qui est souhaité, générateur de plaisir, et les exigences de la vie. Plus l’enfant est jeune, plus faible sera en lui le principe de réalité, plus le Moi exigera une satisfaction pulsionnelle immédiate, moins il pourra renoncer au gain de plaisir qu’elle procure et supporter le déplaisir. Nous pourrions fort bien décrire les divers stades infantiles en fonction du degré de prédominance du principe de plaisir sur le principe de réalité. Mais nous ne devons pas nous laisser induire en erreur et croire que le principe de réalité, en tant que tendance préservant le moi, renonce au gain de plaisir. En fin de compte, lui aussi y aspire, mais il prend en compte la réalité et se contente d’un plaisir reporté ou diminué, si tant est qu’il soit certain de les obtenir.

Essayons maintenant d’élucider la contradiction apparente entre le vécu effectif de déplaisir et la domination du principe de plaisir. L’affirmation de Freud, selon laquelle le travail de l’appareil psychique est orienté de manière à gagner du plaisir et à éviter le déplaisir, reste entière, mais elle ne prétend pas que cette tendance s’impose toujours. Il est possible que le déplaisir vécu ait été déclenché par le principe de réalité pour obtenir dans un deuxième temps d’autant plus sûrement du plaisir, ou bien il doit son existence à un Moi encore peu « sensé », issu d’une collision avec la réalité, c’est-à-dire qu’un individu encore peu apte à la réalité a dérogé trop tôt au principe de plaisir, ou enfin, cas de figure que je n’ai pas encore pu vous présenter, le déplaisir conscient n’est que la contrepartie d’un plaisir inconscient simultané.

L’éducateur doit savoir d’une manière particulièrement claire que l’intervention et le développement ultérieur du principe de réalité se produisent à partir des frustrations (Versagungen) réelles qui suscitent une restriction pulsionnelle chez l’enfant. Mais admettons que le principe de réalité devienne d’autant plus puissant que les frustrations imposées à l’enfant se multiplient et s’intensifient, nous ne verrions que les facteurs extérieurs participant à son apparition, sans apercevoir les facteurs intérieurs, situés dans l’enfant lui-même. Il ne suffit pas de tenir compte des obstacles provenant du monde extérieur, mais il convient encore de savoir dans quelle mesure ils sont éprouvés et reconnus en tant que tels. Des frustrations qui, chez tel enfant, revêtent une grande importance, peuvent ne laisser derrière elles aucune trace chez un autre : tous deux réagissent en fonction de leur disposition héréditaire particulière en divergeant l’un de l’autre.

Toutefois, il ne faut pas entendre par là que, pour un enfant déterminé, nous avons entre nos mains la possibilité d’augmenter ou de diminuer à notre gré les frustrations réelles, et d’obtenir ainsi une intervention du principe de réalité plus ou moins précoce ou retardée, plus ou moins efficace par rapport à la tranche d’âge concernée. C’est sans doute possible dans une certaine mesure, mais tout ce qui dépasse ce niveau ou lui reste inférieur a un effet dommageable. Nous verrons, lorsque nous aborderons les troubles du développement qui conduisent à un état carentiel, ce qui peut apparaître lorsque l’enfant vit trop tôt une collision sévère avec la réalité, ou lorsqu’il est trop souvent soustrait à ses impacts. Je voudrais ici ouvrir une parenthèse concernant la manière dont un individu qui se développe normalement réussit à faire face sans dommage à la perte de plaisir imposée par la pénurie extérieure. Ce n’est pas sans sourciller que le Moi se soumet aux revendications de la réalité quand celle-ci pose des exigences trop élevées. Une sorte d’activité de pensée est dissociée, désormais inaccessible à l’influence du principe de réalité et exclusivement assujettie à la domination du principe de plaisir. Je pense que vous savez déjà de quel processus psychique je parle : de l’activité de l’imagination, que vous connaissez en tant que telle ; elle débute dès le jeu enfantin et se poursuit ultérieurement par des rêveries diurnes. Quand l’homme ne se suffit pas de la maigre satisfaction qu’il a arrachée de haute lutte à la vie, il jouit à nouveau, grâce à l’imagination, de sa liberté face à la contrainte externe, liberté à laquelle il a en réalité renoncé depuis longtemps.

Nous avons déjà laissé entendre aujourd’hui que pour que les aptitudes qui se trouvent dans la constitution héréditaire de l’enfant se déploient, vie et éducation doivent accomplir une opération particulière ; nous allons maintenant aborder plus précisément ce point. Depuis notre première conférence, nous savons déjà certaines choses : l’évolution dont la voie est biologiquement tracée à l’avance et à laquelle le principe de réalité ne fait que prêter expression, conduit dans un premier temps à l’aptitude primitive à la réalité, autrement dit, à la possibilité pour l’individu de s’affirmer dans un certain sens au sein de la réalité ; les mesures éducatives permettent leur évolution vers l’aptitude à la civilisation. Seule l’accession à ce stade rend l’homme capable de comprendre et de reconnaître les exigences de la société, de s’y soumettre et de contribuer à la conservation et à la multiplication des œuvres de civilisation. La mesure dans laquelle l’aptitude primitive à la réalité se constitue et se développe dans le sens de l’aptitude à la civilisation ne dépend pas forcément des influences de la vie et des facteurs éducatifs, mais essentiellement de l’individu lui-même. De même que l’aptitude primitive à la réalité n’est pas simplement le résultat des frustrations imposées au Moi, et se constitue plutôt à partir des réactions à ces frustrations, l’éducateur ne réussira pas à mener une individualité donnée jusqu’à l’aptitude à la civilisation qui lui paraît appropriée, si cette individualité ne recèle pas les conditions préalables nécessaires à cette évolution. Dans le cas le plus favorable, il peut donner forme aux circonstances extérieures et à ses interventions, de manière à ce qu’elles représentent les meilleures conditions de développement ; ce qui adviendra toutefois ne dépend plus de lui, mais est uniquement la conséquence de l’élaboration individuelle de ce qu’il a donné.

Il n’est pas difficile de comprendre que l’aptitude à la civilisation est une aptitude à la réalité élevée correspondant à chaque stade de civilisation. L’éducation est donc l’auxiliaire d’un processus développemental que le Moi accomplit en partie sous la contrainte des conditions de la vie elle-même, et cet auxiliaire a pour tâche de susciter des motivations importantes pour triompher du principe de plaisir et pour le remplacer par le principe de réalité. Nous pouvons aussi facilement comprendre que le chemin accompli par l’humanité pendant des millénaires pour accéder au stade actuel de civilisation ne pourrait être parcouru par l’enfant durant la brève période de sa croissance, si ces motivations importantes suscitées par l’éducation venaient à manquer.

Nous savons déjà ce que ces motivations élevées doivent produire : la genèse de l’aptitude à la réalité est liée à des frustrations ; une aptitude élevée à la réalité est donc liée à une multiplication des frustrations. Pour y accéder, l’éducateur procèdera d’une façon parfaitement conforme à la vie et, tout comme elle, édifiera des digues qui rendront difficile voire impossible la satisfaction pulsionnelle immédiate. Il incite par là l’enfant à multiplier les répressions de satisfactions pulsionnelles, à reporter des gains de plaisir ou à y renoncer, et à supporter le déplaisir. Ce processus éducatif semble être en contradiction avec une opinion désormais largement répandue, selon laquelle une bonne éducation consiste à laisser faire l’enfant. Mais cette contradiction n’apparaît que quand la tâche de l’éducation est confondue avec les moyens dont l’éducation se sert pour accomplir sa tâche, ou lorsque nous adoptons une attitude affective par rapport à l’éducation, en raison de notre propre vécu. Il est absolument inexact de dire qu’éduquer signifie laisser faire. Tous ceux qui s’occupent d’enfants savent que la défense, l’interdiction et la prohibition des motions de désir sont à l’ordre du jour, si bien que l’enfant est continuellement soumis à des restrictions de sa liberté. Demandons-nous maintenant si l’enfant a vraiment tellement de désirs à interdire ? Ne peut on le laisser agir sans restrictions ? Qu’entreprendrait par exemple un enfant de deux ans si l’on ne s’opposait à tout instant à lui ? Juste un exemple : il tirera d’abord la nappe, même si la vaisselle qui s’y trouve se brise, puis il grimpera sur le fauteuil et sur la table, sans se rendre compte qu’il pourrait tomber et se blesser. Combien y a-t-il de manifestations de la pulsion de faim, d’exploration, de destruction, d’observation, qu’il est impossible de laisser se déployer totalement ? Comment éduquer l’enfant à la propreté, notamment, si l’on ne dépassait les résistances qui s’opposent aux soins corporels ? Ces restrictions constantes à la liberté sont établies, à notre avis, dans l’intérêt de l’enfant, même si celui-ci les éprouve indubitablement autrement, comme une tentative violente visant à restreindre ou à empêcher la satisfaction de ses motions pulsionnelles. Naturellement, l’enfant ne parcourra pas sans contradiction la voie menant du monde du plaisir à la réalité, mais il est évident qu’il doit le faire pour devenir apte à la civilisation. L’éducateur, qui sait que le gain de plaisir instantané est chose naturelle pour l’enfant encore totalement dominé par le principe de plaisir, lui facilitera autant que possible cette évolution, il le laissera même faire de temps en temps, tout en sachant qu’à ces moments-là, il n’éduque pas, car il ne crée alors aucune impulsion à quitter le monde du plaisir. Une certaine mesure de laisser-aller est importante dans l’enfance, y compris pour la vie ultérieure, nous y reviendrons dans la prochaine conférence, lorsque nous aborderons les différentes strates à l’intérieur du Moi.

Les exigences qui débouchent sur des frustrations ne sont efficaces que quand l’enfant les reconnaît en tant que telles, soit quand il y a en lui une tendance à s’y soumettre. Pour la mettre en fonction, l’éducateur dispose de deux possibilités : soit il fait éprouver à l’enfant un déplaisir intense après une satisfaction pulsionnelle non autorisée, soit il accorde, à la place du manque de plaisir dû à l’abandon d’une satisfaction pulsionnelle, un plaisir de substitution. Mais dans les deux cas, il contraint l’enfant à renoncer à un plaisir désiré, à subir une frustration ; la première fois par la punition consécutive au refus d’abandonner une satisfaction, l’autre fois par la reconnaissance et l’amour qu’il reçoit pour son renoncement. Le même résultat est donc obtenu grâce à deux moyens radicalement opposés, la peur de la punition et la prime d’amour. Et c’est d’eux que naît pour beaucoup la confusion. Or, inciter l’enfant à une restriction pulsionnelle nécessaire pour son évolution non pas en le menaçant d’une punition, mais en mettant en perspective une prime d’amour, diffère d’un laisser-aller au plaisir désiré.

Il existe donc en général deux procédés éducatifs. Le premier œuvre grâce à des primes d’amour, le second par des menaces de punition. Si nous ne voulons pas intentionnellement méconnaître les faits, nous devrons accorder qu’il est possible d’obtenir des succès en suivant ces deux voies. Il y a tant d’êtres humains qui sont devenus aptes à la civilisation par peur de la punition, et tant d’autres qui le sont devenus par l’amour qui leur était accordé. Mais il est tout aussi exact que tous deux peuvent mener à des échecs.

Si nous étudiions l’éducation, et non l’éducation spécialisée, notre prochaine tâche consisterait non pas à décider d’une manière affective lequel de ces deux moyens éducatifs nous paraît le plus sympathique, mais à examiner lequel est le plus économique dans tel cas donné ; car c’est ce qui importe en fin de compte. Mais nous devrons alors tourner notre attention vers autre chose.

L’échec de la tâche éducative intéresse l’éducateur spécialisé parce qu’il fait naître, à tout le moins, l’état carentiel.

On objectera en premier lieu que l’état carentiel ne peut pas toujours être ramené à un échec éducatif ; je répondrai en renvoyant à ce que j’ai déjà dit dans la première conférence, et en soulignant encore une fois que toutes nos déterminations n’élèvent qu’un droit approximatif à l’exactitude. Des analyses ultérieures détermineront quelles délimitations et quelles restrictions doivent être faites, et nous diront si des constellations de destins peuvent agir comme des erreurs éducatives.

On pourrait supposer que l’éducation, lorsqu’elle suivra le premier chemin, réussira d’autant plus sûrement à résoudre sa tâche que l’enfant recevra des primes d’amour de l’éducateur (père, mère), et lorsqu’elle emprunte le deuxième chemin, d’autant plus qu’il craint cette personne. Tout cela est exact dans certaines limites. Lorsque celles-ci sont dépassées, la prime d’amour tout autant que la punition deviennent non seulement inefficaces, mais encore mènent souvent plutôt au résultat contraire. N’oublions pas que la prime d’amour n’est censée servir que comme incitation à renoncer à un plaisir désiré, ou qu’elle ne doit être donnée que comme une récompense pour un semblable renoncement. Si l’éducateur la garantit sans exiger de l’enfant une contrepartie, si donc il la donne comme un cadeau volontaire au lieu d’attendre qu’elle soit acquise par le renoncement à une satisfaction pulsionnelle, l’enfant ne perçoit aucune nécessité de faire un effort. Il est sûr de la prime d’amour et n’a pas besoin auparavant de renoncer au plaisir causé par la satisfaction pulsionnelle, de refuser au Moi-plaisir certains désirs pour suivre le chemin menant à la réalité : il obtient, sans nul effort, un double plaisir.

Quel résultat aura l’évolution dans ce cas que nous ne connaissons que trop bien, car il correspond au cas de l’enfant unique gâté ? L’enfant va gagner en âge, son corps va mûrir, et il restera en même temps assujetti à la domination du principe de plaisir d’une manière correspondant à un stade évolutif beaucoup plus précoce, infantile. Le principe de plaisir ne sera dépassé que pour autant que la vie et ses vécus de déplaisir inévitables auront imposé des frustrations et que de temps en temps, l’éducateur n’aura pas accordé la prime d’amour sans aucune contrepartie. Y a-t-il là quoi que ce soit d’important ?

Considérons d’abord encore une fois le second procédé, qui place la satisfaction pulsionnelle non désirable sous la menace de punition. Si les vécus de déplaisir s’accumulent en raison d’un trop grand nombre de punitions ou d’un excès de sévérité, et si l’enfant ne reçoit aucun plaisir substitutif à travers l’amour de l’éducateur, il sera acculé à adopter envers lui une attitude antagoniste, et n’aura donc plus de raison de reconnaître les exigences de la réalité qu’il représente, de se soumettre au principe de réalité. Sa tâche principale consistera à s’opposer à son éducateur. La rébellion contre l’éducateur et la société, l’affirmation de son Moi face à eux deviennent également une source de plaisir, tout comme l’absence de renoncement aux satisfactions pulsionnelles directes et immédiates permet de retirer malgré tout le plaisir défendu par l’éducateur. Ici, une impulsion antagoniste conduit à l’infantilisme ou, ce qui est plus vraisemblable, une rébellion secondaire annule rétroactivement une intention éducative initialement réussie.

Lorsque les deux procédés éducatifs s’égarent sur les voies que nous venons d’indiquer, ils ne peuvent que conduire à des échecs. Chez les individus ainsi « non » éduqués, le principe de plaisir qui domine de toute sa puissance entraîne des réactions psychiques qui les distinguent considérablement de leurs pairs normalement développés. Ils se feront plus ou moins remarquer par le type de leur comportement. Leur attitude déjà nous donne la possibilité de les détacher des autres et de sélectionner parmi eux ceux qui, en tant que jeunes carencés, relèvent de l’éducation spécialisée. Nous nous chargerons d’eux lorsque leur faim débridée de plaisir les incitera à agir d’une façon contraire à la société. Le grand besoin de plaisir des jeunes carencés a déjà attiré notre attention, et nous avons désormais trouvé son explication dans le fragment d’« enfant » pas encore surmonté que chacun d’entre eux amène avec lui.

La ressemblance entre le jeune carencé et l’enfant doit donc être reconnue dans le fait que le jeune carencé poursuit lui aussi des satisfactions pulsionnelles instantanées, et n’est pas capable d’abandonner un plaisir incertain pour obtenir plus tard un plaisir assuré : les manifestations pulsionnelles normales lors des stades de développement infantiles antérieurs le font paraître anormal, déviant, parce qu’à travers elles, il se met en opposition avec la société. Considérons maintenant divers traits individuels, typiques des jeunes carencés, et nous ne serons plus étonnés. À l’établissement d’éducation spécialisée, où ils se trouvent regroupés en grand nombre, il y a incessamment, comme chez les enfants, des accès d’envie et de jalousie, de comportement insupportable et d’esprit querelleur, et pas seulement chez les enfants d’âge scolaire : les adolescents sont, s’il est possible, encore plus odieux ; l’âge ne joue là aucun rôle. Une grande partie se comporte également envers les exigences des soins hygiéniques d’une façon aussi réticente que les enfants ; les cheveux en bataille, les vêtements et les chaussures sales ne les gênent pas particulièrement. Bien des manifestations des jeunes carencés doivent être interprétées comme un comportement infantile, même si elles sont fortement distordues ; il leur est tout aussi impossible qu’aux enfants de fixer quelques temps leur intérêt sur une occupation, ils ont sous bien des points de vue exactement la même faiblesse de jugement que les enfants, réagissent aux stimuli aussi immédiatement qu’eux, ils se laissent diriger dans leur conduite par des idées subites et déchargent leurs affects sans aucune inhibition. Cependant, nous avons pu observer à Oberhollabrunn et à St André ce qui, malgré leurs troubles carentiels, était resté en eux de l’enfant innocent. Par exemple, avec quelle émotion profonde les adolescents les plus âgés et les plus carencés vivaient un conte de fées.

On a l’impression que les carencés ont dû faire sans transition un saut depuis le monde inconscient de plaisir du petit enfant jusque dans la réalité brutale, un saut que seule une partie de leur Moi aurait pu réussir. Pourquoi penser qu’ils ne sont restés enfants que par une partie de leur Moi ? Parce qu’ils présentent, à travers une autre partie de leur Moi, une partie souvent développée au-delà de la mesure normale, la maturité qui correspond à leur âge. Tout jeune carencé présente ce clivage du Moi, si nous voulons appeler ainsi le défaut d’évolution homogène du Moi. Nous voyons les enfants et les adolescents carencés asservis par une partie de leur être à un principe de plaisir tout-puissant, faire par ailleurs bien des choses que seuls font les adultes : ils se comportent dans certaines situations, à l’école ou dans la vie, comme s’ils n’étaient pas carencés ; certains adolescents commandent comme des hommes, parfois d’une façon parfaitement remarquable ; ils s’affirment dans le combat de l’existence avec une grande adresse là où la réalité n’exige que pure auto-affirmation. Même dans leur vie sexuelle, seul un type particulièrement déterminé présente un retard évolutif, les autres sont normalement développés, dépassant même souvent ce qui correspond à leur tranche d’âge : sans nullement être pervers ou invertis, ils présentent seulement une puissance élevée.

Nous pouvons désormais concevoir le jeune carencé comme un individu qui, par suite de troubles du développement d’une partie de son Moi, est dirigé par un principe de plaisir prédominant d’une façon toute-puissante. Nous connaissons aussi les causes de ces troubles mais pas leur type. Une conclusion analogique à partir du névrosé nous donnera un éclairage général. Deux possibilités peuvent être considérées. Dans un cas, des mesures éducatives incorrectes ont fait en sorte que certaines phases du développement n’ont pas été traversées correctement, ou que des fonctions psychiques ou certaines de leurs parties se sont arrêtées de façon permanente à un stade antérieur ; nous parlons alors d’une « inhibition du développement ». Dans le deuxième cas, des parties de fonctions psychiques qui avaient déjà atteint un stade supérieur ont, pour une raison quelconque, accompli un mouvement rétrograde, si bien qu’elles opèrent à un stade évolutif inférieur, comme si elles ne l’avaient jamais quitté ; ce que nous appelons une « régression » est intervenu. En résumé, on peut dire que l’état carentiel est la suite d’une inhibition du développement ou d’une régression – d’une stagnation ou d’une rétrogradation à un stade inférieur – sur la voie menant de l’aptitude primitive à la réalité vers l’aptitude à la civilisation. Ce que nous entendons par là serait encore plus net si nous mettions, à côté de l’état carentiel qui apparaît peu à peu, progressivement, en s’amplifiant d’une façon presque naturelle, celui qui perce d’une façon plus ou moins soudaine chez un individu s’étant auparavant comporté d’une façon parfaitement normale. Le fait que je situe les causes de l’état carentiel au niveau d’un trouble intervenant sur la voie qui mène à l’aptitude à la civilisation vous paraîtra, d’après ce que j’ai déjà dit, d’autant moins surprenant que vous vous rappellerez tout ce que vous connaissez : tout jeune carencé a une aptitude primitive à la réalité, si nous entendons par là, comme nous l’avons fait auparavant, la faculté de s’auto-affirmer. Ce qui le met en conflit avec la société, c’est uniquement la manière dont il s’efforce d’imposer son auto-affirmation, manière qui n’est pas compatible avec l’aptitude à la civilisation.

Ces conférences n’ayant pour objet qu’une première orientation, nous n’examinerons pas maintenant d’états carentiels précis pour savoir s’ils résultent d’une inhibition du développement ou d’une régression, je dois également réserver cette discussion pour une période ultérieure. Nous allons considérer un peu plus précisément, même si nous ne leur consacrons pas une étude spéciale, deux types spécifiques de formes de carence, les jeunes « carencés par excès d’amour » et les « carencés par excès de sévérité », afin de pouvoir parler de ce que l’éducation spécialisée doit faire dans ces cas-là.

Le type « carencé par excès d’amour » n’est pas très fréquent dans un établissement d’éducation spécialisée. Sa fréquence en revanche est disproportionnée dans le milieu bourgeois, où il constitue une source de soucis et de désespoir non avoués. Le plus fréquemment, ces cas viennent me consulter au service d’aide éducative, si bien que je puis vous parler de trente-deux enfants « uniques » que j’ai personnellement observés, le plus souvent des adolescents. L’état carentiel était dans tous les cas causé par un excès de tendresse, susceptible d’être démontré d’une façon incontestable. On aurait été en droit de penser que les enfants avaient été gâtés en raison du souci naturel que les parents éprouvaient pour l’enfant « unique », ou qu’une femme devenue veuve ait tourné tout son amour vers son enfant, ou que des parents divorcés, afin de gagner l’enfant à leur cause, aient fait surenchère de preuves d’amour à l’égard de l’enfant. Rien de tout cela n’avait déterminé l’excès d’amour chez les trente-deux enfants. Dans vingt-neuf cas, la mère ne se sentait pas assez aimée par le père, tantôt d’une manière justifiée, tantôt uniquement en raison d’un désir d’amour excessif impossible à satisfaire normalement. Dans les trois cas restant, les femmes ayant eu un enfant extra-conjugal (fillette) s’étaient mariées non pas avec le père de l’enfant, mais avec un autre homme. Le beau-père se consacrait avec une tendresse particulière à sa belle-fille. Les trois mariages étaient restés sans enfant, ce qui n’avait pas entraîné de différends entre les époux, mais les femmes ne pouvaient se consoler de ne pas avoir d’enfant avec leur mari. Les propos qu’elles me tinrent concordaient, presque mot pour mot, quand elles me disaient combien elles aspiraient à avoir un enfant, combien leur mari serait heureux d’avoir son propre enfant, vu qu’il aimait déjà tellement sa belle-fille. Elles m’expliquèrent aussi qu’elles ne gâtaient leur fille qu’en raison de leur mari.

Nous voyons donc chez ce type de jeunes carencés et dans d’autres cas également, l’œuvre d’éducation échouer parce que, à l’exception des rares cas où le père était en question, la mère n’était pas de taille à mener à bien sa tâche éducative. Nous ne discuterons pas les causes de cette constellation qui sont très différentes, mais qui produisent toujours pratiquement la même chose : une telle faiblesse de la mère face à l’enfant qu’il ne peut plus être question d’éducation. Vous connaissez sans doute les mères de ce genre ; il n’est pas difficile de les caractériser. Étant donné qu’elles sont prêtes à tout pour écarter un désagrément menaçant fût-ce de très loin leur préféré, elles ne réussissent pas à lui imposer les frustrations qui conduisent aux restrictions pulsionnelles nécessaires. Le déplaisir qu’elles causeraient à l’enfant les perturbe bien plus que si l’enfant lui-même le vivait. Soucieuses et préoccupées, elles s’inquiètent également sans interruption de son bien-être et ne sont pas capables d’exiger de lui un report ou un renoncement au plaisir. Les duretés et les obstacles que la vie implique, auxquels l’enfant devrait se heurter et qu’il devrait dépasser pour pouvoir plus tard se maintenir en vie, sont écartés, si bien qu’une vigilance anxieuse et sans repos, susceptible d’avoir des répercussions négatives sur la vie des mères, emplit la journée, et dérobe le sommeil pendant la nuit. Les caprices de l’enfant sont supportés avec une patience infinie, ses impolitesses sont considérées et admirées comme l’expression d’une individualité particulière, les objections à ce sujet sont éprouvées douloureusement comme des blessures personnelles. Mais pour les enfants étrangers, elles sont des juges d’une sévérité extrême, en particulier lorsque les camarades de jeu de l’enfant « unique » s’élèvent contre son comportement sans limites.

L’enfant se trouve au centre de l’intérêt et vit sans inhibition les désirs de son Moi-plaisir ; la réalité effective n’est pas là, la mère ne cesse de la mettre hors circuit. L’enfant s’éloigne toujours plus de la réalité, parce qu’il ne peut modifier son principe de plaisir. Et pourtant, il y a pour ces enfants aussi des frustrations, mais elles interviennent justement là où elles ne le devraient pas. Il est gêné par sa mère dans les manifestations de sa pulsion de jeu, d’activité et de recherche lorsqu’existe la moindre possibilité d’une menace portant sur son corps ou sur sa santé. Combien de choses un de ces enfants uniques n’a-t-il pas le droit de faire parce qu’il pourrait se cogner, tomber, se faire une bosse, attraper un refroidissement, avoir des lourdeurs d’estomac, contracter un rhume ou souffrir d’un mal à la tête ! Toutes ces frustrations qui sont en contradiction avec le laisser-aller habituel et qu’il est impossible à l’enfant de comprendre font aussi naître les premières révoltes auxquelles la mère, encore une fois, ne peut faire face avec le point de vue impartial de l’éducateur. Elle tente de les combattre par des chantages à la tendresse, ou de les rendre moins douloureusement sensibles en augmentant son laisser-faire. Naturellement, l’échec est rapide ; les révoltes se multiplient. L’enfant émet finalement des exigences que la mère ne peut plus remplir, parce qu’elle ne dispose pas d’un commandement illimité sur la réalité. Il finit par ne plus pouvoir être possible de tenir éloignée de l’enfant la réalité elle-même avec ses revendications inexorables, et ce qui, lors d’un développement normal, s’approche progressivement de l’enfant pour être peu à peu surmonté, fait maintenant irruption avec violence. Si cette collision ne conduit pas à l’effondrement intérieur, et donc à des affections nerveuses, une révolte éclate contre les obstacles au plaisir, révolte qu’il est impossible de maîtriser au domicile parental et qui prend également toute son ampleur dans les manifestations déviantes les plus variées.

Je dois ici ajouter ce qui suit : je sais fort bien que l’état carentiel de ce type ne peut être entièrement expliqué par un principe de plaisir qui n’a pas été dépassé, et que des relations libidinales spécifiques à l’enfance, qui elles non plus n’ont pas été liquidées normalement, jouent également un rôle. Toutefois, je n’aborde pas ce sujet parce que j’ai l’intention de considérer aujourd’hui l’état carentiel d’un seul point de vue, uniquement à partir du principe de plaisir.

Le type qui se présente beaucoup plus fréquemment dans le cadre de l’éducation spécialisée est le deuxième, l’état carentiel à la suite d’un excès de sévérité exercée par les personnes chargées de l’éducation, et un troisième, qui lui est semblable et que nous avons pu observer dans des familles où les deux pratiques éducatives extrêmes étaient simultanément mises en œuvre. Cela ne semble guère possible au premier regard, mais devient tout de suite compréhensible si nous prenons en compte le fait que deux personnes, le père et la mère, participent au travail d’éducation. C’était habituellement le père qui était trop sévère, la mère quant à elle gâtait l’enfant.

Vue l’importance des vécus infantiles pour la vie ultérieure, nous pouvons fort bien situer ce que représentent la sévérité normale du père et la bonté normale de la mère. Le père, en général celui qui représente les revendications impérieuses de la réalité, la mère, dont la forme adoucit et permet d’accomplir ces exigences en éprouvant moins de déplaisir, font en sorte que l’enfant qui se développe normalement éprouve plus tard d’une façon moins aiguë les exigences de la réalité, et supporte sans douleur ce qui est désagréable.

Si la sévérité excessive du père trouve en face d’elle une attitude de gâterie tendre chez la mère, les exigences du père subiront du fait de la mère un changement non seulement dans leur forme, mais aussi dans leur contenu, et l’enfant réussira à s’y soustraire totalement en fuyant vers sa mère. Si la mère a des exigences qui, comme nous l’avons déjà vu, ont pour but d’écarter une menace pour la santé physique, mais dont le respect s’oppose au principe de plaisir, il est possible à l’enfant de les rejeter en fuyant vers son père. Désormais, l’enfant se soumet aux exigences de son père, mais il n’accomplit pas ainsi une restriction pulsionnelle, au contraire, il se soumet toujours au principe de plaisir. Selon qu’il se tourne vers son père ou vers sa mère, il réussit à éviter le principe de réalité, à obtenir le plaisir désiré, et réussit ainsi sans être nullement gêné à maintenir le régime du principe de plaisir. Mais en même temps, ce comportement des parents conduit l’enfant à la rébellion contre la partie qui s’efforce justement d’imposer les exigences. Enfin, l’enfant sombre dans l’état carentiel en suivant un chemin similaire à celui que nous venons de décrire. Le trait typique de ces jeunes carencés, qui pourrait s’exprimer par le principe suivant : « Quoi que je fasse, il ne peut rien m’arriver », s’explique très clairement par ce type d’éducation.

Si l’état carentiel s’installe en raison d’un excès de sévérité, cet excès ne doit pas nécessairement être présent objectivement. Il est fréquent que l’enfant ressente un comportement calme, froid, laconique, dépourvu de toutes manifestations de tendresse, aussi douloureusement qu’un autre enfant subira des corrections corporelles excessives. Bien que nous sachions que les réactions subjectives sont déterminantes pour la genèse de l’état carentiel, je devais encore une fois attirer votre attention sur ce cas de figure, parce que nous aboutissons très facilement à des conclusions erronées lorsque nous ne trouvons pas de sévérité excessive en examinant un cas d’état carentiel, et parce que les faits objectifs ne nous donnent aucun point de repère.

Si l’enfant est traité avec une sévérité excessive ou si certaines constellations du destin entraînent trop tôt une collision brutale avec la réalité, il n’en résulte pas pour autant une adaptation prématurée à la réalité. Il n’y a pas mise en jeu d’un principe de réalité correspondant à un âge supérieur, mais très souvent, nous l’avons déjà dit, après une réussite temporaire de l’intention éducative, une régression secondaire sous forme de carence. Mais dans ce cas, c’est encore un principe de plaisir qui vient à nouveau dominer, correspondant à un âge inférieur. Or, l’expérience montre que les tentatives faites pour l’endiguer se heurtent à une résistance beaucoup plus intense qu’en cas de développement normal. Il cède aussi de moins en moins à la violence brutale. La brutalité des personnes en charge de l’éducation et celle, aussi, de la vie, qui plus tôt avaient été supportées avec patience, suscitent désormais une contre-attitude parfaitement consciente qui se manifeste souvent par une rébellion. Une fois apparue, elle s’oriente vers une résistance ouverte, et augmente chez les adolescents pour aboutir à des actes parfaitement conscients de la plus grande brutalité.

Les formes de carence des deux derniers types pourraient être considérées, du point de vue des relations libidinales infantiles, comme celles du premier type, et aborder ce sujet nous livrerait nombre de renseignements sur elles aussi, ce qui toutefois ne relève pas de notre tâche d’aujourd’hui.

Même si nous ne pouvons nous faire une représentation parfaitement claire de ces trois formes de carence à partir du peu que nous venons de présenter, très schématiquement en outre, nous pouvons pourtant en tirer des lignes directrices générales concernant l’éducation spécialisée.

Précisons d’abord que l’éducation spécialisée se trouve, dans les trois cas, devant la même tâche : elle doit servir d’intermédiaire pour transmettre à l’enfant dont nous avons la charge éducative le développement manquant par lequel il dépassera l’âge infantile avec sa prédominance du principe de plaisir, et l’échangera contre un stade où un principe de réalité correspondant à son âge est actif. L’éducateur spécialisé devra accompagner les jeunes carencés de telle sorte qu’ils deviennent raisonnables, c’est-à-dire développent un principe de réalité capable de décider avant l’acte : gain immédiat de plaisir, déplaisir éprouvé ultérieurement, ou report, renoncement, plaisir ultérieur assuré. Les jeunes carencés devront apprendre, au cours de l’éducation spécialisée, que la somme du gain de plaisir, dans le cadre de la vie sociale de l’établissement, est plus grande que la somme des gains partiels de plaisir procurés par des actes déviants isolés avec la somme de déplaisir qui leur fait suite.

Une deuxième précision encore me paraît très importante, parce qu’elle permet d’éviter nombre d’erreurs dans l’appréciation d’un état carentiel. Nous ne sommes pas obligés de voir absolument, chez tout jeune carencé, un problème névrotique. Il peut manquer un fragment d’éducation normale. Les impulsions à reconnaître la réalité n’ont pas été suffisamment déclenchées, un évitement du déplaisir lié à la réalité était possible, ou bien des contre-impulsions sont apparues, et l’évolution nécessaire n’a pas été accomplie ou a été abandonnée. Nous ne devons pas toujours admettre que le jeune carencé qui doit supporter les suites désagréables d’un vol, par exemple, doit toujours en retirer un plaisir inconscient, que le vol procède à chaque fois d’un sentiment de culpabilité inconscient, etc. Il est très possible, et même vraisemblable dans un grand nombre de cas, que le déviant se tient toujours sous la domination d’un principe de plaisir excessif et cherche de ce fait impulsivement la satisfaction, d’une façon purement automatique : il se fait mener par le Moi-plaisir, la réalité avec ses conséquences désagréables ultérieures n’existe pas pour lui au moment de l’acte. Il est possible que cette conception, présentée d’une manière schématique et brève, suscite la contradiction. Mais elle n’est que la conséquence nécessaire des réflexions qui précédent, qui à leur tour s’imposaient à partir de faits d’expérience. Néanmoins, je n’entends nullement dire par là que l’éducation des jeunes carencés n’est que le rattrapage d’une éducation normale ayant abouti à un échec, elle constitue un problème beaucoup plus complexe. Ce que j’essaie d’indiquer en première approximation est seulement une voie grâce à laquelle nous pouvons aussi concevoir l’état carentiel comme un retard du développement.

Si la genèse de l’aptitude à la civilisation nécessite une certaine mesure de restriction des satisfactions pulsionnelles directes, imposée par une mesure correcte de frustration (Versagung) extérieure, il en résulte qu’en même temps qu’un excès ou un déficit de cette frustration extérieure, la genèse de la restriction pulsionnelle nécessaire ne peut, elle non plus, se produire. La tâche de l’éducation spécialisée consiste alors à la provoquer.

Si nous en sommes venus à estimer que l’éducation spécialisée doit inciter l’enfant dont nous avons la charge éducative à des restrictions pulsionnelles, il n’est plus difficile d’indiquer le procédé qui doit être choisi pour les différents types afin de déclencher les stimuli nécessaires pour provoquer ces restrictions.

Les types un et deux n’ont pas accompli de restrictions pulsionnelles suffisantes parce qu’ils n’en avaient pas la nécessité, le troisième les a refusées par réaction d’opposition ; tout cela indique à l’éducateur spécialisé la direction qu’il doit emprunter.

L’enfant qui jusque-là a été certain de l’amour des personnes en charge de son éducation (père, mère) ou qui pouvait fuir de l’un à l’autre et qui a de ce fait sombré dans l’état carentiel, devra pourtant être maintenu à l’établissement, malgré toute la bienveillance de l’éducateur spécialisé, sous une certaine contrainte intérieure qui le pousse à faire des choses positives, et l’incite aux dépassements. Naturellement, cette contrainte intérieure ne s’instaure pas immédiatement, elle sera engagée par l’éducateur adroit à partir du type de relation transférentielle, mais elle naîtra normalement de la contrainte externe qui exclut d’emblée un acte de contrepartie de l’éducateur qui ne soit pas précédé d’un acte de l’enfant.

L’enfant jusque-là tellement gâté, auquel tout était permis et pour qui l’on faisait disparaître tous les obstacles, se défendra contre toute contrainte extérieure, refusera chaque restriction, même la plus petite, et l’exigence la plus facile à exaucer de l’éducateur, si elles ne correspondent pas aux désirs de son Moi-plaisir. Il ne s’agit là ni de quelque chose de remarquable, ni de quelque chose de problématique, mais d’une réaction naturelle, conditionnée par le nouvel entourage. On pourrait attendre que le transfert imprime au dépassement des difficultés ce sceau de plaisir nécessaire pour obtenir un réel démantèlement de la prédominance du principe de plaisir, et non sa répression, si cette attente ne mettait en question dans bien des cas le succès éducatif. On voit naître à l’établissement nombre de difficultés insurmontables qui trouvent leur origine dans l’enfant et dans son foyer parental. L’enfant qui a été amené contre sa volonté à l’établissement éprouve au début suffisamment de vécus de déplaisir pour n’avoir aucune raison d’attendre les effets des mesures éducatives. Il proteste en fonction de sa constitution et d’une tactique exercée à la maison, ce qui naturellement ne porte aucun fruit. Il fugue maintenant de l’institution ou, ce qui est beaucoup plus fréquent, il adresse à ses parents une lettre demandant à être retiré de l’établissement. La lettre s’accompagne d’un rapport sur tous les maux qu’il doit souffrir à l’établissement et sur les conditions détestables qui y règnent. Les plus convaincantes sont les descriptions concernant la mauvaise alimentation, l’altération de son état de santé et l’antipathie des éducateurs, ainsi que sa promesse d’être désormais un fils sage et obéissant, qui ne donnera plus l’occasion de se plaindre. Le dernier moyen le plus efficace est encore la menace de suicide si l’on ne vient pas le chercher. Les parents sont bouleversés, effrayés de l’erreur qu’ils ont commise en choisissant précisément cette institution, et surgissent au comble de l’émotion, ne sachant si leur préféré est encore vivant ou s’il s’est déjà suicidé. Lorsqu’il vient à leur rencontre, toujours vivant et nullement amaigri, ils le cajolent et l’embrassent, et l’indignation se fait jour, non contre lui, mais contre nous, toujours pratiquement identique dans son contenu et ne différant dans chaque cas que par sa forme. Vouloir démontrer aux parents l’absurdité des affirmations de leur fils est impossible, ils sont inaccessibles aux réflexions et aux explications rationnelles. C’est notamment aux mères qu’il est impossible de faire comprendre, dans cette situation, que c’est l’excès de tendresse à la maison qui a conduit à la déviance, et que l’enfant, en disant des choses inexactes sur le fonctionnement de l’institution, en exagérant de façon démesurée, veut éveiller chez ses parents les soucis qu’il connaît afin de parvenir à ses fins : être retiré de l’établissement. Les parents n’y croient pas, ils sont convaincus que leur préféré est incompris, contraint de vivre dans un entourage impossible et dans des conditions qui ne lui conviennent pas. « Il ne peut pas avoir inventé ce qu’il dit », voilà ce que nous entendons régulièrement. Il est impossible de convaincre les parents que ce qu’il dit n’est que le fruit d’une réaction naturelle inévitable au déplaisir, qui apparaît nécessairement parce que désormais, l’enfant ne peut plus poursuivre sans inhibition ses satisfactions pulsionnelles. Le jeune homme triomphe ; car il est sur le champ ramené à la maison. À ce moment, ni les parents ni l’enfant ne savent qu’il redeviendra dans les plus brefs délais aussi impossible dans sa famille qu’il ne l’était avant d’arriver à l’établissement d’éducation spécialisée.

L’enfant nécessitant une éducation spécialisée en raison de la sévérité excessive des personnes chargées de son éducation provient d’un milieu qui, d’après son sentiment subjectif qui cadre d’ailleurs le plus souvent avec les faits objectifs, ne lui a opposé que des résistances. Nous devrons adopter envers lui une attitude radicalement différente de celle que nous adoptons face aux jeunes carencés que nous venons de décrire. Il faut viser une réconciliation sur une large base, pallier un grand déficit en amour. Tout ce que nous venons de dire sur la configuration du milieu à l’établissement, sur le monde de plaisir réel dans lequel il faut placer l’enfant, s’applique essentiellement à lui ; il a besoin d’un éducateur ayant une attitude positive, joyeux de vivre, d’un entourage qui tienne compte du besoin juvénile de plaisir, et qui ne prenne forme que peu à peu, très prudemment, afin de correspondre à la réalité et à ses vécus de déplaisir.

Vous pouvez maintenant fort bien comprendre que, pour parler d’une façon schématique, chacun de ces types doit trouver à l’établissement d’éducation spécialisée les conditions précisément opposées à celles qu’il avait dans son entourage précédent. Considérons le processus éducatif dans les établissements de correction de style ancien. Ils essaient de faire des enfants des êtres humains sociaux par la contrainte et la peur de la punition, sans primes d’amour. Comme ils ont essentiellement à faire avec le dernier type que nous ayons cité, ils font à plus grande échelle ce que le père et la mère avaient déjà fait auparavant, et ne peuvent que travailler en vain.

D’autre part, il ne faut pas triompher si les établissements d’éducation spécialisée modernes empruntent aujourd’hui l’autre voie. Du fait du changement de la conception de l’enfant dans la famille, cette voie est, pour des raisons de nécessité naturelle, la plus évidente pour l’éducateur, elle est appropriée tant qu’il s’agit du dernier type, mais tout aussi erronée pour le premier type que l’était celle des maisons de redressement pour le dernier type.

Je voudrais encore insister sur le fait que vous ne devez pas conclure, de ce que je vous ai exposé aujourd’hui, que je vous ai présenté une théorie de l’état carentiel. Je n’ai fait que prendre un trait que j’avais remarqué chez les jeunes carencés et le discuter d’un seul point de vue, autant que cela me semblait nécessaire pour une première approche.

Considérer l’état carentiel uniquement à partir du principe du plaisir-déplaisir est assurément très partial et insuffisant. Mais c’est consciemment que j’ai adopté aujourd’hui ce point de vue, parce que je pense que j’ai pu vous communiquer ainsi des perspectives bien déterminées et radicalement nouvelles. J’adopterai dans la conférence suivante un autre point de vue et je vous donnerai ainsi la possibilité de considérer l’état carentiel sous un angle nouveau.