Chapitre premier. Le concept de groupe

Étymologie

Le terme français de groupe est récent. Il vient de l’italien groppo ou gruppo, terme technique des beaux-arts, désignant plusieurs individus, peints ou sculptés, formant un sujet. Ce sont les artistes français, tel Mansart, qui l’ont importé, vers le milieu du XVIIe siècle, après leurs séjours en Italie. La première apparition écrite de groupe est contenue dans la traduction (1668), par R. de Piles, du De arte graphica de Du Fresnoy : c’est un terme d’atelier. La première apparition littéraire du mot est due à Molière, dans un texte peu connu, le Poème du Val-de-Grâce (1669), où l’auteur comique prend la défense de son ami défunt l’architecte Mansart et décrit la fresque de la coupole due au peintre Mignard en mettant son point d’honneur à utiliser des notions techniques :

« Des groupes contrastés un noble agencement Qui du champ du tableau fasse un juste partage…

Mais où, sans se presser, le groupe se rassemble,

Et forme un doux concert, fasse un beau tout-ensemble. »

Le mot se répand vite dans le langage courant et désigne un assemblage d’éléments, une catégorie d’êtres ou d’objets.

C’est seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que groupe désigne une réunion de personnes. Deux textes de Marmontel et de Mme de Genlis, cités par Littré, en seraient les premières manifestations écrites1. Simultanément, des mots analogues s’imposent en allemand et en anglais (gruppe, group). Il est à noter que les langues anciennes ne disposent d’aucun terme pour désigner une association de personnes en nombre restreint, poursuivant des buts communs. Les hommes pensent volontiers selon l’opposition individu-société ; ils ne pensent pas naturellement en termes de groupe, alors que leur vie et leurs activités se déroulent le plus souvent au sein d’agglomérats restreints.

En quoi l’origine du mot peut-elle nous éclairer sur les significations latentes de celui-ci ? Le sens premier de l’italien groppo était « nœud », avant de devenir « réunion », « assemblage ». Les linguistes le rapprochent de l’ancien provençal grop = nœud, et supposent qu’il dérive du germain occidental kruppa = masse arrondie. Il semble d’ailleurs que groupe et croupe aient pour même origine l’idée d’un rond.

L’étymologie nous fournit ainsi deux lignes de force que nous retrouvons tout au long de la réflexion sur les groupes, le nœud et le rond. Le sens premier de nœud est peu à peu revenu dans groupe jusqu’à connoter le degré de cohésion entre les membres. Quant à rond, il a désigné très tôt, dans le français moderne, une réunion (ce dernier mot, plus tardif, apparaît au XVIe siècle) de personnes, ou, pour conserver la même image, un cercle de gens. E. Rostand, dans Cyrano de Bergerac, a habilement juxtaposé les deux termes :

« Je fais, en traversant les groupes et les ronds,

Sonner les vérités comme des éperons. »

L’idée-force ici est celle du groupe d’égaux. Une étude serait à faire sur son cheminement historique et sa valeur symbolique2 : il s’agirait d’une tradition celte (les chevaliers de la Table ronde), reprise par l’ordre des Templiers (l’autel de leurs églises avait une forme circulaire, afin que les chevaliers soient tous au premier rang pendant la messe, et tous à la même distance de Dieu). Une autre recherche devrait porter sur le mot groupe en dehors des langues occidentales.

Résistances épistémologiques au concept de groupe

Le mot de groupe est un des plus confus de la langue française ; l’anglais et l’allemand ne sont pas logés à meilleure enseigne. Nous venons aussi de voir qu’il est récent dans l’histoire des langues. C’est dire que le concept objectif de groupe, fondement d’une science des associations, des comités et des équipes, a émergé lentement au cours de l’histoire de la pensée. Ce travail d’objectivation est gêné par des préjugés individuels et collectifs qu’il convient d’abord de tenter d’éclaircir. Certains de ces préjugés sont d’ordre psychologique et psychanalytique.

Une enquête de l’Association française pour l’Accroissement de la Productivité (1961), sur les représentations collectives du groupe nous met sur la voie : « La notion de groupe est inexistante pour la plupart des sujets. Le groupe est éphémère, dominé par le hasard. Seules existent les relations interindividuelles. » Les relations psychologiques spontanées entre personnes, qui s’instaurent dans le cadre de la vie professionnelle et sociale, sont vécues par les intéressés comme résultant essentiellement du bon ou mauvais, des individus. Les phénomènes de groupe sont méconnus dans ce qu’ils ont de spécifique : tout se ramène à des questions de personne. Les relations interindividuelles sont de plus perçues d’une manière statique. La solution, généralement envisagée, aux problèmes qui surgissent dans ces relations est qu’il faudrait que les autres se modifient. Il n’est guère question de se transformer soi-même, ni d’analyser la situation totale dont les protagonistes font partie, ni d’agir sur les variables de cette situation. La crainte de repenser sa propre situation dans un nouveau cadre de référence, et d’être ainsi mis en question, constitue un des aspects de la résistance épistémologique à la notion de groupe.

Un autre aspect de cette résistance relève de la difficulté générale, chez tout être humain, à se décentrer. Le groupe est utile, voire nécessaire, déclarent les personnes sur lesquelles a porté l’enquête : on est plus efficace ensemble qu’isolément ; le groupe est un intermédiaire entre l’individu et la société. Mais sur un autre plan, disent les mêmes : personnes, (le groupe est une aliénation pour la personnalité individuelle) : il est dangereux pour la dignité, la liberté, l’autonomie de celle-ci ; il risque de provoquer un « viol » de la personnalité. Les rapports humains dans les groupes ne peuvent être que des rapports de manipulateur à manipulé, c’est-à-dire sur un modèle sadomasochiste.

Freud aimait à dire que le narcissisme de l’être humain élève l’obstacle le plus solide au progrès des connaissances : l’astronomie, la biologie, la psychanalyse n’ont pu se constituer en sciences qu’après avoir surmonté les croyances spontanées selon lesquelles la terre est le centre de l’univers ; l’homme, le roi du règne animal ; le moi conscient, le centre de la personnalité. L’anthropocentrisme est naturel à l’être humain. Chassé des sciences de la nature, il s’est réfugié dans les sciences sociales. La psychanalyse l’a délogé de la vie psychique. La dynamique des groupes se bat avec l’amour-propre humain pour l’expulser de ce nouveau domaine.

La résistance épistémologique au concept de groupe provient de la résistance de l’homme contemporain à la vie en groupe. L’enquête de l’A.F.A.P. aboutit à une conclusion analogue : « Il est possible de classer les différents types de groupes sur un même continuum dont les degrés seraient les suivants : l’individu, le groupe d’amis, l’équipe de travail, les institutions, la société. Les hypothèses faites à ce sujet sont : un individu accepte les paliers qui précèdent celui où il se situe et rejette ceux qui le suivent » (par exemple, il accepte chaleureusement le groupe d’amis, mais il subit comme une contrainte l’équipe de travail). « Il considère son chef comme celui qui protège le groupe des influences du palier suivant, qui évite la contamination. » Il est dommage que les auteurs de cette enquête n’aient point pensé à~ l’hypothèse freudienne, qui s’impose ici : le groupe apparaît à chacun des membres comme un obstacle à la poursuite d’une relation privilégiée à deux avec le leader ou avec un autre membre, c’est-à-dire comme un obstacle à la réalisation de désirs incestueux œdipiens. Évoquons de plus les angoisses primitives (angoisse persécutive, angoisse dépressive, angoisse de morcellement du corps, angoisse devant le désir d’une fusion symbiotique dans le groupe, anéantissante pour la personnalité individuelle) que l’étude psychanalytique des groupes a mises en évidence.

D’autres préjugés sont d’ordre sociologique. Ils se particularisent selon la forme de la civilisation dans laquelle vivent les groupes.

Certaines formes de la vie en groupe n’éveillent, chez les participants, aucune conscience différenciatrice de ce qu’est un groupe : celui-ci est vécu par eux comme donné d’avance, comme naturel, inévitable, permanent, comme antérieur et supérieur à l’individu ; le groupe est un fait global dont l’individu est une partie interne, assez indistincte ; la partie tend à la fusion dans le tout ; l’individu ne se pose pas de questions sur le groupe, il vit dans, par et pour le groupe. Tels sont les groupes où l’on entre par la naissance, où il n’y a pas d’autres perspectives que la cohabitation, le travail en commun, les distractions en commun, la recherche ou la production en commun des subsistances et la défense du territoire (famille, clan, tribu, village) ; l’individu isolé du groupe par accident ou par châtiment ne sait pas survivre et meurt. Des règles sociales indiscutées établissent les différenciations de rôles : chefs investis d’autorité, anciens aptes à conseiller les chefs, shamans, prêtres et sorciers appelés à résoudre les drames individuels et collectifs. Elles fixent aussi la répartition des tâches économiques et sociales : chasse, guerre, agriculture, élevage des enfants, etc. De tels groupes sont plus ou moins fermés sur eux-mêmes, et en état de guerre latente ou ouverte avec des groupes voisins rivaux. Des règles de l’échange fixent la répartition des femmes et des marchandises à l’intérieur du groupe et ébauchent divers types d’alliance, de subordination et de réciprocité entre les groupes.

Là s’articule une nouvelle résistance épistémologique qui découle du S totalitarisme groupal : un groupe est fait pour être vécu totalement ; il n’est pas fait pour qu’on l’étudie, c’est-à-dire pour qu’un de ses membres prenne une distance par rapport à lui ou pour qu’un étranger s’y introduise par pure curiosité.

Une autre résistance est liée à l’attitude des grandes organisations collectives (empires, États, armées, ordres religieux) envers les petits groupes. Celles-ci s’appuient sur de multiples groupes, qui leur fournissent des biens et des hommes ; elles les favorisent, tout en veillant à minimiser les particularismes locaux, les aspirations à l’indépendance et les querelles intestines entre ces groupes proches ; tantôt elles accentuent leur caractère sédentaire, en les fixant à des régions de culture, d’élevage, de chasse, de pêche, c’est-à-dire à une forme de vie rurale ; tantôt elles commandent leurs migrations massives, dont on sait maintenant que, même aux époques dites de grandes invasions, ce sont de lents déplacements. Lorsqu’une civilisation en expansion en colonise d’autres, elle implante dans les territoires conquis des groupes de ce type : vétérans de l’armée à qui on donne des terres et qui se marient sur place ; familles de petite condition, aventuriers, hors-la-loi, minoritaires et déviants qui partent défricher les terres nouvelles ; commerçants, navigateurs et missionnaires qui installent des comptoirs locaux. En même temps, l’État vainqueur favorise passivement ou déclenche activement l’affaiblissement et la dispersion des groupes de la civilisation vaincue : restrictions des droits et des activités ; métissage ; déplacements de populations ; fragmentation des groupes par la dissémination des individus exilés ou réduits en esclavage. Inversement, c’est dans la mesure où les groupes de la civilisation vaincue se sont maintenus nombreux et vivaces qu’un renouveau national peut, par la suite, se produire et déclencher une lutte éventuellement victorieuse pour l’indépendance. Lorsqu’une société rejette de son sein une minorité raciale, religieuse, socio-économique, idéologique, celle-ci ne parvient à survivre qu’en donnant ailleurs naissance à de tels groupes.

Pour la société globale, le groupe restreint est une force à son service, mais qui peut se retourner contre elle. D’où la méfiance que la plupart des civilisations ont témoignée aux petits groupes spontanés, la méfiance des églises à l’égard des sectes, des armées à l’égard des bandes de francs-tireurs, des partis politiques à l’égard des réunions fractionnelles, des gouvernants ou des administrateurs à l’égard de 1’ gestion, des professeurs à l’égard du travail en équipe groupe qui s’isole est un groupe qui conspire, ou qui conspirer. L’État se présente à l’individu comme étant vrai Bien et lui présente la vie en groupe autonome comme un danger virtuel.

Ces diverses résistances épistémologiques à une étude objective des groupes relèveraient d’une démarche dont Bachelard a montré ailleurs la fécondité : une compréhension psychanalytique des représentations préscientifiques du groupe. Les représentations spontanées que chaque individu a du groupe en général ou de tel groupe en particulier sont des représentations imaginaires, c’est-à-dire non fondées sur une analyse rationnelle de la réalité. L’individu n’a, en général, pas conscience de ses représentations ; il y adhère comme à une croyance ; il faut des expériences très particulières, comme le groupe de diagnostic, pour les faire apparaître. Leur reconnaissance se paie d’un prix psychologiquement coûteux : affrontements et tensions entre les individus au sein d’une réunion ou d’un groupe, déchirements intérieurs chez l’intéressé pour parvenir à briser ses idoles. Pour imaginaires qu’elles soient, ces représentations n’en sont pas moins efficaces : c’est en fonction d’elles, beaucoup plus que de la situation réelle dans laquelle le groupe se trouve à un moment donné, que les membres de ce groupe réagissent.

Les représentations sociales du groupe

Tout autant que pour l’inconscient individuel, le groupe est une surface projective pour l’inconscient social. Il est un miroir à deux faces, à la manière du Moi auquel Freud attribue une double surface, externe et interne, qui en fait une membrane sensible à la fois à la réalité matérielle et à la réalité psychique. Depuis 1955, date où les méthodes de groupe se sont développées en France pour la formation des adultes, les praticiens de celles-ci ont pu, en écoutant ce qui se disait spontanément dans les sessions, pressentir mieux que par des sondages d’opinion, les lignes de force qui allaient déterminer l’évolution des idées et des mœurs dans notre pays : opposition à la peine de mort, hostilité croissante à la poursuite de la guerre en Algérie, affirmation du droit des femmes à la contraception et l’avortement, revendication autogestionnaire puis écologique, enfin exigence de prise en considération du corps comme résidence de la subjectivité et comme instrument premier du contact et de l’échange avec autrui.

Certaines représentations du groupe, véhiculées par le folklore, la littérature, la religion, ou inspirées de certaines sciences ou techniques, sont devenues des faits psychiques collectifs, qui imprègnent la pensée, orientent l’action et entretiennent la rêverie sur les groupes. Des analyses de contenu des documents dans lesquels se trouvent, à l’état implicite, ces représentations sociales imaginaires, ont été entreprises par R. Kaës (1974 b, 1974 c, 1974 d, 1976). Nous avons aussi donné des indications en ce sens (Anzieu, 1964), [1981]. Notons au passage quelques-uns de ces thèmes qui composeraient la préhistoire de la science groupale : la horde, le village, la commune, la cène, la société secrète, la conspiration, la secte, la corporation maçonnique, le ballet des sorcières ou la chasse à celles-ci, la Saint-Barthélemy, la Terreur, la tour de Babel, l’auberge espagnole, la nef des fous, la cour des Miracles, le radeau de la Méduse, l’expédition des Argonautes, le paradis des Haschischins, etc. À travers les âges et les pays, on a toujours parlé du groupe, mais par métaphores. 'Et quand une théorie scientifique des groupes s’est ébauchée, ce sont encore deux métaphores qui se sont imposées, qui s’imposent encore beaucoup, l’une biologique, l’autre mécanique : le groupe comme organisme vivant, où le moral collectif est pensé en analogie avec l’interdépendance des tissus et des organes, et le groupe comme machine asservie, où l’autogestion sociale est représentée en analogie avec le feed-back cybernétique. Ces métaphores ne sont pas vides de sens. Mais on ne fonde pas une science sur de simples comparaisons.

Les concepts des sciences sociales correspondent souvent à des tentatives de solution aux crises survenant dans les sociétés et leurs cultures. Tel est le cas pour celui de dynamique de groupe. Ce n’est pas par hasard s’il est inventé en 1944, en pleine guerre mondiale, par Kurt Lewin, un psychologue expérimentaliste allemand émigré depuis près de quinze ans en Amérique. Pour son auteur, c’était la révision d’un postulat individualiste : les conduites humaines s’avèrent être la résultante du champ non seulement des forces psychologiques individuelles – hypothèse sur laquelle Lewin avait travaillé jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir – mais des forces propres au groupe auquel l’individu appartient. Pour la démocratie américaine, en lutte pour sa survie face aux impérialismes allemand et japonais, il s’agissait de comprendre comment des phénomènes comme le fascisme et le nazisme avaient été psychologiquement possibles et comment prévenir leur retour. La première recherche en laboratoire, sur des petits groupes artificiellement créés, réalisée par Lewin et ses deux collaborateurs, Lippitt et White, avait démontré expérimentalement, dès 1939, la supériorité de la conduite démocratique sur la conduite autocratique ou sur la conduite « laisser-faire », tant au point de vue de l’efficacité du travail qu’à celui de la satisfaction des participants à œuvrer ensemble (cf. pp. 82 et 225). Répété en d’autres pays à d’autres époques, ce type d’expérimentation a produit des résultats variables.) Le succès ou l’échec de certaines expériences de groupe tient en effet à leur bonne ou mauvaise insertion dans une mythologie sociale souvent inconsciente. Expérimentaux ou cliniques, les travaux de recherche ou d’applications menés sur les petits groupes les isolent arbitrairement du tissu social avec lequel ils s’anastomosent et négligent les traditions culturelles dont ceux qui participent à ces groupes, qui les observent ou qui les animent, se font inconsciemment les représentants actifs3. L’engouement américain pour le petit groupe conjoint un thème sociologique (le groupe apparaît comme l’antidote de la massification sociale) à un thème religieux hérité des premiers colons quakers (l’appropriation de la vérité est une tâche collective).

Pendant cette même période, l’U.R.S.S. et les pays communistes sont restés très réservés à l’égard de la dynamique des groupes, suspecte d’être tantôt une science capitaliste et tantôt une arme aux mains des partisans d’une libéralisation imprudente du régime communiste. Ces critiques doctrinales s’enracinent sur un vieux fond de méfiance persécutive étatique à l’égard des clans et des factions4.

L’Église catholique, passée l’époque héroïque des premières communautés chrétiennes puis des premiers monastères bénédictins avait, bien auparavant, donné l’exemple d’une suspicion analogue à l’égard des sectes, auxquelles le protestantisme s’est par contre montré plus favorable. L’absence d’intérêt scientifique et pratique pour le petit groupe caractérise également les pays musulmans.

Une autre grande représentation sociale du groupe s’inscrit dans la tradition anarchiste à laquelle les événements de mai 1968 en France ont redonné vigueur. Le groupe est conçu comme s’autorégulant et s’autogérant. Tous les membres sont égaux, également aptes à toutes les tâches et ont autant de poids les uns que les autres. Le groupe, ou plutôt le « collectif » est le moyen de réaliser les désirs sur lesquels les membres se sont mis d’accord. Les délégations qu’il donne à tel de ses membres pour accomplir telle fonction sont provisoires. L’expert (le maître s’il s’agit d’une classe) est au service du collectif, choisi par lui et révocable. Un tel fonctionnement des groupes relève tantôt de la démocratie directe, tantôt de l’utopie sociétaire. L’introduction de groupes autogérés dans des organisations sociales peut exercer un effet de choc susceptible de les ébranler jusqu’à les faire se désagréger : point de vue dont G. Lapassade5 s’est fait en France le propagateur. Le petit groupe est non plus une technique de changement contrôlé mais un explosif révolutionnaire. Dès 1960, dans la Critique de la raison dialectique, Sartre, analysant les journées de juillet 1789, montrait comment des hommes du peuple, en faisant au sein de groupements spontanés l’expérience concrète de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, avaient su improviser une émeute triomphante. Ici nous sommes dans une autre tradition culturelle, laïque et non plus chrétienne, celto-germanique et non pas gréco-latine, dont les Gaulois dans l’Antiquité, les chevaliers de la table Ronde au Moyen-Âge et les jacobins à l’orée de l’époque contemporaine représentent des jalons.

Une dernière représentation collective importante du groupe est celle d’une communauté unie autour d’un chef, à la fois imposé et « élu » C’est le Bund et le leader charismatique chers à la sociologie allemande. C’est Freud, homme lui aussi de culture germanique, démontant, en 1921, dans Psychologie des foules et analyse du moi, le mécanisme de la double identification, dans l’Armée ou l’Église, des membres entre eux et au chef comme Idéal du moi commun : version laïque de l’alliance du peuple élu avec son dieu, modèle intérieur avec lequel le juif Freud s’est débattu jusqu’à la fin de sa vie et qu’il a tout naturellement induit dans l’organisation du mouvement psychanalytique – au prix de quels remous !

Distinction des cinq catégories fondamentales

Les faits de groupe se distinguent des faits psychiques individuels parce qu’ils se rapportent à une pluralité ou à un conglomérat d’individus. Il faut deux individus pour faire un couple et au moins trois pour composer un groupe. En fait il n’existe aucune personnalité normale qui reste psychologiquement isolée des autres, et l’étude des relations avec autrui est un chapitre nécessaire de la psychologie individuelle. Le groupe commence avec la présence d’un tiers dans une paire et avec les phénomènes consécutifs de coalition, de rejet, de majorité, de minorité. Les phénomènes de groupe ne se manifestent pleinement qu’à partir de quatre membres, : chiffre à partir duquel le nombre de relations possibles deux à deux dépasse le nombre des membres (entre trois personnes A, B, C, il y a trois relations possibles : AB, AC, BC ; entre quatre personnes, A, B, C, D, il y a six relations possibles : AB, AC, AD, BC, BD, CD).

Par ailleurs, les faits de groupe sont différents des faits sociaux en ce que la pluralité des individus est, dans le premier cas, une pluralité d’individus qui sont présents ensemble (ou qui l’ont été et s’en souviennent, ou qui savent qu’ils le seront). La coprésence entraîne des effets particuliers. L’ambiguïté du terme de groupe est d’ailleurs fâcheuse, puisque les sociologues parlent de groupes sociaux pour désigner par exemple des classes sociales ou des catégories socio-économiques. Il serait souhaitable de réserver l’usage scientifique du vocable groupe à des ensembles de personnes réunies ou qui peuvent et veulent se réunir.

Une réunion ou un groupe d’individus peut prendre bien des formes et bien des noms. Entre ces formes, les distinctions sont difficiles à établir, en raison de leurs chevauchements, de la mouvance des agglomérats humains et de l’imprécision des outils scientifiques dans ce domaine. Une convergence semble se dégager toutefois entre les travaux les plus divers, depuis l’observation des sociétés animales jusqu’à l’analyse philosophico-politique du groupe humain selon Sartre (1960). Elle nous semble imposer les cinq distinctions fondamentales qui suivent.

La foule. – Quand des individus se trouvent réunis en grand nombre (plusieurs centaines ou plusieurs milliers) au même endroit, sans avoir cherché explicitement à se réunir, on a affaire à des phénomènes de foule. Chacun vise à satisfaire en même temps une même motivation individuelle. De cette simultanéité à grande échelle découlent des phénomènes particuliers. On cherche le soleil, l’eau, la sécurité, la vengeance, la bonne parole, etc., pour son propre compte, et on se rencontre avec d’autres estivants sur la même plage, avec d’autres croyants au même lieu saint, avec d’autres ménagères au marché, avec d’autres voyageurs à l’attente sur un quai de gare, avec d’autres citoyens à une réunion électorale, avec d’autres badauds à un événement excitant, avec d’autres spectateurs à une représentation, avec d’autres hommes en colère qui lynchent un homme dont la peau est d’une couleur différente. On parle d’agglomération, de cohorte, d’attroupement, de concentration, de concert, de concours, de horde, de pèlerinage, de tumulte. Les motivations peuvent être également négatives : tous ces hommes sont réunis là par la même contrainte. Tantôt il s’agit de contraintes sociales : contingent de recrues dans la cour de caserne, colonne de prisonniers, camp de personnes suspectes ou déplacées, chahut d’étudiants à un cours obligatoire, fournées ou charrettes de condamnés, troupeaux d’esclaves. Tantôt les contraintes sont dues aux événements : paquets de survivants d’une catastrophe, caravanes de fuyards, flots de gens encerclés par un incendie ou une inondation, embouteillages, bousculades, émeutes spontanées. La situation de foule développe un état psychologique propre : a) passivité des gens réunis envers tout ce qui n’est pas la satisfaction immédiate de leur motivation individuelle ; b) absence ou faible niveau des contacts sociaux et des relations interhumaines ; c) contagion des émotions et propagation rapide à l’ensemble d’une agitation née en un point ; d) stimulation latente produite par la présence massive des autres, et qui peut éclater sous forme d’actions collectives passagères et paroxystiques, marquées du sceau de la violence ou de l’enthousiasme, ou qui peut induire, à l’inverse, une apathie collective imperméable à presque toutes les interventions6.

Notre définition de la foule exclut les manifestations préparées à l’avance, réunissant des adeptes, encadrées par un service d’ordre. Ici, en effet, le projet de se réunir passe au premier plan. Chez les participants, et surtout chez les organisateurs, est présente l’intention de provoquer et d’exploiter les phénomènes de foule au profit d’objectifs qui sont ceux d’un groupe secondaire. C’est là un exemple d’interférences entre les diverses catégories groupales que nous nous efforçons de distinguer. L’organisation des foules est un problème familier aux dirigeants de mouvements politiques et sociaux, aux théoriciens de l’action psychologique, et aux responsables des forces de police et de sécurité.

W. A. Westley a distingué, à côté de ces foules organisées, des foules conventionnelles, qui se réunissent à une heure et à un lieu fixés ou connus (auditoires et assistances ; publics d’une réunion, d’une représentation, d’une manifestation ; pelotons de coureurs, baigneurs dans une piscine ; danseurs dans un bal public), et des /foules spontanées, rassemblées par un incident, aux réactions imprévisibles et facilement dangereuses, et où il n’y a au départ ni meneurs, ni organisation, ni règles.

Les phénomènes de foule ont à être séparés des phénomènes de masse. Certes, la présence massive d’autres êtres humains est une des causes essentielles de certains comportements constatés dans les foules. Mais il serait souhaitable d’employer le terme de foule pour toute réunion spontanée ou conventionnelle d’un grand nombre de personnes et de réserver l’expression de masse à tous les phénomènes de psychologie collective qui concernent un nombre encore plus grand de personnes, lesquelles ne sont pas physiquement rassemblées, ni même rassemblables : la mode, l’opi-

Stoetzel, La psychologie sociale (Flammarion, 1963, pp. 225-245). L’ouvrage le plus neuf est celui de S. Moscovici, L’âge des foules, Fayard, 1981.

nion publique, les rumeurs, les courants d’idée, les engouements, les lecteurs d’un journal, les auditeurs d’une émission radiophonique, les admirateurs et admiratrices d’une vedette, les travailleurs d’une certaine catégorie, les jeunes entre treize et vingt ans, les amateurs de musique ou de bricolage constituent de telles masses. Là encore, l’effort pour organiser ces masses en groupements et pour les réunir en foules est familier aux spécialistes de l’action politique, syndicale, commerciale ou publicitaire.

La bande. – La foule se définit par la psychologie de la simultanéité. Une foule a la solitude en commun. La bande, par contre, a la similitude en commun. Quand des individus sont réunis volontairement, pour le plaisir d’être ensemble, par recherche du semblable, il s’agit d’une bande. Ce phénomène a été décrit chez les animaux sous le nom d’interattraction, (cf. plus loin p. 304). Chez les êtres humains, il consiste à rechercher chez des « congénères » les mêmes modes de penser et de sentir que l’on a soi-même et dont on n’est pas nécessairement conscient. Les bandes d’enfants et d’adolescents, normaux ou délinquants, sont les plus connues. (Le plaisir d’être en bande provient de ce qu’est supprimée ou suspendue l’exigence de s’adapter, au prix d’une tension psychique pénible, à un univers adulte ou social et à ses règles de pensée et de conduite ; la coprésence de plusieurs autres personnalités homologues à soi-même – par exemple par leur syncrétisme mental et affectif, leur faible niveau intellectuel, leur sentiment d’être incompris des parents ou des grandes personnes, leur asocialité, leurs tendances perverses – permet de s’abandonner à être soi-même sans contrainte ni remords et justifie d’être comme l’on est. De plus, la bande apporte à ses membres, qui en sont privés par ailleurs, la sécurité et le soutien affectifs, c’est-à-dire un substitut de l’amour. Les enfants délaissés ou abandonnés, les personnalités inaffectives ou débiles ou amorales (enfants et adultes), les individus coupés des liens sentimentaux et familiaux, ceux qui sortent de communautés à forte discipline dans lesquelles leurs besoins affectifs ne sont pas satisfaits (pensionnaires, soldats, marins), constituent tout naturellement des bandes. Chez l’adulte socialement adapté, la bande – bandes de copains, de joyeux lurons, de fêtards, parties fines, bordées – autorise des activités qui sont à la limite des règles morales et sociales : le jeu, la boisson, le flirt, la licence érotique, le scandale sur la voie publique, l’encanaillage, la destruction d’objets, la souillure de certaines valeurs (patriotiques, religieuses, etc.). Toutefois, les activités accomplies en commun n’apparaissent pas comme un but essentiel de la bande : le but est d’être ensemble parce que l’on est semblable. Faire quelque chose ensemble n’est qu’une occasion, qu’un moyen d’éprouver intensément que l’on est ensemble : cela peut d’ailleurs consister à écouter des disques, à raconter des histoires, voire à se taire.

La bande est très différente de la foule, par le nombre limité de ses membres (quelques unités ou quelques dizaines), par l’attachement de ceux-ci à leur collectivité, par sa plus grande durée. Néanmoins, la bande est (assez éphémère. Ou bien elle entre en sommeil et se reconstitue pour d’épisodiques réunions. Ou bien l’évolution psychologique individuelle de ses membres la désagrège : certains mûrissent, sortent de l’adolescence, se marient, prennent un métier, et la belle ressemblance entre tous est détruite. S’il s’agit de délinquants non récidivistes, l’arrestation des meneurs suffit en général à l’éparpiller.

La bande devient durable si elle se transforme en un groupe primaire, mais elle change alors de caractéristiques : elle affirme des valeurs commîmes (par exemple antisociales), elle privilégie la loyauté et la solidarité de ses membres, différencie leurs rôles, fixe des buts autres que la complaisance collective à soi-même. La bande de petits voyous devient un gang ; la bande de garçons les uns brutaux, les autres efféminés, devient une communauté d’homosexuels7 ; la bande de copains d’école ou de régiment devient une société anonyme à responsabilité limitée.

Chez les animaux, l’interattraction rassemble un grand nombre d’individus de la même espèce (par contre, les foules comprennent des représentants de plusieurs espèces) : bancs de poissons, colonies d’insectes, hordes et troupeaux de mammifères, nuages ou nuées de sauterelles ou de papillons, vols ou volées d’oiseaux. L’activité de ces bandes se réduit en général au déplacement en commun, notamment aux migrations.

Les zoopsychologues ont été frappés par le fait qu’un animal d’une espèce donnée, du moins chez les insectes (criquets, sauterelles), présentait des caractères physiques et physiologiques différents, selon qu’il vivait isolé ou en bande et ils ont appelé ! effet de groupe le fait que chez l’animal isolé qui s’agglutine à une bande se produisent des changements de taille, de couleur et de forme de certains organes, changements qui le conduisent à ressembler davantage à ses congénères. Un effet analogue a été souvent décrit à propos des bandes humaines : les membres tendent à multiplier les signes extérieurs de ressemblance dans la posture (par ex. le débraillé), l’habillement (blouson noir), la toilette (coiffure), le langage (argot), les objets exhibés (chaînes de bicyclette, voitures de sport, etc.).

Le phénomène de la bande a été illustré dans le célèbre roman humoristique de Jules Romains : Les copains [1913]. Sept jeunes gens y déploient la gamme des activités propres à une bande normale : jeux de société, beuveries, canulars. Celles-ci, conformément aux théories unanimistes de l’auteur, sont destinées à créer, puis à dissoudre, de grands sentiments collectifs : manœuvre militaire nocturne improvisée ; prêche égrillard à la cathédrale ; inauguration d’une pseudo statue de Vercingétorix. Les copains célèbrent leurs pittoresques – aventures dans un pique-nique terminal : « Ils étaient contents d’être sept bons copains marchant à la file, de porter, sur le dos ou sur le flanc, de la boisson et de la nourriture… Ils étaient contents d’être sept bons copains, tout seuls, perdus à l’heure d’avant la nuit dans une immensité pas humaine, à des milliers de pas du premier homme… Ils étaient contents d’avoir agi ensemble et d’être ensemble dans un même lieu de la terre pour s’en souvenir. » L’un d’eux lève son verre au groupe et il en décrit les caractéristiques : puissance constructive et destructive, acte pur, liberté pure. « Mais je n’ai pas fini d’énumérer vos attributs. Vous possédez encore, depuis ce soir, l’Unité suprême. Elle s’est constituée lentement. J’en ai suivi la gestation. Ce soir, vous êtes un dieu unique en sept personnes… »

Le groupement. – Quand des personnes se réunissent, que ce soit en nombre petit, moyen ou élevé (plusieurs dizaines ou centaines, rarement plusieurs milliers), avec une fréquence de réunions plus ou moins grande, avec une permanence relative des objectifs dans l’intervalle des réunions, le nom qui convient est celui de groupement. Les buts du groupement répondent à un intérêt commun à ses membres. Ceux-ci en sont partiellement conscients, mais la prise en charge de cet intérêt ne s’effectue pas activement chez la plupart ; ils s’en remettent à leurs représentants, à leurs dirigeants, voire aux événements. En dehors de la réalisation des buts qui découlent de cet intérêt, les membres n’ont (guère de liens ni de contacts. On pourrait dire que cet intérêt leur est commun, mais qu’ils ne Pont pas en commun, pour leur propre compte ; ils ne se le sont pas approprié. La plupart des associations, au sens de la loi de 1901, sont de ce type.

On peut énumérer, d’une façon non limitative, d’autres exemples : assemblée, coalition, collectivité, chambrée, colonie (de vacances), compagnie, confraternité, fraction, harem, légion, troupe, unité.

Selon leur domaine d’activités, les groupements prennent des noms particuliers :

— Domaine intellectuel et artistique : académie, chapelle, cercle, club, école.

— Domaine religieux : chapitre, concile, conclave, confrérie, congrégation, consistoire, couvent, ordre, paroisse, patronage, sodalité, synagogue, synaxe (assemblée des premiers chrétiens), synode.

— Domaine politique, social et corporatif : alliance, amicale, association, bureau, bloc, chambre, cellule, classe, comices, coopérative, corporation, états généraux, faction, fédération, fraternité et sororité, front, ligue, milice, parti, section, sénat, société, soviet, synarchie, syndicat, union.

Selon le cas, ces types de groupement se rapprochent soit de la foule, soit du groupe secondaire ; ils peuvent aussi être créés ou animés par un groupe primaire.

La notion de rassemblement, opposée par Jean-Paul Sartre, dans la Critique de la raison dialectique (i960), à celle de groupe, recouvre tantôt la foule, tantôt le groupement. Les caractéristiques décrites par le philosophe s’appliquent toutefois très bien au groupement : sérialité des individus, sous-humanité de leurs relations, passivité dans la réalisation pratique des buts (le pratico-inerte), exploitation par des meneurs ou par des groupements défendant un intérêt antagoniste.

Le groupe primaire ou groupe restreint. – Il présente les caractéristiques suivantes :

— nombre restreint de membres, tel que chacun puisse avoir une perception individualisée de chacun des autres, être perçu réciproquement par lui et que de nombreux échanges interindividuels puissent avoir lieu ;

— poursuite en commun et de façon active des mêmes buts, dotés d’une certaine permanence, assumés comme buts du groupe, répondant à divers intérêts des membres, et valorisés ;

— Relations affectives pouvant devenir intenses entre les membres (sympathies, antipathies, etc.) et constituer des sous-groupes d’affinités ;

— forte interdépendance des membres et sentiments de solidarité ; union morale des membres du groupe en dehors des réunions et des actions en commun ;

— différenciation des rôles entre les membres ;

— constitution de normes, de croyances, de signaux et de rites propres au groupe (langage et code du groupe).

Toutes ces caractéristiques ne sont pas nécessairement présentes à la fois dans le même groupe. Le vocabulaire est particulièrement riche en termes qui entrent dans cette catégorie : antenne, aréopage, ban, brigade, cartel, caste, cénacle, clan, collège, comité, commando, commission et sous-commission, communauté, commune, consortium, corps, coterie, cour, directoire, équipe, groupuscule, jury, patrouille, phalange, phratrie, pléiade, noyau, secte, tribu.

Dans le groupe ainsi défini se développent des conduites d’entretien, qui visent la conservation du groupe comme réalité physique et comme image idéale, et des conduites de progression qui amènent la transformation : a) des relations entre les membres ; b) de l’organisation interne ; c) du secteur de la réalité physique ou sociale dans lequel le groupe a choisi ses buts. La prédominance du premier type de conduite caractérise la réunion mondaine ou les groupes commémoratifs. Les groupes d’action privilégient le deuxième type de conduite, sans pouvoir néanmoins se passer du premier.

Quand l’activité du groupe ou du groupement, pris aux sens précédents, consiste uniquement en réunion avec débats, le terme approprié est celui de réunion-discussion. Là encore la terminologie est abondante : assise, carrefour, colloque, comices, conciliabule, conférence, congrès, conseil, convention, entretien, palabre, rencontre, séminaire, symposium, ainsi que des mots empruntés à l’anglais : meeting, staff-meeting, brain-trust8.

Les caractéristiques du groupe restreint ou primaire, retenues par nous, appellent bien des discussions. Selon les auteurs, l’accent est mis sur telle ou telle d’entre elles. Kurt Lewin définit le groupe par une double interdépendance, entre les membres et entre les variables du champ ; Cattell, par la satisfaction qu’il apporte aux besoins de ses membres ; Moreno, par les affinités entre ceux-ci ; Homans et Baies, par les communications à l’intérieur du groupe et l’interaction qui en résulte entre chacun des membres. Voici deux définitions empruntées à cette école « interactionniste » :

— « Un petit groupe consiste en un certain nombre de personnes qui communiquent entre elles pendant une certaine période, et assez peu nombreuses pour que chacune puisse communiquer avec toutes les autres, non pas par personne interposée, mais face à face » [Homans, 1950].

— « Un petit groupe se définit comme un certain nombre de personnes en interaction chacune avec chacune des autres dans une réunion ou une série de réunions face à face, réunion au cours de laquelle chaque membre reçoit quelque impression ou perception de chacun des membres considéré comme suffisamment distinct des autres autant que ce lui est possible, soit au moment même, soit en s’informant par la suite, et au cours de laquelle il émet quelque réaction envers chacun des autres, considéré comme une personne individuelle, à la condition du moins de se rappeler que l’autre personne était présente » [Baies, 1950, P – 33].

La distinction entre le groupe primaire et le groupe secondaire est du sociologue américain C. H. Cooley :

— « Par groupes primaires, j’entends ceux caractérisés par une association et une coopération intimes et face à face… Le résultat de cette association intime est, du point de vue psychologique, une certaine fusion des individualités en un tout commun, de sorte que la vie commune et le but du groupe deviennent la vie et le but de chacun… La façon la plus simple peut-être de décrire cette totalité est de dire qu’elle est un nous ; ceci implique l’espèce de sympathie et d’identification mutuelle dont nous est l’expression naturelle. Chacun vit dans le sentiment de ce tout et trouve dans ce sentiment les buts principaux que se fixe sa volonté… Les groupes primaires sont primaires en ce sens qu’ils apportent à l’individu son expérience la plus primitive et la plus complète de l’unité sociale ; ils le sont aussi en ce qu’ils ne sont pas changeants au même degré où le sont les relations plus élaborées, mais qu’ils forment une source relativement permanente d’où le reste coule toujours… Ainsi, ces groupes sont des sources de vie non seulement pour l’individu mais pour les institutions sociales »9.

Le groupe primaire est caractérisé par les liens personnels intimes, chaleureux, chargés d’émotion, entre tous les membres ; la solidarité et l’obtention des avantages mutuels y sont spontanées, non calculées. Au contraire, dans le groupe secondaire, les relations entre les membres sont froides, impersonnelles, rationnelles, contractuelles, formelles ; les communications par écrit l’emportent sur les échanges parlés. Cette distinction des groupes primaire et secondaire est assez proche de la distinction, chronologiquement plus tardive, effectuée par le sociologue allemand Tônnies, entre Gemeinschaft et Gesellschaft (cf. plus loin, p. 60). D’un point de vue sociologique, cette distinction refléterait le contraste, ressenti dans les pays industriellement développés au début du XXe siècle, entre la vie paysanne traditionnelle et communautaire et la vie moderne urbaine et impersonnelle.

Par les échanges affectifs intenses qui se nouent entre ses membres, la famille est l’exemple même du groupe primaire. Mais à cause des institutions sociales qui la 4 régissent, elle est aussi un groupe secondaire. En raison de son but, procréation et élevage des enfants, de la nature des liens (alliance et consanguinité) entre les individus qui la composent, la famille constitue un agglomérat humain particulier, que nous ne pourrons étudier que brièvement dans le cadre du présent ouvrage (cf. plus loin, p. 306).

Peut-on identifier groupe primaire et groupe restreint ?

Le groupe primaire est en général restreint, à l’exception de vastes communautés religieuses ou tribales. Le groupe restreint favorise, sans les développer nécessairement, des relations affectives intenses en son sein : les groupes de résolution de problèmes intellectuels, tels qu’ils se sont multipliés dans les laboratoires de psychologie sociale, manifestent généralement une grande courtoisie, mais non le sentiment d’appartenance ni la solidarité typiques du groupe primaire. En parlant de groupe restreint, on met l’accent sur une dimension numérique du groupe qui permet à chaque membre de percevoir chaque membre, de réagir à lui, et d’être perçu par lui, sans préjuger de la qualité affective de leurs relations. Une question est de savoir à quelles conditions un groupe restreint devient un groupe primaire. Toutefois, au niveau des définitions générales, et par opposition à la foule ou au groupe secondaire, groupe restreint et groupe primaire peuvent être réunis dans une même catégorie.

Le groupe secondaire. – Le groupe secondaire ou organisation est un système social qui fonctionne selon des institutions (juridiques, économiques, politiques, etc.), à l’intérieur d’un segment particulier de la réalité sociale (marché, administration, sport, recherche scientifique, etc.). Une entreprise industrielle, un hôpital, une école, un parti politique, un mouvement philanthropique sont des organisations. L’organisation est à la fois : a) un ensemble de personnes qui poursuivent des fins déterminées, identiques ou complémentaires \ en droit administratif, c’est une « association » si les buts sont non lucratifs, une « société », dans le cas contraire ; de ce point de vue, on y trouve un mélange plus ou moins complexe de phénomènes de foule, de groupement, de groupe primaire ; et b) un ensemble déstructurés de fonctionnement qui règlent les rapports des parties composantes entre elles (services, bureaux, ateliers, comités, etc.), et qui déterminent plus ou moins les rôles des personnes. Dans le groupe secondaire, les rapports entre les individus sont souvent plus formels, froids, impersonnels (bureaucratie, p. ex.).

Un cas particulier : Le groupe large10. – Ajoutons quelques données concernant une dimension groupale intermédiaire entre le groupe primaire et le groupement et qui a commencé d’être étudiée surtout dans une perspective psychanalytique. Le groupe large est une réunion de 25 à 50 personnes invitées à parler librement autour d’un thème ou d’un problème commun. L’impossibilité d’identifier chacun, le fait d’être l’objet de regards et d’entendre des discours sans pouvoir contrôler ces regards et ces discours entraînent des menaces pour l’identité personnelle et une recherche de liens avec des partenaires, par exemple l’établissement d’une « peau » commune avec son voisin (Turquet, 1974). L’espace du groupe large est vécu comme une image de l’intérieur du corps de la mère (Kaës, 1974). Face à l’angoisse du nourrisson ayant perdu la protection maternelle, angoisse à laquelle régressent les participants, le moniteur a à manifester une présence-soutien qui permet d’enclencher des phénomènes transitionnels au sens winnicottien (Anzieu,

Tableau 1. – Classification des groupes humains

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1974). Béjarano (1971, 1974) a fait l’hypothèse que le groupe large favorise la projection sur lui du transfert négatif clivé, mais aussi qu’il mobilise une imago fraternelle ou sociétale.

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Structuration (degré d’organisation interne et différenciation des rôles)

Durée

Nombre d’individus

Relations entre les individus

Effet sur les croyances et les normes

Conscience des buts

Actions communes

Foule

Très faible

Quelques minutes à quelques jours

Grand

Contagion des émotions

Irruption des croyances latentes

Faible

Apathie ou actions paroxystiques

Bande

Faible

Quelques heuresà quelques mois

Petit

Recherche du semblable

Renfonrcement

Moyenne

Spontanées mais peu importantes pour le groupes

Groupement

Moyenne

Plusieurs semaines à plusieurs mois

Petit moyen ou grand

Relations humaines superficielles

Maintien

Faible à moyenne

Résisirance passive ou actions limitées

Groupe primaine ou restreint

Elevée

Trois jours à 10 ans

Petit

Relations humaines riches

Changement

Elevée

Importantes spontanées voir novatrices

Groupe secondaire ou organisation

Très élevée

Plusieurs mois à plusieurs décennies

Moyen ou grand

Relations fonctionnelles

Induction par pressions

Faible à élevée

Importantes habituelles et planifées

 

Classification générale. – Si la science des groupes doit se défier de l’abondance et de la confusion des termes, il convient par contre de compléter les concepts fondamentaux que nous venons de préciser, par deux néologismes : groupal, pour qualifier les phénomènes propres au groupe, notamment pour distinguer les relations entre les individus à l’intérieur du groupe, des simples relations interpersonnelles et des relations sociales en général ; groupalité, pour désigner l’ensemble des caractéristiques internes essentielles au groupe.

La distinction des cinq catégories, foule, bande, groupement, groupe primaire, groupe secondaire, ne doit pas masquer l’existence de phénomènes groupaux communs. Trois d’entre eux au moins sont établis de façon sûre et déjà ancienne : l’émergence de leaders ; l’identification des membres les uns aux autres à des degrés divers ; l’adhésion inconsciente à des représentations sociales imaginaires, des clichés, des stéréotypes.

Le tableau 1 résume les traits propres à chacune des cinq catégories. Une telle classification systématique a surtout une visée heuristique. Le tableau fait apparaître des hypothèses, qu’il appartiendrait à l’observation quantitative et à l’expérimentation de vérifier :

— la durée d’un groupe et son degré d’organisation interne varient dans le même sens ;

— le nombre des membres du groupe est maximum aux deux extrémités (foule et groupe secondaire).

Le tableau 2 (p. 44) propose un schéma de classification des groupes d’après leur taille ; les recherches

Tableau 2

Schéma de classification des groupes d’après leur taille

— Un groupe comporte au moins 3 personnes, condition nécessaire pour que se constituent des coalitions plus ou moins durables.

— De 3 à 5 personnes, on parle de petits groupes, généralement non structurés, et dont les activités sont le plus souvent spontanées et informelles, par exemple du type « conversation ».

— De 6 à 13 personnes, il y a constitution de groupes restreints, pourvus généralement d’un objectif et permettant aux participants des relations explicites entre eux et des perceptions réciproques ; ils sont partiellement ou totalement consacrés à la réunion-discussion.

— De 14 à 24 personnes, on a affaire à des groupes étendus, tels que des commissions de travail, des groupes pédagogiques pratiquant des méthodes actives ; ils sont difficiles à conduire, en raison de leur tendance à la subdivision.

— De 25 à 50 personnes, on se trouve en présence de groupes larges, visant généralement la transmission des connaissances (classes scolaires), la négociation sociale (conventions collectives, accords d’entreprise), l’information réciproque ; on peut y institutionnaliser la tendance à la subdivision par des techniques telles que Phillips 66 ou Panel modifié (cf. Annexes 5 et 6).

— Au-delà de 50 personnes, il s’agit d’assemblées, qui nécessitent une structure permanente (Bureau, Commissions) et l’emploi de procédures déterminées par un règlement intérieur.

 

Les recherches expérimentales sur cette variable ont donné les résultats suivants :

« Lorsque la taille du groupe augmente, les ressources du groupe tendent aussi à augmenter, mais leur maximum potentiel n’est pas utilisable pour la résolution de problèmes à moins qu’il ne se produise une augmentation correspondante dans certains types d’interaction – en particulier dans la forme des communications qui, soit proposent des solutions, soit évaluent des propositions déjà formulées. Les demandes de départ ont aussi tendance à augmenter avec la taille du groupe, ce qui habituellement entraîne une chute du niveau de satisfaction des membres puisque la participation de la part de certains membres empêche celle des autres. Les effets de la taille du groupe – à la fois sur la recherche de bonnes solutions et sur la satisfaction des membres – jouent donc à travers les types et la quantité d’interaction qui sont facilités ou entravés par la taille du groupe » [Newcomb, Turner, Converse, 1970, pp. 479-480].

— Le style des relations interindividuelles dans le groupe varie avec la façon dont le groupe manie les représentations collectives imaginaires sous-jacentes à ses croyances et à ses normes, ou se laisse manier par des clichés et des stéréotypes ;

— Le style des actions du groupe est, sauf pour le groupe secondaire, lié à la conscience des buts.