La leçon surréaliste*

« Une leçon de morale »

Paul Eluard

Ce dont je parle n’est pas une école littéraire, ce n’est pas un groupe ou groupuscule porteur de la vérité la mieux assurée, quant à la ligne juste pour changer le monde et la vie, ce n’est pas une discipline œuvrant à la recherche d’une quelconque orthodoxie, ce n’est pas une mode, encore moins une toquade, ni un genre, dans la pratique artistique et littéraire ou dans la conversation, ce n’est pas une épithète convenant à certaines situations piquantes, comme les cuistres disent « situation freudienne », ce n’est en tout cas rien de réductible à ce qu’une culture sans cesse dénoncée par la critique surréaliste tente de faire accroire.

On nous a déjà fait le coup avec bien des dénominations, et par exemple de la façon la plus spectaculaire avec le « romantisme ». Peu d’interrogations portent aussi loin que celles relatives aux significations dont l’épithète « romantique » a été affublée dans le discours d’une société qui révèle là son mode de fonctionnement de la façon la plus exemplaire. Sa médiocrité grandiose n’est pas incompatible avec une sûreté de réflexes souvent étonnante. Sur le sens profond de ce qu’elle était appelée à subir, elle ne s’est pas trompée. Instaurant le manque d’imagination et d’invention comme la plus haute des vertus bourgeoises (puisque c’est bien de bourgeoisie qu’il s’agit), elle était vouée à traîner comme un boulet, tout au long de la période historique de son hégémonie, toute une grande dimension de refus, de protestation, de recherche d’autre chose, de mise en œuvre d’un parti-pris d’ouverture du regard.

Son fonctionnement réducteur de têtes n’a cessé de réduire tout ce qui pouvait se passer dans cette dimension aux versions les plus dérisoires, incorporant dans sa propre dérision tout un courant qui la dénonçait.

Puisque surréalisme il y a, puisque, dans une filiation qui n’a pas de commencement, on doit reconnaître un temps exceptionnellement fort de cette généalogie dans le moment romantique et dans le cours du mouvement romantique, on n’a guère de chances de saisir à plein ce que représentent dans l’aventure humaine le moment surréaliste et le cours du mouvement surréaliste si l’on esquive la réflexion sur la continuité dans laquelle s’inscrivent ce moment, ce mouvement, et le travail de falsification dont ils font l’objet.

Il s’agit donc d’une mutation dans une continuité, la reconnaissance de filiation est claire quant au romantisme, à Baudelaire, à Rimbaud, à Lautréamont, à Jarry, Roussel, Apollinaire, Vaché, Dada… pour n’évoquer que les plus visibles parmi ceux qui écrivirent, et qui écrivirent en français.

Mais il importe ici de mettre en garde contre la réduction à ce plus visible ; le plus fondamental est l’orientation de principe et la pratique visant à reprendre possession de son bien partout où il est disponible, y compris et surtout au plus inattendu, au plus déconcertant. Ainsi lorsque Monsieur Villemain (« J’aspire à la douleur. J’ai voulu lire Villemain » – Ch. Baudelaire) devient paralytique général et que son domestique demande « Maître a mal à la tête ? » il répond « Non monsieur, plus haut ». Ainsi le porteur de la plus vile main, ancien ministre de l’instruction publique sous Louis-Philippe, est surréaliste dans la folie, ou devient surréaliste en devenant fou.

« Être » surréaliste est à la portée de tous, en tous temps, en tous lieux, et que la folle puisse débloquer ce potentiel contenu dans tout un chacun, sous contrainte ou contention, n’est pas une des moindres découverte des explorateurs au nom desquels je parle.

« Entre la sagesse et la folie, qui d’ordinaire réussissent si bien à se limiter l’une l’autre, c’est la trêve. Les intérêts puissants affligent à peine de leur ombre démesurément grêle le haut mur dégradé dans les anfractuosités duquel s’inscrivent, pour chacun, les figures, toujours autres, de son plaisir et de sa souffrance…

… La résignation n’est pas écrite sur la pierre mouvante du sommeil. L’immense toile sombre qui chaque jour est filée porte en son centre les yeux médusants d’une victoire claire. »

André Breton

***

« Corps et biens »

Robert Desnos

Ce dont je parle et qui avance à tâtons vers la grande utopie de cette victoire claire n’est pas une aventure de tout repos. Pas plus que le courant romantique ni rien de ce qui s’ensuivit ne porta vision cohérente du monde et de la méthode pour le changer, ne charriant pas moins de tumultes contradictoires, d’errances dramatiques, d’espérances dévoyées, de certitudes dérisoires, de refuges où tourner en rond, de piétinements dans les limites tracées par tout ce contre quoi l’on s’insurge, le courant surréaliste ne porta et ne porte la clef des problèmes humains, portée par une théorie au pas bien assuré de théoriciens impeccables. De ces errances, on ne saurait trouver de témoignages plus significatifs que ceux relatifs aux aventures du phénomène de groupe. Au comble de la contradiction avec la grande aspiration de porter à leur comble non-prohibition et liberté de création, tous les aspects sectaires ou cénaculaires qui marquèrent l’aventure en disent long sur les périls que l’on peut avoir à traverser dans une course aussi aventureuse.

Je ne suis pas de ceux qui prennent ces faiblesses pour dérisoires. Qu’échapper à l’emprise de ce que l’on prétend combattre ne soit pas si aisé, je le sais de reste. Que la résolution dialectique d’épisodes aussi foncièrement contradictoires soit le principe même de la fertilité la plus accomplie, dans laquelle la fertilité de la critique et de la production dans et par le groupe s’accomplit en se dépassant, je le sais plus profondément encore.

Chance, concours de circonstances et d’affinités, celui qui m’a été le plus proche parmi ceux auxquels tout le monde se réfère, Paul Eluard, a représenté au mieux devant le monde cette résolution dialectique. Les retrouvailles historiques avec Aragon et Elsa, à la gare de Lyon, l’affection admirative pour André Breton et tant d’autres, maintenue au-dessus des divergences, signifient au mieux le sens d’une leçon qui demeurera assurément devant l’histoire la dimension la plus accomplie de la leçon surréaliste.

« Il est un mot qui m’exalte, un mot que je n’ai jamais entendu sans ressentir un grand frisson, un grand espoir, le plus grand, celui de vaincre les puissances de ruine et de mort qui accablent les hommes, ce mot, c’est : fraternisation. »

Paul Eluard

***

« L’histoire est plus forte que l’homme. C’est elle, et non le chanteur, qui fait la chanson. »

Louis Aragon

Rencontres splendides. De nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellectuelle. À travers le fatras des choses lues et vues, encore moins entendues, rien, dans ma province lointaine, n’émerge clairement dans les années qui précèdent 1930, informant le collégien lancé dans l’épopée aventureuse de l’adolescence quant à ce qui se passe à l’enseigne du mot « surréalisme ». Et cependant l’air du temps souffle dans un sens qui oriente la perception du lu et vu dans les journaux, les revues et les livres, des vieilleries au quotidien, explorés dans un parti-pris farouchement non-sélectif. Le même souffle pousse à regarder le décor de la vie, les objets qui peuplent les greniers, les celliers et les caves avec un certain regard bien différent du regard commun, en sens contraire ; la passion de mise en valeur d’objets, bibelots ou autres, prend aux yeux du souvenir le sens le plus clair, quant à signifier le refus d’une certaine vie et l’amour de la vie dans la passion de la découverte.

Et vient le temps où l’on découvre à quel point sa propre singularité entre en consonance avec d’autres singularités, les copains partageant les mêmes intérêts, regardant la vie d’un même regard, embarqués vers les mêmes explorations… et l’on découvre ensemble ce qui, bien plus tard, entrera dans la notoriété comme « mouvement surréaliste ».

Je dirai peut-être un jour le foisonnement de ces aventures poursuivies avec le groupe du trapèze volant, ou mouvement K.O. ; dans cet éloge du HAZARD je sais bien ce qui me poussera à faire surnager les menus épisodes de la découverte de la vie quotidienne. Découvrir avec Jean, grâce à ce qu’on le voit lire, le balayeur municipal qui deviendra un proche et fidèle compagnon ; s’enquérir avec René, aux portes des appartements bourgeois, du sort de l’abbé Bonnafé, évoquant à mots couverts quelque sombre affaire de mœurs ; avec Gaston, lancer l’épicier, à partir de l’achat d’un pain en couronne à dessins rayonnants, dans l’exploration jubilante du thème solaire, omniprésent dans la boutique et pleinement accompli dans l’éclat des sardines en baril ; avec Jacques, Jean, René, Gaston, et qui d’autre ? Aller « manger sur l’herbe » au terminus du tramway, à la chasse aux images, à la découverte des banlieues et des hommes.

« Avez-vous fait un bon voyage ?

— Oui, pas de roulis de tangage

— La traversée fut-elle bonne ?

— Oui tous les chemins mènent à Rome. »

René Massat

***

« Tu cours mes yeux dans les miroirs… »

Gaston Massat

Ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu’il n’était de saison, rapportent un abondant butin de leurs voyages autour du monde des lettres et des arts, du cinéma, du jazz et autres musiques étranges quant au goût commun, en tout cas de domaines inconnus, où tout est encore affaire de prospection libre et personnelle, aussi peu dirigée que possible. Mais les intrépides explorateurs des profondeurs de l’inconscient récupèrent surtout leur bien dans le parcours de la vie en tous sens et de préférence à contre-sens, ou en sens contraire des voies balisées. C’est ainsi qu’ils découvrent à quel point un certain sens commun n’est qu’une commune réduction de l’infinie potentialité de richesse du sens qui est le plus commun des biens contenus en tout un chacun.

Que l’un d’eux ait été nourri de l’éloge de la folie, ait peuplé, enfant, son magasin imaginaire des productions des fous, dans ses jouets et dans le décor de sa vie, qu’il porte la vocation de reprendre la trace du grand-père, aliéniste contestataire s’indignant devant l’acharnement à légiférer sur les aliénés au lieu de légiférer pour les aliénés, il n’y a dans cette circonstance qu’un facteur favorisant l’épanouissement de l’intérêt pour la folie et son discours.

Il n’était pas davantage nécessaire qu’Aragon et Breton, au cours de la formation médicale qui fut un des moments communs de leur commune aventure, se rencontrent dans le monde de la folie, au IVe fiévreux du Val-de-Grâce, pour que s’épanouisse l’intérêt surréaliste pour la folie et son langage. Cette passion était inéluctablement impliquée par le programme d’une recherche à la quête des possibilités de l’expression humaine, sans limite ni retenue.

Que le discours prohibé serve à justifier l’enfermement des hommes, qu’à l’appui la faculté de philosophie, de médecine et de psychologie donne son « incommunicabilité » comme définition de ce discours, c’est l’inacceptable, et l’accepter est la pire des servilités à l’égard de ce que je définirai, en 1965, comme « la raison métamorphisée qui veut garder le pouvoir, raison contrainte et contraignante dont les instruments sont l’intelligence étroite et le cogito reservatus ».

NON, « il n’y a rien d’incompréhensible », dit le même qui proclame : « La poésie doit être faite par tous, non par un ». Dans tout ce que cette « Raison » traite comme aberrant doit nécessairement se manifester quelque chose de la grande fertilité qu’elle tend à réduire, sous contrainte ou contention, et ce quelque chose a beaucoup à voir avec le poétique, surtout pour qui ne réduit pas la poésie à une question de « littérature ».

Accord profond du cœur et d’une autre raison, raison ardente pour laquelle la critique n’est pas une passion de la tête mais la tête de la passion, comme dit le même qui proclame « une puissance inhumaine règne sur tout »… Un nouveau regard sur la folie sera un regard passionné, le regard des plus intrépides parmi les explorateurs des profondeurs de l’inconscient, parmi les défricheurs du champ de la prohibition.

« Et que, simultanément avec la découverte du folklore, on ait pu constater que la poésie ne se trouvait pas uniquement dans les productions académiques et consacrées, mais pratiquement partout, ceci n’est pas un acte fortuit »

Tristan Tzara

***

« Je ne sais pas ce que c’est que la poésie, je le cherche. »

Jean Marcenac

Il ne s’agit ici de rien moins que de liberté, de la plus farouche résolution quant à porter à son comble le respect du droit à la parole.

Mais que ce respect suppose la mise en œuvre d’une autre pratique de l’écoute, d’une nouvelle capacité d’entendre, c’est bien le moins que l’on puisse dire et la condition fondamentale du mode d’échange le moins discriminatoire qui puisse être.

Tout ce que tu peux dire m’intéresse, ton droit est de pouvoir tout dire, et ce que je recherche est comment faire en sorte que la poésie ait vraiment pour but la vérité pratique, comment faire en sorte que ce que tu dis ne puisse être réduit au pied de la lettre, qui, comme chacun sait, a si bon dos, c’est comment faire en sorte que ce visage que tu masques et démasques trouve devant lui le visage semblable d’un frère acharné à donner à la raison des ailes vagabondes.

Acharné donc à lutter contre toute partition… Or la folie était et demeure un fait de partition ; la reconnaissance du caractère aliénant du rejet du langage et de la personne du fou est un des aspects décisifs de la découverte surréaliste ; cherchant la poésie partout et surtout hors des limites dans lesquelles son droit de cité a été tant bien que mal reconnu, le chercheur acharné reconnaît l’évidence poétique dans le discours du proscrit, et il se doit donc de dénoncer la mystification qui donne ce discours comme autre, étranger, aliéné. Henri Ey fut naguère un bon porteur de la leçon surréaliste quand, s’insurgeant contre l’idée que la folie soit créatrice d’autre chose qu’un quelconque « normal », il écrivait : « Elle libère la matière esthétique, le noyau lyrique immanent à la nature humaine ».

Source du mode d’échange le moins discriminatoire qui puisse être, cette perception démultiplie la capacité de rendre à l’interlocuteur un écho révélateur de sa fraternelle vérité, lui ouvrant le champ d’une communication dans et par laquelle, pourra être dénié le statut d’inhumanité dont un certain ordre socio-culturel tend à le faire captif.

Cette révélation, nous ne la devons pas qu’à la victime de la partition, c’est à la face d’un monde toujours travaillé par les tentations du rejet de ce qui le dérange qu’il faut clamer la grandeur et la vérité des tumultes de la parole les plus déconcertants, en même temps que la richesse cachée des plus dramatiques silences.

« Sous chaque pierre il y a un nid de mots, et c’est de leur tournoiement rapide qu’est formée la substance du monde. »

Tristan Tzara

***

« Imagination mon enfant. »

René Char

L’imagination était une tradition. Le magasin imaginaire approvisionné par cette culture était aménagé avec prudence, afin que rien n’y incite à la débauche, la famille bourgeoise devait prendre son café au lait du matin sans remarquer l’inconnaissable qui transparaît dans les carreaux rouges et blancs de la nappe, de quoi frémir avec Aragon et s’éloigner avec Maldoror de ce foyer paisible : « Ta place n’est pas ici ! ». Car « chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers », et c’est à l’école buissonnière que les enfants des écoles pourront exercer leur droit de légitime défense, enrichir l’arsenal d’un combat pour une nouvelle déclaration des droits de l’homme.

Ouvrir les yeux et les oreilles ; la leçon d’où découle une sensibilité plus accusée au foisonnement de l’imagination aide à percevoir que le caractère subversif de cette mobilisation pour le droit des individus à disposer plus librement d’eux-mêmes n’a pas échappé aux tenants du principe d’utilité ; l’appauvrissement croissant du magasin imaginaire commun est un souci constant pour qui s’est voué à l’écoute du monde, et spécialement pour qui cette écoute s’adresse avec prédilection aux plus malmenés.

Mettre en œuvre un mode d’échange libérateur, stimulant la capacité de restaurer une plus libre disposition de soi, de briser les chaînes de la dépendance, ne va pas sans un développement infini du jeu où gagnent les partenaires qui s’entendent sur la richesse du sens.

« Faire Justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes, du ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber…

… Ce monde n’est que très relativement à la mesure de la pensée, et les incidents de ce genre ne sont que les épisodes jusqu’ici les plus marquants d’une guerre d’indépendance à laquelle je me fais gloire de participer. »

André Breton

***

« Il est dans l’essence des symboles d’être symboliques… »

Jacques Vaché

Nous vivons encore dans un monde possédé par le besoin de réduction à un code assurément établi du sens des gestes et opinions des hommes.

Luis Bunuel nous a souvent rendu la leçon du sarcasme chaque fois qu’on l’a interrogé sur « ce que ça veut dire », et il nous aide à répondre en écho : « Ça veut dire ce que ça dit ».

Dans cette guerre d’indépendance, dans ce combat pour la liberté, dans cette lutte infinie pour l’ouverture du regard, dans cette recherche d’autre chose mise en œuvre sans borne ni retenue, on ne cesse de se heurter aux mêmes contraintes, aux mêmes exigences de canalisation par « les filières sanglantes par où on fait passer la logique aux abois ». Du recours naïf à quelque clef des songes jusqu’à l’interprétation accomplie dans le registre pédant le mieux assuré, la peur d’affronter que chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers suscite les formes les plus diverses des mêmes moyens de défense.

Savoir reconnaître que l’extra-lucidité des associations les plus naïves en dit long, qu’un regard éclairé par la lumière freudienne ou par la réflexion politique, pour s’en tenir aux préoccupations les plus contemporaines, aide à voir plus clair dans les plus secrètes visions des hommes, c’est nécessaire mais ce n’est pas suffisant.

N’oublie pas que quiconque souffre ne demande, autant et plus encore que toi-même, qu’à enclore son angoisse dans un mur de certitudes rassurantes, et ne cesse de t’interroger sur à quoi tend cette clôture du sens, cette amputation de la plénitude du vécu. Ne perds jamais de vue que le très conservateur désir de donner au possible une borne sera toujours prêt à te contraindre à une vision bornée.

Garde-toi surtout de réduire la vision du champ symbolique aux dimensions du lit de Procuste, image de ton code familier, et de perdre de vue que la production symbolique est l’activité même d’amplification du sens.

« On confond presque toujours l’action décisive de la raison avec les certitudes de la mémoire. »

Gaston Bachelard

***

« Qu’est-ce que vous avez ?

— Une ontalgie…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une maladie existentielle, ça ressemble à l’asthme, mais c’est plus distingué…

— Comment que tu m’expliques la chose ?

— Existentielle que je dis. On connaît le nom, mais on ne vous guérit tout de même pas. »

Raymond Queneau

Ils ont dit c’est facile ; ils ont dénommé la chose en question et l’ont inscrite sur les tablettes faites du bois blanc des ancêtres. Ils ont dit aussi que le langage a été donné à l’homme pour cacher sa pensée et ils ne se sont pas privés d’en user ainsi. Ils se sont servis aussi du langage pour étiqueter, classer, mettre à part, ce et ceux qui les inquiétaient. Ils sont restés sourds à l’interpellation de Nerval sur les médecins et les commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, cherchant à classer les gens dans une affection définie par les docteurs et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le Dictionnaire médical, et sur le droit que s’arroge la science de réduire les gens au silence à l’aide des définitions incluses dans ces deux articles.

La leçon surréaliste, qui enseigne l’usage de la parole comme usage d’un dévoilement sans borne ni retenue, comme instrument d’une connaissance plus profonde du sens de l’expression, y compris lorsqu’elle s’exprime sous les formes les plus masquées, enseigne dans le même mouvement l’usage pernicieux de la parole comme instrument d’oppression, comme agent de la clôture du sens.

Elle peut nous aider à démultiplier notre vigilance contre la manière dont on nous parle de tant de choses… dont le nom seul devrait donner à réfléchir… et par exemple ce qui se masque derrière les plus ordinaires emplois contemporains du mot « psychose », entre autres…

Oui, le langage a bien été donné à l’homme pour qu’il s’en serve à toutes fins, utiles et nuisibles, et l’entreprise visant à lui donner pour but la vérité pratique n’est pas de tout repos.

Car le langage, comme l’amour, est à réinventer. Mais il est dit depuis plus d’un siècle que la poésie doit être faite par tous, non par un, et, dans la parole de celui qui dit « Je est un autre », que son but est la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle, afin qu’absorbée par tous elle devienne vraiment un multiplicateur de progrès ; il est fondamental d’observer que ce discours-manifeste débouche le plus naturellement sur « Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’esclavage de la femme…, etc. ».

Si par aventure celui qui use de la parole se trouve psychiatre, alors il peut saisir que les armes d’une critique interne à la recherche des risques de malfaisance portés par son propre discours, pour autant qu’il en use, ne le laisseront jamais qu’à un état borné de ses investigations dans le domaine de l’esprit.

Mais énoncer cette nécessité de chercher plus de lumière au-delà de ces bornes, de mieux saisir la portée de ce qui se dit grâce à l’usage d’une autre voyance, celle de tout voleur de feu, ne vise certes pas à détourner de la nécessité de la dimension propre de la critique. Nous ne serions pas loin, sinon, d’une version « artistique et littéraire » de la leçon en question.

« Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie, sont autre chose qu’une salade de mots ? »

Antonin Artaud

***

« Dès lors, il n’y a point d’abîme où ne doive avoir le courage de plonger qui se propose de représenter l’homme. Mais que la zone hier interdite ne prétende point aujourd’hui figurer le paradis retrouvé. Si, dans une page fameuse. Lénine a dit quelle source d’énergie pouvait être le rêve, il ne s’ensuit pas, bien au contraire, que tel ou tel puisse valablement se retirer dans ses songes, comme d’autres à la campagne, s’en faire un refuge, un alibi. »

René Crevel

Nerval, Artaud, bien d’autres, ne sont pas morts en vain. Les charognards des lettres et des arts se sont emparés de leur parole et, plus que d’aucune, de celle de ce dernier, pour faire de l’atroce souffrance qu’ils ont subie et exprimée l’objet de règlements de comptes en tous genres, dont l’aspect règlement de compte avec soi-même est heureusement toujours assez apparent pour nous permettre de comprendre, car il n’y a rien d’incompréhensible, même la perversion du charognard.

La parole surréaliste a souvent été confisquée au profit d’un genre contestataire mondain qui, autant que l’on comprenne par quelles pentes on peut s’y laisser aller, mérite plus que tout autre de ne pas être laissé en repos.

Si nous avons tant appris, quant à prononcer avec plus de lucidité et plus d’ardeur l’éloge de la folie, ce n’est pas pour la proposer à l’admiration et à la pitié publiques, c’est pour mieux l’aider à se dénouer.

Il me revient la parole de l’un de ceux que j’ai accompagnés avec le plus de persévérance dans cette aventure et qui eut besoin d’être défendu dans les pires difficultés contre des médecins et des commissaires possédés du désir de l’enfermer à vie. Saisissant avec acuité, quand la face humaine venait tyranniser ses rêves, qu’il n’éviterait de sombrer qu’en surmontant l’horreur des tumultes passés, il formulait sa confiance en termes d’esclavage et de liberté, attestant qu’enfin il était libéré de la servitude à l’égard de ses fantasmes et qu’il parvenait à les maîtriser. Quelle oreille attentive n’a accumulé les témoignages de ce que « guérison » n’est libération qu’empruntant les chemins de l’éloge de la folie ?

De l’évidence, éminemment poétique, que l’homme dispose de possibilités d’accroître la libre disposition de soi bien au-delà des leçons découlant du livre de psychiatrie, ce n’est pas encore dans l’échange avec les porteurs d’une intelligence réputée brillante que l’on peut le mieux s’émerveiller.

Je pense aux richesses méconnues de la parole détériorée, sensibles pour peu qu’on soit animé par la haine de toute proscription et par le goût infini de s’entendre. Je pense au florilège recueilli par Daniel Karlin et Tony Lainé dans « La raison du plus fou »… et à la honte d’une psychiatrie asservie à une position de complicité avec tout ce qui tend à dénier et limiter toutes les possibilités de développement de l’autre.

« Mais il y a si longtemps qu’on fait croire aux gens

Qu’ils n’ont aucun avenir, qu’ils sont ignorants à jamais

Et idiots de naissance. »

Guillaume Apollinaire

***

« Une puissance inhumaine règne sur tout. »

Karl Marx

La leçon surréaliste est une leçon de liberté. Elle enseigne que le pouvoir de l’imagination est infini, que l’enrichissement du magasin imaginaire de tous est une conquête contre une société possédée du déchaînement de ses pressions utilitaristes, que l’exercice de la fonction symbolique est le plus fécond des exercices spirituels, que l’oniroculture est par excellence l’entraînement à la libre disposition de soi et que tout homme a à guérir d’une onirophobie dont la culture héritée l’a plus ou moins contaminé.

Le regard fertile qu’elle éclaire démultiplie la capacité de voir où, quand et comment peuvent s’accomplir les actes d’oppression de son semblable les plus masqués, les plus subtils.

La position de principe d’ouverture infinie tend à protéger contre toute réduction à toute dimension réductrice de toute leçon, et je pense ici en particulier à la leçon freudienne.

Le droit de cité qu’elle entend donner à toute parole veut que soit poussée à son comble l’idée de droit à la diversité, et s’il convient au long de ce commentaire de dire plus clairement parfois ce qu’il peut en advenir dans le champ de la psychiatrie, disons qu’elle provoque à la plus extrême diversité dans la manière de répondre à la diversité de ceux avec qui il s’agit de s’entendre. Elle cultive la vigilance à l’égard de toutes conduites codifiées ou ritualisées.

Dans un monde possédé par les pressions inégalitaires, dans un monde rationalisant à outrance l’idée que l’homme loup pour l’homme est un destin inéluctable, la grande aspiration égalitaire et fraternelle dans laquelle elle est totalement investie ne peut être le thème d’aucune palinodie rassurante.

Cette leçon de liberté est celle d’un combat. Toute version idyllique de la position la plus avancée que le monde ait connue dans la recherche du comprendre l’autre est une trahison. Tant que ne seront pas enterrés tous rapports d’oppression, avec la lâcheté, l’égoïsme et le manque de cœur, il y aura de quoi faire dans l’exercice de l’HUMOUR sarcastique et la preuve que la violence verbale peut ne pas être paroles en l’air ou moyen d’exercer quelque abus de pouvoir.

« Nous lançons à la Société cet avertissement solennel :

Qu’elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux pas de son esprit, nous ne la raterons pas. »

Déclaration du bureau de recherches surréalistes du 27 janvier 1925

***

« N’usant des contradictions que dans un but égalitaire, la poésie, malheureuse de plaire quand elle se satisfait d’elle-même, s’applique, depuis toujours, malgré les persécutions de toutes sortes, à refuser de servir un ordre qui n’est pas le sien, une gloire indésirable et les avantages divers accordés au conformisme et à la prudence. »

Paul Eluard

Non, ce combat pour la liberté, il faut bien y revenir, n’est pas de tout repos. S’y engager est plonger dans la contradiction des contradictions. La résolution de celle-ci passe par une prise de conscience élémentaire : qu’il est historiquement nécessaire que les hommes les plus passionnés par l’idée que la poésie doit être faite par tous, non par un, que la quantité d’inconnu s’éveillant dans l’âme universelle doit être absorbée par tous pour multiplier le progrès, que l’homme enfin accordé à la réalité, qui est sienne, n’ait plus qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux, que l’égalité du bonheur entre les hommes doit porter celui-ci à une hauteur dont nous ne pouvons encore avoir que de faibles notions… et que cette félicité n’est pas impossible, que ces hommes les plus acharnés à élargir le champ du partage à l’infini, aient été des hommes de solitude. Depuis la grandiose solitude de Lautréamont jusqu’à l’expérience de quiconque choisit d’être de ce petit nombre d’hommes se vivant comme aussi différents que possible du champ socio-culturel dans lequel ils sont venus au monde, s’illustre la grande contradiction.

Il n’est pas historiquement aberrant que l’élaboration d’une telle leçon de liberté, aux antipodes de la leçon d’une secte, ait parcouru une aventure fort tumultueuse, parmi les pièges de l’élitisme, du dogmatisme, de l’autoritarisme, du sectarisme et que la résolution dialectique de ces contradictions ne puisse aller sans douleurs.

« O vous qui êtes mes frères parce que j’ai des ennemis. »

Benjamin Péret

***

« … (ce que, en langue simple, on appelle collage)… Cet échange, qu’il se passe comme un courant calme et continu ou d’un seul coup, avec éclairs et tonnerre, je suis tenté de le considérer comme l’équivalent de ce que, dans la philosophie classique, on appelait l’identité. »

Max Ernst

Vagabondant au cours d’un commentaire d’une leçon sur l’usage pernicieux des idées de liberté, d’égalité, de fraternité, et sur l’immensité de la tâche à accomplir pour changer le monde et la vie, ne serait-ce que dans la remise en question de la question de l’identité, j’ai tenté de voir et de donner à voir quand le rapport à sa tâche de l’héritier des préposés à la folie pouvait en être fécondé. Qu’une pratique de la poétique ou une poétique de la pratique soient dimensions fondamentales d’une activité vraiment libératrice, c’est ce que j’ai voulu dire. Pour le dire au mieux, j’ai fait ou laissé remonter dans ma parole une effervescence de paroles empruntées.

Il m’a plu quelquefois de mettre des guillemets ou de citer des auteurs, mais j’ai surtout jugé bon de laisser généreusement réminiscences de paroles connues ou inconnues prendre leur place dans le cours de ce qu’il y avait besoin de dire.

Si j’ai jugé bon de laisser le plus libre cours au hasard de ces émergences, ce n’est pas par hasard. Je parle de ce qui est bien, je signe ce que j’approuve et je témoigne de ce que je est un autre n’est pas un artifice littéraire mais le chemin de la vérité pratique.

Quand la nuit remue chez Henri Michaux, quand le théâtre du monde se joue sous le regard incisif des témoins oculistes de Marcel Duchamp, quand résonne la parole de Pierre Reverdy « Le reste, la morale d’autrefois c’est un crime, et n’y pas penser une injustice », etc., on se sent tout de même mieux armé pour entendre ce qui traverse l’autre et devenir celui à qui l’on parle et qui est entendu.

« Je suis devenu un homme accompli. Car c’est n’importe qui qui parle par ma bouche. »

LB.


* Évolution Psychiatrique XLIV-I-1979, pp. 43-58.