Hors commerce ou du surréalisme profond*

Le 31 juillet 1935, Cucuron, maître-imprimeur à Rieumes, a achevé d’imprimer Pièges à loup, de Gaston Massat, illustré par Lucien Bonnafé.

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En tête : DU MÊME AUTEUR

32 positions de l’âme (1931). En collaboration avec Jacques Matarasso (hors commerce).

Jeux de massacres (1934). En collaboration avec Lucien Bonnafé (hors commerce).

 

À PARAÎTRE

 

 

Il était une bourgeoisie.

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En collaboration avec…

On ne prononcera jamais avec assez de ferveur l’éloge de la fidélité de Gaston Massat à ses engagements révolutionnaires, à son parti pris d’immersion dans le courant populaire où sont contenus, dans tous les sens du terme, les plus riches potentiels quant à changer le monde et la vie.

En collaboration donc, avec ce nous immense qui se nomme légion, il n’a jamais cessé d’aiguiser les armes de la poésie, et de les mettre, elles aussi, au service de la lutte contre cette bourgeoisie, où bat le cœur d’un monde sans cœur, où règne l’esprit d’un temps sans esprit.

Il meurt au seuil de l’année Baudelaire, peu avant que j’entende l’amère lucidité de Max Paul Fouchet annoncer que les Français n’auront guère l’honneur, en cette année 1967, d’être pris à témoin de l’importance d’un de leurs plus immenses poètes.

Il est vrai que celui-ci avait écrit : « Si un poète demandait à l’État le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel ».

Gaston était de ceux qui ne pensent pas que la « bourgeoisie » puisse se définir au seul niveau de sa place dans les rapports de production et qui jugent nécessaire d’user d’armes très baudelairiennes pour lui envoyer du plomb dans l’aile.

Il est encore une bourgeoisie, mais bien mise à mal. Merci.

32 positions de l’âme : l’hôtel du Grand Balcon est devenu un lieu notoire. Quand l’armée allemande occupa Toulouse, la Luftwaffe en fit naturellement son quartier général, tant était prestigieuse sa place dans l’histoire de l’aviation. Il était pied à terre de l’équipe de l’Aéropostale. Jacques Matarasso y logeait, ce qui lui valut d’écouter la T.S.F. aux côtés de Madame Guillaumet lorsque celui-ci avait disparu dans les Andes, lors de l’épisode illustré par Saint-Exupéry : « Ce que j’ai fait, aucune bête au monde… ».

Aux fenêtres des chambres, ces merveilleux stores en lames de bois orientables permettant de doser savamment la lumière. Avec Jacques, grand manipulateur de lumière, Gaston mit en scène 32 photographies, négatifs sur papier, celui-ci mis dans l’appareil à la place du film. Silhouettes sur le fond rayé du store où la recherche de 32 positions des corps ne trouvera aucun matériau évident.

Ce cahier unique serait entre les mains d’un libraire qui dirait ne pouvoir s’en dessaisir, tant il est « hors commerce ».

Jeux de massacres ou la destinée d’une fille noble fut composé sur une table d’un bistrot, à la périphérie de Saint-Girons. Je faisais les dessins, inspiré par Gaston, et nous produisions les légendes. À la maison (« Librairie Fantaisies »), les premiers jets tracés sur les morceaux de nappes de papier furent consciencieusement repris sur bristol 18 x 24 et liés sous couverture verte avec un lien dont j’ai oublié la couleur ; mais quelle importance, du point de vue du sens, dira Jean Marcenac à propos du ruban qui servait de laisse à Gérard de Nerval, promenant au Palais Royal un homard vivant.

Ce recueil unique est porté disparu.

En avons-nous promené, des boîtes de conserve vivantes, des hochets, des fétiches et des breloques, des nids de sens, des condensés d’insolite, dans notre bonne ville de Toulouse et dans ses environs.

De la terrasse du Tortoni, où l’on buvait le meilleur café du monde, Place du Capitole, on voyait partir les tramways pour la Côté Pavée, Le Bouscat, La Salade, Moscou, Les Trois Cocus. Invitation au voyage : un saucisson, un demi-camembert des Moines, un kilo de rouge, et on s’en va, manger sur l’herbe.

Au terminus se déploie le champ illimité de la Terre des Hommes, terre des merveilles.

La rue, les boutiques… « Ce que vous ne voyez pas en vitrine se trouve à l’intérieur », par exemple une tranche de bifteck chez le marchand de parapluies.

Le plus beau, c’est quand l’interlocuteur joue le jeu. Souvenir impérissable : quand l’épicier de la rue Clémence Isaure, à partir de l’achat d’un pain en couronne, marche à fond dans l’exploration du thème solaire, omniprésent dans la boutique, jusqu’à son épanouissement dans le rayonnement doré des sardines en baril. Ici règne le soleil, c’est exposé sur le trottoir.

Comment ça se fait ? D’où ça sort ? Comment ça vient ? Que se passe-t-il pour que se trace cette figure, comme à l’école la limaille de fer sur la feuille de papier à travers laquelle agit le champ magnétique ?

Quelles forces ont attiré les uns vers les autres ces gais terroristes sérieux à peine plus qu’il était de saison pour parler de nous comme André Breton parle de ses liens avec Jacques Vaché ?

Lautréamont nous l’avait dit : il advient que « de nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellectuelle ». Mais je n’avais pas encore eu la chance de découvrir Maldoror. Le collégien de sous-préfecture s’abreuvait des lectures les plus vertigineusement diverses (ceux que hante l’ivresse vivent dans l’idée reçue que les mélanges sont de redoutables démultiplicateurs d’effets). Sur ce fatras régnait la merveilleuse anthologie poétique de Lemerre… « Je murmure des vers d’Ephraïm Mikhaël »… et, au-dessus de tout, plus marquants encore que Jules Laforgue, Tristan Corbière ou Charles Cros, Baudelaire et Arthur Rimbaud.

Quel astrolabe, quel sextant, dirigent-ils ces orientations, à travers les vents qui soufflent dans la culture de cette dernière tranche des années 20 ? Sans aucun doute le même champ magnétique qui induit un regard autrement attentif qu’il ne serait conforme à l’esprit de ce temps sans esprit, au cœur de ce monde sans cœur, sur l’animal, le végétal et le minéral, sur l’eau et les nuages, sur les trésors qui veillent dans les celliers et les greniers, sur les foisonnements de sens sensibles qui grouillent dans le fouillis des images, et des objets.

Rien de plus significatif que le jeu rassemblant sur une très vaste table à tréteaux, dans le « débarras » géant nommé « capharnaüm », l’exposition des objets les plus hétéroclites. Aucune référence littéraire connue n’incite, alors, à y faire voisiner une machine à coudre et un parapluie.

Jean Marcenac est mon cadet de deux ans de carrière scolaire. C’est beaucoup à cet âge, assez pour poser des écarts considérables entre les trajectoires ; ce n’est plus grand-chose à l’étape universitaire lorsqu’il me rejoint à Toulouse, et quand le système d’atomes crochus dont nous étions dotés me donne, par son canal, la chance de fraterniser avec Gaston Massat.

Gaston et son frère René, si fécond producteur d’existence débridée, et rare auteur de textes d’une saisissante originalité, Gaston et son voisin alphabétique à l’Hôtel de Bemuys (ainsi nommait-on le lycée de Toulouse). Jacques Matarasso, Jacques et son frère Léo, qui vient de « monter » à Paris, et grâce à qui l’incomparable privilège de voyager pour rien me mettra en position de messager de notre bande auprès du monde surréaliste parisien.

Car nous avons découvert ce que nous étions, nous étions surréalistes, ce n’était pas si mal sans le savoir, c’était tout de même mieux en le sachant, et va pour la culture du surréalisme.

La découverte passait d’abord par Carcassonne. Franchie la Porte d’Aude, on accédait à la chambre magique où survivait intensément Joë Bousquet, chambre-musée, aux murs couverts de toiles dont la valeur commerciale était encore fort loin de ce qu’elle devait devenir, et dont le rassemblement montrait toute la richesse et la diversité de la peinture surréaliste. Lieu immensément fertile, lieu où l’on s’abreuvait de la parole la plus révélatrice. Lieu de contact avec l’effervescence méditerranéenne, avec ce qui s’agitait autour des Cahiers du Sud. Lieu de rencontres, où ne régnait pas le climat solennel. Nous avons bien ri lorsque Ferdinand Alquié, familier de la chambre mais aussi du bordel où il emmenait volontiers ses élèves apprendre la philosophie à travers d’autres lumières, s’indigna pour « le surréalisme au service de la révolution », du film soviétique Le chemin de la vie, où la vertu des komsomols s’accomplissait dans le saccage du bordel.

Il y avait bien besoin, aussi, d’une certaine truculence pour ne pas laisser le panorama se clore sur son motif central, le poète couché, la colonne vertébrale brisée par cette saloperie de guerre de 14 dont on ne dira jamais assez fermement qu’historiquement, fondamentalement, le moment et le mouvement surréalistes se présentent comme le refus, la contre-partie radicale de ce dont il est issu.

« Surréalisme profond » – c’est tout un mode de sentir la vie et d’y réagir qui est en question. Il est bien conforme (encore la parole de Baudelaire) que les idées que tout pousse à recevoir réduisent ce dont il s’agit à un fait de l’ordre artistique et littéraire et bornent l’inventaire de ce qui fut et laisse une trace inépuisable au catalogue des productions notoires.

Nous nous éteignons les uns après les autres, nous les témoins-acteurs de ce gai terrorisme, de cette expérience de saboteurs des idées reçues, de briseurs de clôture, de casseurs de barrières, de démolisseurs de catégories.

Ils s’acharnent à chercher la solution des problèmes humains à coup de solutions de continuité. Diviser pour régner est bien leur règle ordinaire, et renvoyer les hommes dos à dos leur manière ordinaire de les manipuler. Ils ne savent parler d’une œuvre qu’en l’enfermant dans la catégorie où elle doit être cadrée.

Mais non, mais non, il n’y a pas de solution de continuité, entre le plus « vulgaire » et le plus « raffiné ». Alfred Jarry a raison pour qui le mauvais goût vaut bien le bon, et la poésie peut éclater avec autant d’éclat dans un « Et merde, non ? » retentissant comme un coup de pistolet au milieu d’un concert de sottises bourgeoises que dans l’œuvre la plus accomplie, la plus faite pour s’inscrire dans la mémoire des hommes de demain.

Gaston, c’était le modèle accompli de ce va-et-vient perpétuel. Réagissant à tout, inspiré par n’importe qui, un vrai feu d’artifice éclairant avec une suprême évidence que les courts poèmes qui, nous émerveillaient étaient vraiment de la même trempe que l’énorme contenu explosif du commentaire kaléidoscopique de la vie, passant de la tendresse la plus raffinée au sarcasme le plus percutant. « Et merde pour les usages »… Et de rire, ensemble.

Ensemble, fonctionne ce dont il est l’inspirateur le plus fertile. Et ce à côté de quoi passera l’historien compassé des lettres et des arts, c’est que cette fébrilité n’est saisissable que comme produit d’un réseau non dénombrable d’inspirateurs inspirés.

Inspirés par quoi ? Par les nouveaux frissons qui parcourent l’atmosphère de ce temps et qu’il n’est pas vain de nommer les frissons surréalistes.

Dans ce champ d’attraction qui inspire et qui est inspiré ? Il n’y a pas de solution de continuité entre la place dans cette histoire du plus notoire et celle du plus anonyme, y compris celui que vous retrouverez au Café du Commerce à Commercy, parmi les joueurs de dominos.

Qui respire cette atmosphère y restitue du sien, prouvant que la poésie peut être faite par tous et non par un. Et, dans l’éventail des notoriétés limitées, certains laissent une trace indélébile dans le seul cercle très étroit de ceux qui ont vagabondé avec eux, du café Tortoni au Pont des Demoiselles.

À propos, et l’élément féminin, dans cet amalgame ?

Aucun anonymat n’est plus significatif que l’anonymat féminin. Dans cette contre-culture dont il s’agit ici de révéler la profondeur, il y a le sens d’un mouvement profond contre le féroce virocentrisme de la culture héritée.

Que la femme y soit très ordinairement donnée comme subalterne, au mieux muse ou inspiratrice, dit bien quel statut d’infini servage elle entend lui perpétuer.

Il en est bien peu dont le nom soit imprimé ailleurs que dans les retombées des actes d’état-civil. Il en est de même pour ces amis du « sexe fort » dont la notoriété ne passe pas les limites du cercle des amitiés, mais nous vivons dans un monde qui ne fait pas aux unes et aux uns cette part égale pour laquelle nous militons.

La notoriété de Ginette Conquet la situerait strictement dans l’ombre de Joë Bousquet mais Gaston raconte bien qu’elle fit par elle-même bien autre chose que lui révéler l’existence du grand inspirateur.

Celle de Marie-Louise Barron, qui fut beaucoup imprimée, devait pratiquement se limiter à la clientèle de L’Humanité, où, « Femme dans la Tour », elle devait apporter un air nouveau dans le journalisme, passant dans la chronique de la T.V. ; et l’audience resta limitée de Roqueblanque, l’un des romans les plus authentiques sur l’occupation.

Il reste que, pour les unes comme pour les uns, dans cette grande vague de fertilité mutuelle, il est juste de mettre à leur juste place, égale, anonymes masculins et feminins, entre lesquels, pour être évidemment fort différentes, les relations ne peuvent être perçues qu’œuvre de sujets à part entière.

Instruisez-vous. Lisez, ou relisez Je n’ai pas perdu mon temps, de Jean Marcenac. J’en garantis la grande authenticité générale, les dérives de la mémoire, par omission ou approximation, n’y ont pas plus d’importance (pour ce qui nous occupe ici) que la couleur du ruban en question.

Légère divergence entre nous ; il y en a, car le genre monolithique n’est vraiment pas notre fort ; bien plus encore que lui, je ne regrette pas que notre chemin n’ait pas passé plus tôt par Carcassonne, ou par un lycée parisien, ou par celui de Reims et « Le Grand Jeu ».

Le hasard de notre lieu commun de naissance, et de l’écart de temps qui ne nous fit nous reconnaître vraiment qu’après l’âge scolaire, me paraît le plus bienheureux qui ait pu être.

Ce dont je ne cesse de dire l’importance historique, dans la défiance que je cultive à l’égard de l’histoire apparente, et dans le goût de l’histoire secrète, c’est que le moment et le mouvement surréalistes ne furent pas seulement manifestes dans le génie de ceux dont l’œuvre nous a tant inspirés et qui ont pris, plus tard, la place la moins usurpée au plus haut degré de l’histoire.

L’amour qui leur est dû se décuple de les reconnaître comme signes très éminents d’un moment et d’un mouvement de l’histoire parcourus par des frissons nouveaux dans les lycées et collèges, à l’école buissonnière, et aussi dans la tête et le cœur de jeunes gens bien peu scolarisés, chez ces très authentiques prolétaires, par exemple, qui tiennent dans le cortège des anonymes qui furent nos égaux une place égale à toute autre.

Nous vivons dans un monde qui a maintenant gâché, irrémédiablement (mais c’est bien son genre), l’occasion de savoir et de révéler ce qui s’est passé au temps de notre jeunesse dans combien de Toulouse et de Saint-Girons ? ? ?

Ceci dans l’ordre d’une histoire apparente qui voudra bien, par exemple, faire à Gaston Massat une place de « poète mineur ». Mineur ? Non mais ? Vous ne l’avez pas regardé ?

Poète majeur, et d’autant plus majeur que son génie dit avec le plus haut bonheur d’expression ce qui nous travailla, nous, cette jeunesse sérieuse, railleuse, menaçante (encore Baudelaire), à qui son fabuleux pouvoir de dire servit tant à ne point se dédire.

Moi, par exemple. Si ceux que j’estime le plus s’accordent à dire, qu’en dépit d’une apparente déperdition d’énergie, au fond, je n’ai pas perdu mon temps, je sais bien que je ne le dois pas à quelque don du ciel.

Je sais bien que si j’ai su persévérer à la fois dans la dénonciation du sort fait à la « folie » en ce monde et dans la recherche obstinée du contraire, à la fois dans le refus d’enfermer ma parole dans le discours sur le monde des enfermés, je ne l’ai pu que parce que j’ai été porté par un principe de fidélité à tout ce dont Je parle ici.

Le personnage de Gaston y tient une place qu’il faut illustrer par l’image :

Des images de lui que je garde dans mes plus chers trésors, l’une est son visage derrière des barbelés, l’autre celle où il a revêtu le costume d’uniforme du « fou » évadé de l’asile de Saint-Lizier que le chercheur de liberté avait laissé sur quelque bord de grand chemin.

Merci encore, merci pour le peuple des exclus.

Ne vous y trompez pas. Si je me suis plu à dire combien nous animait la jubilation narquoise de tourner en dérision la réduction du genre poétique à quelque genre « bien élevé » et de débrider l’insolence comme libre exercice de la poésie, le fond profond n’est pas interdit à nos sondes, et la passion qui porta ce surréalisme profond dont Gaston fut figure exemplaire est de la même trempe que celle qui inspira le comble de l’insolence, à propos d'« un cadavre » : que ce soit fête le jour où l’on enterre, entre autres vertus bourgeoises, le manque de cœur.

Et de la même trempe que la parole de celui qui nous Inspira tant et dit pour nous :

Nous ne sommes pas vos ennemis

………………

Nous voulons explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait.

Il est bel et bon que certains de ceux que nous aimons tant et dans l’œuvre desquels nous nous reconnaissons client pu donner à voir avec une resplendissante notoriété ce qui nous tient tant à cœur.

Il serait gravement injuste envers eux-mêmes de laisser l’éclatante lumière que projettent ces phares aveugler sur l’importance historique des grands poètes méconnus, un Gaston Massat pour l’exemple exemplaire.

Et, plus profond encore, celle des frissons novateurs qui parcoururent l’atmosphère autour d’eux.

Mais…

Il est encore une bourgeoisie, un système producteur de formules mentales, de tournures d’esprit, tendant à ce que la valeur d’une œuvre, et de l’œuvre qu’est une vie, se mesurent à l’aune de son succès commercial.

Donc, HORS COMMERCE, plus que jamais.


* Paru dans Action Poétique III, 1985. Contient un hommage à Gaston Massat.