Les psychonévroses de défense*

Essai d’une théorie psychologique de l’hystérie acquise de nombreuses phobies et obsessions et de certaines psychoses hallucinatoires

L’étude approfondie d’un certain nombre de malades nerveux atteints de phobies et d’obsessions1 m’a conduit à une tentative d’explication de ces symptômes qui m’a permis ensuite de deviner avec succès, dans de nouveaux cas, l’origine de représentations pathologiques de la même espèce ; c’est pourquoi je considère que cette explication mérite d’être communiquée et examinée plus avant. Simultanément avec cette « théorie psychologique des phobies et des obsessions », l’observation de mes malades a abouti à une contribution à la théorie de l’hystérie ou plutôt à une modification de celle-ci qui tient compte, semble-t-il, d’un important caractère commun à l’hystérie et aux névroses en question. J’ai eu, de plus, l’occasion de pénétrer dans le mécanisme psychologique d’une forme indubitable de maladie mentale et je me suis alors aperçu que le point de vue adopté à titre de tentative établissait une connexion éclairante entre ces psychoses et les deux névroses dont nous parlons. En conclusion de cet article, je ferai ressortir une hypothèse auxiliaire dont je me suis servi dans les trois cas.

I

Je commencerai par la modification qu’il me paraît nécessaire d’apporter à la théorie de la névrose hystérique :

Depuis les beaux travaux de P. Janet, J. Breuer et autres, on pouvait déjà considérer comme généralement admis que le complexe symptomatique de l’hystérie, pour autant qu’il est à ce jour compréhensible, justifie l’hypothèse d’un clivage de la conscience avec formation de groupes psychiques séparés. Les opinions sont moins claires en ce qui concerne l’origine de ce clivage de conscience et le rôle que ce caractère joue dans l’ensemble de la névrose hystérique.

D’après la théorie de Janet2 le clivage de conscience est un trait primaire de l’affection hystérique. Il repose sur une faiblesse innée de la capacité de synthèse psychique, sur l’étroitesse du « champ de conscience »3, stigmates psychiques qui signent la dégénérescence des individus hystériques.

En opposition avec la conception de Janet, qui me semble soulever les objections les plus diverses, on trouve celle que J. Breuer a présentée dans notre Communication commune4. D’après Breuer, « le fondement et la condition » de l’hystérie sont la survenue d’états de conscience particuliers, de l’espèce du rêve, avec limitation de la capacité d’association ; Breuer propose de les nommer « états hypnoïdes ». Le clivage de conscience est alors secondaire, acquis ; il se produit du fait que les représentations qui émergent dans les états hypnoïdes sont coupées de la communication associative avec le reste du contenu de conscience.

Je puis maintenant prouver l’existence de deux autres formes extrêmes d’hystérie, dans lesquelles il est impossible de considérer le clivage de conscience comme primaire, au sens de Janet. Dans la première de ces formes j’ai pu montrer de façon répétée que le clivage du contenu de conscience est la conséquence d’un acte de volonté du malade, c’est-à-dire qu’il est introduit par un effort de volonté dont on peut indiquer le motif. Naturellement, je n’affirme pas ici que le malade a l’intention de provoquer un clivage de sa conscience ; l’intention du malade est différente, mais elle n’atteint pas son but et produit un clivage de la conscience.

Dans la troisième forme d’hystérie, dont nous avons montré l’existence par l’analyse psychique de patients intelligents, le rôle du clivage de conscience est minime, ou peut-être tout à fait nul. Il s’agit des cas dans lesquels la réaction à l’excitation traumatique ne s’est simplement pas produite, et qui peuvent donc être aussi liquidés et guéris par « abréaction »5 : ce sont les pures hystéries de rétention.

En ce qui concerne la jonction avec les phobies et les obsessions, je n’aurai affaire ici qu’à la deuxième forme de l’hystérie ; pour des raisons qu’on saisira bientôt, je la nommerai hystérie de défense, la distinguant ainsi des hystéries hypnoïde et de rétention. Je puis aussi, provisoirement, présenter mes cas d’hystérie de défense comme hystérie « acquise », puisqu’il n’était là question ni de lourde tare héréditaire, ni d’atteinte dégénérative particulière.

Les patients que j’ai analysés, en effet, se trouvaient en état de bonne santé psychique, jusqu’au moment où se produisit dans leur vie représentative un cas d’inconciliabilité, c’est-à-dire jusqu’au moment où un événement, une représentation, une sensation se présenta à leur moi, éveillant un affect si pénible que la personne décida d’oublier la chose, ne sentant pas la force de résoudre par le travail de pensée la contradiction entre cette représentation inconciliable6 et son moi.

Chez les personnes du sexe féminin, de telles représentations inconciliables se développent principalement sur le terrain de l’expérience et des sensations sexuelles, et les malades se souviennent avec toute la précision souhaitable de leurs efforts de défense, de leur intention de « chasser » la chose, de ne pas y penser, de la réprimer. En voici des exemples tirés de mes observations, et que je pourrais aisément multiplier : le cas d’une jeune fille qui s’en veut de penser, pendant qu’elle soigne son père malade, à un jeune homme qui lui a fait une légère impression érotique ; le cas d’une gouvernante qui s’était éprise de son patron et qui décida de chasser ce penchant de son esprit parce qu’il lui semblait inconciliable avec sa fierté, etc.7.

Certes je ne puis affirmer que l’effort de volonté pour expulser de ses pensées quelque chose de cette sorte, soit un acte pathologique ; je ne saurais dire non plus si et comment les personnes qui demeurent en bonne santé sous l’action des mêmes circonstances psychiques, réussissent cet oubli intentionnel. Je sais seulement qu’un tel « oubli » n’a pas réussi chez les patients que j’ai analysés, mais a conduit à diverses réactions pathologiques produisant soit une hystérie, soit une obsession, soit une psychose hallucinatoire. Dans l’aptitude à provoquer, par un effort de volonté de cette sorte, un de ces états qui sont tous liés à un clivage de conscience, il faut voir l’expression d’une disposition pathologique, disposition qui n’est pas nécessairement identique à une « dégénérescence » personnelle ou héréditaire.

Quant au chemin qui mène de l’effort de volonté du patient jusqu’à la survenue du symptôme névrotique, je me suis fait une opinion qu’on peut peut-être exprimer comme suit, en utilisant les abstractions psychologiques courantes : le moi qui se défend se propose de traiter comme « non arrivée »8 la représentation inconciliable, mais cette tâche est insoluble de façon directe ; aussi bien la trace mnésique que l’affect attaché à la représentation sont là une fois pour toutes et ne peuvent plus être effacés. Mais on a l’équivalent d’une solution approchée si l’on parvient à transformer cette représentation forte en représentation faible, à lui arracher l’affect, la somme d’excitation dont elle était chargée. La représentation faible n’émettra alors pour ainsi dire plus de prétention à participer au travail associatif ; mais la somme d’excitation qui en a été séparée doit être conduite vers une autre utilisation.

Jusqu’ici, les processus sont les mêmes dans l’hystérie et dans les phobies et obsessions ; désormais les voies divergent. Dans l’hystérie la représentation inconciliable est rendue inoffensive par le fait que sa somme d’excitation est reportée dans le corporel, processus pour lequel je proposerais le nom de conversion.

La conversion peut être totale ou partielle ; elle se produit le long de l’innervation motrice ou sensorielle qui se trouve dans un rapport plus ou moins intime ou relâché avec l’événement traumatique. Le moi a ainsi réussi à se libérer de la contradiction, mais en échange il s’est chargé d’un symbole mnésique, innervation motrice insoluble ou sensation hallucinatoire revenant sans cesse, qui loge dans la conscience à la façon d’un parasite et qui persiste jusqu’à ce qu’une conversion en sens opposé se produise. La trace mnésique de la représentation refoulée n’a donc pas disparu, mais forme à partir de maintenant le noyau d’un second groupe psychique.

Je n’ajouterai que quelques mots à cette conception des processus psychophysiques dans l’hystérie : dès lors qu’un tel noyau pour un clivage hystérique s’est formé, dans un « moment traumatique », il va s’accroître dans d’autres moments que l’on pourrait nommer « traumatiques auxiliaires » : dès qu’une impression nouvelle de même espèce parvient à faire effraction dans la barrière instaurée par la volonté, elle apporte à la représentation affaiblie un nouvel affect, elle établit pour un temps, par la force, la connexion associative entre les deux groupes psychiques, jusqu’à ce qu’une nouvelle conversion établisse une défense. La répartition de l’excitation que l’hystérie cherche à atteindre, se révèle la plupart du temps comme labile ; l’excitation qui a été poussée sur une fausse voie (dans l’innervation corporelle) parvient de temps en temps à retourner à la représentation dont elle a été détachée, contraignant alors la personne à une élaboration associative ou à une liquidation dans des attaques hystériques : c’est ce que montre l’opposition bien connue des attaques et des symptômes durables. L’action de la méthode cathartique de Breuer consiste à provoquer intentionnellement ce retour de l’excitation du corporel dans le psychique, afin d’obliger à ce que la contradiction soit réglée par le travail de pensée, et l’excitation déchargée par la parole.

Si le clivage de conscience de l’hystérie acquise repose sur un acte de volonté, on expliquera avec une facilité surprenante le fait remarquable que l’hypnose élargit régulièrement la conscience rétrécie des hystériques et rend accessibles les groupes psychiques séparés par clivage. C’est une particularité connue de tous les états semblables au sommeil, de supprimer la répartition de l’excitation sur laquelle repose la « volonté » de la personnalité consciente.

Nous voyons ainsi que le facteur caractéristique de l’hystérie n’est pas le clivage de conscience mais la capacité de conversion et nous poserons qu’une partie importante de la disposition à l’hystérie (disposition par ailleurs encore inconnue) réside dans l’aptitude psychophysique à transposer de grandes sommes d’excitation dans l’innervation corporelle.

Cette aptitude n’exclut pas par elle-même la santé psychique, elle ne conduit à l’hystérie que dans le cas d’une inconciliabilité psychique ou d’une accumulation de l’excitation. Ces positions nous rapprochent, Breuer et moi, des définitions bien connues de l’hystérie par Oppenheim9 et Strümpell10 et nous éloignent de Janet qui assigne au clivage de conscience un rôle excessif pour caractériser l’hystérie11. La conception présentée ici est en droit de prétendre qu’elle rend compréhensible la relation de la conversion au clivage de conscience hystérique.

II

Lorsqu’il n’existe pas, chez une personne prédisposée, cette aptitude à la conversion, et si néanmoins, dans un but de défense contre une représentation inconciliable, la séparation de cette représentation et de son affect est mise en œuvre, alors cet affect doit nécessairement demeurer dans le domaine psychique. La représentation désormais affaiblie demeure dans la conscience à part de toutes les associations, mais son affect devenu libre s’attache à d’autres représentations, en elles-mêmes non-inconciliables, qui, par cette « fausse connexion », se transforment en représentations obsédantes. Voilà en peu de mots la théorie psychologique des obsessions et phobies dont j’ai parlé au début de cet article.

J’indiquerai maintenant, parmi les éléments nécessaires à cette théorie, ceux qu’on peut démontrer directement et ceux que j’ai dû reconstituer. Ce qui est directement démontrable, en dehors de l’aboutissement du processus, c’est-à-dire de l’obsession, c’est tout d’abord la source d’où provient l’affect qui se trouve dans une fausse connexion. Dans tous les cas que j’ai analysés, c’est la vie sexuelle qui avait produit un affect pénible exactement de la même nature que celui qui était attaché à la représentation obsédante. Il n’est pas exclu en théorie que cet affect ne puisse à l’occasion survenir dans un autre domaine ; je puis seulement déclarer que je n’ai pu jusqu’ici constater une autre origine. D’ailleurs, on comprend facilement que ce soit précisément la vie sexuelle qui comporte les occasions les plus riches pour qu’émergent des représentations inconciliables.

Démontrable encore, à travers les déclarations les moins ambiguës, est l’effort de volonté des malades, la tentative de défense sur laquelle la théorie met l’accent ; et, au moins dans un certain nombre de cas, les malades nous donnent même cette information que la phobie ou l’obsession n’est survenue qu’une fois que l’effort de volonté a apparemment atteint son but. « Il m’est arrivé un jour quelque chose de très désagréable, j’ai fait tous mes efforts pour chasser cela, pour ne plus y penser. Finalement j’y suis parvenue mais alors est survenue cette autre chose dont je n’ai pu me débarrasser depuis. » C’est en ces mots qu’une patiente m’a confirmé les points principaux de la théorie que j’expose ici.

Tous ceux qui souffrent d’obsessions n’ont pas une vue aussi claire de leur origine. En général, lorsqu’on attire l’attention du patient sur la représentation originaire de nature sexuelle, on obtient cette réponse : « Ça ne peut pourtant pas venir de cela. En effet je n’y ai guère pensé. Un moment j’ai été effrayé, puis je me suis détourné et depuis lors ça me laisse en paix. » Cette objection si fréquente est une preuve que l’obsession est un substitut ou un succédané de la représentation sexuelle inconciliable et qu’elle a remplacé celle-ci dans la conscience.

Entre l’effort de volonté du patient, qui parvient à refouler la représentation sexuelle inacceptable, et l’émergence de la représentation obsédante qui, par elle-même peu intense, est ici dotée d’un affect dont la force est incompréhensible, s’ouvre la faille que la présente théorie veut combler. La séparation de la représentation sexuelle d’avec son affect et la connexion de celui-ci avec une autre représentation qui lui convient mais qui n’est pas inconciliable, ce sont là des processus qui se produisent sans conscience ; on peut seulement en supposer l’existence mais aucune analyse clinico-psychologique ne peut la démontrer. Peut-être serait-il plus exact de dire : ce ne sont pas du tout des processus de nature psychique, mais des processus physiques dont la conséquence psychique se présente de telle sorte qu’elle semblerait justifier, pour rendre compte de ce qui s’est passé, des expressions telles que : « séparation de la représentation d’avec son affect et fausse connexion de ce dernier ».

À côté des cas qui montrent une succession de la représentation sexuelle inconciliable et de la représentation obsédante, on en trouve une série d’autres où sont présentes simultanément des représentations obsédantes et des représentations sexuelles pénibles. Désigner ces dernières comme « obsessions sexuelles » n’est guère satisfaisant ; il leur manque un caractère essentiel des obsessions ; elles s’avèrent être pleinement justifiées, tandis que le caractère pénible des obsessions communes constitue un problème pour le médecin et le malade. Pour autant que j’ai pu pénétrer dans l’intelligence de tels cas, il s’agit ici d’une défense perpétuée contre de nouvelles représentations sexuelles qui arrivent constamment, donc d’un travail qui n’est pas encore parvenu à sa conclusion.

Les malades gardent souvent secrètes leurs obsessions, aussi longtemps qu’ils sont conscients de leur origine sexuelle. Lorsqu’ils s’en plaignent, ils expriment la plupart du temps leur étonnement d’être soumis à l’affect en question, d’éprouver de l’angoisse, d’avoir certaines impulsions, etc. Pour le médecin averti, au contraire, cet affect apparaît justifié et compréhensible ; ce qui lui paraît étonnant, c’est seulement la connexion d’un tel affect avec une représentation qui ne le justifie pas. L’affect de la représentation obsédante lui apparaît – en d’autres termes – comme déplacé ou transposé12, et, s’il fait siennes les idées exposées ici, il peut tenter dans toute une série de cas d’obsessions la retraduction dans le sexuel.

En vue de la connexion secondaire de l’affect devenu libre, toute représentation peut être utilisée à l’une des deux conditions suivantes : ou bien la représentation par sa nature est susceptible d’être unie avec un affect de la qualité en question, ou bien elle a certaines relations avec la représentation inconciliable qui la rendent utilisable comme succédané de celle-ci. Ainsi, par exemple, l’angoisse devenue libre, dont l’origine sexuelle ne doit pas être remémorée, se jette sur les phobies primaires communes de l’être humain, animaux, orage, obscurité, etc., ou sur des choses dont on ne peut méconnaître qu’elles sont associées d’une certaine façon avec le sexuel : urination, défécation, ou bien souillure et contagion en général.

En s’engageant, pour la défense, dans la voie de la transposition13 de l’affect le moi se procure un avantage beaucoup plus mince que dans la conversion hystérique de l’excitation psychique en innervation somatique. L’affect dont le moi a souffert demeure sans changement et sans atténuation après comme avant, la seule différence étant que la représentation inconciliable est maintenue dans les dessous et exclue du souvenir. Ici encore, les représentations refoulées forment le noyau d’un second groupe psychique qui, me semble-t-il, est accessible même sans l’aide de l’hypnose. Si, dans les phobies et obsessions, on ne trouve pas les symptômes frappants qui accompagnent dans l’hystérie la formation d’un groupe psychique indépendant, ceci provient probablement du fait que dans le premier cas l’ensemble de la modification est resté dans le domaine psychique et que la relation entre excitation psychique et innervation somatique n’a subi aucune modification.

J’illustrerai maintenant ce que j’ai dit des obsessions par quelques exemples qui sont vraisemblablement de nature typique :

1) Une jeune fille souffre de reproches obsédants. Lit-elle dans le journal l’histoire de faux-monnayeurs, l’idée lui vient qu’elle aussi a fabriqué de la fausse monnaie ; un assassinat a-t-il été commis par un inconnu, elle se demande anxieusement si ce n’est pas elle qui a commis le meurtre. Par ailleurs, elle est clairement consciente de l’absurdité de ces reproches obsédants. Pendant un certain temps le sentiment de culpabilité acquit sur elle une telle emprise que sa capacité critique fut pour ainsi dire étouffée, et qu’elle se mit à se plaindre devant ses parents et le médecin d’avoir réellement commis ces méfaits (psychose par simple accroissement quantitatif—psychose par débordement14). Un interrogatoire précis découvrit alors la source dont provenait son sentiment de culpabilité : incitée par une sensation voluptueuse occasionnelle, elle s’était laissé amener par une amie à la masturbation ; elle pratiquait celle-ci depuis des années avec la pleine conscience de sa faute, en se faisant les reproches les plus violents mais, comme il est habituel, les plus inutiles. Un excès, après être allée à un bal, avait provoqué l’accroissement quantitatif menant à la psychose. – La jeune fille guérit après quelques mois de traitement, sous la surveillance la plus stricte.

2) Une autre jeune fille souffrait de la crainte de succomber à l’envie d’uriner, depuis le jour où un besoin de cette sorte l’avait véritablement obligée à abandonner une salle de concert pendant la représentation. Cette phobie l’avait peu à peu rendue complètement incapable de tout plaisir et de toute relation sociale. Elle ne se sentait bien que lorsqu’elle savait être à la proximité de cabinets où elle pouvait se rendre discrètement. Il n’existait aucune atteinte organique qui pût justifier cette méfiance dans son contrôle vésical. Lorsqu’elle était chez elle au calme, ou bien la nuit, cette envie impérieuse d’uriner n’existait pas. Un examen attentif montra que l’envie d’uriner était apparue la première fois dans les circonstances suivantes : dans la salle de concert, un monsieur qui ne lui était pas indifférent avait pris place non loin d’elle. Elle commença à penser à lui et à s’imaginer qu’elle était sa femme, assise à ses côtés. Dans cette rêverie érotique, elle éprouva cette sensation corporelle que l’on peut comparer à l’érection de l’homme et qui, chez elle – je ne sais si c’est un fait général –, se termina par une légère envie d’uriner. Elle s’effraya alors violemment de cette sensation – qui lui était cependant familière – parce qu’elle avait pris la décision intime de combattre cette inclination, comme toute autre d’ailleurs ; aussitôt, l’affect se transféra sur l’envie d’uriner concomitante et l’obligea à quitter la salle, après une atroce lutte intérieure. Dans la vie, elle était si prude qu’elle avait une intense horreur de tout ce qui était sexuel et ne pouvait accepter l’idée de se marier un jour ; d’un autre côté, elle était sexuellement si hyperesthésique que les rêveries érotiques, qu’elle se permettait volontiers, provoquaient chaque fois cette sensation voluptueuse. L’envie d’uriner avait chaque fois accompagné l’érection, sans lui faire aucune impression jusqu’à la scène de la salle de concert. Le traitement conduisit à un contrôle presque parfait de cette phobie.

3) Une jeune femme qui, après cinq ans de mariage, n’avait qu’un enfant, se plaignait à moi de l’impulsion obsédante à se jeter de la fenêtre ou d’un balcon, et de la crainte, à la vue d’un couteau aiguisé, d’en frapper son enfant. Les relations conjugales, avouait-elle, devenaient rares, elles n’étaient pratiquées qu’avec des précautions contre la conception ; du reste, cela ne lui manquait pas car elle n’était pas d’une nature sensuelle. Je me risquai à lui dire qu’il lui venait, à la vue d’un homme, des représentations érotiques, qu’elle avait perdu pour cette raison sa confiance en elle, et qu’elle se considérait comme une personne réprouvée et capable de tout. J’avais ainsi réussi la retraduction de l’obsession dans le sexuel ; elle m’avoua aussitôt, en pleurant, sa longue détresse conjugale cachée ; plus tard, elle me fit part de représentations pénibles d’un caractère sexuel non déguisé, telles que la sensation fréquente de quelque chose qui pénétrait sous ses jupes.

J’ai mis à profit, dans la thérapeutique des phobies et des obsessions, les observations de ce genre, pour ramener, malgré l’opposition des malades, l’attention sur les représentations sexuelles refoulées et, lorsque cela est possible, pour obstruer les sources dont ces représentations provenaient. Je ne puis naturellement pas affirmer que toutes les phobies et les obsessions surviennent de la façon dévoilée ici ; premièrement mon expérience ne recouvre qu’un nombre limité de cas par rapport à l’abondance de ces névroses, et deuxièmement je sais moi-même que ces symptômes « psychasthéniques » (selon la dénomination de Janet) ne sont pas tous équivalents15. Il y a, par exemple, des phobies purement hystériques. Je pense pourtant qu’on pourra montrer, dans la grande majorité des phobies et des obsessions, l’existence du mécanisme de la transposition de l’affect, et je voudrais insister pour que ces névroses, qu’on trouve aussi souvent à l’état isolé que combinées à l’hystérie ou à la neurasthénie, ne soient pas mises pêle-mêle avec la neurasthénie commune dont les symptômes fondamentaux n’admettent absolument pas un mécanisme psychique.

III

Dans les deux cas examinés jusqu’ici, la défense contre la représentation inconciliable était effectuée par séparation de celle-ci d’avec son affect ; la représentation, même affaiblie et isolée, était restée dans la conscience. Il existe pourtant une espèce beaucoup plus énergique et efficace de défense. Elle consiste en ceci que le moi rejette16 la représentation insupportable17 en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n’était jamais parvenue jusqu’au moi. Mais, au moment où ceci est accompli, la personne se trouve dans une psychose que l’on ne peut classifier que comme « confusion hallucinatoire ». Un unique exemple illustrera cette affirmation :

Une jeune fille a voué impulsivement son premier attachement à un homme et croit fermement qu’elle est aimée de retour. En fait elle est dans l’erreur ; le jeune homme a un autre motif pour fréquenter sa maison. Les désillusions ne se font pas attendre ; elle s’en défend tout d’abord en convertissant de façon hystérique les expériences en question, maintenant ainsi sa croyance qu’il viendra un jour la demander en mariage ; mais alors, en raison de la conversion incomplète et de l’afflux continuel de nouvelles impressions pénibles, elle se sent malheureuse et malade. Finalement, en proie à la plus haute tension, elle l’attend pour une date déterminée, le jour d’une fête de famille. La journée se passe sans qu’il soit venu. Une fois que tous les trains qu’il aurait pu prendre sont passés, elle verse dans une confusion hallucinatoire. Il est arrivé, elle entend sa voix dans le jardin, elle court en chemise de nuit pour l’accueillir. À partir de ce jour elle vit pendant deux mois dans un rêve heureux dont le contenu est le suivant : il est là, il est toujours près d’elle, tout est comme par le passé (avant l’époque des déceptions dont elle a fait tous ses efforts pour se défendre). Hystérie et dépression sont surmontées ; il n’est plus question, pendant la maladie, de toute cette dernière époque de doute et de souffrances ; elle est heureuse tant qu’on la laisse en paix et ne se déchaîne que lorsque son entourage prend des mesures pour l’empêcher de faire quelque chose qui serait la conséquence logique de son rêve bienheureux. Cette psychose, à l’époque incompréhensible, fut découverte dix ans plus tard par une analyse hypnotique.

J’attire l’attention sur le fait que le contenu d’une psychose hallucinatoire de ce genre consiste précisément en la mise au premier plan de cette représentation qui était menacée par l’occasion déclenchante de la maladie. On est donc en droit de dire que le moi s’est défendu contre la représentation insupportable18 par la fuite dans la psychose ; le processus aboutissant à ce résultat échappe, lui encore, à l’autoperception aussi bien qu’à l’analyse psychologico-clinique. Il faut le considérer comme l’expression d’une disposition pathologique accentuée, et on peut peut-être le décrire ainsi : le moi s’arrache à la représentation inconciliable, mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de la réalité si bien que le moi, en accomplissant cette action, s’est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité. C’est là, à mon avis, la condition pour que des représentations du sujet se voient reconnaître une vivacité hallucinatoire ; alors, après avoir réussi avec succès sa défense, la personne se trouve dans l’état de confusion hallucinatoire.

Je ne dispose que d’un très petit nombre d’analyses de psychoses de ce genre ; mais je pense qu’il doit s’agir là d’un type très fréquemment utilisé de maladie mentale : dans aucun asile ne manquent les exemples – qu’on peut considérer comme analogues – d’une mère qui tombe malade en raison de la perte de son enfant et qui berce désormais inlassablement dans ses bras un morceau de bois, ou d’une fiancée délaissée qui depuis des années attend son fiancé, habillée de ses plus beaux vêtements.

Il n’est peut-être pas superflu de souligner que les trois formes de défense décrites ici, et par conséquent les trois formes de maladie auxquelles conduit cette défense, peuvent être réunies chez une même personne. La survenue simultanée de phobies et de symptômes hystériques, qui peut être observée si fréquemment dans la pratique, constitue bien un des facteurs qui rendent difficile une séparation nette entre l’hystérie et les autres névroses et qui obligent à poser la catégorie des « névroses mixtes ». Il est vrai que la confusion hallucinatoire n’est pas souvent compatible avec la persistance de l’hystérie, ni, en règle générale, avec celle des obsessions. Par contre il n’est pas rare qu’une psychose de défense vienne épisodiquement interrompre le cours d’une névrose hystérique ou mixte.

Je voudrais pour finir mentionner en quelques mots la représentation auxiliaire dont je me suis servi pour cette présentation des névroses de défense. C’est la représentation qu’il faut distinguer, dans les fonctions psychiques, quelque chose (quantum d’affect, somme d’excitation) qui a tous les caractères d’une quantité – bien que nous ne possédions aucun moyen de la mesurer –, quelque chose qui est capable d’augmentation, de diminution, de déplacement et de décharge, et qui s’étend sur les traces mnésiques des représentations un peu comme une charge électrique sur la surface des corps.

On peut utiliser cette hypothèse, qui d’ailleurs se trouve déjà au fondement de notre théorie de l’« abréaction » (Communication préliminaire, 1893), dans le même sens où les physiciens postulent l’existence d’un courant de fluide électrique. Cette hypothèse est justifiée provisoirement par son utilité pour concevoir et expliquer une grande variété d’états psychiques.

Vienne, fin janvier 1894.