Chapitre I. Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques

Communication préliminaire

Par J. Breuer et S. Freud

I.

Une observation fortuite nous a amenés à rechercher depuis quelques années déjà, dans les formes et les symptômes les plus divers de l’hystérie, la cause, l’incident, qui a, pour la première fois et souvent très loin dans le passé, provoqué le phénomène en question. Dans la plupart des cas, un simple examen clinique, si poussé soit-il, ne réussit pas à établir cette genèse, en partie d’abord parce qu’il s’agit souvent d’un événement dont les malades n’aiment pas parler et surtout parce qu’ils en ont réellement perdu le souvenir et qu’ils ne soupçonnent nullement le rapport de cause à effet entre l’incident motivant et le phénomène. Il est généralement nécessaire d’hypnotiser les malades et d’éveiller ensuite, pendant l’hypnose, les souvenirs de l’époque où le symptôme fit sa première apparition. C’est ensuite seulement que l’on réussit à établir de la façon la plus nette et la plus convaincante le rapport en question.

Cette méthode d’investigation nous a donné, dans un grand nombre de cas, des résultats qui nous semblent précieux aux deux points de vue théorique et pratique.

Au point de vue théorique, ils montrent que le facteur accidentel est, bien au-delà de ce que l’on pensait, déterminant dans la pathologie de l’hystérie. Quand il s’agit d’une hystérie « traumatique », nous reconnaissons de façon évidente que c’est l’accident qui a provoqué le syndrome. Lorsque, en traitant des hystériques, nous apprenons de leur bouche que, lors de chacun de leurs accès, ils ont la vision hallucinatoire de l’incident qui a provoqué la première attaque, nous apercevons nettement ici encore le rapport de cause à effet. L’état de choses reste plus obscur dans les autres phénomènes.

L’expérience pourtant nous a enseigné que les symptômes les plus différents, qui passent pour être des productions spontanées et, pour ainsi dire, idiopathiques, de l’hystérie, ont avec le traumatisme motivant un rapport tout aussi étroit que les phénomènes, si clairs à ce point de vue, dont nous venons de parler. Nous avons réussi à retrouver les motivations de toutes sortes d’affections : névralgies, anesthésies les plus diverses et souvent très anciennes,''contractures et paralysies, accès hystériques et convulsions épileptoïdes que tous les observateurs avaient prises pour de l’épilepsie vraie, petit mal et affections à tics, vomissements persistants, anorexies allant jusqu’au refus de toute nourriture, troubles de toutes sortes de la vue, hallucinations visuelles toujours répétées, etc. La disproportion entre le symptôme hystérique qui persiste des années et une motivation due à un incident unique est celle même que nous sommes habitués à rencontrer dans la névrose traumatique. Très souvent, ce sont des événements survenus dans l’enfance qui ont provoqué, au cours de toutes les années suivantes, un phénomène pathologique plus ou moins grave.

Le lien est souvent si évident que l’on saisit parfaitement la raison pour laquelle l’incident considéré a justement créé tel phénomène et non tel autre. Celui-ci est donc ensuite clairement déterminé par son occasion de survenue. Prenons l’exemple le plus banal, celui d’une émotion douloureuse survenue au cours d’un repas mais que l’on a étouffée et qui, par la suite, provoque des nausées et des vomissements ; ceux-ci, de nature hystérique, peuvent persister des mois durant. Une jeune fille inquiète et angoissée qui veille au chevet d’un malade tombe dans un état de somnolence pendant lequel lui vient une terrible hallucination, tandis que son bras droit, pendant sur le dossier de la chaise, s’engourdit. Une parésie de ce bras, avec contracture et insensibilité, se déclare. Elle veut prier et ne trouve plus ses mots, mais réussit enfin à dire une prière enfantine anglaise. Lorsque, par la suite, une hystérie très grave et très compliquée se développe chez elle, elle ne comprend plus que l’anglais, n’écrit plus que dans cette langue et cesse, pendant un an et demi, de comprendre sa langue maternelle. Un enfant très malade finit par s’endormir. Sa mère fait l’impossible pour se tenir tranquille, pour ne pas le réveiller ; mais justement à cause de cette décision, elle émet une sorte de claquement de la langue (« contre-volonté hystérique ») qui se répète ultérieurement à une autre occasion où il faut aussi qu’elle se tienne parfaitement tranquille. Il y a alors production de tic, sous la forme d’un claquement de langue se reproduisant, pendant toutes les années suivantes, chaque fois qu’elle a un motif de s’énerver. Un homme des plus intelligents assiste à l’opération subie par son frère sous anesthésie : une extension de l’articulation de la hanche. A l’instant précis où l’articulation Cède en craquant, il ressent dans sa propre hanche une violente douleur qui persistera pendant toute une année.

Dans d’autres cas, la connexion n’est pas aussi nette. Il n’existe plus, pour ainsi dire, qu’un lien symbolique entre le phénomène pathologique et sa motivation, un lien semblable à ceux que tout individu normal peut former dans le rêve quand, par exemple, une névralgie vient s’ajouter à quelque souffrance psychique ou des vomissements à un affect de dégoût moral. Nous avons pu voir des malades qui faisaient de cette sorte de symbolisation le plus grand usage. Dans d’autres cas encore, une détermination de cet ordre n’est pas immédiatement compréhensible. C’est justement à cette catégorie qu’appartiennent les symptômes typiques de l’hystérie, tels que l’hémi-anesthésie, le rétrécissement du champ visuel, les convulsions épileptoïdes, etc. Nous nous réservons d’exposer notre point de vue dans un exposé plus détaillé.

De semblables observations nous paraissent démontrer l’analogie existant, au point de vue de la pathogénie, entre l’hystérie banale et la névrose traumatique et justifier une extension du concept d’hystérie traumatique. Dans la névrose traumatique, la maladie n’est pas vraiment déterminée par une passagère blessure du corps, mais bien par une émotion : la frayeur, par un traumatisme psychique. Nous avons, de façon analogue, constaté que la cause de la plupart des symptômes hystériques méritait d’être qualifiée de traumatisme psychiques. Tout incident capable de provoquer des affects pénibles : frayeur, anxiété, honte, peut agir à la façon d’un choc psychologique et c’est évidemment de la sensibilité du sujet considéré (et également d’autres facteurs dont nous parlerons plus tard) que dépendent les effets du traumatisme. Dans l’hystérie banale, il arrive assez souvent qu’il y ait non point un unique incident traumatisant, mais plusieurs traumatismes partiels, plusieurs motifs groupés qui ne deviennent actifs qu’en s’additionnant et qui se conjuguent parce qu’ils constituent des fragments de l’histoire d’une maladie. Ailleurs encore ce sont des circonstances d’apparence anodine qui, « par leur coïncidence avec l’incident réellement déterminant ou avec une période de particulière excitabilité, ont été élevées à la dignité de traumatismes, dignité qui ne leur appartenait pas, mais qu’elles conservent désormais.

Mais en ce qui concerne la relation causale entre le traumatisme psychique motivant et le phénomène hystérique, il faut se garder de croire que le traumatisme agit à la façon d’un agent provocateur1 qui déclencherait le symptôme. Celui-ci, devenu indépendant, subsisterait ensuite. Mieux vaut dire que le traumatisme psychique et, par suite, son souvenir agissent à la manière d’un corps étranger qui, longtemps encore après son irruption, continue à jouer un rôle actif. Une preuve de ce fait nous est fournie par un phénomène extrêmement curieux et bien fait pour conférer à nos découvertes une grande importance pratique.

A notre très grande surprise, nous découvrîmes, en effet, que chacun des symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l’incident déclenchant, à éveiller l’affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décrivait ce qui lut était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verbale. Un souvenir dénué de charge affective est presque toujours totalement inefficace. Il faut que le processus psychique originel se répète avec autant, d’intensité que possible, qu’il soit remis in statum nascendi, puis verbalement traduit. S’il s’agit de phénomènes d’excitation : crampes, névralgies, hallucinations, on les voit, une fois de plus, se reproduire dans toute leur intensité pour disparaître ensuite à jamais. Les troubles fonctionnels, les paralysies, les anesthésies disparaissent également, naturellement, sans que leur recrudescence momentanée ait été perçue2.

On pourrait aisément soupçonner là quelque suggestion inintentionnelle ; le malade s’attendrait à ce qu’on le débarrassât de ses maux par ce procédé et ce serait cette attente et non ses révélations verbales qui agiraient alors. Toutefois il n’en est rien. La première observation de ce genre ayant eu pour objet un cas extrêmement complexe d’hystérie date de 1881, donc d’une époque « présuggestive ». L’analyse fut pratiquée de cette façon et les symptômes provoqués par des causes diverses furent isolément supprimés. Or cette observation fut rendue possible par l’auto-hypnose spontanée de la malade et provoqua chez l’observateur le plus grand étonnement.

Contrairement à ce que dit l’axiome : cessante causa, cessât effectus, nous pouvons sans doute déduire de ces observations que l’incident déterminant continue, des années durant, à agir et cela non point indirectement, à l’aide de chaînons intermédiaires, mais directement en tant que cause déclenchante, tout à fait à la façon d’une souffrance morale qui, remémorée, peut encore tardivement, à l’état de conscience claire, provoquer une sécrétion de larmes : c’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique3.

II.

Il semble au premier abord surprenant que des événements depuis longtemps passés puissent exercer une action aussi intense et que leur souvenir ne soit pas soumis à l’usure, comme cela se produit pour tous nos autres souvenirs. Peut-être les considérations suivantes nous permettront-elles d’éclairer un peu ces faits.

L’effacement d’un souvenir, ou la perte en affect qu’il subit, dépend de plusieurs facteurs. En premier lieu, il importe de savoir si l’événement déclenchant a ou non provoqué une réaction énergique. En parlant ici de réaction, nous pensons à toute la série des réflexes volontaires ou involontaires grâce auxquels, comme le montre l’expérience, il y a décharge d’affects, depuis les larmes jusqu’à l’acte de vengeance. Dans les cas où cette réaction s’effectue à un degré suffisant, une grande partie de l’affect disparaît ; nous appelons ce fait d’observation journalière « se soulager par les larmes », « décharger sa colère »4.

Quand cette réaction se trouve entravée, l’affect reste attaché au souvenir. On ne se souvient pas de la même façon d’une offense vengée – ne fût-ce que par des paroles – ou d’une offense que l’on s’est vu forcé d’accepter. Le langage lui-même tient compte de cette différence dans les conséquences morales et physiques en donnant, très à propos, à cette souffrance endurée sans riposte possible, le nom d’ « affection ». La réaction du sujet qui subit quelque dommage n’a d’effet réellement « cathartique » que lorsqu’elle est vraiment adéquate, comme dans la vengeance. Mais l’être humain trouve dans le langage un équivalent de l’acte, équivalent grâce auquel l’affect peut être « abréagi » à peu près de la même façon. Dans d’autres cas, ce sont les paroles elles-mêmes qui constituent le réflexe adéquat, par exemple les plaintes, la révélation d’un secret pesant (confession). Quand cette sorte de réaction par l’acte, la parole et, dans les cas les plus légers, par les larmes, ne se produit pas, le souvenir de l’événement conserve toute sa valeur affective.

Toutefois, « l’abréaction » n’est pas l’unique mode de décharge dont peut disposer le mécanisme psychique normal d’un individu bien portant quand ce dernier a subi un traumatisme psychique. Le souvenir, même non abréagi, s’intègre dans le grand complexe des associations, y prend place à côté d’autres incidents pouvant même être en contradiction avec lui, et se trouve corrigé par d’autres représentations. Après un accident, par exemple, le souvenir de ce qui l’a suivi, du sauvetage, la notion de la sécurité actuelle, viennent se rattacher au souvenir du danger couru, à la répétition (atténuée) de la frayeur éprouvée. Le souvenir d’une humiliation est modifié par une rectification des faits, par un sentiment personnel de dignité, etc. C’est ainsi que l’être normal réussit, par les effets de l’association, à faire disparaître l’affect concomitant.

A cela, ajoutons encore une atténuation générale des impressions, un effacement des souvenirs, tout ce que nous appelons « oubli » et qui grignote surtout les représentations ayant perdu leur efficience affective.

Nos observations prouvent que, parmi les souvenirs, ceux qui ont provoqué l’apparition de phénomènes hystériques ont conservé une extraordinaire fraîcheur et, pendant longtemps, leur pleine valeur émotionnelle. Il faut cependant souligner, comme un fait remarquable dont il y aura lieu de se servir, que ces souvenirs, contrairement à bien d’autres, ne sont pas tenus à la disposition du sujet. Tout au contraire, la mémoire des malades ne garde nulle trace des incidents en question ou alors ne les conserve qu’à l’état le plus sommaire. Ce n’est qu’en interrogeant des patients hypnotisés que ces souvenirs resurgissent, avec toute la vivacité d’événements récents.

Six mois durant, une de nos malades revécut avec une netteté hallucinatoire tout ce qui l’avait émue le même jour de l’année précédente (pendant une hystérie aiguë). Un journal, tenu par sa mère et dont elle ignorait l’existence, vint prouver l’exactitude impeccable de cette réitération. Une autre malade revivait, en partie sous hypnose, en partie au cours d’accès spontanés, et également avec une netteté hallucinatoire, tout ce qui lui était arrivé dix ans auparavant alors qu’elle était affectée d’une psychose hystérique. Jusqu’au moment de cette réapparition, les faits en question avaient, pour la plus grande part, succombé à l’amnésie. D’autres souvenirs encore, vieux de quinze à vingt ans et très importants au point de vue étiologique, réapparurent aussi dans leur surprenante intégralité et toute leur force sensorielle, déployant, lors de leur retour, toute la puissance affective propre aux événements nouveaux.

Comment expliquer pareil fait sans penser que ces souvenirs occupaient, dans tous les cas précités, une place exceptionnelle en ce qui touche leur usure. On constate, en effet, que ces souvenirs correspondent à des traumatismes qui n’ont pas été suffisamment « abréagis ». En étudiant de plus près les motifs qui ont empêché cette abréaction de s’effectuer, nous découvrons deux séries, au moins, de conditions capables d’entraver la réaction au traumatisme.

Dans le premier groupe, nous rangeons les cas où les malades n’ont pas réagi au traumatisme psychique parce que la nature même de ce dernier excluait toute réaction, par exemple lors de la perte d’un être aimé paraissant irremplaçable ou parce que la situation sociale rendait cette réaction impossible ou encore parce qu’il s’agissait de choses que le malade voulait oublier et qu’intentionnellement il maintenait, repoussait,|refoulait hors de sa pensée consciente. L’hypnose nous permet de constater que ce sont justement ces choses pénibles qui donnent les fondements des phénomènes hystériques (délires hystériques des saints et des religieuses, des femmes continentes, des enfants sévèrement éduqués).

Dans la seconde série des conditions nécessaires, la maladie n’est pas déterminée par le contenu des souvenirs mais bien par l’état psychique du sujet au moment où s’est produit l’événement en question. L’hypnose montre, en effet, que le symptôme hystérique est dû à des représentations qui, sans importance propre, doivent leur maintien au fait qu’elles ont coïncidé avec de fortes émotions paralysantes, telles, par exemple, qu’une frayeur, ou qu’elles se sont produites directement au cours de certains états psychiques anormaux, pendant un état d’engourdissement semi-hypnotique, de rêverie, d’auto-hypnose, etc. C’est ici le caractère même de ces états qui a rendu impossible une réaction à l’incident.

Les deux conditions peuvent évidemment coïncider, ce qui n’est pas rare. C’est ce qui advient quand un traumatisme déjà actif en soi se produit au moment où le sujet se trouve dans une période de graves et paralysantes émotions ou dans un état de conscience modifiée ; il semble bien aussi que, chez nombre de gens, le traumatisme psychique provoque l’un de ces états anormaux qui rendent eux-mêmes toute réaction impossible.

Un point reste commun à ces deux groupes de conditions nécessaires : les traumatismes psychiques qu’une réaction n’a pas liquidés ne peuvent l’être non plus par élaboration associative. Dans le premier groupe, le malade essaie d’oublier l’événement, de l’exclure, dans toute la mesure du possible, de ses associations. Dans le second cas, cette élaboration échoue parce qu’il n’existe entre l’état conscient normal et l’état pathologique où ces représentations sont nées aucun lien associatif utile. Nous aurons tout de suite l’occasion de revenir sur ce point.

On peut donc dire que, si les représentations devenues pathogènes se maintiennent ainsi dans toute leur fraîcheur et toujours aussi chargées d’émotion, c’est parce que l’usure normale due à une abréaction et à une reproduction dans des états où les associations ne seraient pas gênées leur est interdite.

III.

Nos expériences nous ont montré que les phénomènes hystériques découlaient de traumatismes psychiques. Nous avons déjà parlé des états anormaux du conscient dans lesquels se produisaient ces représentations pathogènes et avons été forcés de souligner que le souvenir du traumatisme psychique actif ne pouvait se découvrir dans la mémoire normale du malade mais seulement dans celle de l’hypnotisé. En étudiant de plus près ces phénomènes, nous nous sommes toujours davantage convaincus du fait que la dissociation du conscient, appelée « double conscience » dans les observations classiques, existe rudimentairement dans toutes les hystéries. La tendance à cette dissociation, et par là à l’apparition des états de conscience anormaux que nous rassemblons sous le nom d’états « hypnoïdes », serait, dans cette névrose, un phénomène fondamental. Nous partageons avec Binet et les deux Janet cette opinion, mais sans disposer encore d’expériences relatives aux très surprenantes découvertes qu’ils ont faites chez des anesthésiques.

Nous voudrions ainsi substituer à la formule fréquemment employée, et d’après laquelle l’hypnose serait une hystérie artificielle, la proposition suivante : le fondement, la condition nécessaire d’une hystérie est l’existence d’états hypnoïdes. Quelles que soient leurs différences, ces états concordent entre eux et avec l’hypnose sur un point : les représentations qui y surgissent tout en étant fort intenses n’ont aucune corrélation avec le reste du contenu du conscient. Mais ces états hypnoïdes peuvent s’associer entre eux et leur contenu en représentations peut, par cette voie, parvenir à des degrés différents d’organisation psychique. Au reste, la nature de ces états, leur degré d’isolement du reste des processus qui s’effectuent dans le conscient, varient comme nous le voyons dans l’hypnose, allant d’une légère somnolence au somnambulisme, d’une parfaite possession des souvenirs jusqu’à l’amnésie totale.

Lorsque ces états hypnoïdes ont déjà précédé la maladie manifeste, ils fournissent le terrain sur lequel l’affect va édifier le souvenir pathogène avec ses conséquences somatiques. Ce fait correspond à une prédisposition à l’hystérie. Mais nos observations montrent qu’un traumatisme grave (comme celui d’une névrose traumatique), une répression pénible (celle de l’affect sexuel, par exemple) peuvent provoquer, même chez un sujet normal, une dissociation des groupes de représentations et c’est en cela que consisterait le mécanisme de l’hystérie psychiquement acquise. Il faut tenir compte du fait qu’entre les cas extrêmes de ces deux formes il existe toute une série de représentations au sein desquelles la facile production d’une dissociation, chez un sujet donné, et l’importance de la charge affective du traumatisme varient en sens inverse.

Sur quoi s’édifient donc les états hypnoïdes prédisposants ? Nous ne pouvons, sur ce point, rien dire de nouveau. Nous croyons qu’ils se développent à partir des « rêveries diurnes », si fréquentes même chez les gens bien portants et auxquelles les ouvrages de dames, par exemple, fournissent tant d’occasions de se produire. La question de la ténacité des « associations pathologiques » formées dans ces états et de leur action sur les processus somatiques, bien plus forte que celle des autres associations, s’intègre dans le problème relatif aux effets de la suggestion hypnotique. Nos expériences ne nous ont rien apporté de nouveau sur ce point ; en revanche, elles mettent en lumière la contradiction existant entre l’assertion selon laquelle l’hystérie serait une psychose et le fait qu’on trouve parfois parmi les hystériques des personnes possédant une grande clarté de vues, une très forte volonté, un caractère des plus fermes, un esprit des plus critiques. Tout cela est exact, dans ces cas-là, quand le sujet se trouve dans l’état de veille normal. Dans les états hypnoïdes, il ne s’agit plus que d’un aliéné, comme nous le sommes tous dans nos rêves. Toutefois, tandis que nos psychoses oniriques n’exercent, à l’état de veille, aucune action, les productions de l’état hypnoïde pénètrent dans la vie du sujet éveillé sous la forme de phénomènes hystériques.

IV.

Ce que nous venons de dire des symptômes hystériques permanents s’applique, à peu de chose près, aux accès d’hystérie. On sait que Charcot nous a donné une description schématique du « grand » accès hystérique. Dans cet accès complet, on reconnaît quatre phases : 1) La phase épileptoïde ; 2) Celle des grands gestes ; 3) Celle des attitudes passionnelles (phase hallucinatoire) ; 4) Celle du délire terminal. Charcot fait découler de la durée longue ou courte de l’accès, de l’absence ou de l’indépendance des diverses phases, toutes les formes d’hystéries bien plus fréquentes que la grande attaque totale.

En ce qui nous concerne, nous nous proposons l’étude de la troisième phase, celle des attitudes passionnelles. Quand cette phase est très marquée, on y retrouve, mise à nu, une reproduction hallucinatoire du souvenir qui a joué un rôle important dans la production de l’hystérie. Il s’agit là de la remémoration du grand traumatisme unique, de ce qu’on appelle ϰατ΄ έξοχήν hystérie traumatique, ou encore d’une série de traumatismes partiels et concomitants, comme ceux sur lesquels s’édifie l’hystérie banale. Ou bien, enfin, l’accès fait réapparaître les incidents qui, par leur coïncidence avec un moment de particulière disposition, ont été élevés au rang de traumatismes.

Mais certains accès ne se manifestent, en apparence, que par des phénomènes moteurs et sont dépourvus de phase passionnelle. Si, pendant ces sortes d’accès de contractions généralisées, de rigidité cataleptique ou pendant une attaque de sommeil5, on réussit à entrer en contact avec le malade ou, mieux encore, à provoquer, sous hypnose, cet accès, on découvre, là encore, que ces manifestations reposent sur le souvenir d’un ou de plusieurs traumatismes. En général, ce souvenir ne devient évident qu’au cours de la phase hallucinatoire. Une petite fille souffre depuis des années de crises de crampes généralisées que l’on serait tenté de qualifier d’épileptiques, comme d’ailleurs on l’a fait. Afin d’établir un diagnostic différentiel, on hypnotise et aussitôt sa crise se manifeste. Interrogée sur ce qu’elle voit alors, elle répond : « le chien, voilà le chien qui arrive ! », et l’on apprend que la première crise de ce genre est survenue après qu’elle eut été poursuivie par un chien sauvage. Le succès de la thérapeutique confirme ensuite le diagnostic établi.

Un employé, devenu hystérique à la suite des procédés brutaux de son chef, souffre d’accès pendant lesquels, furieux, il s’écroule par terre, sans prononcer une parole ou révéler quelque hallucination. On réussit à provoquer la crise sous hypnose et alors le malade nous apprend qu’il revit un incident où le chef en question lui fit une scène en pleine rue et le frappa à coups de canne. Quelques jours après cette séance, le malade vient se plaindre d’avoir eu un nouvel accès. Cette fois, l’hypnose montre qu’il a revécu la scène qui déclencha vraiment la maladie, la scène du procès où il ne put obtenir satisfaction des sévices subis, etc.

Les souvenirs apparaissant au cours des accès hystériques ou qui s’y éveillent correspondent aussi sur tous les autres points avec les incidents que nous tenons pour responsables des symptômes hystériques durables. Comme eux, ils se rapportent à des traumatismes psychiques ayant échappé à toute liquidation par abréaction ou par travail mental d’association. Comme eux encore, la totalité ou une partie essentielle d’eux-mêmes échappent au souvenir conscient et appartiennent au contenu en représentations des états hypnoïdes de la conscience, avec pouvoir d’association limité. Enfin, ils peuvent se prêter aux tentatives thérapiques. Nos observations nous ont maintes fois permis de constater qu’un souvenir ayant jusqu’alors provoqué des accès n’en est plus capable, une fois qu’on lui a fait subir, au cours d’une hypnose, une réaction et une correction associative.

Les phénomènes moteurs de l’accès hystérique peuvent être considérés, en partie, comme des formes réactionnelles ordinaires de l’affect lié au souvenir (c’est ce qui se produit chez le nourrisson qui gigote et agite bras et jambes), en partie comme des mouvements exprimant ce souvenir. Toutefois, comme les stigmates hystériques des symptômes permanents, ils restent partiellement inexplicables.

On acquiert encore une connaissance particulière de l’accès hystérique en tenant compte de la théorie ci-dessus mentionnée d’après laquelle les groupes de représentations présents dans les états hypnoïdes de l’hystérie et qui demeurent isolés des autres représentations tout en pouvant s’associer entre eux, représentent le rudiment, plus ou moins organisé, d’un second conscient, d’une condition seconde. Ensuite, le symptôme hystérique permanent correspond, à une infiltration de ce second état dans l’innervation corporelle que domine généralement le conscient normal. L’accès hystérique révèle, lorsqu’il vient d’apparaître, que cette condition seconde s’est mieux, organisée et qu’à un moment donné le conscient hypnoïde a envahi toute l’existence du sujet, donc qu’il s’agit d’une hystérie aiguë ; mais si l’on a affaire à un accès réitéré contenant quelque réminiscence, c’est qu’il y a retour d’un incident antérieur. D’après Charcot, l’accès hystérique serait le rudiment d’une condition seconde. Au cours de l’accès, c’est le conscient hypnoïde qui régirait l’ensemble de l’innervation corporelle. Comme le montrent des expériences bien connues, la conscience normale ne se trouve pas toujours entièrement étouffée ; elle reste capable de percevoir elle-même les phénomènes moteurs de l’accès alors que les phénomènes psychiques lui échappent.

Nous savons comment évolue typiquement une hystérie grave : d’abord on voit se former, dans les états hypnoïdes, un contenu en représentations qui, une fois suffisamment développé, se rend maître, pendant une période « d’hystérie aiguë », de l’innervation corporelle du malade et gouverne toute l’existence de celui-ci. Il crée aussi les symptômes durables et les accès, puis, à l’exception de quelques séquelles, guérit. Dans les cas où la personne normale réussit à prédominer, le reste des représentations hypnoïdes reparaît sous forme d’accès hystériques et replonge de temps en temps le sujet dans des états semblables aux précédents, états à nouveau influençables et accessibles aux traumatismes. Une sorte d’équilibre s’établit alors entre les groupes psychiques présents chez un même sujet, les accès et la vie normale subsistent côte à côte sans s’influencer mutuellement. L’accès survient alors spontanément, de la même manière que surgissent en nous les souvenirs, mais il peut également être provoqué, comme toute réminiscence, d’après les lois de l’association. Cette provocation à l’accès s’effectue soit par excitation d’une zone hystérogène, soit à la suite d’un incident nouveau rappelant l’incident pathogène. Nous espérons pouvoir démontrer qu’il n’existe aucune différence essentielle entre des conditions en apparence si peu semblables et que, dans les deux cas, c’est un souvenir hyper-esthésique qui est en cause. Dans d’autres cas, cet équilibre est fort instable ; l’accès apparaît comme manifestation des éléments hypnoïdes du conscient, chaque fois que le sujet est surmené et incapable de travailler. Ne nions pas qu’en pareils cas l’accès dépouillé de sa signification primitive puisse reparaître sous forme de réaction motrice dénuée de tout contenu.

Il reste à rechercher les facteurs qui déterminent le genre des manifestations hystériques : par accès, par symptômes permanents ou par mélange de ces deux formes.

V.

On comprend maintenant pour quelle raison le procédé psychothérapique que nous venons de décrire agit efficacement. Il supprime les effets de la représentation qui n’avait pas été primitivement abréagie, en permettant à l’affect coincé de celle-ci de se déverser verbalement ; il amène cette représentation à se modifier par voie associative en l’attirant dans le conscient normal (sous hypnose légère) ou en la supprimant par suggestion médicale, de la même façon que, dans le somnambulisme, on supprime l’amnésie.

A notre avis, le gain thérapeutique ainsi obtenu est considérable. Il va de soi que si l’hystérie résulte d’une prédisposition, nous ne la guérissons pas, nous restons impuissants devant le retour des états hypnoïdes. Et dans le stade de production d’une hystérie aiguë, notre procédé ne saurait empêcher le remplacement immédiat de manifestations péniblement supprimées par d’autres phénomènes pathologiques. Toutefois, une fois ce stade dépassé et quand ses séquelles n’apparaissent plus que sous la forme de symptômes permanents et d’accès, notre méthode supprime souvent et à jamais ces derniers, parce qu’elle est radicale et nous semble dépasser de très loin l’efficacité du procédé par suggestion directe, tel que le pratiquent aujourd’hui les psychothérapeutes.

Si la découverte du mécanisme psychique des phénomènes hystériques a pu nous faire faire un pas de plus dans la voie où s’est d’abord, avant tant de succès, engagé Charcot, lorsqu’il a expliqué et reproduit expérimentalement les paralysies hystéro-traumatiques, nous ne nous dissimulons pas, pour cela, le fait que seul le mécanisme du symptôme hystérique nous apparaît plus compréhensible. La cause interne de l’hystérie reste encore à découvrir. Nous n’avons fait qu’effleurer l’étiologie de l’hystérie, jeter quelque lumière sur la causation des formes aquises et mettre en valeur le facteur accidentel des névroses

 

Vienne, décembre 1892.

 


1 En français dans le texte.

2 Delbœuf et Binet ont nettement reconnu la possibilité d’un semblable traitement, comme le montrent les citations suivantes : Delbœuf, Le magnétisme animal, Paris, 1889 : « On s’expliquerait dès lors comment le magnétiseur aide à la guérison. Il remet le sujet dans l’état où le mal s’est manifesté et combat par la parole le même mal, mais renaissant. » – Binet, Les altérations de la personnalité, 1892, p. 243 : « … Peut-être verra-t-on qu’en reportant le malade par un artifice mental, au moment même où le symptôme a apparu pour la première fois, on rend ce malade plus docile à une suggestion curative. » Dans l’intéressant livre de P. Janet, L’automatisme psychologique, Paris, 1889, on trouve l’histoire d’une guérison obtenue, chez une jeune fille hystérique, par l’emploi d’un procédé analogue au nôtre.

3 Dans le texte de cette Communication préliminaire, nous ne pouvons délimiter ce qui y est nouveau et ce qui se trouve chez d’autres auteurs tels que Möbius et Strümpel, ceux-ci ayant formulé sur l’hystérie des opinions analogues aux nôtres. C’est dans certaines observations publiées, à l’occasion, par Benedikt que nous avons trouvé les vues les plus rapprochées des nôtres. Nous en reparlerons ailleurs.

4 Les mots allemands « sich austoben, sich ausweinen » signifiant « se vider par la colère, par les pleurs », sont intraduisibles en français (N. d. I. Tr.).

5 En français dans le texte.