Chapitre VI. Le travail du rêve

Toutes les tentatives faites jusqu’à présent pour élucider les problèmes du rêve s’attachaient à son contenu manifeste, tel que nous le livre le souvenir, et s’efforçaient d’interpréter ce contenu manifeste. Lors même qu’elles renonçaient à l’interprétation, elles se fondaient encore sur ce contenu manifeste.

Nous sommes seul à avoir tenu compte de quelque chose d’autre : pour nous, entre le contenu du rêve et les résultats auxquels parvient notre étude, il faut insérer un nouveau matériel psychique, le contenu latent ou les pensées du rêve, que met en évidence notre procédé d’analyse. C’est à partir de ces pensées latentes et non à partir du contenu manifeste que nous cherchons la solution.

De là vient qu’un nouveau travail s’impose à nous. Nous devons rechercher quelles sont les relations entre le contenu manifeste du rêve et les pensées latentes et examiner le processus par lequel celles-ci ont produit celui-là.

Les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes ; ou, mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription (Übertragung) des pensées du rêve, dans un autre mode d’expression, dont nous ne pourrons connaître les signes et les règles que quand nous aurons comparé la traduction et l’original. Nous comprenons les pensées du rêve d’une manière immédiate dès qu’elles nous apparaissent. Le contenu du rêve nous est donné sous forme d’hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits (übertragen) dans la langue des pensées du rêve. On se trompera évidemment si on veut lire ces signes comme des images et non selon leur signification conventionnelle. Supposons que je regarde un rébus : il représente une maison sur le toit de laquelle on voit un canot, puis une lettre isolée, un personnage sans tête qui court, etc. Je pourrais déclarer que ni cet ensemble, ni ses diverses parties n’ont de sens. Un canot ne doit pas se trouver sur le toit d’une maison et une personne qui n’a pas de tête ne peut pas courir ; de plus, la personne est plus grande que la maison, et, en admettant que le tout doive représenter un paysage, il ne convient pas d’y introduire des lettres isolées, qui ne sauraient apparaître dans la nature. Je ne jugerai exactement le rébus que lorsque je renoncerai à apprécier ainsi le tout et les parties, mais m’efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, pour une raison quelconque, peut être représenté par cette image. Ainsi réunis, les mots ne seront plus dépourvus de sens, mais pourront former quelque belle et profonde parole. Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin. C’est pourquoi il leur a paru absurde et sans valeur.

I. Le travail de condensation

Quand on compare le contenu du rêve et les pensées du rêve, on s’aperçoit tout d’abord qu’il y a eu là un énorme travail de condensation. Le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêve. Écrit, le rêve couvre à peine une demi-page ; l’analyse, où sont indiquées ses pensées, sera six, huit, douze fois plus étendue. Le rapport peut varier avec les rêves, mais, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte, il ne s’inverse jamais. En général, on sous-estime l’étendue de cette compression, on considère qu’il n’y a pas d’autres éléments que les pensées découvertes, on néglige toutes celles qui sont cachées derrière le rêve et qu’une interprétation plus étendue pourrait nous découvrir. Nous avons déjà indiqué que l’on n’est jamais sûr d’avoir complètement interprété un rêve ; lors même que la solution paraît satisfaisante et sans lacunes, il est toujours possible que ce rêve ait eu encore un autre sens. À parler rigoureusement, on ne saurait donc déterminer le quotient de condensation. Faut-il expliquer la disproportion entre le contenu du rêve et les pensées du rêve exclusivement par une immense condensation du matériel psychique lors de la formation du rêve ? On peut faire à cette manière de voir une objection qui paraît probante au premier abord. Nous avons bien souvent l’impression que nous avons rêvé beaucoup toute la nuit et qu’ensuite nous avons oublié la plus grande partie de nos rêves. Le rêve que nous nous rappelons au réveil ne serait alors qu’un reste de l’ensemble du travail du rêve, qui aurait la même étendue que les pensées du rêve si nous pouvions nous le rappeler tout entier. Du moins un fragment en est sûrement exact. Tout le monde a pu constater qu’un rêve est reproduit plus fidèlement, lorsqu’on cherche à se le rappeler, au réveil ; vers le soir nous n’en retrouvons plus que des bribes. D’un autre côté, il faut reconnaître que l’impression d’avoir rêvé bien plus que ce qu’on peut retrouver repose très souvent sur une illusion dont nous expliquerons plus tard l’origine. Le fait que nous pouvons oublier nos rêves ne contredit d’ailleurs nullement l’hypothèse d’une condensation, celle-ci demeure prouvée par la quantité des représentations appartenant aux fragments non oubliés du rêve. Même si une grande part du rêve a échappé à la remémoration, cela ne peut que nous avoir ôté l’accès à un autre groupe de pensées. Rien, en effet, ne prouve que les parties oubliées se rapportent aux mêmes pensées que celles que l’analyse de ce qui subsiste nous a permis d’atteindre130.

Devant l’amoncellement d’idées que l’analyse tire de chacun des éléments du contenu du rêve, le lecteur commencera par se demander si tout ce qui vient à l’esprit, après coup, lors de l’analyse doit être mis au nombre des pensées du rêve, c’est-à-dire s’il faut supposer que toutes ces pensées ont agi déjà pendant le sommeil et contribué à la formation du rêve. Ne faudrait-il pas bien plutôt supposer que de nouvelles liaisons d’idées, demeurées étrangères au rêve, ont apparu lors de l’analyse ? Je ne peux adhérer qu’en partie à cette position. Il est de fait que diverses liaisons d’idées apparaissent lors de l’analyse seulement, mais on peut, chaque fois, vérifier que ces sortes de liens ne s’établissent qu’entre des pensées qui ont déjà été liées de quelque autre manière dans les pensées du rêve ; ces nouvelles liaisons sont en quelque sorte des inférences détournées, des courts-circuits, rendues possibles par l’existence de voies de liaisons autres et plus profondes. Pour ce qui est de la masse d’idées en surnombre découvertes lors de l’analyse, il faut bien convenir qu’elles ont agi déjà lors de la formation du rêve, car, lorsqu’on suit l’enchaînement de ces sortes de pensées qui paraissent d’abord sans relations avec le rêve, on tombe brusquement sur une idée qui était représentée dans le contenu du rêve, qui était indispensable pour l’interpréter, et que cependant on ne pouvait atteindre qu’en suivant cet enchaînement. Que l’on se rappelle le rêve de la monographie botanique, qui apparaît comme le résultat d’une condensation extraordinaire, bien que je n’aie cependant pas communiqué son analyse tout entière.

Mais comment faut-il se représenter l’état psychique pendant le sommeil qui précède le rêve ? Toutes les pensées du rêve sont-elles juxtaposées ? apparaissent-elles successivement ? ou plusieurs suites de pensées simultanées se forment-elles dans divers centres pour se joindre ensuite ? Je pense que rien ne nous contraint à nous représenter d’une manière plastique notre état psychique lors de la formation du rêve. N’oublions pas qu’il s’agit ici de pensée inconsciente et que le processus peut être bien différent de celui que nous observons lors d’une réflexion consciente et dirigée.

Un fait demeure absolument certain : la formation du rêve repose sur une condensation. Comment cette condensation peut-elle se produire ?

Si l’on se rappelle qu’un petit nombre seulement de pensées du rêve, découvertes ensuite, sont représentées, il semble d’abord que la condensation s’opère par voie d’omission, le rêve n’étant pas une traduction fidèle ou une projection point par point de la pensée du rêve, mais une restitution très incomplète et très lacunaire. Ainsi que nous le verrons bientôt, cette explication est très insuffisante. Mais admettons-la provisoirement ; la question suivante surgit alors : si un petit nombre d’éléments des pensées du rêve peut seul pénétrer dans son contenu, quelles sont les conditions qui déterminent le choix de ces éléments ?

Pour tirer cela au clair, regardons les éléments du contenu du rêve : ils ont nécessairement rempli ces conditions. Le mieux sera de rechercher un rêve dont la formation implique une forte condensation. Je choisis le rêve de la monographie botanique.

I. Rêve de la monographie botanique. – Contenu du rêve : J’ai écrit la monographie d’une plante (d’espèce indéterminée). Le livre est devant moi, je tourne précisément une page où est encarté un tableau en couleurs. Chaque exemplaire contient un spécimen de la plante séchée, comme un herbier.

Dans ce rêve, l’élément frappant est la monographie botanique. Il provient des impressions de la veille du rêve : j’avais réellement vu, à la devanture d’un libraire, une monographie de l’espèce Cyclamen. – Le cyclamen n’est pas évoqué dans le contenu du rêve, il n’y demeure que le souvenir d’une monographie qui se rapporte à la botanique. On voit aussitôt que la « monographie botanique » se rapporte à un travail sur la cocaïne que j’ai écrit autrefois ; de là, une association d’idées conduit d’une part à un livre jubilaire et à certains faits qui se sont passés dans un laboratoire de l’Université, d’autre part à mon ami l’oculiste Königstein qui a contribué à l’utilisation de la cocaïne. Au Dr K… se rattache d’autre part le souvenir de notre conversation interrompue de la veille au soir, puis de nombreuses réflexions sur le moyen de rétribuer les services médicaux rendus entre collègues. Cette conversation est d’ailleurs la véritable instigatrice du rêve ; la monographie sur le cyclamen est aussi un fait actuel, mais indifférent ; on voit que la « monographie botanique » du rêve est un moyen terme entre les deux événements de la journée ; prise sans changements dans une impression indifférente, elle a été rattachée à un fait psychique important par des liens associatifs multiples.

Non seulement la représentation composée, globale « monographie botanique », mais chacun de ses éléments « botanique » et « monographie », isolé, pénètre profondément par des associations nombreuses dans le chaos des pensées du rêve. Au mot botanique se rattachent les souvenirs du Pr Gärtner et de sa florissante jeune femme ; de ma malade Flora ; de la dame à qui son mari avait oublié d’apporter des fleurs. Gartner, de plus, fait penser au laboratoire et à la conversation avec Königstein ; il a été question des deux malades, au cours de cette conversation. La dame aux fleurs m’amène à songer à la fleur favorite de ma femme, que d’ailleurs évoquait le titre de la monographie entrevu dans la journée. D’autre part, le mot botanique rappelle encore un épisode de ma vie au lycée et un examen à la Faculté. Un autre sujet de conversation apparu dans mon entretien de la veille, celui qui a trait à mes fantaisies, se rattache, par l’entremise de ma soi-disant fleur préférée, l’artichaut à la chaîne associative qui part des fleurs oubliées ; derrière le mot artichaut, je retrouve d’une part le souvenir de l’Italie, de l’autre le souvenir de la scène de mon enfance où j’entrai pour la première fois en relation avec les livres. Le mot botanique est donc un véritable nœud où se rencontrent de nombreuses associations d’idées, qui, je peux le garantir, peuvent être rattachées à bon droit à cette conversation. On se trouve au milieu d’une fabrique de pensées, où, comme pour le chef-d’œuvre du tisserand,

« À chaque poussée du pied on meut les fils par milliers,

Les navettes vont et viennent,

Les fils glissent invisibles,

Chaque coup les lie par milliers »131.

Le mot « monographie », dans le rêve, évoque à nouveau deux sujets : le caractère unilatéral de mes études, le prix élevé de mes fantaisies.

Cette première recherche laisse l’impression que les éléments « botanique » et « monographie » ont trouvé place dans le rêve parce qu’ils étaient ceux qui présentaient, avec les pensées du rêve, le plus de points de contact ; c’étaient des nœuds, où des pensées du rêve ont pu se rencontrer en grand nombre, parce qu’ils offraient à l’interprétation des sens nombreux. On peut exprimer autrement encore le fait qui explique tout cela et dire : chacun des éléments du contenu du rêve est surdéterminé, comme représenté plusieurs fois dans les pensées du rêve.

Nous apprendrons plus encore si nous examinons les autres éléments du rêve dans leurs rapports avec les pensées du rêve. Le tableau en couleurs que je regarde évoque les critiques que mes collègues font de mes travaux et de mes fantaisies (ce dernier thème a déjà été mentionné, l’autre est nouveau) ; il est lié aussi à mes souvenirs d’enfance, au livre d’images que j’ai déchiré. La plante sèche rappelle l’herbier du lycée et ravive d’ailleurs ce souvenir. On voit de quelle espèce est le rapport entre le contenu du rêve et les pensées du rêve. Non seulement les éléments du rêve sont déterminés plusieurs fois par les pensées du rêve, mais chacune des pensées du rêve y est représentée par plusieurs éléments. Des associations d’idées mènent d’un élément du rêve à plusieurs pensées, d’une pensée à plusieurs éléments. Le rêve ne se forme donc pas à partir du résumé d’une pensée ou d’un groupe de pensées du rêve auquel d’autres résumés viendraient se juxtaposer, etc., un peu comme lorsque les diverses classes de la population choisissent des représentants. La masse entière des pensées du rêve est soumise à une certaine élaboration, d’où les éléments les mieux soutenus et les plus nombreux se détachent pour entrer dans le contenu du rêve ; on pourrait comparer ce choix à celui du scrutin de liste. Quel que soit le rêve que je décompose, je retrouve toujours les mêmes principes : les éléments du rêve sont issus de toute la masse des pensées du rêve, et chacun d’entre eux, si on le rapproche des pensées du rêve, y est plusieurs fois indiqué.

Il est bon de montrer par un deuxième exemple la relation entre le contenu du rêve et les pensées du rêve. Dans cet exemple les relations de l’un et des autres sont curieusement mêlées. Le rêve m’a été communiqué par un malade qui présentait de la claustrophobie. On verra bientôt pourquoi j’intitule comme suit ce rêve remarquablement ingénieux.

II. Un beau rêve.Il traverse en nombreuse compagnie la rue X… où se trouve une modeste auberge (ce qui est inexact). On y joue une pièce de théâtre, il est tantôt public tantôt acteur. À la fin, il faut remettre ses habits de ville pour partir. Une partie du personnel est reléguée au parterre, l’autre au premier étage. Il y a alors une discussion. Ceux qui sont en haut se fâchent parce que ceux d’en bas ne sont pas encore prêts, de sorte qu’ils ne peuvent descendre. Son frère est en haut, il est en bas et il se fâche contre son frère parce qu’on est si serré. (Cette partie est peu claire.) D’ailleurs, dès l’entrée on avait indiqué qui devrait se trouver en haut et qui en bas. Il gravit ensuite seul la montée de la rue X… en allant vers la ville, et il marche si lentement, si péniblement qu’il ne parvient pas à avancer. Un monsieur d’un certain âge se joint à lui et dit du mal du roi d’Italie. Au bout de la pente, il marche bien plus aisément.

La difficulté qu’il éprouvait à monter était si nette qu’une fois réveillé il s’est demandé pendant un moment si tout cela était bien un rêve.

On ne saurait que dire de ce rêve d’après son contenu manifeste. Je vais, au rebours de la méthode habituelle, commencer par la partie que le rêveur indique comme la plus claire.

Les difficultés que le dormeur a rêvées et qu’il a réellement senties dans son rêve, montée pénible et essoufflement, sont au nombre des symptômes que le malade a réellement présentés il y a des années ; ils étaient alors unis à une tuberculose (probablement simulée, hystérique). Les rêves d’exhibition nous ont déjà fait connaître cette sensation d’inhibition, d’espèce particulière, et nous la voyons ici de nouveau employée, comme un élément dont on disposerait en tout temps et pour n’importe quelle représentation. La description de la montée, pénible d’abord, facile ensuite, m’a fait penser, lors du récit du rêve, à la fameuse introduction de la Sapho d’A. Daudet. Il y a là un jeune homme qui monte un escalier avec sa maîtresse dans ses bras ; elle lui paraît d’abord très légère, mais, à mesure qu’il monte, elle lui pèse toujours plus. Cette scène est le symbole des faits que présente le roman ; A. Daudet veut mettre les jeunes gens en garde, les empêcher de s’attacher sérieusement à des filles de basse extraction et de passé douteux132. Tout en sachant que mon malade avait eu, peu de temps auparavant, une liaison avec une actrice et puis avait rompu avec elle, je ne m’attendais pas à ce que cette idée, apparue lors de l’interprétation, fût exacte. De plus, les faits, dans Sapho, étaient le contraire de ceux du rêve ; dans celui-ci, la montée était d’abord ardue, puis facile ; dans le roman, il fallait, pour le symbole, que ce qui avait d’abord paru léger fût lourd à la fin. À mon grand étonnement, le malade remarque que l’interprétation convenait parfaitement au contenu de la pièce que, la veille, il avait vu représenter. Sous le titre Rund um Wien, elle montrait la vie d’une fille qui, après avoir été honnête, passe dans le demi-monde, a des relations avec des personnes haut placée, « monte », puis, plus tard, « descend » de plus en plus. Cette pièce l’avait fait penser à une autre, jouée plusieurs années auparavant, Von Stufe zu Stufe (De marche en marche). L’affiche qui l’annonçait portait un escalier de plusieurs marches.

Poursuivons l’interprétation. L’actrice avec qui il venait d’avoir des relations qui intéressent ce rêve habitait dans la rue X… Il n’y a pas d’auberge dans cette rue. Mais, comme il avait passé, à cause de cette dame, une partie de l’été à Vienne, il était « descendu » dans un petit hôtel du quartier. En quittant l’hôtel, il avait dit au cocher : « Je suis bien content, parce que du moins je n’y ai pas attrapé de vermine » (c’était encore là une de ses phobies). Le cocher avait répondu : « Aussi comment peut-on s’installer ici ! Ce n’est pas un hôtel, c’est une auberge. »

À cette auberge se rattache aussitôt le souvenir des vers :

« Je fus récemment l’hôte D’un hôtelier bien doux »133 ;

mais, dans le poème de Uhland, l’hôtelier est un pommier.

D’autres vers viennent alors s’associer à ce distique :

« FAUST (dansant avec la jeune fille)

J’eus autrefois un bien beau rêve ;

Je voyais un pommier éclatant

Où brillaient deux bien belles pommes,

Elles m’attiraient, je montai dessus.

LA BELLE

Ces petites pommes vous tentent beaucoup…

Ce fut ainsi au paradis déjà.

La joie m’étreint à la pensée

Que mon jardin en a de telles »134.

Ce pommier et ces pommes ne laissent place à aucun doute. L’actrice qui a charmé mon rêveur avait, entre autres attraits, une belle poitrine.

Il était à supposer, d’après l’enchaînement de l’analyse, que le rêve se rapportait à une impression d’enfance. Si cette supposition était exacte, il s’agissait de la nourrice de cet homme, bientôt âgé de trente ans. La poitrine de sa nourrice est bien une auberge pour l’enfant. La nourrice, comme la Sapho de Daudet, représente l’amie abandonnée depuis peu.

Le frère du malade (plus âgé que celui-ci) apparaît aussi dans le contenu du rêve ; il est en haut, tandis que le malade est en bas. C’est de nouveau une interversion du rapport réel, car, ce que je sais, le frère a perdu sa position, tandis que mon malade a conservé la sienne. Il a évité, en racontant son rêve, d’employer l’expression « par terre ». Cela aurait été trop clair, car nous disons ici qu’une personne est « par terre » quand elle a perdu son avoir et sa situation, quand elle est « tombée aussi bas que possible ». Le fait qu’ici quelque chose est renversé dans le rêve doit avoir un sens. L’interversion indique qu’il y a encore une autre relation entre la pensée et le contenu du rêve. Nous avons le moyen d’expliquer cette interversion. Nous trouvons à la fin du rêve une autre transformation : la montée y est l’inverse de ce qu’elle est dans Sapho. On voit par là de quoi il s’agit. Dans Sapho l’homme porte la femme avec laquelle il a des relations sexuelles ; dans les pensées du rêve il y a au contraire une femme qui porte un homme, et, comme ceci ne peut avoir lieu que pendant l’enfance, il s’agit donc de la nourrice qui porte péniblement son nourrisson. Ainsi la conclusion du rêve fait de Sapho et de la nourrice une même personne.

L’auteur a choisi le nom de Sapho en songeant aux mœurs lesbiennes ; de même les fragments du rêve ou l’on voit des personnes occupées en haut et en bas indiquent les fantasmes sexuels du rêveur ; leur refoulement n’est pas sans relation avec sa névrose. L’interprétation du rêve ne peut pas nous apprendre s’il s’agit ici de fantasmes ou de souvenirs de faits réels ; elle ne nous livre que les pensées et nous laisse le soin de chercher leur valeur de réalité. Des faits réels et des fantasmes semblent d’abord avoir la même valeur (ce n’est pas le cas pour le rêve seulement, mais encore pour des créations psychiques plus importantes). Comme nous le savons déjà, une société nombreuse signifie « garder un secret ». Le frère représente, par une manière de fantasme rétrospectif qui fait revivre une scène d’enfance, tous les rivaux auprès des femmes. L’épisode du personnage qui s’indigne contre le roi d’Italie est lié, par l’intermédiaire d’un événement récent et indifférent en soi, à l’introduction de personnes de condition inférieure dans des cercles sociaux plus relevés. Il semble que l’on puisse placer, à côté de l’avertissement que Daudet donne au jeune homme, un avertissement analogue destiné au nourrisson135.

III. Rêve des hannetons. – Comme troisième exemple pour l’étude de la condensation, voici l’analyse partielle d’un autre rêve, très intéressant. Je le dois à une dame déjà âgée, soumise au traitement psychanalytique. Elle souffrait d’accès d’angoisse très pénibles, et, comme il arrive habituellement dans ces cas, ses rêves présentaient quantité de pensées d’origine sexuelle. Quand je les lui fis connaître, elle en fut d’abord aussi surprise qu’effrayée. Comme je ne puis poursuivre l’interprétation jusqu’au bout, la matière du rêve paraîtra fragmentée en plusieurs groupes sans lien visible.

Contenu du rêve : Elle se rappelle qu’elle a deux hannetons136 dans une boîte ; elle veut les mettre en liberté, parce que sinon ils vont étouffer. Elle ouvre la boîte, les hannetons sont tout épuisés ; l’un d’eux s’envole par la fenêtre ouverte, l’autre est écrasé par le battant de la fenêtre, au moment où elle la ferme, comme quelqu’un le lui demandait (manifestations de dégoût).

Analyse. – Son mari est en voyage ; sa fille, âgée de 14 ans, dort avec elle. La petite lui a fait remarquer, le soir, qu’une mite était tombée dans son verre d’eau ; elle n’a pas songé à l’en tirer, et, le matin, elle a eu pitié de la pauvre bête. Le livre qu’elle a lu, avant de s’endormir, racontait l’histoire d’enfants qui jetaient un chat dans l’eau bouillante et décrivait les soubresauts de l’animal. Ce sont les deux occasions du rêve, elles sont indifférentes en elles-mêmes. Elle continue à penser à la cruauté à l’égard des bêtes. Il y a quelques années, comme elles passaient l’été à la campagne, sa fille avait été très méchante pour les animaux. Elle voulait collectionner des papillons et elle lui avait demandé de l’arsenic pour les tuer. Un jour, un papillon de nuit, qui avait une aiguille dans le corps, vola longtemps encore autour de la pièce ; une autre fois, plusieurs chenilles, qu’elle avait conservées pour voir leur métamorphose, moururent de faim. Plus jeune encore, cette petite fille avait l’habitude d’arracher les ailes des scarabées et des papillons ; tout cela lui ferait horreur aujourd’hui, elle est devenue très bonne.

Ce contraste la préoccupe. Il lui en rappelle un autre, le contraste entre l’apparence et les sentiments, tel qu’il est décrit dans Adam Bede de G. Eliot. Il y a là une jeune fille, belle, mais frivole et sotte, une autre, laide, mais dont les sentiments sont nobles. Il y a un aristocrate qui séduit la petite sotte ; un travailleur dont les sentiments et la conduite sont élevés. On ne peut pas deviner ces choses d’après l’apparence. Qui devinerait qu’elle est tourmentée par des désirs charnels ?

L’année où la petite fille faisait sa collection de papillons, tout le pays était ravagé par les hannetons. Les enfants les poursuivaient, les écrasaient cruellement. Elle vit même un homme qui leur arrachait les ailes et les mangeait ensuite. Elle est née en mai, elle s’est mariée en mai. Trois jours après son mariage, elle a écrit à ses parents combien elle était heureuse, elle ne l’était pas du tout en réalité.

Le soir qui a précédé le rêve, elle avait fouillé dans de vieilles lettres, elle en avait lu quelques-unes aux siens, les unes sérieuses, les autres comiques ; parmi celles-ci, une lettre très ridicule d’un professeur de piano qui lui avait fait la cour quand elle était jeune fille, une autre d’un adorateur de famille aristocratique137.

Elle se reproche d’avoir laissé entre les mains de sa fille un mauvais livre de Maupassant138. L’arsenic demandé par sa fille lui rappelle les pilules d’arsenic qui, dans le Nabab, doivent rendre au duc de Mora la vigueur de sa jeunesse.

Rendre la liberté lui rappelle le passage de La Flûte enchantée :

Je ne puis te contraindre à m’aimer,

Mais je ne te rendrai pas la liberté139.

Les hannetons la font penser aux paroles de Käthchen de Heilbronn (de Kleist) :

« Tu es amoureux fou de moi. » (mot à mot : comme un scarabée)140.

puis à Tannhäuser :

« Puisque toi, animé d’un plaisir mauvais141 »

Elle vit dans l’angoisse à cause de l’absence de son mari. La crainte qu’il ne lui arrive malheur en voyage s’exprime en d’innombrables fantasmes diurnes. Ses pensées inconscientes pendant l’analyse déploraient sa « sénilité ». On saisira parfaitement la pensée que ce rêve recouvre, si je raconte que, plusieurs jours avant, comme elle se livrait à ses occupations, elle fut effrayée de penser brusquement à son mari avec cet impératif : « Pends-toi ! » Quelques heures avant, elle avait lu quelque part que lors de la pendaison il se produisait une érection puissante. C’est le désir d’une semblable érection qui, refoulé, se traduisait sous cette forme effrayante. « Pends-toi » signifiait : il faut à tout prix que tu aies une érection. Les pilules d’arsenic du Dr Jenkins dans le Nabab appartiennent au même ordre d’idées ; la malade savait aussi que l’on prépare le plus puissant des aphrodisiaques, la cantharide, en écrasant des scarabées (appelés : mouches espagnoles). Voilà le sens de la partie principale du rêve.

Ouvrir et fermer la fenêtre rappelle une différence essentielle entre elle et son mari. Elle dort la fenêtre ouverte, il dort la fenêtre fermée. Épuisement est le symptôme morbide dont elle s’est plainte le plus tous ces jours.

Dans ces trois rêves, j’ai indiqué typographiquement la réapparition de chacun des éléments du contenu dans les pensées du rêve ; on a pu voir ainsi combien leurs relations étaient multiples. Toutefois, comme je n’ai analysé aucun de ces rêves jusqu’au bout, il convient de revenir à un rêve dont l’analyse ait été faite entièrement, pour y montrer de quelle manière le contenu du rêve est surdéterminé. Je choisis le rêve de l’injection faite à Irma. Nous verrons sans peine, par cet exemple, que, lors de la formation du rêve, le travail de condensation dispose de plus d’un moyen.

Le personnage principal de ce rêve est ma malade Irma ; elle est vue avec ses traits propres et par conséquent représente en premier lieu elle-même. La position dans laquelle je l’examine près de la fenêtre provient du souvenir d’une autre personne, de la dame que je préférerais soigner, en échange, ainsi que le montrent les pensées du rêve. Dans la mesure où Irma a des membranes diphtériques qui rappellent mes inquiétudes au sujet de ma fille aînée, elle représente mon enfant, et, à cause de la similitude des noms, la malade morte d’intoxication. Dans la suite, Irma figure d’autres personnes encore (sans que son apparence se modifie dans le rêve) ; elle devient un des enfants que nous examinons à la consultation publique de l’hôpital des enfants malades, où mes amis manifestent la différence de leurs caractères. Il est probable que la transition a été fournie par l’idée de ma petite fille. Quand elle ne veut pas ouvrir la bouche, Irma devient une allusion à une autre dame que j’ai examinée et, de plus, pour le même motif, à ma propre femme. Les signes morbides que j’ai découverts dans sa gorge sont des allusions à toute une série d’autres personnes.

Toutes ces personnes que je découvre en poursuivant cette « Irma » n’apparaissent pas elles-mêmes dans le rêve ; elles se dissimulent derrière l’« Irma » du rêve qui devient ainsi une image générique formée avec quantité de traits contradictoires. Irma représente toutes ces personnes, sacrifiées au cours du travail de condensation, puisqu’il lui arrive tout ce qui est arrivé à celles-ci.

On peut créer une personne collective, servant à la condensation du rêve, d’une autre manière encore : en réunissant en une seule image de rêve les traits de deux ou plusieurs personnes. C’est ainsi qu’a été formé le Dr M… de mon rêve : il porte le nom de M…, il parle et il agit comme lui ; ses caractéristiques physiques, sa maladie sont celles d’une autre personne, de mon frère aîné ; un seul trait, sa pâleur, est doublement déterminé, puisque dans la réalité il est commun aux deux personnes. Le Dr R…, du rêve de l’oncle, est un personnage de ce genre. Mais ici l’image du rêve a encore été préparée d’une autre façon. Je n’ai pas uni des traits particuliers à l’un à ceux de l’autre et simplifié dans ce but l’image-souvenir de chacun. J’ai agi comme Galton élaborant ses images génériques (ses « portraits de famille ») : j’ai projeté les deux images l’une sur l’autre, de sorte que les traits communs ont été renforcés et que les traits qui ne concordaient point se sont mutuellement effacés et sont devenus indistincts dans l’image. C’est ainsi que, dans le rêve de l’oncle, un trait se renforce parce qu’il appartient à deux personnes (de physionomies différentes et par conséquent effacées) ; c’est la barbe blonde, qui, de plus, rappelle mon père et moi grâce à l’idée de grisonner.

L’élaboration de personnes collectives et de types mixtes est un des principaux moyens dont la condensation du rêve dispose. Nous aurons bientôt l’occasion d’en reparler.

L’idée de dysenterie provient, dans le rêve de l’injection faite à Irma, également de plusieurs sources : d’une part d’une assonance paraphasique avec diphtérie, d’autre part de ce que cette idée est associée à celle du malade que j’ai envoyé en Orient et dont on a méconnu l’hystérie.

Un cas de condensation intéressant nous est fourni par le propylène mentionné dans le rêve. La pensée du rêve ne contenait pas propylène mais amylène. On pourrait penser que, lors de la formation du rêve, il y a eu là un simple déplacement. Cela est vrai, mais ce déplacement a servi la condensation, ainsi qu’on va le voir. En arrêtant mon attention sur le mot propylène, je m’aperçois qu’il assone avec Propylées142. Les Propylées ne sont pas seulement à Athènes. Il y a des Propylées à Munich. C’est dans cette ville qu’un an avant le rêve j’ai rendu visite à un ami très malade que ma pensée évoque certainement lorsqu’elle mentionne la triméthylamine aussitôt après le propylène.

Je néglige le fait, pourtant frappant, que, lors de l’analyse du rêve, des associations de valeurs diverses ont été employées à relier les idées comme si elles avaient été équivalentes ; je vais essayer de me représenter d’une manière plastique en quelque sorte comment l’amylène de la pensée du rêve a pu être remplacé par propylène dans son contenu.

On trouve d’une part le groupe de représentations de mon ami Otto qui ne me comprend pas, me donne tort, m’offre de la liqueur qui sent l’amylène ; d’autre part, lié par contraste, le groupe de mon ami Wilhelm qui me comprend, qui me donnerait raison et à qui je dois tant d’indications précieuses, surtout la chimie des processus sexuels.

Dans le groupe de représentations formé autour d’Otto, mon attention est surtout attirée par les faits récents, ceux qui ont provoqué le rêve : l’amylène est au nombre de ces éléments privilégiés, prédestinés à entrer dans le rêve. Le groupe, très riche, formé autour de Wilhelm est animé par le contraste avec le groupe d’Otto, et les éléments qui sont mis en relief correspondent aux éléments du groupe d’Otto. Dans tout ce rêve, j’en appelle d’une personne qui me contrarie à une autre que je peux lui opposer à mon gré, point par point. C’est ainsi que le souvenir de l’amylène, qui provient du groupe d’Otto, provoque dans le groupe adverse des souvenirs de la sphère de la chimie, et que la triméthylamine, soutenue de divers côtés, entre dans le contenu du rêve. Amylène pouvait aussi parvenir sans changement dans le contenu, mais il subit l’influence du groupe Wilhelm ; dans l’ensemble des souvenirs que ce nom recouvre, un élément est choisi, c’est celui qui peut donner une double détermination pour amylène. Propylène est tout près d’amylène, si on se place au point de vue de l’association ; le groupe Wilhelm offre Munich et les Propylées. Les deux cercles de représentation se rejoignent avec Propylène-Propylées. Cet élément médian pénètre donc dans le contenu du rêve par une manière de compromis. Il y a eu création d’une sorte de moyen terme qui permet une détermination multiple. Nous saisissons bien ici comment la détermination multiple permet de pénétrer plus aisément dans le contenu du rêve. Pour parvenir à cette image moyenne, on a déplacé l’attention, de la pensée réelle à une autre, assez proche pour l’association.

L’étude du rêve de l’injection nous permet de jeter un coup d’œil sur le processus de condensation, tel qu’il apparaît dans la formation du rêve. Nous pouvons reconnaître les procédés particuliers du travail de condensation : choix d’éléments de pensée qui apparaissent à diverses reprises dans les pensées du rêve, formation d’unités nouvelles (personnes collectives, types mixtes) et création de moyens termes. Nous nous demanderons à quoi sert la condensation et d’où elle vient, quand nous essaierons de saisir l’ensemble des processus psychiques qui apparaissent lors de la formation du rêve. Contentons-nous pour l’instant d’affirmer l’existence d’une condensation, relation caractéristique entre les pensées du rêve et le contenu du rêve.

Ce processus de condensation est particulièrement sensible quand il atteint des mots et des noms. Les mots dans le rêve sont fréquemment traités comme des choses, ils sont sujets aux mêmes compositions que les représentations d’objets. Ces sortes de rêves aboutissent à la création de mots comiques et étranges.

I. Un collègue m’avait envoyé un jour un de ses travaux, il y parlait d’une découverte physiologique récente, qu’il surestimait, à mon avis, et cela en termes très emphatiques ; la nuit suivante, je rêvai une phrase qui se rapportait visiblement à ce travail : C’est un style vraiment NOREKDAL. J’eus beaucoup de peine à comprendre comment j’avais formé ce mot : c’était visiblement une parodie des superlatifs : colossal, pyramidal ; mais je ne savais trop d’où il venait. Enfin, je retrouvai dans ce mot monstrueux les deux noms Nora et Ekdal, souvenir de deux drames connus d’Ibsen. J’avais lu peu de temps avant, dans un journal, un article sur Ibsen de l’auteur même que je critiquais dans mon rêve.

II. Une de mes malades me communique un rêve bref qui s’achève par une combinaison de mots dépourvue de sens. Elle assiste avec son mari à une fête paysanne et dit : « Tout cela aboutira à un MAISTOLLMÜTZ général. » Elle a en même temps en rêve le sentiment obscur qu’il s’agit d’une bouillie faite de maïs, d’une sorte de polenta. L’analyse décompose le mot en maïstoll – mannstoll (nymphomane) – Olmütz ; tous restes d’une conversation à table avec des membres de sa famille. Le mot maïs renfermait, outre l’allusion à l’exposition du jubilé qui venait de s’ouvrir, un rappel des mots : Meissen (une porcelaine de Saxe [de Meissen] qui représente un oiseau), Miss (l’Anglaise de ses cousins était partie pour Olmütz), mies = dégoût, mot de jargon juif employé par plaisanterie. Une longue chaîne de pensées et d’associations partait de chacune des syllabes de ce mastic.

III. Un jeune homme, chez qui un ami a sonné, le soir tard, pour déposer une carte de visite, rêve, dans la nuit suivante : Un homme d’affaires demeure tard, le soir, pour installer un téléphone d’appartement. Après son départ, la sonnerie ne résonne pas d’une manière continue, mais à petits coups séparés seulement. Le domestique retourne chercher l’homme ; celui-ci dit : « Il est bien curieux que des gens, ordinairement TUTELREIN, ne sachent pas se tirer d’affaire en pareil cas. »

Comme on le voit, le prétexte du rêve est indifférent et n’en recouvre qu’un élément. D’ailleurs nous n’avons pu l’interpréter que quand nous l’avons rapproché d’un des événements antérieurs de la vie du rêveur, indifférent en soi, mais auquel son imagination prêtait de l’importance. Lorsqu’il était enfant et qu’il habitait chez son père, il avait un jour, comme il était à moitié endormi, renversé un verre d’eau par terre, de sorte que le fil téléphonique avait été mouillé et que sa sonnerie incessante avait dérangé le père, qui dormait. La sonnerie continuelle correspond à la grande humidité, les quelques coups représentent la chute des gouttes. Le mot « tutelrein » peut s’interpréter dans trois sens : Tutel signifie tutelle ; Tutel (ou Tuttel) est une manière vulgaire de désigner la poitrine de la femme ; le mot rein (propre), si on le joint à une partie de Zimmertelefon, donne zimmerrein (« propre dans une chambre ») : le chien dressé à être propre dans la maison, ce qui rappelle le plancher mouillé de la chambre et assone d’autre part avec le nom d’un des parents du rêveur143.

IV. Au cours d’un long rêve confus, qui paraît avoir pour centre une croisière, le nom de la prochaine station est HEARSING, la suivante s’appelle FLIESS. Ce dernier mot est le nom de mon ami de Berlin. Je suis souvent allé le voir. Le mot Hearsing est fabriqué à la manière des noms de villages des environs de Vienne qui s’achèvent souvent en – ing : Hietzing, Liesing, Mödling (= Medelitz, « mea deliciae », c’est-à-dire meine Freud', ma joie) ; EARSING rappelle aussi l’anglais Hearsay (= ouï-dire) et signifie calomnie, ce qui dévoile l’occasion du rêve : une poésie lue dans les Fliegende Blätter et où il est question d’un nain calomniateur « Sagter Hatergesagt » (Ditil, Atildit). En rapprochant la syllabe finale – ing du nom Fliess, on obtient Vlissingen, nom du port où mon frère débarque quand il vient d’Angleterre. On appelle ce port en anglais Flushing, ce qui en cette langue signifie aussi rougir et rappelle les malades qui ont de l’éreuthophobie (j’en traite en ce moment quelques-uns) ; une publication récente de Bechterew sur cette névrose m’a été désagréable.

V. Un autre rêve se compose de deux fragments bien séparés. Le premier est le mot AUTODIDASKER, que je me rappelle bien nettement ; le second reproduit un fantasme sans grande importance qui m’est venu à l’esprit peu de jours avant : Quand je verrai le Pr N…, je lui dirai : « Le malade au sujet duquel je vous ai consulté n’a vraiment qu’une névrose, ainsi que vous l’aviez pensé. » Le néologisme Autodidasker doit non seulement contenir ou représenter un sens comprimé, mais encore un sens qui ait quelque rapport avec la résolution de faire cette réparation au Pr N…

On peut aisément couper Autodidasker en Autor (auteur), Autodidacte et Lasker auquel se rattache le nom de Lassalle. Ces mots vont me permettre d’interpréter le rêve. J’avais apporté à ma femme plusieurs volumes d’un auteur connu, J. J. David, ami de mon frère, et qui, à ce que l’on m’a dit, est né dans le même pays que moi. Elle m’a parlé un soir de l’impression profonde que lui avait produite l’histoire poignante d’un homme de talent déchu, lue dans une nouvelle de David ; notre conversation a ensuite roulé sur les dons que nous découvrions chez nos enfants. Ma femme, encore sous l’impression du roman, me dit quels soucis elle avait à ce sujet, et je la consolai en lui expliquant que ces sortes de dangers étaient précisément de ceux que l’éducation écarte. Dans la nuit, ma pensée se poursuivit, adopta les préoccupations de ma femme, et y mêla bien d’autres choses. Un mot que l’auteur avait dit un jour au cours d’une discussion avec mon frère au sujet du mariage me montre un chemin détourné qui a pu conduire à la représentation du rêve. Une dame avec qui nous étions très liés s’est mariée à Breslau. Le fond de mon rêve étant l’idée de la ruine par la femme, Breslau me fournit l’exemple de Lasker et de Lassalle, deux cas typiques de cette influence funeste144. On peut résumer tout ceci par « Cherchez la femme », ce qui, pris en un autre sens, me fait penser à mon frère Alexandre qui n’est pas encore marié. Je remarque que Alex (c’est ainsi que nous l’appelons) est presque un anagramme de Lasker : ceci à dû contribuer à faire faire à ma pensée le détour par Breslau.

Cette façon de jouer avec les noms et les syllabes cache encore un autre sens. Elle révèle mon désir de voir mon frère heureux dans sa famille : en effet, dans L’Œuvre, roman assez proche de la pensée de mon rêve, l’auteur, ainsi qu’on le sait, a épisodiquement décrit son bonheur familial ; il s’est lui-même représenté sous le nom de Sandoz. Il est probable que, voulant transformer son nom, il l’a retourné ainsi que le font si volontiers les enfants, en Aloz ; mais, cela étant trop clair encore, il a remplacé la syllade Al, qui est aussi la première du nom Alexandre, par sand, qui en est la troisième. C’est de la même manière que s’est formé le mot Autodidasker.

Voici comment est apparu dans le rêve le fantasme de dire au Pr N… que notre malade ne souffre que de névrose. Peu de temps avant la fin de l’année, j’avais eu un malade dont je ne savais comment faire le diagnostic. Il paraissait avoir une grave maladie organique, peut-être une affection de la moelle épinière, mais je n’en étais pas sûr. Un diagnostic de névrose était tentant et il eût mis fin à toutes les difficultés, mais le malade repoussait nettement toutes anamnèse sexuelle, et je ne puis admettre de névrose sans ces sortes d’antécédents. Dans mon embarras, j’appelai à mon aide le médecin pour qui j’ai le plus de respect et devant l’autorité de qui je m’incline le plus volontiers. Je lui expliquai mes doutes, il les trouva justifiés et dit ensuite : « Continuez à observer votre malade, vous verrez que ce sera bien une névrose. » Comme je sais qu’il ne partage pas mon opinion sur l’étiologie des névroses, je me tus, mais ne cachai point mon incrédulité. Quelques jours après, je dis au malade que je ne pouvais rien pour lui et lui conseillai de voir quelque autre médecin. Alors, à ma grande surprise, il s’excusa de m’avoir menti ; il avait eu trop honte ; il me découvrit l’étiologie sexuelle que j’avais recherchée et dont j’avais besoin pour admettre la névrose. Cela me fut un soulagement, mais en même temps me fit honte, je dus m’avouer que mon collègue avait vu plus clair que moi. Je résolus de lui dire, quand je le reverrai, qu’il avait eu raison et que j’avais eu tort.

C’est justement là ce que je fais dans mon rêve. Mais avoir tort paraît l’accomplissement d’un singulier désir. C’est bien mon désir cependant ; je voudrais avoir tort de craindre, je voudrais que ma femme, dont la pensée du rêve m’a attribué les craintes, eût tort. Le fait au sujet duquel il faut avoir tort ou raison dans le rêve n’est pas très différent de ce qui concerne les pensées de ce même rêve. C’est la même alternative entre trouble organique ou fonctionnel à cause de la femme, plus exactement à cause de la vie sexuelle : paralysie générale ou névrose ; à cette dernière peut se rattacher d’une manière lâche la mort de Lassalle.

Dans ce rêve bien construit et tout à fait clair quand on l’interprète soigneusement, le rôle du Pr N… ne s’explique pas seulement par la ressemblance des cas et par mon désir d’avoir tort, par ses relations à Breslau et avec la famille de notre amie mariée là-bas – mais encore par quelques menus faits qui se rattachent à notre consultation. Ayant achevé de parler du malade, il manifesta de l’intérêt pour ma vie personnelle : « Combien d’enfants avez-vous maintenant ? » – « Six. » – Un mouvement trahit à la fois son admiration et son inquiétude. « Des filles, des garçons ? » – « Trois filles et trois garçons, ils sont ma fierté et ma richesse. » – « Eh bien, prenez garde ; avec les filles, tout est simple, mais les garçons sont difficiles à élever. » – J’objectai qu’ils avaient été jusqu’alors très doux ; assurément ce diagnostic sur l’avenir de mes fils me fut aussi peu agréable que le précédent sur la névrose de mon malade. Ces deux impressions sont donc liées par contiguïté, et, en introduisant dans le rêve l’histoire de la névrose, je ne fais que remplacer par elle notre conversation sur l’éducation, beaucoup plus proche de la pensée du rêve puisqu’elle touche de très près aux préoccupations exprimées ultérieurement par ma femme. Ainsi ma crainte que N… ait eu raison en parlant des difficultés que pourrait présenter l’éducation de mes garçons entre dans le contenu du rêve ; elle se dissimule derrière la représentation du désir : avoir eu tort en ayant de telles craintes. Ce même fantasme sert à représenter les deux faces de l’alternative.

VI. Marcinowski raconte le rêve suivant : « Ce matin, entre le sommeil et la veille, j’eus une très jolie condensation de mots. Au cours d’une quantité de fragments de rêve difficiles à se rappeler, je fus arrêté par un mot que je voyais moitié écrit et moitié imprimé. Le mot était « ERZEFILISCH », et il appartenait à une phrase qui demeura seule dans mon souvenir : cela agit erzefilisch sur la sensibilité sexuelle. Je sus aussitôt que le sens était erzieherisch (d’une manière éducative), je n’étais d’ailleurs pas bien sûr que ce ne fût pas erzifilisch. À ce propos je tombai sur le mot syphilis et, à moitié endormi encore, je cherchai à comprendre comment ce mot pouvait entrer dans mon rêve, alors que cette maladie ne concernait ni moi, ni ma profession. Mais le mot erzaehlerisch (en racontant) expliquait à la fois le e et le motif du rêve. Notre gouvernante (Erzieherin) m’avait demandé la veille au soir de lui parler du problème de la prostitution ; désirant agir d’une manière « éducative » (erzieherisch) sur sa sensibilité encore incomplètement développée, après lui avoir parlé (erzählt) du problème lui-même, je lui remis le livre de Hesse, Über die Prostitution. Ce fait me fit comprendre qu’il ne fallait pas prendre le mot syphilis dans son sens textuel, mais dans le sens de poison, et ayant trait à la vie sexuelle. Ainsi, le sens de la phrase est très logique : Par mon récit (Erzählung), j’ai agi sur notre gouvernante (Erzieherin) d’une manière éducative (erzieherisch), et je redoute que cela ait été pour elle un poison. Erzefilisch = erzäh – (erzieh —) (erzifilisch). »

Les formations de mots dans le rêve ressemblent beaucoup aux formations de mots dans la paranoïa ; on en trouve d’ailleurs d’analogues dans l’hystérie et dans les obsessions. Sous ce rapport, rêve et psychonévrose sont tributaires de l’enfance. Les enfants traitent parfois les mots comme des objets ou bien trouvent des façons nouvelles de parler ou des manières artificielles de fabriquer des mots.

L’analyse des mots dépourvus de sens dans le rêve peut servir à l’étude du travail de condensation. Il ne faudrait pas conclure du petit nombre d’exemples présentés ici que ce procédé soit rare. Il est au contraire très fréquent. Mais comme l’interprétation des rêves n’est faite que lorsqu’il y a traitement psychanalytique, on ne relève que peu d’exemples et leur analyse n’est ordinairement comprise que par les spécialistes. (Voir par exemple un rêve du Dr v. Karpinska, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, II, 1914, qui contient les mots « Svingnum elvi »). Il faut encore signaler le cas où, dans le rêve, apparaît un mot qui a un sens propre, mais n’est pas utilisé avec cette signification, et condense plusieurs sens autres que son sens propre. Il se comporte alors comme les mots dépourvus de sens. C’est le cas pour le rêve de « Catégorie » fait par un garçon de 10 ans (signalé par V. Tausk, Zur Psychologie der Kindersexualität, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, I, 1913). Le mot « catégorie » désigne ici les organes sexuels féminins et « categoriere » signifie uriner.

Quand dans le rêve apparaissent des discours reconnus comme tels et nettement distincts des pensées, on peut toujours considérer que ce sont des souvenirs de discours réels. Les mots peuvent être restés les mêmes ou avoir légèrement changé. Il arrive que le discours du rêve soit fait d’une fusion de plusieurs discours remémorés ; les mots sont alors ceux qui ont été communs à tous les discours, leur sens peut être multivoque et plus ou moins transformé. Souvent le discours du rêve ne fait que faire allusion à l’événement au sujet duquel il a été prononcé145.

II. Le travail de déplacement

En rassemblant des exemples de condensation dans le rêve, nous avons remarqué que les éléments qui nous paraissaient essentiels pour le contenu ne jouaient dans les pensées du rêve qu’un rôle très effacé. Inversement, ce qui est visiblement l’essentiel des pensées du rêve n’est parfois pas du tout représenté dans celui-ci. Le rêve est autrement centré, son contenu est rangé autour d’éléments autres que les pensées du rêve. Ainsi, dans le rêve de la monographie botanique, le centre est visiblement le mot « botanique » ; les pensées du rêve tournent autour des difficultés et des conflits entre collègues, puis autour de l’idée que je sacrifie trop à mes fantaisies ; dans tout cela nulle place pour l’élément « botanique », à moins qu’il n’y soit lié d’une manière lâche par contraste parce que la botanique ne fut jamais une de mes études de prédilection. Dans le rêve de mon malade au sujet de Sapho, le fait de monter puis de descendre, d’être en haut puis en bas, paraît central ; or le rêve a trait au danger que présentent les relations sexuelles avec des personnes de basses classes, de sorte qu’un seul des éléments des pensées est entré dans le contenu du rêve, et il y a pris un développement démesuré. De même, dans le rêve des hannetons, qui roule autour des rapports entre les relations sexuelles et la cruauté, s’il est vrai que l’idée de cruauté apparaît dans le rêve, elle y est présentée tout autrement et rien ne rappelle la sexualité. Dépouillée de son contexte, elle apparaît sous un aspect tout différent. De même encore, dans le rêve de l’oncle, la barbe blonde, qui en est le centre, ne paraît avoir aucune relation avec le désir de grandeur qui nous a paru être le fond des pensées de ce rêve. De tels rêves donnent à bon droit l’impression d’un déplacement. Par contre, le rêve de l’injection faite à Irma nous montre que les divers éléments peuvent en certains cas conserver dans le contenu la place qu’ils avaient dans les pensées. Cette relation nouvelle et en apparence capricieuse entre les pensées du rêve et son contenu nous étonne d’abord. Quand un processus psychique de la vie normale nous montre une représentation qui, mise en relief, a pris pour la conscience une vivacité particulière, nous supposons que la représentation victorieuse a une valeur psychique particulière, qu’elle a suscité un certain intérêt. Nous constatons que cette valeur des divers éléments des pensées du rêve ne persiste pas lors de la formation du rêve. Nous savons bien quels sont les éléments essentiels, nous le savons d’une manière immédiate. Or, lors de la formation du rêve, ces éléments, chargés d’un intérêt intense, peuvent être traités comme s’ils n’avaient qu’une faible valeur, et d’autres, peu importants dans les pensées du rêve, prennent leur place. Il semble d’abord que l’intensité psychique146 des diverses représentations ne joue aucun rôle pour leur choix dans le rêve et que joue uniquement la complexité de leur détermination. On pourrait supposer que ce qui apparaît dans le rêve n’est pas ce qui était important dans les pensées du rêve, mais plutôt ce qui y était souvent répété. Cette hypothèse ne nous avance guère, car il est difficile d’admettre que les deux facteurs : répétition fréquente et valeur propre des éléments, puissent agir en sens différents lors du choix des éléments du rêve. Il semble que les représentations les plus importantes dans les pensées du rêve doivent être aussi celles qui y reviennent le plus souvent, puisque les diverses pensées du rêve doivent rayonner de là comme d’un centre commun. Et cependant le rêve peut repousser ces éléments à la fois pourvus d’un accent intense et soutenus de toutes parts, et englober d’autres facteurs qui n’auront que cette dernière propriété.

Il faut, pour résoudre cette difficulté, recourir à une autre notion, qui est apparue comme nous examinions la surdétermination du contenu du rêve. Peut-être le lecteur a-t-il déjà pensé que cette surdétermination des éléments du rêve n’était pas une trouvaille fort importante et que cela allait de soi. L’analyse part des éléments du rêve et souligne tout ce qui peut s’y rattacher ; il n’est pas étonnant dès lors que, dans le matériel de pensées ainsi obtenu, ces mêmes éléments se retrouvent très fréquemment. Je ne peux accepter l’objection sous cette forme, mais je ferai une remarque à certains égards analogue. Parmi les pensées que l’analyse révèle, il s’en trouve beaucoup qui sont assez éloignées du noyau du rêve et qui nous font l’effet d’interpolations habiles et opportunes. On peut aisément découvrir pourquoi elles sont là : elles représentent la liaison (souvent forcée et cherchée) entre le contenu du rêve et les pensées du rêve. Si l’on retranchait ces éléments de l’analyse, ce n’est pas seulement la surdétermination qui manquerait, mais parfois même une détermination suffisante. Nous devons donc conclure que la détermination multiple qui décide du choix pour être inclus dans le rêve n’est pas toujours un facteur primaire de la formation du rêve, mais souvent le résultat secondaire d’un pouvoir psychique encore inconnu. Elle doit cependant agir sur l’entrée des différents éléments dans le rêve, car, dans les cas où elle n’apparaît pas directement à partir du matériel du rêve, il faut un certain effort pour en venir à bout.

On est ainsi conduit à penser que, dans le travail du rêve, se manifeste un pouvoir psychique qui, d’une part, dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité, et, d’autre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des éléments de moindre importance, de sorte que ceux-ci peuvent pénétrer dans le rêve. On peut dès lors comprendre la différence entre le texte du contenu du rêve et celui de ses pensées ; il y a eu, lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques des différents éléments. Ce processus est la partie essentielle du travail du rêve. Il peut être appelé processus de déplacement. Le déplacement et la condensation sont les deux grandes opérations auxquelles nous devons essentiellement la forme de nos rêves.

On reconnaîtra facilement la force psychique dont l’action se manifeste ainsi dans des faits de déplacement. Par la vertu de ce déplacement, le contenu du rêve ne ressemble plus au noyau des pensées du rêve et le rêve ne restitue plus qu’une déformation du désir qui est dans l’inconscient. Or nous connaissons déjà la déformation et nous savons qu’elle est l’œuvre de la censure qu’exerce une des instances psychiques sur l’autre instance. Le déplacement est donc l’un des procédés essentiels de la déformation. Is fecit cui profuit. Nous pouvons alors affirmer que le déplacement a lieu sous l’influence de la même censure, la censure de défense endopsychique147. Nous rechercherons plus tard quel est le rôle et quelle est la hiérarchie de ces divers facteurs : déplacement, condensation, surdétermination. Contentons-nous de noter ici une nouvelle condition à laquelle doivent satisfaire les éléments qui parviennent dans le rêve : il faut qu’ils aient échappé à la censure. Sachons aussi dès maintenant que le déplacement est un fait indubitable et dont il faut tenir le plus grand compte.

III. Les procédés de figuration du rêve

Il est maintenant établi que la condensation et le déplacement sont les deux facteurs essentiels qui transforment le matériel des pensées latentes du rêve en son contenu manifeste ; la suite de cette recherche nous amènera à trouver deux autres conditions qui ont, sur le choix du matériel du rêve, une influence indubitable. Mais je voudrais d’abord, au risque de paraître m’arrêter en route, jeter un premier regard sur le processus de l’interprétation. Je sais bien quel serait le mode de démonstration le plus clair et le plus décisif : choisir un rêve modèle, en développer l’interprétation (comme je l’ai fait, chap. II, pour le rêve de l’injection faite à Irma), puis réunir les pensées du rêve ainsi découvertes grâce à elles et reconstruire le processus qui a été celui de la formation du rêve ; j’aurais ainsi complété l’analyse par la synthèse. J’ai fait fréquemment ce travail pour mon instruction personnelle, mais je ne saurais l’entreprendre ici, parce que, ainsi qu’on peut se le représenter aisément, je ne saurais user avec ce sans-gêne du matériel psychique nécessaire pour cette démonstration. Ces égards ne nous gênent pas pour l’analyse du rêve, car elle peut demeurer incomplète et garder toutefois sa valeur ; il suffit qu’elle nous ait fait pénétrer jusqu’à un certain point dans le tissu du rêve. Mais la synthèse, pour être probante, devrait être complète. Je ne pourrais donner la synthèse complète que des rêves de personnes que les lecteurs ne connaîtraient point. Comme je n’ai à ma disposition, en vue de ce travail, que des rêves de mes malades, des névropathes, il faut que j’attende encore. Je ne pourrai le faire que lorsque j’aurai poussé, ailleurs, mon explication psychologique des névroses assez loin pour qu’elle vienne rejoindre le thème traité ici148.

Mes tentatives pour reconstruire synthétiquement les rêves, en partant des pensées du rêve, m’ont appris que le matériel ainsi trouvé lors de l’interprétation était de valeurs très différentes. Les pensées essentielles du rêve, qui seraient le rêve lui-même s’il n’y avait point de censure, en forment une partie. On tient ordinairement peu compte du reste.

Rien ne permet d’affirmer que toutes les pensées qui forment ce reste prennent part à la construction du rêve. Mais on pourrait penser que certaines d’entre elles se rattachent à des faits postérieurs au rêve, apparus entre le moment du rêve et l’interprétation. On doit ranger ici toutes les voies de liaisons qui nous conduisent du contenu manifeste du rêve à ses pensées latentes, mais aussi toutes les associations d’idées par contiguïté et par ressemblance qui, pendant le travail d’interprétation, nous permettent de retrouver ces voies de liaisons.

En ce moment, nous nous attachons seulement aux pensées essentielles du rêve. Celles-ci se révèlent ordinairement comme un complexe de pensées et de souvenirs, construit d’une manière très compliquée et présentant toutes les propriétés des suites d’idées que nous connaissons pendant la veille. Souvent nous avons affaire à des pensées issues de plusieurs centres, mais même ces sortes de pensées ont des points de contact ; presque toujours une suite de pensées nettement dirigée dans un sens a près d’elle son contraire, lié à elle en vertu d’une association par contraste.

Les différents éléments de cette construction complexe sont les uns à l’égard des autres dans les relations logiques les plus variées. Il y a des pensées de premier plan et des pensées d’arrière-plan, des digressions et des éclaircissements, des conditions, des démonstrations et des oppositions. On peut se demander ce que deviennent ces liens logiques, qui avaient d’abord formé toute la charpente, quand cette masse de pensées du rêve subit la pression du travail du rêve et que ses fragments sont tordus, morcelés, réunis comme des glaces flottantes. Quelle forme peuvent prendre dans le rêve les « quand », « parce que », « de même que », « bien que », « ceci ou cela », et toutes les autres conjonctions sans lesquelles nous ne saurions comprendre une phrase ni un discours ?

Il faut bien dire tout d’abord que le rêve n’a aucun moyen de représenter ces relations logiques entre les pensées qui le composent. Il laisse là toutes ces conjonctions et ne travaille que sur le contenu effectif des pensées du rêve. C’est à l’interprétation de rétablir les liens supprimés par ce travail.

Ce défaut d’expression est lié à la nature du matériel psychique dont le rêve dispose. Les arts plastiques, peinture et sculpture, comparés à la poésie, qui peut, elle, se servir de la parole, se trouvent dans une situation analogue : là aussi le défaut d’expression est dû à la nature de la matière utilisée par ces deux arts, dans leur effort d’exprimer quelque chose. Autrefois, alors que la peinture n’avait pas encore trouvé ses lois d’expression propre, elle s’efforçait de remédier à ce handicap ; le peintre plaçait devant la bouche des individus qu’il représentait des banderoles sur lesquelles il écrivait les paroles qu’il désespérait de faire comprendre.

Peut-être va-t-on m’objecter que le rêve ne renonce nullement à représenter les relations logiques, qu’il y a des rêves où s’accomplissent les opérations intellectuelles les plus compliquées, où on établit une opinion, où on la contredit, où on se livre à des jeux d’esprit, où on compare, exactement comme pendant la veille. Mais l’apparence nous trompe ici encore ; quand on interprète ces rêves, on apprend que tout ceci est matériel du rêve et non représentation d’un travail intellectuel dans le rêve. Ce qui nous est fourni par la pseudo-pensée du rêve, ce sont les pensées mêmes qui ont provoqué le rêve, c’est-à-dire leur contenu, et non leurs relations mutuelles, relations qui sont vraiment toute la pensée. J’en donnerai des exemples. Il est en tout cas aisé de constater que tous les discours qui apparaissent dans le rêve et qui sont expressément désignés comme tels reproduisent sans aucun changement ou avec très peu de modifications des discours qui se trouvent aussi dans les souvenirs du matériel du rêve. Le discours n’est souvent qu’une allusion à un événement contenu dans les pensées du rêve ; le sens du rêve est tout autre.

Je reconnais d’ailleurs que l’on peut trouver dans la formation du rêve un travail de pensée critique qui n’est pas la reproduction simple du matériel des pensées du rêve. J’expliquerai son influence un peu plus loin. On verra alors que ce travail de pensée est suscité non point par les pensées du rêve, mais par le rêve qui en un sens est déjà achevé.

Nous considérerons provisoirement donc que les relations logiques entre les pensées du rêve ne sont pas représentées spécialement. Quand il y a par exemple une contradiction dans le rêve, ce peut être ou une contradiction à l’égard du rêve ou une contradiction venant du contenu d’une des pensées du rêve ; cette contradiction ne peut correspondre à une contradiction entre les pensées du rêve que d’une manière tout à fait indirecte.

Mais, de même que la peinture a fini par trouver le moyen d’exprimer autrement que par des banderoles les intentions des personnages qu’elle représentait (tendresse, menace, avertissement, etc.), le rêve parvient à faire ressortir quelques-unes des relations logiques entre ses pensées en modifiant d’une manière convenable leur figuration. On peut constater que les divers rêves vont plus ou moins loin à cet égard ; les uns ne tiennent aucun compte de la construction logique de leur matériel, d’autres s’efforcent de la présenter aussi complète que possible. Le rêve s’éloigne ainsi plus ou moins du thème sur lequel il brode. Il en est de même à l’égard de la construction temporelle des pensées du rêve, quand une construction de cette espèce existe dans l’inconscient (comme par exemple dans le rêve de l’injection faite à Irma).

Je vais essayer de montrer successivement les moyens dont le travail du rêve dispose pour indiquer ces relations entre les pensées du rêve si difficiles à représenter.

Tout d’abord le rêve exprime la relation qui existe à coup sûr entre tous les fragments de ses pensées en unissant ces éléments en un seul tout, tableau ou suite d’événements. Il présente les relations logiques comme simultanées ; exactement comme le peintre qui réunit en une École d’Athènes ou en un Parnasse tous les philosophes ou tous les poètes, alors qu’ils ne se sont jamais trouvés ensemble dans ces conditions : ils forment pour la pensée une communauté de cette sorte.

Le rêve a, même dans le détail, cette forme de représentation. Chaque fois qu’il rapproche deux éléments, il garantit par là même qu’il y a un rapport particulièrement étroit entre ce qui leur correspond dans les pensées du rêve. Il en est de cela comme de notre écriture, ab indique une seule syllabe, a et b séparés par un espace nous laissent comprendre que a est la dernière lettre d’un mot, b la première d’un autre. Ainsi ces combinaisons ne se forment pas à partir d’éléments quelconques et parfaitement disparates de son matériel mais d’éléments qui, dans les pensées du rêve, se trouvaient étroitement unis.

Les relations causales sont représentées dans le rêve par deux procédés qui sont au fond le même procédé. Quand les pensées du rêve s’expriment ainsi : telle chose étant ainsi, telle autre devait arriver, la proposition subordonnée apparaît comme rêve-prologue et la proposition principale s’y ajoute ensuite comme rêve principal. Si mon interprétation est juste, la succession dans le temps peut être aussi renversée ; la proposition principale correspond toujours à la partie du rêve la plus développée.

Un bel exemple de cette représentation de la causalité m’a été fourni un jour par une de mes malades : je donne plus loin ce rêve tout entier ; il se composait d’un court prologue et d’un rêve principal, long mais fort bien centré, qu’on pourrait intituler : « À travers les fleurs ».

Le prologue se présente ainsi : Elle va à la cuisine pour parler aux deux bonnes et les gronde de n’avoir pas encore fini de casser la croûte (« mit dem bissl Essen »). À cette occasion, elle voit renversés une quantité d’ustensiles de cuisine entassés pour qu’ils s’égouttent. Les deux servantes vont chercher de l’eau ; il faut pour cela qu’elles entrent dans une sorte de fleuve qui monte jusqu’à la maison ou tout au moins jusqu’à la cour.

Puis vient le rêve principal qui commence de la manière suivante : Elle descend de très haut à travers des barrières de forme bizarre et elle se réjouit à cette occasion de ce que sa robe ne s’accroche nulle part, etc. Le rêve-prologue a trait à la maison paternelle de cette dame. Elle a souvent entendu sa mère dire ces mêmes mots à la cuisine. L’amoncellement d’ustensiles provient d’une petite boutique d’ustensiles de cuisine qui se trouvait au rez-de-chaussée à la maison. La seconde partie du rêve contient une allusion à son père qui s’occupait beaucoup des domestiques, et qui, lors d’une inondation – la maison était au bord du fleuve –, contracta une maladie mortelle. La pensée qui se cache derrière ce premier rêve est donc : « Parce que je suis née dans cette maison et que je m’y suis trouvée dans des circonstances aussi médiocres et aussi désagréables… » Le rêve principal reprend ces mêmes pensées et leur donne, accomplissant un désir, une forme nouvelle : « Je suis de haute extraction. » Le sens est donc : « Ma vie est ce qu’elle est parce que mon origine fut basse. »

Il ne me semble pas que la division du rêve en deux parties inégales indique toujours un rapport causal entre les pensées de ces deux parties. Il semble souvent que le même matériel soit représenté dans le rêve de deux points de vue différents. C’est le cas pour la série de rêves, qui se déroule au cours d’une nuit et s’achève par une pollution ; le besoin somatique s’exprime d’une manière progressive, de plus en plus claire. Il peut aussi arriver que les deux rêves partent de foyers différents et que leurs contenus se recoupent de façon que ce qui est centre dans l’un ne soit plus qu’indication dans l’autre et inversement. Toutefois, dans un certain nombre de rêves, la diversion en rêve-prologue, court, et rêve principal, long, indique bien une relation causale.

Le rêve dispose d’un autre procédé, exigeant un matériel moins étendu, pour indiquer la relation causale : c’est la transformation d’une image du rêve en une autre, qu’il s’agisse d’une personne ou d’une chose. La relation ne peut être affirmée que quand nous assistons à cette transformation ; non lorsque nous remarquons seulement qu’une personne a pris la place d’une autre. Ainsi que je l’ai dit plus haut, les deux procédés reviennent au même ; dans les deux cas, la causation est représentée par une succession : soit succession de rêves, soit transformation immédiate d’une image en une autre. Dans la plupart des cas d’ailleurs, la relation causale n’est pas indiquée du tout, elle est cachée par la succession des éléments, qui se produit inévitablement dans le processus du rêve.

Le rêve ne peut, en aucune façon, exprimer l’alternative « ou bien, ou bien » ; il en réunit les membres dans une suite, comme équivalents. Le rêve de l’injection faite à Irma en donne un exemple. La pensée latente est évidemment : Je ne suis pas responsable de la persistance des souffrances d’Irma ; la faute en est ou bien à sa résistance à la solution, ou bien au fait qu’elle vit dans de mauvaises conditions sexuelles, que je ne peux transformer, ou bien même au fait que ses douleurs ne sont pas de nature hystérique, mais organique. Le rêve présente toutes ces possibilités, bien qu’elles s’excluent presque mutuellement, et y ajoute d’ailleurs une quatrième solution qui reflète mon désir profond. C’est après l’interprétation que j’ai pu substituer l’alternative à la succession dans les pensées du rêve.

Dans les cas où, en racontant le rêve, on a tendance à employer l’expression : « ou bien ou bien » : « c’était un jardin ou bien une chambre », cela ne signifie point que la pensée du rêve présentait une alternative ; il y a eu là un « et », une simple succession. Le « ou bien ou bien » nous sert le plus souvent à exprimer l’aspect confus d’un élément du rêve, confusion qui peut encore être éclaircie. La règle de l’interprétation doit être en pareil cas la suivante : mettre sur le même plan les deux membres de l’apparente alternative et les unir par la conjonction « et ». Par exemple, je rêve, après avoir longtemps cherché en vain l’adresse d’un de mes amis qui habite en Italie, que je reçois un télégramme portant cette adresse. Je la vois, en caractères bleus, sur le papier ordinairement employé. Le premier mot est indistinct,

peut-être via

ou bien villa, le second est clair : sezerno,

ou aussi (casa)

Le second mot, qui a bien une consonance italienne et qui, de plus, rappelle nos conversations au sujet d’étymologies, exprime mon déplaisir parce qu’il m’a si longtemps caché son séjour là-bas. À l’analyse, chacun des mots proposés comme premier apparaît comme le point de départ indépendant et plausible d’une série d’associations d’idées.

La nuit qui précéda l’enterrement de mon père je vis en rêve un placard imprimé, une sorte d’affiche, quelque chose comme le « Défense de fumer » des salles d’attente des gares. On y lisait :

On est prié de fermer les yeux

ou

On est prié de fermer un œil,

ce que j’ai l’habitude d’écrire ainsi :

On est prié de fermer les Yeux

un œil.

Chacune de ces formules a son sens particulier et dirige l’interprétation de manière différente. J’avais choisi le cérémonial le plus simple, sachant ce que mon père pensait de ces sortes de choses ; certains membres de la famille m’avaient désapprouvé, objectant le qu’en-dira-t-on. D’où l’expression allemande « fermer un œil » (user d’indulgence). Il est facile ici de comprendre la confusion exprimée par le « ou bien ». Le travail du rêve n’a pu parvenir à trouver un mot unique, mais ambigu, qui représentât les deux pensées ; ainsi, dans son contenu même, les deux idées principales sont déjà séparées149.

Il arrive parfois qu’une alternative difficile à représenter soit exprimée par la division du rêve en deux parties égales.

La manière dont le rêve exprime les catégories de l’opposition et de la contradiction est particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». Il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet. Le rêve représente souvent aussi un élément quelconque par son désir contraire, de sorte qu’on ne peut savoir si un élément du rêve, susceptible de contradiction, trahit un contenu positif ou négatif dans les pensées du rêve150. Dans l’un des rêves dont nous venons de parler (celui dont nous avons interprété la première partie : « parce que j’ai telle origine »), la rêveuse descend à travers des barrières et tient à la main une branche fleurie. Comme elle pense à ce propos à l’ange qui porte un lis lors de l’Annonciation (elle-même s’appelle Marie) et aux jeunes filles vêtues de blanc qui, pour la procession de la Fête-Dieu, passent dans les rues jonchées de branches vertes, le rameau fleuri du rêve est certainement un symbole d’innocence sexuelle. Mais ce rameau est couvert de fleurs rouges qui paraissent être des camélias. Le rêve indique encore qu’à la fin de sa route les fleurs sont en partie effeuillées. Suivent ensuite des allusions assez claires aux périodes menstruelles. Ainsi la même branche portée comme un lis, comme par une jeune fille innocente, contient une allusion à la Dame aux Camélias, qui, comme on le sait, portait toujours un camélia blanc, mais, à ce moment, le remplaçait par un rouge. La même branche de fleurs (« la fleur de la vierge » dans La Trahison de la meunière de Goethe) représente donc l’innocence, et aussi le contraire. Dans ce rêve, qui exprime le bonheur d’avoir traversé la vie sans aucune tache, on sent par endroits (lorsque les fleurs s’effeuillent) la suite d’idées opposée : elle est coupable de nombreux péchés contre la pureté sexuelle (surtout dans son enfance). L’analyse du rêve nous permet de distinguer nettement deux suites d’idées : l’une superficielle, consolante, l’autre profonde, réprobatrice, qui sont diamétralement opposées et dont les éléments, de valeur égale mais de sens contraire, sont représentés dans le rêve par les mêmes objets.

Une seule des relations logiques est favorisée par le mécanisme de la formation du rêve. C’est la ressemblance, l’accord, le contact, le « de même que » ; le rêve dispose, pour les représenter, de moyens innombrables151. Ces « de même que » ou leurs substituts appartenant au matériel du rêve sont les premières fondations de toute construction de rêve ; et une partie considérable du travail du rêve consiste à en créer de nouveaux parce que ceux dont il dispose ne peuvent, à cause de la censure de la résistance, pénétrer dans le rêve. La tendance à la condensation vient ici aider l’expression de la ressemblance.

La ressemblance, l’accord, la communauté sont habituellement représentés dans le rêve par le rapprochement, la fusion en une unité qui pouvait se trouver déjà dans le matériel du rêve ou qui y est formée. Dans le premier cas on peut dire qu’il y a identification, dans le second formation composite. L’identification est ordinairement employée quand il s’agit de personnes, la formation composite, quand il s’agit de choses ; toutefois elle peut également s’appliquer à des personnes. Les localités sont souvent traitées comme les personnes.

L’identification se produit de la manière suivante. Une seule des personnes qui forment un ensemble est représentée dans le contenu du rêve, les autres paraissent dans le rêve réprimées par elle. Cette « personne de couverture » apparaît dans toutes les relations et situations des personnes qu’elle recouvre autant que dans les siennes propres. Quand il y a personnalité composite, on trouve dans l’image du rêve des traits particuliers à chaque personne mais qui ne sont pas communs à toutes, si bien que c’est l’union de ces divers traits qui forme une unité nouvelle, une personnalité mélangée. Le mélange lui-même peut être obtenu par divers moyens. La personne du rêve peut porter le nom d’un des individus qu’elle représente – nous savons alors, à peu près comme dans la veille, qu’il s’agit de telle ou telle personne –, tandis que les traits sont ceux d’un autre ; ou bien l’image du rêve peut être faite de traits qui dans la réalité sont ceux des deux personnes. La seconde personne peut aussi être représentée par les gestes qu’on lui attribue, les mots qu’on lui fait dire ou les situations où on la place. Dans le dernier cas il n’y a pas grande différence entre l’identification et la formation d’une personne composite. Mais il peut arriver que l’on échoue dans cette formation. Alors la scène a pour acteur une personne, et une autre, ordinairement plus importante, apparaît auprès d’elle et semble n’y point participer. L’auteur du rêve raconte par exemple : « Ma mère étant également là » (Stekel). Un élément de cette sorte peut être comparé aux déterminants des hiéroglyphes : ils ne sont point prononcés, mais expliquent d’autres signes.

L’élément commun, qui explique l’union des deux personnes ou plus exactement qui la cause, peut être représenté dans le rêve ou manquer. Ordinairement l’identification ou la formation d’une personnalité composite servent précisément à épargner cette représentation. Au lieu de répéter : A ne m’aime pas, B non plus, je forme de A et de B une personnalité composite, ou bien je me représente A dans l’une des attitudes qui ordinairement caractérisent B. La personne ainsi formée m’apparaît en rêve dans quelque circonstance nouvelle, et, comme elle représente aussi bien A que B, je suis en droit d’insérer en ce point de l’interprétation le fait commun à toutes deux : qu’elles ne m’aiment pas. C’est de cette façon que l’on atteint souvent des condensations extraordinaires dans le rêve : je peux m’épargner la représentation de circonstances très compliquées en substituant à une personne une autre qui, dans une certaine mesure, se trouve dans les mêmes circonstances. On saisit aisément combien ce mode de représentation par identification peut servir à échapper à la censure due à la résistance et qui impose des conditions de travail si difficiles au rêve. Le motif de la censure peut être précisément dans les représentations qui, dans le matériel, sont liées à l’une des personnes ; on trouve une seconde personne qui soutient les mêmes relations avec le matériel du rêve, mais avec une partie seulement de celui-ci. Le fait que les deux personnes sont unies par une circonstance soumise à la censure amène à en créer une troisième, composite et caractérisée par les traits indifférents de part et d’autre. Cette personne composite ou d’identification, étant libre de toute censure, peut désormais figurer dans le rêve. Ainsi, par la condensation, j’ai satisfait aux exigences de la censure.

Quand on trouve dans un rêve la figuration d’un fait qui est commun à deux personnes, cela indique ordinairement qu’il faut chercher autre chose qui est commun aux deux et qui demeure caché parce que la censure en a rendu la figuration impossible. Il s’est produit, si l’on peut dire, un déplacement dans le domaine du commun pour favoriser la figurabilité. Du fait que la personne composite apparaît dans le rêve avec des éléments communs indifférents, je dois conclure que les pensées du rêve renfermaient des éléments communs aussi, mais nullement indifférents.

L’identification ou la formation d’une personnalité composite peuvent donc servir dans le rêve à des buts divers : à la figuration de choses communes aux deux personnes, à la figuration de choses communes après déplacement, enfin à la figuration d’une chose commune que l’on ne fait que désirer. Le souhait que quelque chose soit commun à deux personnes se confondant souvent avec l’échange de l’une contre l’autre, cette dernière relation est aussi exprimée dans le rêve par l’identification. Dans le rêve de l’injection faite à Irma, je désire échanger cette malade contre une autre, je désire donc que l’autre soit ma malade comme celle-ci l’est en ce moment ; le rêve accomplit ce désir en me montrant une personne qui se nomme Irma, mais qui est examinée dans une position qui convenait seulement à l’autre. Un échange analogue est le centre même du rêve de l’oncle : je m’identifie au ministre en traitant et en jugeant mes collègues comme ils l’ont fait.

C’est la personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai trouvé aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans le rêve non pas mon moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification. Il est sous-entendu. D’autres fois mon moi apparaît dans le rêve et la situation où il se trouve me montre qu’une autre personne se cache derrière lui grâce à l’identification. Il faut alors découvrir par l’interprétation ce qui est commun à cette personne et à moi et le transférer sur moi. Il y a aussi des rêves où mon moi apparaît en compagnie d’autres personnes qui, lorsqu’on résout l’identification, se révèlent être mon moi. Il faut alors, grâce à cette identification, unir des représentations diverses que la censure avait interdites. Ainsi je peux représenter mon moi plusieurs fois dans un même rêve, d’abord d’une manière directe, puis par identification avec d’autres personnes. Avec plusieurs identifications de cette sorte on peut condenser un matériel de pensées extraordinairement riche152. Le fait que le moi du rêveur apparaisse plusieurs fois ou sous plusieurs formes dans le rêve n’est au fond pas plus étonnant que le fait que le moi puisse, dans la pensée consciente, apparaître plusieurs fois ou à des places et dans des relations diverses. Par exemple dans l’expression : « Quand je pense à l’enfant plein de santé que j’étais ! ».

La solution des problèmes que pose l’identification est beaucoup plus aisée pour les noms de localités, parce que notre moi si puissant dans le rêve n’apporte ici aucun trouble. Dans un de mes rêves au sujet de Rome la ville où je me trouve s’appelle Rome, mais je m’étonne du grand nombre d’affiches allemandes qui se trouvent au coin d’une rue. C’est l’accomplissement d’un désir, et je songe aussitôt à Prague ; ce désir provient d’une période de ma jeunesse où je fus fort nationaliste allemand. À l’époque de ce rêve je comptais voir à Prague un de mes amis ; l’identification de Rome et de Prague prouve une communauté souhaitée ; j’aurais préféré rencontrer mon ami à Rome qu’à Prague, j’aurais voulu échanger Prague contre Rome à cette occasion.

La possibilité de former des images composites est au premier plan des faits qui donnent si souvent au rêve un cachet fantastique ; elles y introduisent, en effet, des éléments qui n’ont jamais pu être objets de perception. Le processus psychique est évidemment le même que celui qui nous fait nous représenter ou dessiner pendant la veille un centaure ou un dragon. La différence est que les créations fantastiques de la veille sont déterminées par l’impression qu’elles sont destinées à faire, tandis que les images composites du rêve sont déterminées par un facteur qui demeure extérieur à leur forme : ce qu’il y a de commun dans la pensée du rêve. La formation composite peut être obtenue dans le rêve de multiples façons. La plus simple est la figuration des qualités d’un objet, accompagnée de la notion qu’elle convient aussi à un autre. Une technique plus compliquée réunit en une image nouvelle les traits de l’un et de l’autre objet et utilise adroitement les ressemblances réelles. Selon le matériel et l’ingéniosité qui a présidé à cet assemblage, la forme nouvelle peut sembler tout à fait absurde ou apparaître comme fantastique. Si les objets qui doivent être condensés en une unité nouvelle sont par trop disparates, le travail du rêve se contente souvent de créer une image complexe dont le noyau est assez net, mais dont les attributions le sont peu. On peut dire que l’unification, en pareil cas, n’est pas réussie ; les deux représentations se recouvrent, et il y a une sorte de concurrence entre les images visuelles. Ceci ressemble au dessin que l’on pourrait obtenir si l’on représentait un concept d’après des images de perception individuelle.

Les rêves fourmillent d’images de cette sorte. J’en ai déjà donné quelques exemples ; en voici quelques autres. Dans le rêve qui symbolise la vie de la malade par « la fleur » ou « fanée », le moi du rêve porte un rameau fleuri, qui, ainsi que nous l’avons appris, représentée à la fois l’innocence et la faute. La façon dont les fleurs sont placées sur le rameau rappelle les fleurs du cerisier, mais chacune est un camélia, de plus l’ensemble donne l’impression de plante exotique. La pensée du rêve explique ce qu’il y a de commun dans les éléments de cette image composite. Le rameau fleuri fait allusion aux cadeaux qui devaient incliner ma malade à se montrer gentille et accueillante. On lui donnait des cerises quand elle était enfant, plus tard on lui a donné des camélias ; l’élément exotique est une allusion à un naturaliste, grand voyageur, qui avait voulu conquérir ses bonnes grâces avec un dessin de fleurs. Une autre malade voit en rêve un objet composite qui participe de la cabine de bain au bord de la mer, du w.-c. de village et de la mansarde de maison de ville. Les deux premiers éléments se rapportent tous deux à la nudité des gens et au fait de se déshabiller. On peut conclure de leur liaison avec le troisième que (dans son enfance) une mansarde a été pour elle la scène d’un déshabillage. Un malade rêve un lieu mixte composé de deux endroits où l’on fait une cure et où l’on fait sa cour (Kur = cure et cour) : mon cabinet de consultation et le lieu public où il a rencontré sa femme pour la première fois. Une fillette à qui son frère aîné a promis de la régaler de caviar rêve que les jambes de son frère sont couvertes des perles noires du caviar. La « contagion » au sens moral et le souvenir d’une éruption pendant l’enfance, au cours de laquelle ses jambes étaient couvertes de petits points rouges, ont formé avec les perles du caviar une image nouvelle : « ce que son frère lui a donné ». Des parties du corps humain subissent dans ce rêve le sort des objets dans les rêves antérieurs. On trouve dans un rêve communiqué par Ferenczi une image composite faite d’un médecin et d’un cheval, le tout portant une chemise de nuit. On trouva ce qu’il y avait de commun à ces trois images après que l’analyse eut fait reconnaître dans la chemise de nuit une allusion au père de la malade dans une scène de l’enfance de celle-ci. Il s’agissait dans les trois cas d’objets qui avaient éveillé sa curiosité sexuelle. Dans son enfance, elle avait été souvent amenée par sa bonne au haras militaire où elle avait pu satisfaire une curiosité que rien n’arrêtait alors.

J’ai dit précédemment que le rêve n’avait aucun moyen d’exprimer la relation de la contradiction, du contraire, du non. Je vais montrer qu’il n’en est pas absolument ainsi. Un certain nombre de contrastes sont simplement figurés par l’identification, ceux où l’opposition peut être liée à un remplacement, à un échange. Nous l’avons prouvé par des exemples. D’autres contrastes, qui forment dans les pensées du rêve les catégories : inversement, au contraire, sont figurés dans le rêve d’une manière singulière et quasi spirituelle. Le renversement n’apparaît pas lui-même dans le contenu du rêve, mais il exprime ainsi sa présence dans le contenu du rêve : un élément proche appartenant au contenu déjà formé du rêve est renversé comme après coup. Le processus est plus facile à illustrer qu’à décrire. Dans le beau rêve de « haut et bas », la figuration de la montée dans le rêve est renversée, par rapport à l’image modèle des pensées du rêve : la scène d’introduction de Sapho de Daudet ; le fardeau du rêve est d’abord lourd, puis léger, tandis que dans cette scène il est léger d’abord, puis toujours plus lourd. De même, le rêve représente en les renversant les rapports de haut et de bas au sujet du frère. Ceci indique une relation de renversement ou de contraste entre deux fragments du matériel des pensées du rêve. Nous avons reconnu son origine : les fantasmes d’enfance du rêveur le représentaient porté par sa nourrice, ce qui était l’inverse de la situation du roman, où le héros porte sa bien-aimée. Le rêve où je vois Goethe maltraiter M. M… contient un renversement analogue. Il faut rétablir l’ordre véritable avant d’interpréter le rêve. Dans mon rêve, Goethe a attaqué un jeune homme. M. M… ; en réalité, le contenu des pensées du rêve est qu’un homme considérable, mon ami, a été attaqué par un jeune auteur inconnu. Dans mon rêve, je compte à partir de l’année de la mort de Goethe ; en réalité, mon calcul part de l’année de naissance du paralytique général. La pensée qui paraît ordonner le matériel du rêve s’oppose à l’idée qu’on puisse traiter Goethe comme un fou. Au contraire, dit le rêve, si tu ne comprends pas le livre, c’est toi qui es faible d’esprit et non l’auteur. Dans tous ces rêves où la situation est retournée, il me semble de plus qu’il y a comme une allusion à l’expression méprisante : tourner le dos à quelqu’un (voir le renversement dans le cas du frère du rêve de Sapho). Il est, de plus, à remarquer que souvent cette attitude est utilisée par des rêves qui témoignent de tendances homosexuelles refoulées.

Le renversement, la transformation dans le contraire est d’ailleurs un des moyens que le travail du rêve emploie le plus souvent et le plus volontiers. Cela sert d’abord à l’accomplissement d’un désir en dépit d’un élément déterminé des pensées du rêve. Souvent nous réagissons contre des souvenirs pénibles en disant : « Si seulement c’avait été le contraire ! »

Mais le rôle de renversement est particulièrement intéressant quand il sert la censure. Il donne à la représentation un degré de déformation tel qu’à première vue le rêve paraît tout à fait inintelligible. C’est pourquoi, lorsqu’un rêve refuse obstinément de se laisser interpréter, il faut toujours essayer de renverser certaines parties de son contenu manifeste ; il est fréquent que tout s’éclaire alors.

Il ne faut pas négliger non plus le renversement dans le temps. Il est fréquent que la déformation du rêve agisse comme suit. L’issue de l’incident ou la conclusion du raisonnement est l’introduction du rêve, et l’on trouve à la fin de celui-ci les prémisses du raisonnement ou la cause de l’incident. L’interprétation des rêves paraît impossible à ceux qui ne saisissent pas cette technique particulière153.

Fréquemment on ne trouve le sens du rêve que lorsqu’on a fait subir à son contenu plusieurs renversements en divers sens. Par exemple, dans le rêve d’un jeune obsédé, le souvenir du désir, qu’il eut étant enfant, de la mort de son père très redouté se cache derrière les mots suivants : « Son père se fâche contre lui parce qu’il rentre si tard à la maison. » Mais la concordance établie entre la cure psychanalytique et les idées du rêveur prouve que la suite est ; « Il en veut à son père et trouve que celui-ci revient toujours trop tôt à la maison. » Il aurait préféré que son père ne revînt pas du tout à la maison, ce qui est la même chose que souhaiter sa mort. En fait, le rêveur, alors qu’il était petit garçon, avait, pendant une longue absence de son père, commis un acte d’agression sexuelle vis-à-vis d’une personne qui lui avait dit : « Attends un peu que ton père revienne ! »

Pour poursuivre l’étude des relations entre le contenu du rêve et ses pensées, le mieux sera maintenant de partir du rêve lui-même et de se demander ce que signifient certains caractères formels de sa figuration dans leur relation avec ses pensées. Au nombre de ces caractères se trouvent d’abord les différences d’intensité sensible des diverses images et les différences de netteté des diverses parties du rêve ou de rêves entiers comparés les uns aux autres.

Les différences d’intensité entre les images forment une large gamme, depuis des impressions si précises que, sans plus de preuves, nous leur attribuons une intensité supérieure à celle de la réalité, jusqu’à une confusion irritante que l’on dit être caractéristique du rêve parce qu’elle ne saurait être comparée exactement à aucun des degrés de l’indistinction que nous pouvons être amenés à percevoir dans la réalité. De plus, nous disons ordinairement que l’impression reçue d’un objet indistinct dans le rêve est « fugitive », tandis que nous pensons que les images de rêve plus distinctes ont été perçues plus longtemps. Il faut se demander ce qui, dans les éléments du rêve, provoque ces différences de vivacité des diverses parties du contenu.

Écartons d’abord quelques hypothèses qui se présentent presque inévitablement. Étant donné que des sensations réelles, éprouvées pendant le sommeil, peuvent appartenir au matériel du rêve, on pourrait trouver vraisemblable que tel ou tel de ces éléments, dérivé de ces sensations, fût marqué dans le contenu du rêve par une intensité particulière, ou, inversement, que ce qui est très intense dans le rêve pût être rapporté à ces sensations réelles. Mon expérience n’a jamais confirmé cette supposition. Il est inexact que les éléments du rêve qui proviennent d’impressions réelles ressenties pendant le sommeil (de stimuli nerveux) se distinguent des autres par leur vivacité. Le facteur de réalité n’a aucune valeur pour la détermination de l’intensité des images du rêve.

On pourrait aussi supposer que l’intensité sensible (la vivacité) des diverses images du rêve est en rapport avec l’intensité psychique des éléments correspondants dans les pensées du rêve. Ici l’intensité se confondrait avec la valeur psychique, les éléments les plus intenses ne seraient autres que les plus caractéristiques, ceux qui forment le centre des pensées du rêve. Mais nous savons que ce sont précisément ces éléments qui, à cause de la censure, n’entrent généralement pas dans le contenu du rêve. Les plus proches rejetons qui les représentent ne pourraient-ils cependant avoir, dans le rêve, un haut degré d’intensité, sans être le centre de la figuration ? La comparaison du rêve et du matériel du rêve détruit cette hypothèse. Il n’y a aucun rapport entre l’intensité des éléments de part et d’autre ; il y a entre le matériel du rêve et le rêve lui-même une complète « transvaluation de toutes les valeurs psychiques ». Souvent ce n’est que dans un élément à peine apparu et recouvert par des images plus fortes que l’on peut découvrir un rejeton direct de ce qui dominait les pensées du rêve.

L’intensité des éléments du rêve est déterminée d’une autre manière : elle l’est par deux facteurs indépendants. On voit aisément que les éléments par lesquels s’exprime l’accomplissement du désir sont représentés d’une façon particulièrement intense. L’analyse nous apprend, de plus, que c’est des éléments les plus vifs du rêve que part le plus grand nombre de suites d’idées, que les plus vifs sont en même temps les mieux déterminés. Nous ne changerons point le sens de tout ceci en formulant de la manière suivante le principe que nous venons de découvrir empiriquement : l’intensité la plus grande porte sur les éléments du rêve dont la formation a exigé le plus grand travail de condensation. Nous pouvons donc penser que cette dernière condition et celle de l’accomplissement du désir seront exprimées en une seule formule.

Je voudrais éviter toute confusion entre le problème que je traite actuellement : les causes de la plus ou moins grande intensité ou netteté des divers éléments du rêve, et un autre problème qui porte sur les différences de netteté entre des rêves entiers ou des fragments de rêves. Dans le premier cas, le contraire de net est vague, dans le second : confus. Sans doute les deux gammes de qualités ascendantes et descendantes vont-elles généralement de pair. Un fragment de rêve qui nous paraît clair contient ordinairement un grand nombre d’éléments intenses, au contraire un rêve obscur en contient peu. Cependant le problème de la gamme qui va de la clarté apparente à la confusion incompréhensible est beaucoup plus complexe que celui des variations de vivacité des éléments du rêve ; pour des motifs que nous exposerons plus tard, il ne saurait encore être traité ici. Dans certains cas, on remarque, non sans surprise, que l’impression de clarté ou d’indistinct laissée par le rêve ne signifie rien quant à sa texture, mais provient de son matériel et en est une partie constitutive. Je me rappelle un rêve qui, au réveil, m’avait paru si bien construit, clair et complet que, encore sous l’ivresse du sommeil, je projetais de créer une nouvelle catégorie de rêves qui ne serait pas soumise au mécanisme de la condensation et du déplacement, mais serait qualifiée de « fantasme pendant le sommeil ». Un examen plus attentif découvrit dans ce rêve d’espèce rare les mêmes déchirures et les mêmes incohérences que dans les autres ; je dus laisser là les fantasmes pendant le sommeil154. Le contenu du rêve était que je présentais à mon ami une théorie difficile et longtemps cherchée de la bisexualité. La force avec laquelle le rêve accomplit les désirs faisait que cette théorie (non exposée d’ailleurs dans le rêve) paraissait claire et sans lacunes. Ce que j’avais considéré comme un jugement porté sur le rêve achevé était donc une partie, à la vérité la partie essentielle, du contenu du rêve. Le travail du rêve empiétait en quelque sorte sur les premières pensées de la veille et me présentait comme un jugement porté sur le rêve cette partie du matériel dont il n’avait pu réussir la figuration exacte dans le rêve même. Je trouvai le pendant exact de cela chez une malade qui d’abord ne voulait pas raconter un rêve que je voulais analyser, « parce qu’il était tellement indistinct et confus ». Enfin, après maintes protestations de cette espèce, elle dit que dans son rêve figuraient diverses personnes : elle, son mari, son père, mais qu’il semblait qu’elle ne pût savoir si son mari était son père, qui était son père, ou des choses de cet ordre. En confrontant ce rêve avec ce qu’elle dit pendant la séance, on comprit clairement qu’il s’agissait de l’histoire assez ordinaire de la domestique qui doit avouer qu’elle attend un enfant et s’entend demander : « Qui peut bien être le père ? »155 Ici encore l’obscurité du rêve était un morceau du matériel qui l’avait provoqué. Une partie de ce contenu avait été représentée dans la forme du rêve. La forme du rêve ou la forme dans laquelle il est rêvé est employée avec une fréquence étonnante pour représenter son contenu caché.

Les commentaires au sujet du rêve, des remarques en apparence innocentes servent souvent à dissimuler de la façon la plus raffinée un fragment de ce qui a été rêvé ; en réalité d’ailleurs elles le trahissent. Ainsi, quand un rêveur dit : « ici le rêve est effacé » et que l’analyse retrouve une réminiscence infantile : avoir épié une personne qui s’essuyait après la défécation. Un autre exemple nous le montrera avec un peu plus de détail.

Un jeune homme a un rêve très précis qui lui rappelle des rêveries de son enfance demeurées à l’état de souvenir conscient. Il se trouve, le soir, dans un hôtel de station estivale, il se trompe de numéro de chambre et entre dans une pièce où une dame âgée et ses deux filles se déshabillent pour se mettre au lit. Il ajoute : « Il y a ensuite des lacunes dans le rêve, il manque quelque chose, et à la fin il y a dans la chambre un homme qui veut me jeter dehors et avec qui je dois lutter. » Il essaie vainement de se rappeler le contenu et le but des fantasmes d’enfants auxquels le rêve fait allusion. Mais on s’aperçoit enfin que ceci est précisément rendu par ce qu’il dit des parties imprécises du rêve. Les « lacunes » sont les orifices génitaux des femmes qui vont se coucher : « il manque quelque chose » est la description du caractère essentiel des organes féminins. Dans son enfance il avait une curiosité dévorante de voir des organes féminins et en était encore à la théorie enfantine de la sexualité qui suppose que la femme a un membre viril.

Une réminiscence analogue d’un autre rêveur a le même aspect. Il rêve : Je vais avec Mlle K… dans le restaurant du Volksgarten… puis vient un moment obscur, une interruption… je me trouve ensuite dans un bordel où je vois deux ou trois femmes dont l’une en chemise et en culotte.

Analyse : Mlle K… est la fille d’un de ses anciens chefs et lui a été, dit-il lui-même, une sorte de sœur ; mais un jour, il y eut entre eux un entretien où ensemble ils sentirent qu’ils étaient de sexe différent, comme s’ils avaient dit : je suis un homme, tu es une femme. Il n’est allé qu’une fois dans le restaurant en question, avec la sœur de son beau-frère, jeune fille qui lui est tout à fait indifférente. Une autre fois il a accompagné trois dames jusqu’à l’entrée ; c’étaient sa sœur, sa belle-sœur et la sœur de son beau-frère, toutes bien indifférentes, mais pouvant être classées sous la rubrique : sœurs. Il est rarement allé dans une maison close, peut-être deux ou trois fois dans sa vie.

L’interprétation s’appuya sur le « moment obscur », l’« interruption » dans le rêve, et supposa que dans sa curiosité enfantine il avait regardé quelquefois, rarement sans doute, les organes génitaux de sa petite sœur, de quelques années plus jeune que lui. Quelques jours après, en effet, il retrouva le souvenir de ce méfait.

Tous les rêves d’une même nuit appartiennent à un même ensemble ; il faut considérer leur division en plusieurs fragments, leur groupement et leur nombre comme significatifs et révélateurs des pensées latentes du rêve. Quand on interprète des rêves faits de plusieurs parties ou même plusieurs rêves apparus au cours d’une même nuit, il ne faut pas oublier que ces rêves divers et successifs peuvent signifier la même chose, exprimer les mêmes impulsions au moyen d’éléments différents. Il est fréquent que le premier de ces rêves homologues soit le plus transposé et le plus timide, le suivant plus hardi et plus distinct.

Il en est déjà ainsi dans le rêve biblique du pharaon au sujet des épis et des vaches que Joseph interprète. On le trouve raconté avec plus de détails encore dans Josèphe (Antiquités bibliques, livre II, chap. V et VI). Le roi, après avoir raconté son premier rêve, dit : « Après ce rêve je me réveillai inquiet et je me demandai ce qu’il pouvait bien signifier, mais je me rendormis et j’eus un rêve bien plus étrange encore, qui me donna plus de crainte et de trouble. » Après avoir entendu le récit, Joseph dit : « Ton rêve, ô, roi, semble être double, mais ses deux aspects n’ont qu’une signification. »

Jung, dans son Beitrag zur Psychologie des Gerüchtes (Zentralbl. f. Psychoanalyse, I, 1910, p. 87), raconte comment le rêve érotique dissimulé d’une écolière est compris sans interprétation par ses amies et repris avec des variantes ; il remarque, en examinant une de ces variantes, « que la pensée finale d’une longue série d’images de rêve contient tout juste ce qui était déjà représenté dans la première image de la série. La censure repousse le complexe aussi longtemps que possible grâce à des artifices symboliques sans cesse renouvelés : écrans, déplacements, aspects ingénus, etc. ». Scherner a bien connu cette particularité de la figuration du rêve, et il la décrit, après avoir parlé des stimuli organiques, comme une loi : « On remarque enfin que toutes les images symboliques provenant d’excitations nerveuses déterminées sont soumises à une même loi générale. Au début du rêve, l’objet source du stimulus n’est indiqué que par les allusions les plus lointaines et les plus libres ; à la fin, quand l’élan créateur s’est épuisé, le stimulus lui-même et l’organe qu’il atteint ou la fonction de cet organe sont clairement représentés. De cette manière le rêve finit en indiquant lui-même son motif organique… ».

Otto Rank a publié un exemple qui confirme la loi de Scherner, dans son article : « Un rêve qui s’interprète lui-même. » Il s’agit du rêve d’une jeune fille, composé de deux rêves, séparés par un intervalle ; le second s’achève par un orgasme. Ce dernier rêve put être interprété avec beaucoup de précision, sans beaucoup d’aide de la dormeuse, et le grand nombre de relations entre le contenu de l’un et de l’autre rêve permit de reconnaître que le premier exprimait, d’une manière timide, la même chose que le second, de sorte que celui-ci, qui s’achevait par l’orgasme, n’avait fait que découvrir clairement le sens de l’autre. Rank déduisit à bon droit de cet exemple le sens des rêves d’orgasme et de pollution dans la théorie du rêve en général.

Je ne crois pas qu’il faille toujours interpréter la clarté ou la confusion du rêve par la précision ou par l’incertitude de son matériel. Je dirai plus tard de quel autre facteur de formation du rêve, non encore invoqué, dépend essentiellement cette gamme de qualités.

Dans bien des rêves, après que l’on a vu pendant quelque temps une certaine situation ou une certaine mise en scène, il se produit des interruptions qui sont décrites de la manière suivante : « mais il semble ensuite que l’on se trouve en même temps dans un autre endroit et qu’il s’y passe ceci et cela ». Ce qui interrompt ainsi l’action principale du rêve, qui peut reprendre au bout d’un moment, correspond dans le matériel du rêve à une proposition incidente, à une pensée intercalée. Ce qui dans les pensées du rêve était condition est représenté dans le rêve même par la simultanéité (si – quand).

Que signifie la sensation que l’on ne peut bouger, si fréquente dans le rêve et si proche de l’angoisse ? On veut marcher et on ne peut quitter sa place, on veut faire quelque chose et on se heurte sans cesse à des obstacles. Le train va se mettre en mouvement et on ne peut pas l’atteindre ; on veut lever la main pour venger une injure et elle refuse tout office. Nous avons déjà rencontré cette sensation dans les rêves d’exhibition, mais nous n’avons pas recherché sérieusement comment il fallait l’interpréter. Il est aisé, mais peu concluant, de dire que nous éprouvons pendant le sommeil une paralysie motrice qui se trahit par cette sensation. On pourrait demander, en effet, pourquoi on ne rêve pas toujours de mouvements inhibés. Il est certain que cette sensation, qui peut toujours apparaître pendant le sommeil, sert à faciliter une certaine figuration et n’est évoquée que lorsque le matériel des pensées du rêve a besoin d’une telle figuration.

Le fait de « ne pas arriver à faire quelque chose » n’apparaît pas toujours dans le rêve comme une sensation. Ce peut être aussi, simplement, un fragment du contenu. Je crois que ce cas peut nous expliquer le sens de cet aspect du rêve. Voici, à titre d’exemple, le résumé d’un rêve où je parais être accusé de malhonnêteté. Le lieu est un mélange d’une maison de santé privée et de plusieurs autres locaux. Un domestique apparaît et me demande de venir pour une enquête. Dans mon rêve, je sais que l’on a perdu quelque chose et que l’enquête a lieu parce qu’on me soupçonne de m’être approprié l’objet. L’analyse du rêve montre qu’enquête doit être pris dans deux sens et signifie aussi un examen médical. Conscient de mon innocence et de l’importance que me donne ma fonction de médecin consultant de cette maison, je suis le domestique. A une des portes, un autre domestique nous reçoit et dit en me montrant : « Vous m’amenez celui-ci, mais c’est un homme correct ! » Je traverse alors, sans domestique, une grande salle où se trouvent des machines et qui me fait songer à un enfer avec ses préparatifs de supplice. Je vois un de mes collègues étendu sur un appareil, il aurait bien des raisons de remarquer ma présence, il ne le fait pas. On dit ensuite que maintenant je peux partir. Mais je ne trouve pas mon chapeau et ne peux pas encore m’en aller.

Le désir accompli dans ce rêve est visiblement que je sois considéré comme un honnête homme et puisse m’en aller ; il doit donc y avoir dans la pensée du rêve un matériel qui contredit ceci. Pouvoir partir est le signe de l’absolution ; s’il y a, à la fin du rêve, un événement qui m’empêche de partir, il faut en conclure qu’il exprime le matériel réprimé de la contradiction. Le fait que je ne trouve pas mon chapeau signifie donc : Tu n’es tout de même pas un honnête homme. Ne pas arriver à faire quelque chose dans le rêve est l’expression de la contradiction, du « non ». Il faut donc corriger l’affirmation précédemment émise selon laquelle le rêve ne peut exprimer le non156.

Dans d’autres rêves, ne pas arriver à faire les mouvements que l’on veut n’est pas seulement un état, mais encore une sensation. Cette sensation d’inhibition exprime avec plus de force la contradiction, l’état d’une volonté à laquelle une autre volonté résiste. La sensation d’inhibition de mouvements représente donc un conflit de volontés. Nous verrons plus loin que la paralysie motrice pendant le sommeil est une des conditions fondamentales des processus psychiques du rêve. L’impulsion transmise le long des voies motrices n’est autre que la volonté, et le sentiment que nous avons de l’inhibition de ces impulsions pendant le sommeil montre combien ce processus est approprié à la représentation de la volonté et du « non » qui s’oppose à elle. Après l’explication que j’ai donnée de l’angoisse, on comprend aisément que la sensation d’inhibition de la volonté soit si proche de l’angoisse et s’unisse si fréquemment à elle dans le rêve. L’angoisse est une impulsion libidinale venue de l’inconscient et inhibée par le préconscient157. Donc, quand le rêve unit l’angoisse et la sensation d’inhibition, il s’agit d’un vouloir qui éveillait la libido, d’une impulsion sexuelle.

Nous examinerons plus loin ce que signifie dans le rêve le jugement fréquent : « Ce n’est qu’un rêve », et à quelle force psychique il faut l’attribuer. J’indique dès maintenant qu’il doit servir à diminuer la valeur de ce qui est rêvé. W. Stekel, par l’analyse de quelques exemples convaincants, a résolu dans un sens analogue le problème intéressant et très proche de la signification que peut avoir dans un rêve une partie considérée comme « rêvée », l’énigme du « rêve dans le rêve ». Il s’agit d’enlever à cette partie du rêve sa valeur, sa réalité et ce que l’on rêvera après s’être réveillé du « rêve dans le rêve », ce sera ce que le désir du rêve cherche à substituer à cette réalité éteinte. Il faut donc admettre que ce qui est considéré comme « rêvé » contient la figuration de la réalité, le souvenir véritable, et que le rêve qui se continue figure au contraire le simple désir du rêveur. Il faut voir dans cette insertion, dans le « rêve du rêve », l’équivalent du souhait que le fait décrit comme rêvé ainsi ne se fût pas produit. En d’autres termes, si certains faits apparaissent dans le rêve comme rêvés, c’est qu’ils sont tout à fait réels, et cela équivaut à une affirmation très énergique. Le travail du rêve utilise le rêve lui-même comme une sorte de refus, prouvant par là notre découverte que le rêve accomplit un désir.

IV. La prise en considération de la figurabilité

Jusqu’à présent nous avons seulement recherché comment le rêve représentait les relations entre les pensées qui sont à sa base, mais à cette occasion nous avons souvent rencontré un autre thème : les transformations que doit subir le matériel du rêve pour la formation du rêve. Nous savons maintenant que le matériel du rêve perd en grande partie ses relations, qu’il est soumis à une compression et qu’en même temps un déplacement d’intensité entre ses éléments oblige à transformer la valeur psychique de ce matériel. Les déplacements que nous avons remarqués paraissaient être des substitutions d’une certaine représentation à une autre qui lui était étroitement associée ; ils servaient à la condensation du rêve, puisque de cette façon, au lieu de deux éléments, un seul, qui avait des traits communs à tous deux, entrait dans le rêve. Il est une autre sorte de déplacement auquel nous n’avons encore fait aucune allusion. L’analyse nous apprend cependant qu’il existe, et qu’il consiste en un échange d’expressions verbales entre les pensées. Il s’agit dans les deux cas de déplacement le long d’une chaîne associative, mais le même processus apparaît dans des sphères différentes : le résultat du déplacement est, dans un cas, qu’un élément est remplacé par un autre, tandis que dans l’autre cas un élément échange avec un autre sa forme verbale.

Ce second procédé n’a pas seulement un grand intérêt théorique, mais nous aide à comprendre l’apparence d’absurdité fantastique que le rêve revêt souvent. Le déplacement est, en effet, presque toujours de l’espèce suivante : une expression abstraite et décolorée des pensées du rêve fait place à une expression imagée et concrète.

On voit bien l’avantage et donc le but de cette substitution. Ce qui est imagé peut être figuré dans le rêve, on peut l’introduire dans une scène, alors qu’une expression abstraite est aussi difficile à représenter qu’un article de politique générale par une illustration. Non seulement la facilité de figuration, mais la condensation et l’ensemble des opérations liées à l’existence de la censure gagnent à cet échange. Une fois que la pensée du rêve, inutilisable sous sa forme abstraite, a été transformée en langage pictural, on trouve plus facilement, entre cette expression nouvelle et le reste du matériel du rêve, les points de contact et les identités nécessaires au travail du rêve. Elle les crée d’ailleurs là où ils n’existent pas, car, en toute langue, les termes concrets, par suite de leur évolution, présentent plus de points de contact que les concepts. On se représente aisément qu’une grande partie du travail intermédiaire qui, lors de la formation du rêve, réduit aux termes les plus brefs et les plus condensés les diverses pensées du rêve se fait grâce à une transformation verbale appropriée. Une pensée dont l’expression venait peut-être d’autres motifs agira à cette occasion sur les possibilités d’expression d’une autre, les différenciant et y opérant un choix, et cela peut-être dès l’origine, comme il arrive pour le travail poétique. Quand un poème est rimé, le deuxième vers doit obéir à deux conditions : il doit exprimer un certain sens, et cette expression doit inclure la rime. Les meilleurs poèmes sont ceux où on ne remarque pas la recherche de la rime, mais où, par une sorte d’induction mutuelle, les deux pensées ont pris dès le début la forme verbale dont une très légère retouche fera jaillir la rime.

Dans certains cas, le changement d’expression sert la condensation du rêve d’une façon plus rapide encore. Il fait découvrir une syntaxe équivoque qui permet d’exprimer plusieurs des pensées du rêve. Tout le domaine des jeux de mots peut ainsi servir le travail du rêve. Il ne faut pas s’étonner du rôle que joue le mot dans la formation du rêve. Le mot, en tant que point nodal de représentations nombreuses, est en quelque sorte prédestiné aux sens multiples, et les névroses (les obsessions, les phobies) utilisent aussi hardiment que le rêve les possibilités de condensation et de déguisement que le mot présente158. Il est aisé de montrer que la déformation du rêve profite de ce déplacement de l’expression. Quand un mot à double sens remplace deux mots à sens unique, c’est pour nous une cause de méprise ; et notre esprit hésite quand on remplace une expression ordinaire par une expression imagée. Cela d’autant plus que le rêve ne nous dit point si l’élément nouveau doit être pris au pied de la lettre ou dans un sens figuré, s’il faut le rattacher au matériel du rêve directement ou par des expressions intermédiaires. En général, quand il s’agit d’interpréter un élément de cette sorte, on ne sait s’il doit être :

a) pris dans un sens affirmatif ou négatif (relations de contraste) ;

b) interprété historiquement (comme une réminiscence) ;

c) compris d’une manière symbolique ;

d) interprété à partir du son du mot.

En dépit de ces possibilités multiples, on peut dire que la figuration dans le rêve, qui n’est certes pas faite pour être comprise, n’est pas plus difficile à saisir que les hiéroglyphes pour leurs lecteurs. J’ai déjà donné plusieurs exemples de ces représentations de rêve qui ne valent que par leur double sens (« la bouche s’ouvre.bien », dans le rêve de l’injection ; « je ne peux pas encore m’en aller », dans le rêve que je viens d’indiquer). Je vais maintenant présenter un rêve dans l’analyse duquel l’image, substituée à la pensée abstraite, joue un plus grand rôle. On peut préciser la différence qui sépare cette interprétation des rêves de l’interprétation symbolique ; dans l’interprétation symbolique, la clef du symbole est choisie arbitrairement par l’interprétateur ; dans nos cas de déguisement verbal, ces clefs sont universellement connues et livrées par des locutions usuelles. Si l’on connaît les circonstances exactes et leurs associations ordinaires, on peut comprendre des rêves de cette espèce, entièrement ou par fragments, même sans le secours du rêveur.

Une dame de mes amies rêve : Elle est à l’Opéra. C’est une représentation de Wagner qui a duré jusqu’à 7 h 1/4 du matin. Il y a à l’orchestre et au parterre des tables où l’on dîne et où l’on boit. Son cousin, récemment revenu de son voyage de noces, est assis à une de ces tables avec sa jeune femme ; près d’eux un aristocrate. On sait que la jeune femme l’a ramené de son voyage de noces, très ouvertement, comme on peut rapporter de son voyage de noces un chapeau. Il y a, au milieu de l’orchestre, une haute tour couronnée d’une plate-forme entourée d’une grille de fer. Il y a là-haut le chef d’orchestre qui ressemble à Hans Richter ; il court derrière la grille, transpire énormément et dirige de là-haut l’orchestre rangé autour de la base de la tour. Elle-même est assise dans une loge avec une amie (que je connais). De l’orchestre sa jeune sœur veut lui tendre un grand morceau de charbon, disant qu’elle ne savait pas que cela durerait si longtemps et qu’on doit geler horriblement là-haut. (Il semble que les loges auraient dû être chauffées pendant toute la représentation.)

Le rêve est extravagant à souhait, bien qu’il se rapporte à une seule scène. Cette tour au milieu de l’orchestre d’où le chef d’orchestre dirige les musiciens et plus encore le morceau de charbon que tend la sœur sont fort étranges ! J’ai fait exprès de ne pas demander l’analyse de ce rêve ;

connaissant un peu la vie de la rêveuse, je pouvais en interpréter moi-même des parties. Je savais qu’elle avait beaucoup aimé un musicien dont la carrière avait été interrompue par une maladie mentale. La tour devait donc être prise littéralement. On comprenait dès lors que l’homme qu’elle eût souhaité voir à la place de Hans Richter dépassait les autres membres de l’orchestre de la hauteur d’une tour. Cette tour est une image composite, une sorte d’apposition. Le soubassement représente la hauteur de l’homme ; la grille du haut, derrière laquelle il court comme un prisonnier ou comme un animal en cage, allusion au nom de ce malheureux homme159, représente sa destinée. Les deux idées ont pu se rencontrer dans un mot fait comme la « tour des fous »160.

Une fois les procédés de figuration de ce rêve découverts, on pouvait essayer d’interpréter par les mêmes moyens la seconde extravagance apparente : le morceau de charbon que lui tend sa sœur. Charbon signifie amour caché :

Nul feu, nul charbon

Ne peut brûler autant

Qu’un amour caché

Ignoré de tous161.

Elle et son amie sont restées là (m. à mot : restées assises, c’est-à-dire restées en plan) ; sa jeune sœur, qui espère encore se marier, lui tend le charbon, « parce qu’elle ne savait pas que ça durerait aussi longtemps ». Le rêve ne dit pas ce qui durera si longtemps ; dans un récit on ajouterait : la représentation. Mais dans un rêve, il faut regarder la phrase en elle-même, reconnaître qu’elle est équivoque et ajouter « jusqu’à son mariage ». L’interprétation : « amour caché » est soutenue par l’allusion au cousin assis à l’orchestre avec sa femme et par l’aventure amoureuse avouée attribuée à celle-ci. Le contraste entre l’amour caché et l’amour avoué, entre son ardeur et la froideur de la jeune femme, domine le rêve. Ici comme là il s’agit d’un personnage haut placé, et ce mot a pu servir de pont entre l’aristocrate et le musicien qui donnait de grands espoirs.

Ces explications nous ont donc amené finalement à découvrir un troisième facteur dont la part est considérable dans le passage des pensées du rêve au contenu du rêve : prise en considération de la figurabilité par le matériel psychique propre au rêve, c’est-à-dire, le plus souvent, par des images visuelles. De tous les raccords possibles aux pensées essentielles du rêve, ceux qui permettent une représentation visuelle sont toujours préférés, et le travail du rêve ne recule pas devant l’effort nécessaire pour faire d’abord passer les pensées toutes sèches dans une autre forme verbale, celle-ci même fût-elle très peu habituelle, pourvu qu’elle facilite la représentation et mette fin à la pression psychologique exercée par la pensée contrainte. Mais cette façon de verser le contenu de la pensée dans une autre forme peut aussi servir le travail de condensation et créer des liens, qui sinon n’existeraient pas, avec d’autres idées. Ces idées peuvent d’ailleurs avoir transformé leur expression primitive pour se mieux ajuster à la pensée du rêve.

Herbert Silberer162 a fort bien montré comment on pouvait étudier directement la transformation automatique des pensées en images lors de la formation du rêve et connaître ainsi ce facteur du travail du rêve, isolé. – Lorsque, fatigué et ivre de sommeil, il s’imposait une direction de pensée, souvent la pensée lui échappait et il s’y substituait une image en laquelle il pouvait reconnaître un équivalent de la pensée. Silberer nomme cet équivalent « auto-symbolique ». Le mot, à mon avis, n’est pas tout à fait adéquat. Voici quelques exemples tirés de son ouvrage, j’aurai d’ailleurs l’occasion d’y revenir.

« Exemple 1. Je pense que je dois corriger, dans un article, un passage d’un style raboteux.

« Symbole : Je me vois rabotant une pièce de bois.

« Exemple 5. Je cherche à me représenter le but de certaines études métaphysiques que je compte entreprendre. C’est, me semble-t-il, que la recherche des motifs de l’existence nous fraye un chemin vers des formes, des régions de conscience ou d’existence toujours plus hautes.

« Symbole : Je passe un long couteau sous une tarte comme si je voulais en prendre un morceau.

« Interprétation : Mon mouvement avec le couteau indique le fait de se frayer le chemin dont il est question… Il faut expliquer le fond du symbole de la manière suivante : Il m’arrive, à table, de couper et d’offrir une tarte, je le fais avec un long couteau flexible, ce qui exige quelque attention. En particulier, il est parfois compliqué d’enlever proprement les morceaux de tarte. Il faut glisser soigneusement le couteau sous les morceaux en question (se frayer lentement un chemin jusqu’au fond). Mais l’image contient encore d’autres symboles. En effet, cette tarte était une tarte feuilletée, le couteau qui la coupait devait donc pénétrer dans des couches, des régions diverses (les régions de la conscience et de la pensée).

« Exemple 9. Je perds le fil d’un raisonnement. Je cherche à le retrouver, mais constate que le point de contact manque.

« Symbole : Un fragment d’écrit dont les dernières lignes manquent. »

Si l’on songe au rôle que jouent les jeux de mots, les citations, les chansons et les proverbes dans la vie des gens cultivés, on supposera que des déguisements de cette espèce servent souvent à représenter les pensées du rêve. Quel est, par exemple, le sens, dans un rêve, de voitures chargées chacune d’une seule espèce de légumes ? C’est l’opposé du désir de « Kraut und Rüben »163 c’est-à-dire pêle-mêle. Donc cela signifie « désordre ». Il est curieux que ce rêve ne m’ait été raconté qu’une seule fois164. Une symbolique générale du rêve n’a été faite que pour peu d’éléments, grâce à des allusions et à des substitutions de mots connues de tous. La plus grande partie de cette symbolique est d’ailleurs commune au rêve, aux psycho-névroses, aux légendes et aux traditions populaires.

Quand on examine les choses de plus près, on reconnaît que le travail du rêve en utilisant ces substitutions n’apporte rien de nouveau. Pour parvenir à son but : obtenir une possibilité de figuration qui échappe à la censure, elle suit les voies tracées dans l’inconscient et substitue volontiers, aux éléments refoulés, des traits d’esprit ou des allusions qui peuvent parvenir à la conscience. Les fantasmes des malades névrosés sont pleins de ces jeux d’esprit. Ceci nous fait brusquement comprendre les interprétations de Scherner dont j’ai déjà défendu le fond exact. Les rêveries au sujet de notre propre corps ne sont nullement particulières au rêve et ne sauraient le caractériser. Mes analyses m’ont montré qu’elles apparaissent régulièrement dans l’inconscient des névrosés et peuvent être ramenées à la curiosité sexuelle qui, chez l’adolescent et chez l’adolescente, porte sur les organes génitaux des autres, mais aussi sur leur propre sexe. Ainsi que le remarquent excellemment Scherner et Volkelt, la maison n’est pas le seul cercle de représentations qui serve à symboliser la vie corporelle ; – cela est vrai pour le rêve comme pour les fantasmes inconscients des névrosés. Je connais des malades qui ont conservé la symbolique architectonique du corps et des organes génitaux (l’intérêt sexuel ne porte pas seulement sur les organes externes), chez qui les piliers et les colonnes représentent les jambes (comme dans le Cantique des Cantiques), chez qui chaque porte symbolise un orifice du corps (« trou »), que toute conduite d’eau fait penser à l’appareil urinaire, etc. Mais la sphère des représentations de la vie des plantes ou de la cuisine peut également être choisie pour dissimuler des images sexuelles165. Pour le premier cas, les locutions usuelles, le souvenir des métaphores du passé ont fait beaucoup (la « vigne » du Seigneur, la « semence », le « jardin » de la jeune fille dans le Cantique des Cantiques). Les particularités les plus intimes et les plus laides de la vie sexuelle peuvent être pensées et rêvées sous forme d’innocentes allusions aux besognes culinaires. Les symptômes de l’hystérie deviennent incompréhensibles si l’on oublie que les symboles sexuels se cachent surtout derrière les choses habituelles et peu surprenantes. Il y a un sens sexuel très net dans l’attitude des enfants névrosés qui ne peuvent voir ni sang ni viande rouge et qui vomissent à la vue des œufs et des nouilles ; de même, quand la crainte que l’homme éprouve normalement à l’égard du serpent s’amplifie, chez les névrosés, d’une manière monstrueuse. Chaque fois que la névrose se dissimule sous ces symboles, elle suit à nouveau les voies qui furent celles de l’humanité primitive et dont témoignent maintenant encore nos langues, nos superstitions et nos mœurs quelque peu ensevelies.

C’est ici le lieu de compléter l’analyse du « rêve de fleurs » d’une de mes malades, dont j’ai parlé plus haut. Je souligne tout ce qui a une interprétation sexuelle. Une fois interprété, ce beau rêve ne plaisait plus du tout à la rêveuse.

a) Rêve-prologue : Elle va à la cuisine pour parler aux deux bonnes et les gronde de n’avoir pas fini de casser la croûte. À cette occasion, elle voit tant d’ustensiles de cuisine renversés qui s’égouttent, des ustensiles grossiers entassés. Elle ajoutera plus tard : Les deux bonnes vont chercher de l’eau, elles entrent dans une sorte de fleuve qui monte jusqu’à la maison ou dans la cour166.

b) Rêve principal167 : Elle descend de haut168, à travers des barrières ou des haies bizarres, faites de grands carreaux tressés et de petits carrés169. Ce n’est pas fait pour grimper, elle craint toujours de ne pouvoir poser son pied et est bien contente parce que sa robe ne s’accroche nulle part et qu’elle garde l’air convenable170. Elle porte à la main une GRANDE BRANCHE171, une sorte de branche d’arbre qui est couverte de FLEURS ROUGES ramifiées et épanouies172. Elle a la notion que ce sont des FLEURS de cerisier, mais elles ressemblent aussi à des CAMÉLIAS doubles, bien que ceux-ci en vérité ne poussent pas sur les arbres. Tandis qu’elle descend, elle en a d’abord UN, puis brusquement DEUX, puis de nouveau UN SEUL173. Quand elle arrive en bas, les fleurs du bas de la tige sont déjà en partie tombées. Ensuite, arrivée en bas, elle voit un domestique de la maison qui, avec un morceau de bois, enlève les espèces de touffes de crins épaisses qui pendent comme de la mousse d’un arbre semblable, elle serait tentée de dire qu’il le peigne… D’autres travailleurs ont abattu dans un JARDIN des BRANCHES semblables et les ont jetées dans la RUE où elles GISENT, de sorte que BEAUCOUP DE GENS EN PRENNENT. Elle demande si c’est bien, si on peut en PRENDRE UNE174. Il y a dans le jardin un jeune homme (qu’elle connaît, un étranger) vers qui elle va pour lui demander comment elle pourrait transporter ces BRANCHES DANS SON PROPRE JARDIN175. Il la saisit, elle se débat et lui demande à quoi il songe et si on a le droit de la prendre ainsi. Il répond que ce n’est pas mal, que c’est permis176. Ensuite il se déclare prêt à aller avec elle dans l’AUTRE JARDIN pour lui montrer comment on plante, et il lui dit quelque chose qu’elle ne comprend pas bien : « Il me manque d’ailleurs trois MÈTRES – (elle dit plus tard : mètres carrés) – ou trois toises de sol. » Il lui semble qu’en échange de sa complaisance il exige quelque chose, comme s’il avait l’intention de se DÉDOMMAGER DANS SON JARDIN ou s’il voulait commettre une FRAUDE, avoir un avantage sans qu’elle en souffre. Elle ne sait pas s’il lui a vraiment montré quelque chose ensuite. Ce rêve que j’expose pour ses éléments symboliques peut être appelé « biographique ». Un tel type de rêve apparaît fréquemment au cours d’une analyse, mais rarement le reste du temps177. Je pourrais citer beaucoup d’exemples semblables, mais leur analyse nous entraînerait trop loin vers l’étude, des phénomènes névropathiques. Tous m’ont conduit à la conclusion qu’il n’est point nécessaire d’admettre l’existence, dans le travail du rêve, d’une activité symbolique spéciale de l’esprit. Le rêve utilise les symboles tout préparés dans l’inconscient ; ce sont ceux qui satisfont le mieux aux exigences de la formation du rêve grâce à leur figurabilité et leur liberté à l’égard de la censure.

V. La figuration par symboles en rêve. Autres rêves typiques

L’analyse de ce dernier rêve, rêve biographique, montre bien que j’ai, dès le début, reconnu l’existence d’une symbolique du rêve. Je ne parvins à apprécier pleinement son importance et sa signification que peu à peu, avec l’expérience, et grâce aux contributions de Wilhelm Stekel178 dont je dirai quelques mots ici.

Cet auteur, qui a peut-être causé à la psychanalyse autant de tort qu’il lui a été bénéfique, a fourni un grand nombre de traductions inopinées de symboles ; ces interprétations ont d’abord été regardées avec scepticisme ; la suite les a, pour la plupart, confirmées et on a dû les accepter. Je ne diminuerai pas la valeur des apports de Stekel si j’ajoute que le scepticisme qui les a accueillis n’était pas injustifié. Les exemples qu’il proposait pour illustrer ces interprétations étaient bien souvent, en effet, peu convaincants ; quant à sa méthode, nous devons la rejeter comme non scientifique.

C’est par l’intuition que Stekel arrivait à ses interprétations, grâce à une aptitude particulière qui n’est pas donnée à tout le monde et ne peut être soumise à la critique et, par conséquent, ne peut être digne de foi.

C’est en somme comme si un médecin fondait son diagnostic de maladie infectieuse sur des impressions olfactives recueillies au chevet du malade ; bien qu’il y ait sûrement des médecins capables de se fier davantage que d’autres à l’odorat (généralement atrophié) et de diagnostiquer, par là, un cas de typhus abdominal.

Le développement de notre expérience psychanalytique nous a permis de rencontrer des malades qui ont fait preuve de cette compréhension directe de la symbolique du rêve, à un point étonnant. Il s’agissait, souvent, de déments précoces ; aussi, pendant un certain moment, chaque rêveur capable de cette compréhension symbolique risquait d’être considéré comme un malade de ce type. Mais c’est une erreur : cette aptitude est un don, une caractéristique personnelle qui n’a pas de signification pathologique.

Quand on s’est familiarisé avec l’emploi surabondant de la symbolique pour figurer le matériel sexuel dans le rêve, on se demande si beaucoup de ces symboles ne sont pas analogues aux signes sténographiques pourvus une fois pour toutes d’une signification précise ; on est tenté d’esquisser une nouvelle clef des songes d’après la méthode de déchiffrage. Il faut ajouter à cela que cette symbolique n’est pas spéciale au rêve, on la retrouve dans toute l’imagerie inconsciente, dans toutes les représentations collectives, populaires notamment : dans le folklore, les mythes, les légendes, les dictons, les proverbes, les jeux de mots courants : elle y est même plus complète que dans le rêve. Nous outrepasserions donc de beaucoup les limites de l’interprétation des rêves, si nous voulions étudier le rôle des symboles et traiter des nombreux problèmes, en grande partie encore non résolus, qui se rattachent au concept de symbole179. Bornons-nous ici à dire que la figuration symbolique est au nombre des procédés indirects de représentation ; mais qu’il ne faut pas la confondre avec les autres procédés indirects sans s’en être fait un concept plus clair. Dans toute une série de cas, on voit clairement ce qu’il y a de commun entre le symbole et ce qu’il représente ; dans d’autres, ce rapport est caché et le choix du symbole paraît énigmatique. Ce sont précisément ces cas qui peuvent éclairer le sens profond du rapport symbolique ; ils montrent qu’il est génétique. Ce qui est aujourd’hui lié symboliquement fut vraisemblablement lié autrefois par une identité conceptuelle et linguistique180. Le rapport symbolique paraît être un reste et une marque d’identité ancienne. On peut remarquer à ce propos que dans toute une série de cas la communauté de symbole va bien au-delà de la communauté linguistique, ainsi que l’a indiqué Schubert (1814)181. Un certain nombre de symboles sont aussi anciens que la formation même des langues, d’autres apparaissent actuellement, de nos jours (par exemple le dirigeable : le Zeppelin).

Le rêve emploie cette symbolique pour une figuration déguisée de ses pensées latentes. Parmi les symboles employés, il en est beaucoup qui ont toujours ou presque toujours le même sens. Mais il ne faut pas perdre de vue la plasticité particulière du matériel psychique. Il est fréquent qu’un objet symbolique apparaissant dans le contenu du rêve doive être interprété dans son sens propre ; d’autres fois un rêveur prendra, grâce à des éléments de souvenir particuliers, toutes sortes d’objets – qui ordinairement ne sont pas utilisés ainsi – comme symboles sexuels. Quand il aura le choix entre plusieurs symboles, il se décidera pour celui que des rapports quant à la matière traitée rattachent à ses pensées ; il y aura donc une motivation individuelle ajoutée à la règle générale.

Les recherches faites depuis Scherner ont obligé à reconnaître d’une manière indiscutable l’existence d’une symbolique onirique : Havelock Ellis lui-même convient que nos rêves sont remplis de symboles. Mais l’existence de ces symboles est loin de faciliter l’interprétation et même elle la complique. Si nous essayons d’interpréter les rêves d’après les idées qui viennent librement à l’esprit du rêveur, nous ne parviendrons le plus souvent à aucune explication des symboles ; il ne peut être question, pour des motifs de critique scientifique, de s’en remettre au bon plaisir de l’interprétateur, comme l’a fait l’Antiquité et comme procèdent les étranges explications de Stekel. C’est pourquoi nous serons amené à combiner deux techniques : nous nous appuierons sur les associations d’idées du rêveur, nous suppléerons à ce qui manquera par la connaissance des symboles de l’interprétateur. Une critique prudente du sens des symboles, une étude attentive de ceux-ci d’après les rêves particulièrement transparents nous permettront d’écarter toute accusation de fantaisie et d’arbitraire dans l’interprétation. Les incertitudes que nous connaissons encore viennent en partie de notre science incomplète – et elles disparaîtront à mesure que nous approfondirons ces problèmes –, en partie de certaines propriétés des symboles du rêve. Ceux-ci ont souvent plusieurs sens, quelquefois beaucoup de sens, si bien que, comme dans l’écriture chinoise, c’est le contexte qui seul donne une compréhension exacte. C’est grâce à cela que le rêve permet une surinterprétation et qu’il peut représenter par un seul contenu diverses pensées et diverses impulsions de désir (Wunschregüngen) souvent très différentes de nature.

Ces limites et ces réserves étant posées, je peux commencer. L’empereur et l’impératrice, le roi et la reine représentent le plus souvent les parents du rêveur ; il est lui-même prince ou princesse. La même haute autorité peut être accordée à des grands hommes, c’est pourquoi dans certains rêves Goethe, par exemple, peut apparaître comme symbole du père (Hitschmann). – Tous les objets allongés : bâtons, trônes d’arbres, parapluies (à cause du déploiement comparable à celui de l’érection), toutes les armes longues et aiguës : couteau, poignard, pique, représentent le membre viril. Un autre symbole fréquent et peu compréhensible est la lime à ongles (peut-être à cause du frottement). – Les boîtes, les coffrets, les caisses, les armoires, les poêles représentent le corps de la femme, ainsi que les cavernes, les navires et toutes les espèces de vases. Les chambres (Zimmer) représentent en général les femmes (Frauenzimmer), la description des différentes entrées et sorties ne peut pas tromper182. On comprend aisément dès lors l’intérêt qu’il y a à savoir si la chambre est ouverte ou fermée (cf. le rêve de Dora in Bruchstück einer Hysterie-analyse). Il est inutile de dire expressément quelle clef ouvre la chambre (voir la symbolique de la clef et de la serrure chez Uhland, dans le lied charmant et grivois du « Graf Eberstein »). Le rêve de fuite à travers des chambres est un rêve de maison close ou de harem. Il peut aussi être employé, ainsi que l’a montré H. Sachs par de beaux exemples, pour symboliser le mariage (contraste). On trouve une indication intéressante sur les idées sexuelles infantiles dans les rêves de deux chambres qui n’étaient d’abord qu’une seule, ou d’une chambre connue qui est vue divisée en deux dans le rêve, ou l’inverse. Dans l’enfance on a considéré l’appareil génital féminin183 comme un organe unique (la théorie infantile du cloaque) et on n’a appris que plus tard que cette région du corps contient deux cavités et deux orifices distincts.

Les sentiers escarpés, les échelles, les escaliers, le fait de s’y trouver, soit que l’on monte, soit que l’on descende, sont des représentations symboliques de l’acte sexuel184.

Les murs unis auxquels on grimpe, les façades le long desquelles on se laisse glisser (souvent avec une grande angoisse), représentent des corps d’hommes debout. Ils renouvellent probablement des souvenirs d’enfants qui ont grimpé sur leurs parents ou sur les personnes qui s’occupaient d’eux. Quand les murs sont lisses, ils représentent des hommes ; il est fréquent que dans les rêves d’angoisse on se tienne aux saillies des maisons. – De même représentent des femmes : la table, la table mise et les planches, sans doute à cause du contraste avec les formes du corps. Le bois paraît d’ailleurs, d’après ses rapports linguistiques, représenter la matière (Matiere) féminine. Le nom de Madère (Madeira) signifie bois en portugais. Comme « la table et le lit » constituent le mariage, il est fréquent que l’une représente l’autre et que la représentation du complexe sexuel soit transportée au complexe alimentaire. – Parmi les pièces d’habillement, le chapeau des femmes peut très souvent être interprété comme un organe génital, et plus précisément mâle. De même le manteau, et on peut se demander quelle est la part du son du mot dans ce symbole185. Dans les rêves des hommes, la cravate symbolise souvent le pénis, non seulement parce qu’elle est longue et pend et qu’elle est particulière à l’homme, mais parce qu’on peut la choisir à son gré, choix que la nature interdit malheureusement à l’homme186. Les hommes dont les rêves usent de ce symbole ont ordinairement de très belles cravates et en possèdent de véritables collections. – Toutes les machines compliquées et les appareils qui figurent dans le rêve sont, vraisemblablement, des organes génitaux, ordinairement masculins ; la symbolique du rêve s’y montre inlassable ainsi que l’esprit. – Personne ne peut méconnaître que toutes les armes et tous les outils sont des symboles du membre viril : charrue, marteau, fusil, revolver, poignard, sabre, etc. – De même, on reconnaît sans peine que dans le rêve beaucoup de paysages, ceux en particulier qui présentent des ponts ou des montagnes boisées, sont des descriptions d’organes génitaux. Marcinowski a rassemblé une série d’exemples où les rêveurs expliquent leurs rêves par des dessins qui doivent représenter les paysages et les lieux où le rêve se déroule. Ces dessins montrent très clairement la différence entre le sens apparent et le sens caché du rêve. À première vue ce sont des plans, des cartes, etc., mais un examen plus pénétrant y reconnaît des représentations du corps humain, organes génitaux, etc. ; on peut, alors seulement, comprendre le rêve (cf. les travaux de Pfister sur la cryptographie et les images-devinettes). De même, des néologismes incompréhensibles doivent faire penser à des composés de fragments ayant une signification sexuelle. – Des enfants, dans le rêve, ne sont autre chose que des organes génitaux (on sait que les hommes et les femmes ont l’habitude de nommer leur sexe : leur petit). Stekel à raison d’interpréter le « petit frère » comme le pénis. Jouer avec un petit enfant, battre le petit, etc., sont souvent des figurations de l’onanisme. – Pour représenter symboliquement la castration, le rêve emploie la calvitie, la coupe des cheveux, la perte d’une dent, la décapitation. Il faut aussi voir une manière de se préserver de la castration dans l’apparition de deux ou plusieurs objets servant ordinairement à symboliser le pénis. L’apparition du lézard, animal dont la queue repousse, a le même sens (cf. le rêve de lézards). – Un grand nombre des animaux que la mythologie et le folklore ont employés comme symboles génitaux jouent ce même rôle dans le rêve : le poisson, l’escargot, le chat, la souris (à cause des poils pubiens), mais surtout l’animal qui symbolise essentiellement le membre viril : le serpent. De petits animaux, de la vermine représentent des petits enfants, par exemple des frères et sœurs que l’on ne souhaite pas avoir ; être couverte de vermine est souvent être enceinte. – Le dirigeable est un symbole récent du membre viril ; il s’adaptait à cet usage à la fois à cause du vol et à cause de sa forme.

Stekel a présenté toute une série d’autres symboles en

y joignant des exemples, mais ils ne sont pas suffisamment vérifiés. Les travaux de Stekel, et en particulièrement son livre Die Sprache des Traumes, contiennent la plus riche collection de symboles expliqués qui ait été publiée, nombre d’entre eux ont été trouvés de manière très ingénieuse et se sont montrés exacts après vérification, par exemple ceux qui ont trait à la mort. Mais la faible critique de l’auteur et ses tendances à la généralisation à tout prix rendent un certain nombre de ses interprétations douteuses ou inutilisables, de sorte qu’il faut recommander instamment la plus grande prudence à ses lecteurs. Je me contenterai d’indiquer quelques exemples.

D’après Stekel, « droit » et « gauche », dans le rêve, ont un sens moral. « Le chemin de droite signifie toujours la route du bien, le chemin de gauche la route du crime. Ainsi seront à gauche l’homosexualité, l’inceste, la perversion ; à droite le mariage, les relations avec une prostituée, etc. Ceci en tenant compte de la morale du rêveur ». Les parents, en général, représentent des organes génitaux. Je ne puis accepter cette signification que pour le fils, la fille, la petite sœur, en somme tous ceux à qui peut s’appliquer le terme de petit. En revanche, il y a des exemples certains de « sœurs » symbolisant les seins, de « frères » symbolisant les gros hémisphères. Ne pas rattraper une voiture indique, selon Stekel, le regret que l’on éprouve d’une différence d’âge qui ne peut être palliée. Le bagage que l’on emporte est le poids des péchés par lesquels on se sent écrasé. Mais précisément il est fréquent que les bagages symbolisent d’une manière certaine nos propres organes génitaux. Stekel a aussi donné une signification précise aux nombres qui reviennent souvent en rêve ; mais il semble que ses interprétations ne soient ni suffisamment fondées, ni généralement valables, bien qu’il faille parfois admettre la vraisemblance de certaines d’entre elles. Le nombre trois est bien un symbole, reconnu généralement exact, des organes génitaux mâles. Une des généralisations indiquées par Stekel se rapporte au double sens des symboles génitaux : « Y a-t-il un symbole qui, si l’imagination le permet, ne puisse être employé comme à la fois masculin et féminin ! » L’incise restreint beaucoup, il est vrai, la portée de cette affirmation, car l’imagination « ne le permet pas » toujours. Mais je crois utile de dire qu’un grand nombre de faits contredisent le principe général posé par Stekel. À côté des symboles qui sont également employés pour les organes génitaux masculins et pour les organes féminins, il en est qui sont employés d’une manière dominante ou exclusive pour un sexe. L’imagination ne peut employer des objets longs et fermes, des armes, comme symboles féminins, ou des objets creux (caisses, boîtes, coffrets) comme symboles masculins.

Il est exact que le penchant du rêve et de l’imagination inconsciente à employer les symboles sexuels dans un sens double trahit un fait ancien. Dans l’enfance on ne connaît pas la différence des sexes et on attribue les mêmes organes génitaux aux deux sexes. Mais il se peut que l’on se trompe en supposant bisexuel un symbole sexuel si l’on oublie que dans certains rêves il y a une inversion du sexe : ce qui est masculin est représenté comme féminin et réciproquement. De tels rêves expriment, par exemple, le désir qu’a une femme d’être un homme.

Les organes génitaux peuvent être représentés dans le rêve par d’autres parties du corps, le membre viril par la main ou le pied, le sexe féminin par la bouche, l’oreille ou même l’œil. Les sécrétions : mucus, larmes, urine, sperme, peuvent en rêve prendre la place les unes des autres. Ces indications de Stekel, justes dans l’ensemble, ont été limitées par des observations critiques bien fondées de R. Reitler (Int. Zeitschr, für Psychoanal., I, 1913). Il s’agit généralement d’une substitution de sécrétions indifférentes à la sécrétion significative : le sperme.

Ces quelques indications encore très incomplètes suffiront peut-être à susciter d’autres recueils de faits établis avec plus de soin187. J’ai essayé de présenter d’une manière plus détaillée la symbolique du rêve dans mes Vorlesungen zur Einfübrung in die Psychoanalyse, 1916-1917.

Je vais donner quelques exemples de l’emploi de ces symboles dans le rêve. Ils montreront combien il est difficile de parvenir à interpréter le rêve quand on se refuse à employer la symbolique, combien celle-ci s’impose dans nombre de cas. Mais je voudrais en même temps mettre en garde contre la tendance à surestimer l’importance des symboles, à réduire le travail de traduction du rêve à une traduction des symboles, à abandonner l’utilisation des idées qui se présentent à l’esprit du rêveur pendant l’analyse. Les deux techniques d’interprétation doivent se compléter ; mais d’un point de vue théorique aussi bien que pratique, la plus importante est celle que nous avons décrite en premier lieu, celle qui donne une importance décisive aux explications du rêveur ; la traduction en symboles n’intervient qu’à titre auxiliaire.

1. Le chapeau, symbole de l’homme (des organes génitaux masculins)188

(Fragment du rêve d’une jeune femme atteinte d’agoraphobile à la suite de son angoisse d’être tentée.)

« Je vais me promener dans la rue en été, je porte un chapeau de paille de forme particulière, dont le milieu est relevé en l’air et dont les côtés retombent (ici la description hésite) de telle sorte que l’un tombe plus bas que l’autre. Je suis gaie et me sens en sécurité, et, en passant devant un groupe de jeunes officiers, je pense : vous ne pouvez rien me faire. »

Comme elle ne peut rien me dire du chapeau de son rêve, je lui dis : « Le chapeau doit être un organe génital mâle, avec son centre dressé et ses côtés qui pendent. Il peut paraître bizarre que le chapeau représente l’homme, mais on dit bien : « Unter die Haube kommen » (= trouver à se marier ; litt. : venir sous le bonnet, porter la coiffe). » Je fais exprès de m’abstenir de toute interprétation au sujet des côtés qui pendent de manière inégale, bien que ce soient ces sortes de particularités qui guident le mieux une interprétation. J’ajoute : « Quand on a un mari aussi bien doué, on n’a rien à craindre de la part des officiers, c’est-à-dire rien à désirer d’eux. » Cela parce que ses fantasmes de tentation l’empêchent de sortir sans être protégée et accompagnée. J’avais déjà pu à diverses reprises, en m’appuyant sur d’autres faits, lui expliquer ainsi son angoisse.

La manière dont la rêveuse s’est conduite après cette interprétation est bien curieuse. Elle a d’abord retiré la description du chapeau et prétendu qu’elle n’avait pas dit que les côtés pendaient. J’étais trop sûr de ce que j’avais entendu pour me laisser convaincre. Elle s’est tue un moment, puis a trouvé le courage de demander d’où venait que son mari eût un testicule placé plus bas que l’autre et si tous les hommes étaient comme ça. Ainsi s’expliquait ce détail du chapeau ; l’interprétation était acceptée.

Au moment où ce rêve me fut raconté par la malade, je connaissais depuis longtemps le symbole du chapeau. D’autres cas, moins transparents, m’ont fait supposer que le chapeau pouvait également représenter les organes féminins189.

2. Le petit, l’organe génital – le fait d’être écrasé symbolise les rapports sexuels

(Autre rêve de la même malade.)

Sa mère renvoie sa petite fille, pour qu’elle soit obligée de sortir seule. Elle part ensuite, avec sa mère par le train, et voit sa petite fille qui va vers les rails de telle sorte qu’elle doit être écrasée. On entend craquer les os (elle éprouve un sentiment désagréable, mais pas d’épouvante véritable). Ensuite, de la fenêtre du wagon, elle regarde si on voit les morceaux par-derrière. Elle fait des reproches à sa mère, parce que celle-ci a laissé la petite aller toute seule.

Analyse. – Il n’est pas facile ici de donner l’interprétation complète du rêve. Il fait partie d’un cycle et ne peut être bien compris que si on le rattache à tous les autres. Il est difficile d’isoler le matériel nécessaire pour démontrer la symbolique. La malade trouve d’abord que le voyage en chemin de fer doit être compris historiquement comme une allusion au voyage de retour d’une maison de santé (elle s’était naturellement éprise du médecin qui la dirigeait). Sa mère vint la chercher. Le médecin vint à la gare et lui offrit un bouquet au moment du départ. Il lui fut désagréable que sa mère fût témoin de cet hommage. La mère apparaît donc ici comme celle qui gêne ses désirs amoureux ; c’est d’ailleurs le rôle que cette femme austère a dû jouer auprès de la jeune fille. Une autre idée lui vient au sujet de la phrase : « elle regarde si on voit les morceaux par-derrière ». Le rêve devrait faire penser naturellement aux morceaux de la petite fille écrasée. Mais l’association va dans une direction toute différente. Elle se rappelle qu’un jour elle a vu son père de dos, tout nu dans la salle de bains ; elle en vient à parler des différences sexuelles et fait remarquer que l’on peut voir le sexe de l’homme qui tourne le dos et non celui de la femme qui a la même position. Après cela, elle explique spontanément que le petit est l’organe génital, que sa petite fille est son propre organe (elle a une fillette de 4 ans). Elle reproche à sa mère d’avoir voulu la faire vivre comme si elle n’avait pas eu de sexe, et elle retrouve ce reproche dans la première phrase du rêve : « sa mère renvoie sa petite fille, pour qu’elle soit obligée de sortir seule ». Dans sa rêverie, sortir seule signifie : ne pas connaître d’homme, ne pas avoir de relations sexuelles (coire = aller avec), et cela lui déplaît. D’après ce qu’elle dit, il semble que, comme fillette, elle ait vraiment eu à souffrir du fait de la jalousie de sa mère parce que son père la préférait.

Une interprétation plus profonde de ce rêve est fournie par un autre rêve de la même nuit, dans lequel elle s’identifie à son frère. C’était vraiment une fillette très garçonnière et on lui a souvent dit qu’elle était un garçon manqué. Cette identification avec son frère montre bien que le petit est l’organe génital. Sa mère le menace (la menace) de castration, ce qui ne peut être qu’une punition pour avoir joué avec son membre ; cette identification indique que dans l’enfance elle a pratiqué l’onanisme, ce qu’elle se rappelait de son frère seulement. Il semble, d’après les indications de ce second rêve, qu’elle ait dû acquérir de bonne heure une connaissance des organes mâles qu’elle a ensuite oubliée. Ce second rêve fait penser, de plus, à la théorie sexuelle enfantine d’après laquelle les filles sont des garçons châtrés. Dès que je lui eus dit cette théorie d’enfant, elle confirma mon opinion en rappelant l’anecdote où un garçon demande à une petite fille : « Ça été coupé ? » et où la petite fille répond : « Non, ça toujours été comme çà. »

Le renvoi de la petite au premier rêve a donc trait à une menace de castration. Finalement elle en veut à sa mère de ne l’avoir pas faite garçon.

Ce rêve ne montrerait pas avec évidence qu’être écrasé symbolise des rapports sexuels si on ne le savait pas d’autre part.

3. Représentation des organes génitaux par des bâtiments, des sentiers, des fosses

(Rêve d’un jeune homme inhibé par le complexe paternel.)

II va se promener avec son père dans un endroit qui est certainement le Prater, car on voit la ROTONDE ; devant celle-ci, un petit BÂTIMENT auquel on a amené un BALLON CAPTIF, mais qui paraît un peu MOU. Son père lui demande à quoi sert tout cela ; il s’en étonne, mais le lui explique. Ils arrivent ensuite dans une cour où est étendue une grande plaque de tôle. Son père voudrait en ARRACHER un morceau, mais regarde d’abord autour de lui si personne ne peut le voir. Il dit à son père qu’il n’a qu’à prévenir d’abord le gardien et qu’il pourra ensuite prendre ce qu’il voudra. Un ESCALIER conduit de cette cour dans une fosse dont les murs sont rembourrés, un peu comme un fauteuil de cuir. À la fin de cette fosse il y a une assez longue plateforme, puis une nouvelle FOSSE…

Analyse. – Ce rêveur appartenait à une espèce de malades difficiles à traiter, qui ne font aucune résistance à l’analyse jusqu’à un certain point, puis, à partir de là, sont insaisissables. Il interpréta ce rêve presque sans que j’intervienne. « La rotonde, dit-il, représente mes organes génitaux, le ballon captif mon pénis, en effet trop mou. » On doit traduire, d’une manière plus exacte, que la rotonde est le siège – que l’enfant prend pour une partie des organes génitaux –, et le petit bâtiment les bourses. Dans son rêve, le père demande ce que c’est, c’est-à-dire qu’il demande à quoi servent, ce que font les organes génitaux ; on peut retourner cela et dire que c’est le jeune homme qui pose la question. Comme il ne l’a jamais fait, en réalité, les pensées du rêve doivent être comprises comme un vœu ou d’une manière conditionnelle : « Si j’avais demandé à mon père des explications de cet ordre. » Nous trouverons bientôt la suite de cette pensée.

La cour où la tôle est étendue ne doit pas être d’abord considérée comme un symbole ; elle vient de la maison de commerce de son père. Pour des motifs de discrétion, j’ai substitué la tôle à l’objet véritable de ce commerce. Je n’ai pas changé autre chose dans ce rêve. Le rêveur est entré dans les affaires de son père et a été fortement choqué des pratiques fâcheuses sur lesquelles repose une bonne partie du gain. C’est pourquoi, si on continuait la pensée indiquée plus haut, on obtiendrait : « (Si j’avais demandé à mon père des explications), il m’aurait trompé comme il trompe ses clients. » Pour le morceau de tôle que son père voudrait « arracher » et qui représente la malhonnêteté commerciale, le rêveur lui-même donne une seconde explication : cela signifie l’onanisme. Nous connaissons cela déjà et nous voyons aussi que le secret de l’onanisme est exprimé par l’inverse : on peut le faire ouvertement. Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, l’onanisme est attribué au père, comme la conduite de la première scène du rêve. Le rêveur interprète la fosse, à cause des murs rembourrés, comme représentant le vagin. Nous savons d’autre part que la descente de même que la montée représentent l’acte sexuel (cf. mes remarques in Zentralblatt für Pyschoanalyse, I, 1, 1910).

Le malade explique dans sa biographie pourquoi la première fosse est suivie d’une longue plate-forme, puis d’une seconde fosse. Il a eu pendant quelque temps des relations sexuelles normales, il a dû les abandonner, à la suite d’inhibitions, et espère pouvoir les reprendre, grâce à la cure que nous poursuivons. Vers la fin le rêve est moins précis, et les initiés voient aisément que l’influence d’un autre thème apparaissait dès la seconde scène du rêve. Le commerce du père, sa malhonnêteté, la première fosse représentant un vagin permettaient de deviner que tout cela avait rapport à la mère.

4. L’organe génital masculin représenté par une personne l’organe génital féminin représenté par un paysage

(Rêve d’une femme du peuple dont le mari est gardien, communiqué par B. Dattner.)

Ensuite quelqu’un est entré dans la maison par effraction, et elle a appelé un gardien, avec beaucoup d’angoisse. Mais celui-ci, d’accord avec deux « pèlerins », est allé dans une église190 à laquelle on parvenait en montant plusieurs marches191 ; derrière l’église il y avait une montagne192 et tout en haut une épaisse forêt193. Le gardien avait un casque, un hausse-col et un manteau194. Il avait une grande barbe brune. Les deux vagabonds, qui étaient allés paisiblement avec le veilleur, avaient des tabliers faits comme des sacs noués autour des reins195. Il y avait un chemin qui conduisait de l’église à la montagne. Il était couvert des deux côtés d’herbes et de fourrés qui étaient toujours plus épais et devenaient sur la hauteur une forêt véritable.

5. Rêves de castration chez les enfants

a)  Un petit garçon de 3 ans 5 mois, que le retour de son père contrarie visiblement, s’éveille un jour tourmenté et excité et demande à plusieurs reprises : « Pourquoi papa a-t-il porté sa tête sur une assiette ? Cette nuit papa a porté sa tête sur une assiette. »

b)  Un étudiant qui souffre actuellement d’obsessions graves se rappelle avoir eu plusieurs fois, vers l’âge de 6 ans, le rêve suivant : Il va chez le coiffeur pour se faire couper les cheveux. Une grande femme au visage sévère vient à lui et lui coupe la tête. Il reconnaît que la femme est sa mère.

6. Symbolique urinaire

Les dessins reproduits ont été trouvés par Ferenczi dans un journal humoristique hongrois (Fidibusz) ; il a vu le parti qu’on pouvait en tirer pour illustrer la théorie du rêve. O. Rank les a utilisés, dans son travail sur les couches de symboles dans les rêves de réveil, sous le titre de Rêve de la gouvernante française. La dernière image, qui représente le réveil de la bonne à cause des hurlements de l’enfant, nous montre seule que les sept précédentes étaient les phases d’un rêve. La première image indique le stimulus qui devrait aboutir au réveil. Le gamin a un besoin et demande à le satisfaire. Le rêve change la situation : au lieu de la chambre à coucher, c’est une promenade. Dans la seconde image, le gamin se tient contre un coin, fait le nécessaire et – elle peut continuer à dormir. Mais l’excitation de réveil continue, se renforce même ; l’enfant, à qui on ne fait pas attention, hurle toujours plus fort. Plus il exige le réveil et l’aide de sa bonne, plus le rêve garantit à celle-ci que tout va bien et qu’elle n’a pas besoin de s’éveiller. De plus, le rêve traduit l’accroissement de l’excitation par celui du symbole. Le torrent qui vient du petit garçon est toujours plus puissant. Dès la quatrième image il peut porter un canot, puis une gondole, un bateau à voile et enfin un grand vapeur ! La lutte entre un besoin de sommeil obstiné et une excitation de réveil qui ne se lasse pas est représentée ici d’une manière ingénieuse par un artiste spirituel.

7. Un rêve d’escalier

(Communiqué et interprété par Otto Rank.)

« Je dois au collègue qui m’a donné un rêve d’excitation dentaire le rêve de pollution suivant.

« Je poursuis dans l’escalier, pour la punir, une petite fille qui m’a fait je ne sais quoi. Au bas de l’escalier quelqu’un (une femme ?) me tend l’enfant. Je la saisis, je ne sais pas si je l’ai battue ; brusquement je me trouve au milieu de l’escalier ou j’ai un coït avec l’enfant (on dirait que cela se passe dans l’air). Ce n’était pas une vraie copulation, je frottais simplement mes organes contre ses organes externes ; en même temps je voyais clairement sa tête qu’elle tenait appuyée par côté. Pendant l’acte, je voyais à ma gauche, au-dessus de moi (aussi comme en l’air), deux petits tableaux pendus, des paysages qui représentaient une maison dans la verdure. Sur le plus petit, au lieu de la signature du peintre, on pouvait lire mon prénom, comme si ce tableau m’avait été offert pour mon anniversaire. Une note indiquant que l’on pouvait également avoir des tableaux meilleur marché était suspendue à chacun des deux… (Ensuite je me vois d’une manière très indistincte dans mon lit comme sur le palier d’un escalier) et je suis réveillé par la sensation d’humidité qui provient de la pollution. »

« Interprétation. – Le rêveur était allé la veille chez un libraire ; en attendant qu’on s’occupât de lui, il avait regardé quelques-uns des tableaux exposés ; ils représentaient des sujets analogues à ceux des tableaux vus pendant le rêve. Il s’approcha d’un petit tableautin qui lui avait plu particulièrement et il regarda le nom du peintre ; celui-ci lui était d’ailleurs tout à fait inconnu.

« Le même soir, un peu plus tard, il avait entendu raconter dans un salon l’histoire d’une servante tchèque qui s’était vantée de ce que son bâtard « avait été fait sur l’escalier ». Le rêveur avait demandé des détails sur un fait aussi rare et appris que la servante avait amené son amoureux dans la maison de ses parents où ils n’avaient eu aucune possibilité d’avoir des relations et que l’homme, excité, avait fini par la prendre sur l’escalier. Là-dessus, le rêveur avait dit en plaisantant, employant l’expression usitée pour le vin falsifié, que l’enfant avait vraiment « poussé sur l’escalier de la cave ».

« Ces événements de la journée sont représentés dans le rêve d’une manière assez nette, et le rêveur les a reproduits sans plus. Il retrouve assez aisément un fragment de souvenirs d’enfance qui a également été employé dans le rêve. La cage de l’escalier est celle de la maison où il a passé la plus grande partie de son enfance et où il a notamment commencé à prendre conscience des problèmes sexuels. Il avait souvent joué dans cette cage d’escalier, où, entre autres, à cheval sur la rampe, il s’était laissé glisser tout du long et en avait ressenti une excitation sexuelle. Dans le rêve, il descend aussi l’escalier avec une extrême rapidité, une rapidité telle que lui-même déclare n’avoir pas touché les marches, mais « volé » du haut en bas de l’escalier ou glissé. Si l’on rapproche ceci de l’événement d’enfance, ce début de rêve paraît représenter le facteur d’excitation sexuelle. Dans cette cage d’escalier et dans cette maison, le rêveur avait fréquemment joué avec les enfants du voisinage à des jeux brutaux où il s’était satisfait comme dans le rêve.

« Si l’on se rappelle les recherches de Freud sur le symbolisme sexuel (Zentralblatt für Psychoanalyse, n° 1, p. 2), on sait que, dans le rêve, l’escalier et l’action de monter l’escalier symbolisent presque toujours le coït. Le rêve est donc parfaitement clair. Sa force pulsionnelle est d’espèce purement libidinale, ainsi que le montre son effet : la pollution. Une excitation sexuelle s’éveille pendant le sommeil (elle est représentée dans le rêve par la descente rapide – glissade – le long de l’escalier) ; son caractère sadique, qui vient des jeux brutaux, est indiqué par la poursuite et l’enlèvement de l’enfant. L’excitation libidinale grandit et pousse à l’action (représentée dans le rêve par le moment où l’enfant est saisie et transportée sur l’escalier). Jusque-là le rêve était uniquement fait de symbolique sexuelle et des interprètes peu exercés ne pouvaient rien y découvrir. Mais l’excitation libidinale est trop forte pour se contenter de cette satisfaction symbolique qui ménage le sommeil. L’excitation conduit à l’orgasme, démasquant ainsi le symbole de la montée qui représente le coït. Ce rêve paraît confirmer très nettement la thèse de Freud, qui voit dans le caractère rythmique de la montée un des motifs de l’utilisation sexuelle de ce symbole. D’après ce qu’a dit expressément le rêveur, c’est le rythme de son acte sexuel, le frottement de haut en bas, qui a été l’élément le plus clairement exprimé dans le rêve.

« Une remarque encore, au sujet des deux tableaux196 ; si l’on fait abstraction de leur signification réelle, ils sont bien, au sens symbolique, des bonnes femmes197. Ceci apparaît d’abord dans le fait qu’il y a un grand et un petit tableau, de même qu’il y a dans le rêve une adolescente et une petite fille. L’indication de tableaux à meilleur marché conduit à l’idée de prostituées ; d’autre part, le prénom du rêveur sur la petite image et l’idée qu’on la lui donnera pour son anniversaire font penser au complexe parental (né sur l’escalier = engendré dans le coït).

« La scène de conclusion peu claire où le rêveur se voit lui-même, du palier, dans son lit et sent l’humidité, paraît le reporter en pleine enfance, bien plus loin que l’onanisme enfantin ; elle paraît avoir son origine dans des scènes analogues de lit mouillé. »

8. Un rêve modifié d’escalier

Un de mes malades, un abstinent sexuel très atteint, dont les fantasmes morbides demeurent fixés sur sa mère, a rêvé à plusieurs reprises qu’il montait l’escalier avec sa mère. Je lui fais observer qu’une masturbation modérée lui nuirait probablement moins que sa continence forcée. Après cette remarque, il a le rêve suivant : Son professeur de piano lui reproche de négliger ses exercices, de ne pas jouer les Études de Moscheles et le Gradus ad Parnassum de Clementi. Il dit, en commentaire, que le Gradus est aussi un escalier et le clavier de même puisqu’il contient une échelle.

Il faut bien dire qu’il n’y a pas de sphère de représentations qui ne puisse symboliser des faits et des désirs d’ordre sexuel.

9. Sentiment de réalité et figuration de la répétition

Un homme actuellement âgé de 35 ans raconte un rêve qu’il se rappelle bien et qu’il dit avoir eu quand il avait quatre ans : Le notaire chez qui était déposé le testament de son père (il avait perdu son père à trois ans) apportait deux grosses poires blanches (Kaiserbine) ; on en donnait une à l’enfant. L’autre était sur l’appui de la fenêtre du salon. Il se réveilla persuadé de la réalité de ce qu’il avait rêvé et demanda obstinément à sa mère la seconde poire ; il affirmait qu’elle était sur l’appui de la fenêtre. Sa mère en rit.

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Analyse. – Le notaire était un vieux monsieur jovial qui, à ce qu’il croit se rappeler, avait bien une fois apporté des poires. L’appui de la fenêtre était comme il l’avait vu dans son rêve. Il ne peut se rappeler autre chose ; si ce n’est que sa mère lui avait, quelque temps avant, raconté un rêve. Elle avait deux oiseaux sur la tête et se demandait quand ils s’envoleraient, mais ils ne s’envolaient pas ; seulement l’un d’eux vint à sa bouche et la suça.

Le rêveur ne pouvant nous donner d’autres souvenirs, nous avons le droit de chercher une interprétation symbolique. Les deux poires (pommes ou poires) sont les seins de la mère qui l’a nourri. L’appui de la fenêtre serait le relief de la poitrine, analogue au balcon dans les rêves de maison. Son sentiment de réalité, après le réveil, est fondé, car sa mère l’a vraiment nourri et même bien plus longtemps qu’il n’est d’usage, et la poitrine de sa mère est toujours là. Le rêve doit être traduit ainsi : Mère, donne (montre)-moi de nouveau le sein qui m’a nourri autrefois. L’« autrefois » est représenté par le fait que l’une des poires a été mangée, le « de nouveau » par le désir de l’autre. La répétition d’une action dans le temps est représentée très habituellement dans le rêve par la multiplication d’un objet, qui apparaît autant de fois.

Il est évidemment très saisissant de voir la symbolique jouer un rôle dans le rêve d’un enfant de quatre ans, mais ceci n’est pas une exception, c’est la règle. On peut dire que le rêveur dispose des symboles dès le début de sa vie.

Même en dehors du rêve, l’homme se sert de très bonne heure de représentations symboliques. On le voit bien – pour ne prendre qu’un exemple – dans ce souvenir nullement influencé d’une jeune femme actuellement âgée de 27 ans, du temps où elle en avait 3 à 4. Avant une promenade, la bonne les avait conduits, elle, son petit frère plus jeune de 11 mois et une petite cousine d’âge intermédiaire, aux w.-c., pour qu’ils fissent leur petite affaire avant de sortir. Comme elle était la plus âgée, elle s’assit sur le siège et les deux autres sur des vases. Elle demanda à la petite cousine : « As-tu aussi un porte-monnaie ? Walter a une petite saucisse, moi j’ai un porte-monnaie. » Réponse de la cousine : « Oui, j’ai aussi un porte-monnaie. » La bonne d’enfants qui avait écouté tout cela en riant le raconta à la maman qui répondit par une réprimande sévère.

Voici maintenant un rêve dont le beau symbolisme put être interprété, bien que la rêveuse aidât fort peu.

10. « Contribution à la question de la symbolique du rêve chez les gens bien portants198 »

« Une objection souvent présentée par les adversaires de la psychanalyse – et dernièrement encore par Havelock Ellis199 – est que la symbolique des rêves vaut peut-être pour les névrosés, mais nullement pour les normaux. Or, de même que la recherche psychanalytique ne voit entre la vie mentale du normal et celle du névrosé aucune différence de nature mais seulement une différence quantitative, l’analyse des rêves où l’on voit les complexes refoulés agir de la même façon chez les sujets bien portants et chez les malades montre que les mécanismes comme la symbolique sont parfaitement identiques chez les uns et chez les autres. On peut même dire que les rêves ingénus de gens bien portants contiennent une symbolique beaucoup plus simple, plus claire et plus caractéristique que celle des névropathes. Chez ces derniers, comme la censure agit plus fortement, il y a une déformation plus importante et souvent la symbolique est tourmentée, obscure et difficile à interpréter. Le rêve qui suit illustrera ce fait. Il m’a été raconté par une jeune fille non névrosée, de nature assez prude et réservée. J’apprends, au cours de la conversation, qu’elle est fiancée, mais que son mariage rencontre des obstacles qui la font hésiter. Elle me raconte spontanément le rêve suivant : « I arrange the centre of a table with flowers for a birthday. » Questionnée, elle explique qu’en rêve elle se sentait comme à la maison (elle n’a pas de foyer en ce moment) et qu’elle éprouvait un sentiment de bonheur.

« La symbolique « populaire » me permet de traduire le rêve. Il exprime ses souhaits de fiancée : la table, avec les fleurs au milieu, symbolise elle-même et ses organes génitaux ; elle se représente ses vœux d’avenir comme déjà exaucés, puisqu’elle pense à la naissance d’un enfant ; le mariage est donc passé depuis longtemps.

« Lors de l’analyse, je fis d’abord remarquer que « the centre of a table » est une expression peu habituelle, ce qu’elle concéda, mais naturellement je ne pus pas lui poser des questions directes. J’évitai soigneusement de lui suggérer le sens du symbole et lui demandai seulement ce qui lui venait à l’esprit pour les diverses parties de ce rêve. Au cours de l’analyse, sa retenue fit place à un intérêt très sensible et à une franchise que rendait possible le sérieux de la conversation. À ma question sur l’espèce des fleurs, elle répondit d’abord : « expensive flowers ; one has to pay for them », puis que c’étaient : « lilies of the valley, violets and pinks or carnations ». Je supposai que le mot lily, dans ce rêve, avait son sens populaire et apparaissait comme symbole de pureté ; elle confirma cette supposition en disant que le mot lily évoquait pour elle purity. Valley est un symbole que le rêve emploie souvent pour la femme ; ainsi la rencontre fortuite des deux symboles dans le mot anglais qui signifie muguet sert, dans la symbolique du rêve, à indiquer combien sa virginité est précieuse – expensive flowers, one has to pay for them – et exprime en même temps l’espoir que l’homme saura l’estimer à sa valeur. La remarque expensive flowers a, ainsi que nous allons le voir, un sens différent pour chacune des trois fleurs symboliques.

« Je cherchai à comprendre le sens caché du mot violets qui paraissait bien peu sexuel ; je crus d’abord très hardi de l’expliquer par une association inconsciente avec le français viol. À ma grande surprise, la rêveuse l’associait à violate, qui a, en anglais, le même sens. Le rêve utilise la grande ressemblance entre violet et violate (ils ne se distinguent que par un accent différent sur la dernière syllabe), pour indiquer, par la fleur, la pensée de la violence qui accompagne la défloration (ce mot emprunté également à la symbolique des fleurs) et peut-être aussi pour indiquer une tendance masochiste de cette jeune fille. C’est un bel exemple de mot-pont utilisé par les voies qui mènent vers l’inconscient. L’expression one has to pay for them indique la souffrance avec laquelle elle devra payer la joie d’être femme et mère.

« À propos du mot pinks, qu’elle transforme ensuite en carnations, je pense à charnel. Mais le mot qui lui vient à l’esprit est colour. Elle ajoute que les carnations sont les fleurs que son fiancé lui a apportées souvent et en grande quantité. À la fin de la conversation, elle avoue brusquement, d’une manière spontanée, qu’elle ne m’a pas dit la vérité et que ce n’est pas colour, mais incarnation qui lui est venu à l’esprit. C’est le mot que j’avais attendu ; d’ailleurs colour n’en est pas très éloigné, il est même amené par le sens de carnation (couleur de la chair), il est donc déterminé par le complexe. Cette insincérité montre que c’est en ce point qu’il y avait le plus de résistance ; c’est ici que la symbolique est la plus transparente, et le combat entre la libido et le refoulement le plus grand, car c’est un thème phallique. La remarque que ces fleurs avaient été souvent offertes par le fiancé est encore une indication de leur sens phallique et s’ajoute au double sens de carnation. Le prétexte des fleurs données est utilisé pour exprimer la pensée de présent sexuel et de présent réciproque ; elle donne sa virginité et attend, en échange, une riche vie d’amour. Ici aussi l’expression « expensive flowers, one has to pay for them » a une signification et probablement matérielle. La symbolique des fleurs dans le rêve contient donc le symbole de la jeune fille et de la femme, le symbole de l’homme et une indication de défloration forcée. Il faut indiquer à ce propos que la symbolique sexuelle des fleurs est très répandue : les fleurs, organes de reproduction des plantes, tendent naturellement à représenter les organes humains ; les fleurs offertes par les amoureux ont peut-être surtout cette signification inconsciente.

« La fête d’anniversaire qu’elle prépare en rêve signifie probablement la naissance d’un enfant. Elle s’identifie avec le fiancé, le représente « la préparant » à une naissance, donc en coït avec elle. La pensée latente paraît être : Si j’étais lui, je n’attendrais pas, mais je déflorerais la fiancée sans lui en demander la permission, j’emploierais la force ; – c’est ce qu’indique aussi le mot violate. Ainsi s’exprime la composante sadique de la libido.

« Dans une couche plus profonde du rêve, le I arrange devait avoir un sens auto-érotique, donc infantile.

« Elle a aussi une notion de son indigence physique, qui n’est possible qu’en rêve. Elle se voit plate comme une table ; elle insiste d’autant plus sur le caractère précieux du « centre » (elle le nomme à un autre moment a centre piece of flowers), de sa virginité. L’horizontalité de la table doit aussi contribuer au symbole. Cette concentration du rêve est à remarquer, rien n’est superflu, chaque mot est un symbole.

« Elle apporte plus tard un complément au rêve : « I decorate the flowers with green crinkled paper (elle ajoute que c’est du fancy paper avec lequel on recouvre les pots de fleurs ordinaires), to hide untidy things, whatever was to be seen, which was not pretty to the eye ; there is a gap, a little space in the flowers. The paper looks like velvet or moss. » À decorate elle associe décorum, comme je m’y étais attendu. La couleur verte domine. À cela elle associe hope, encore une allusion à la grossesse. Dans cette partie du rêve, ce n’est pas l’identification avec l’homme qui domine, ce sont des pensées de honte et de franchise. Elle se fait belle pour lui, avoue ses défauts physiques dont elle a honte et qu’elle cherche à corriger. Les mots velours, mousse indiquent clairement les crines pubis.

« Le rêve exprime des pensées que la jeune fille, éveillée, connaît à peine. Ces pensées ont trait à l’amour physique, à ses organes ; elle est préparée pour un jour de naissance, c’est-à-dire que l’acte s’accomplit ; la crainte de la défloration, peut-être aussi la douleur mêlée de joie s’expriment en même temps ; elle s’avoue ses défauts physiques, les compense en surestimant la valeur de sa virginité. Sa pudeur excuse la sensualité qui apparaît ainsi, en lui donnant pour but un enfant. Des considérations matérielles, étrangères à l’amour, s’expriment aussi. La coloration affective de ce rêve simple (le sentiment de bonheur) montre assez que de puissants complexes affectifs y ont été satisfaits. »

Ferenczi a fait observer avec raison que ce sont précisément les rêves des ingénus qui permettent de trouver le sens des symboles et la signification des rêves (Intern. Zeitschrift für Psychoanal., IV, 1916-17).

J’introduis ici l’analyse du rêve d’un personnage historique de notre époque, parce qu’un objet, qui paraîtrait en tout cas représenter le membre viril, est parfaitement caractérisé comme symbole phallique par une indication supplémentaire. L’allongement indéfini d’une cravache ne peut vraiment indiquer que l’érection. De plus, ce rêve est un bel exemple de la manière dont les pensées sérieuses et éloignées de la sexualité sont figurées par des éléments sexuels infantiles.

11. Un rêve de Bismarck

(Communiqué par le Dr Hanns Sachs)

« Dans ses Gedanken und Erinnerungen (Volksausgabe, II, p. 222), Bismarck reproduit une lettre qu’il écrivit le 18 décembre 1881 à l’empereur Guillaume. Cette lettre contient le passage suivant : « Ce que me dit Votre Majesté m’encourage à lui raconter un rêve que j’eus au printemps de 1863, dans les jours les plus difficiles, alors que nul œil humain ne voyait d’issue possible. Je rêvai, et je le racontai le lendemain matin à ma femme et à d’autres témoins, que je chevauchais sur un étroit sentier des Alpes. À droite l’abîme, à gauche des rochers ; le sentier devenait de plus en plus étroit, si bien que mon cheval refusait d’avancer et que le manque de place rendait impossible de revenir en arrière ou de mettre pied à terre ; alors je frappai la muraille de rocher de ma cravache que je tenais dans ma main gauche et j’appelai Dieu à mon aide ; la cravache s’allongea à l’infini, le mur de rocher s’écarta comme une coulisse et ouvrit un large chemin d’où on voyait des collines et des pays boisés comme en Bohême et des troupes prussiennes avec des drapeaux. En rêve je me demandais comment je pourrais prévenir rapidement Votre Majesté. Ce rêve s’accomplit et je m’éveillai joyeux et fortifié. »

« L’action du rêve se divise en deux parties. Dans la première le rêveur se trouve dans une situation terrible, dans la seconde il en est tiré d’une manière miraculeuse. La situation difficile où se trouvent le cheval et le cavalier est une représentation de rêve de la position critique de l’homme d’État : la veille au soir il avait médité sur les problèmes politiques et l’avait ressentie d’une manière particulièrement amère. Les expressions figurées dont se sert Bismarck dans le passage cité plus haut décrivent la situation désespérée où il se trouvait alors ; il la connaissait donc fort bien et y pensait beaucoup. Nous trouvons également ici un bel exemple du « phénomène fonctionnel » de Silberer. Les idées qui occupent l’esprit du rêveur, le fait que chacune des solutions qu’il imagine se heurte à des obstacles insurmontables, mais que son esprit ne peut ni ne doit se détacher de ces problèmes, sont très bien représentés par le cavalier qui ne peut ni avancer, ni reculer. La fierté qui lui interdit de céder ou de se retirer s’exprime dans le rêve par les mots : revenir ou descendre de cheval… impossible. La nature d’homme d’action, sans cesse tourmenté pour le bien des autres, faisait que Bismarck pouvait aisément se comparer à un cheval. Il l’a d’ailleurs fait à diverses occasions et notamment dans l’expression bien connue : « Un cheval courageux meurt sous le harnais. » Ainsi expliqués, les mots le cheval refusait d’avancer signifient que l’homme surmené éprouvait le besoin de se détourner des soucis du présent, autrement dit qu’il était en train de se dégager des liens du principe de réalité par le sommeil et le rêve. L’accomplissement du désir, qui est si fortement marqué dans la seconde partie du rêve, est déjà indiqué ici par le sentier des Alpes : Bismarck savait déjà alors qu’il passerait son prochain congé dans les Alpes, à Gastein ; le rêve qui l’y transporte le délivre ainsi d’un seul coup de toutes les fâcheuses affaires d’État.

« Dans la seconde partie, les souhaits du rêveur sont représentés comme accomplis, et cela de deux manières, l’une toute simple et claire, l’autre symbolique. D’une manière symbolique, par la disparition du rocher qui le gênait, à la place duquel apparaît un large chemin – qui représente l’issue cherchée sous sa forme la plus commode ; d’une manière claire, par le spectacle des troupes prussiennes qui avancent. Il est inutile d’invoquer, pour expliquer cette vision prophétique, des influences mystiques ; la théorie freudienne de l’accomplissement du désir suffit pleinement. À ce moment déjà, Bismarck souhaitait une guerre victorieuse avec l’Autriche comme le meilleur moyen de sortir des conflits intérieurs de la Prusse. Voir les troupes prussiennes avec leurs drapeaux en Bohême, donc en pays ennemi, c’est réaliser ce désir par le rêve, ainsi que le postule la théorie de Freud. Il faut seulement ajouter, comme trait individuel, que le rêveur dont il est ici question ne se contentait pas de l’accomplissement du rêve, mais savait aussi forcer la réalité. La cravache qui devient « infiniment longue » est un trait frappant pour tous ceux qui connaissent un peu la technique d’interprétation psychanalytique. La cravache, la canne, la lance et tous les objets de cette espèce sont des symboles phalliques courants ; mais quand cette cravache possède encore la propriété de s’étendre, particulière au phallus, aucun doute n’est plus possible. L’exagération du phénomène par l’allongement « à l’infini » paraît indiquer un surinvestissement infantile. Le fait de prendre la cravache dans la main est une allusion très claire à la masturbation. Il ne s’agit évidemment pas de la vie actuelle du rêveur, mais d’un désir d’enfance très lointain. L’interprétation du Dr Stekel est très utile ici ; d’après lui, la gauche, dans le rêve, indique la faute, le défendu, le péché, ce qui peut très bien s’appliquer à l’onanisme enfantin. On peut indiquer, entre ces couches infantiles très profondes et les couches supérieures qui ont trait aux projets actuels de l’homme d’État, une couche moyenne qui serait en relation avec les deux autres. Toute la scène : délivrance miraculeuse d’une situation terrible, grâce à un coup qu’on frappe sur un rocher en invoquant l’aide de Dieu, rappelle d’une manière évidente la scène biblique où Moïse fait jaillir du rocher qu’il frappe l’eau pour les Israélites altérés. Nous pouvons aisément admettre que Bismarck, issu d’une famille protestante nourrie de la Bible, n’avait pas oublié ce passage. En ces temps de conflit, Bismarck pouvait aisément se comparer à Moïse, récompensé par l’insurrection, la haine et l’ingratitude du peuple qu’il voulait délivrer. Ceci rattacherait cette scène à ses souhaits actuels. D’autre part, le passage de la Bible contient bien des particularités très utilisables pour un fantasme de masturbation. Moïse prend sa verge malgré l’ordre du Seigneur, et Dieu punit cette désobéissance en lui annonçant qu’il mourra sans voir la Terre promise. La verge – symbole phallique incontestable – saisie malgré la défense, le liquide qui résulte du coup donné, la menace de mort résument parfaitement les principaux moments de la masturbation chez l’enfant. Il est intéressant de voir comment ces deux images hétérogènes, nées l’une de l’esprit d’un homme d’État génial, l’autre des tendances d’une âme primitive d’enfant, se sont fondues grâce à la scène biblique et ont pu de cette manière écarter tous les éléments pénibles. Le fait que saisir la verge est une action défendue, une rébellion, n’est indiqué que d’une manière symbolique, par la main gauche. Mais, dans le contenu manifeste du rêve, Dieu est invoqué à cette occasion comme pour écarter nettement l’idée de défense ou de chose cachée. Des deux prophéties que Dieu fait à Moïse : il verra la Terre promise, il n’y entrera pas, l’une est très clairement représentée comme accomplie (regard sur les collines et le pays boisé), l’autre, très pénible, n’est pas évoquée du tout. Il est vrai que l’eau a disparu, victime de l’élaboration secondaire qui réunit les deux scènes, mais c’est le rocher lui-même qui tombe.

« On pourrait s’attendre à ce que la conclusion d’un rêve infantile de masturbation, où l’interdiction est indiquée, fût le désir chez l’enfant que les personnes de son entourage détenant l’autorité n’en sachent rien. Dans ce rêve, ce souhait est remplacé par son contraire, le désir d’annoncer aussitôt au roi ce qui s’est passé. Mais ce renversement s’ajuste parfaitement aux fantasmes de victoires des couches supérieures de la pensée du rêve et d’une partie du contenu manifeste. Un rêve de victoire et de conquête recouvre souvent un désir de réussir une conquête érotique. Quelques traits du rêve : résistance opposée à une pénétration, large chemin frayé par la cravache allongée, iraient dans ce sens ; mais ce n’est pas une base suffisante pour en conclure que des pensées et désirs si définis parcourent le rêve. Nous avons ici un exemple type de déformation du rêve parfaitement réussie. L’inconvenant a été retouché d’une manière telle qu’il ne traverse jamais la trame étendue sur lui comme un voile protecteur. De là vient qu’on a pu éviter le déclenchement de l’angoisse. C’est un cas idéal d’accomplissement de désir réussi sans que la censure en souffre, et c’est pour cela qu’au réveil de rêves de cette sorte le rêveur se sent joyeux et fortifié.

12. Rêve d’un chimiste

Il s’agit d’un jeune homme qui essaie de renoncer à ses pratiques de masturbation et d’avoir des relations avec une femme.

Récit préliminaire. – La veille du rêve il a donné des explications à un étudiant sur la réaction de Grignard dans laquelle on dissout du magnésium dans l’éther absolument pur sous l’action catalytique de l’iode. Deux jours avant, cette même réaction avait entraîné une explosion au cours de laquelle un étudiant s’était brûlé la main.

Rêve : I. Il doit préparer du bromure de phénylmagnésium ; il voit très bien l’appareil, mais il est lui-même le magnésium. Il se sent dans un état particulièrement vacillant (consistance incertaine), il se dit sans cesse : « C’est cela, ça va, mes pieds se décomposent déjà, mes genoux s’amollissent. » Puis il y met la main, palpe ses pieds, tire entre-temps (il ne sait comment) ses jambes de l’alambic, se dit de nouveau : « Ce n’est pas possible. Oui, cependant, c’est bien fait. » Là-dessus il se réveille à moitié et se répète le rêve parce qu’il veut me le raconter. Il craint la conclusion du rêve et est très excité pendant ce demi-sommeil ; il se répète tout le temps : « Phényl, phényl… ».

II. Il est avec toute sa famille à…ing, il doit se trouver à 11 h 1/2 à un rendez-vous à Schottentor200 avec une certaine dame ; mais il ne se réveille qu’à 11 h 1/2. Il se dit : il est trop tard maintenant, tu n’arriveras pas avant midi et demi. Aussitôt après il voit toute sa famille réunie autour de la table, il voit d’une façon particulièrement nette sa mère et la femme de chambre qui apporte la soupière. Il se dit alors : puisqu’on se met à table, je ne peux plus sortir.

Analyse. – Il est persuadé que le premier rêve se rapportait déjà à la dame avec qui il a rendez-vous (le rêve a été fait dans la nuit qui a précédé le rendez-vous). L’étudiant à qui il donnait des explications est un garçon particulièrement répugnant ; il lui disait : « Ce n’est pas ça », parce que le magnésium n’avait pas encore été touché ; et celui-ci lui a répondu, comme si cela lui était bien égal : « Bien oui ! ce n’est pas ça ; et puis après ? » Il doit être lui-même cet étudiant – il est aussi indifférent à son analyse que l’autre à sa synthèse ; c’est moi qui joue son rôle dans le rêve, je procède à l’opération. Combien son indifférence quant au résultat doit me « répugner » !

D’autre part, il est ce dont on fait l’analyse (la synthèse). Il s’agit de la cure. Les jambes, dans le rêve, rappellent une impression de la veille au soir. À sa leçon de danse, il a rencontré une dame dont il voudrait faire la conquête ; il l’a pressée si fortement contre lui qu’elle a crié. Quand il a cessé de la serrer, il a senti une pression qui venait d’elle sur le bas de sa jambe et jusqu’au genou, à l’endroit indiqué dans le rêve. C’est donc la femme qui était le magnésium dans la cornue et avec qui à la fin tout va bien. Il est féminin vis-à-vis de moi, de même qu’il est viril vis-à-vis de la femme. Si ça va pour la femme, ça ira pour la cure. Le fait qu’il se palpe lui-même et qu’il perçoit ses genoux indique l’onanisme et correspond à sa fatigue de la veille. Le rendez-vous était bien pour 11 h 1/2. Son désir de dormir à cette heure-là et de s’en tenir aux objets sexuels domestiques (c’est-à-dire l’onanisme) répond à sa résistance.

Au sujet de la répétition du mot phényl, il me dit que tous ces radicaux en yl lui ont toujours plu beaucoup, ils sont très commodes à employer. Tout ceci n’explique rien, mais, lorsque je lui propose le radical Schlemihl, il rit beaucoup et me raconte qu’il a lu cet été un livre de Prévost où le chapitre : les exclus de l’amour, traitait des « schlemiliés » ; en lisant la description, il s’était dit : voilà mon cas. Ç’aurait été de la « schlemilerie » s’il avait manqué le rendez-vous.

Il semble que la symbolique des rêves ait trouvé une confirmation expérimentale directe. En 1912, sur une indication de Swoboda, le Dr K. Schrötter a provoqué, par suggestion portant sur des sujets hypnotisés, des rêves dont il fixait en grande partie le contenu. Quand il suggérait de rêver de relations sexuelles normales ou anormales, le rêve substituait aux éléments sexuels des symboles que connaît l’interprétation psychanalytique. Par exemple, une suggestion lesbienne provoquait l’image de l’amie tenant à la main un sac de voyage usé sur lequel était collée une étiquette avec les mots : Dames seules. On n’avait jamais rien dit à la rêveuse de la symbolique du rêve et de son interprétation. Malheureusement pour ces expériences importantes, nous ne pouvons apprécier leur portée avec l’aide du Dr Schrötter : il s’est suicidé peu après. Nous n’avons de lui qu’une communication dans le Zentralblatt für Psychoanalyse.

En 1923, Roffenstein a publié des résultats semblables. D’autre part, des expériences faites par Betlheim et Hartman nous intéressent particulièrement en ce qu’elles n’ont pas utilisé l’hypnose (Über Fehlreaktionen beider Korsakoffschen Psychose, Archiv. f. Psychiatrie, t. 72, 1924). Ces auteurs ont raconté à des malades atteints de psychose de Korsakoff des histoires sexuelles corsées ; puis ils ont examiné les déformations subies par ces histoires lorsque les malades les racontaient à leur tour. Ils y ont retrouvé les symboles qui nous sont familiers (monter un escalier, piquer et tirer un coup, comme symboles du coït, couteaux et cigarettes, comme symboles du pénis). Les auteurs ont attaché une importance particulière au symbolisme de l’escalier, car, disent-ils à bon droit, « une telle symbolisation serait inaccessible à un désir de déformation conscient ».

Ayant ainsi traité de la symbolique dans le rêve, nous pouvons revenir à ce que nous disions des rêves typiques. Je crois qu’on peut, en gros, les diviser en deux classes : les uns ont toujours le même sens, les autres, malgré un contenu identique ou analogue, doivent être interprétés de façons très diverses. J’ai déjà parlé d’un des rêves typiques de la première espèce, à propos du rêve d’examen.

Les rêves de train manqué doivent être joints aux rêves d’examen, parce qu’ils donnent la même impression affective. Leur explication justifie d’ailleurs ce rapprochement. Ce sont des rêves de consolation, ils nous rassurent contre une autre angoisse éprouvée dans le rêve : l’angoisse de la mort. Partir en voyage est une des expressions symboliques les mieux fondées et les plus souvent employées pour mourir. Le rêve nous console en disant : sois tranquille, tu ne mourras pas (tu ne partiras pas), comme le rêve d’examen nous apaise : n’aie pas peur, il ne t’arrivera rien cette fois encore. La difficulté qu’il y a à comprendre ces deux sortes de rêves vient de ce que l’impression d’angoisse est précisément liée à l’expression de la consolation.

Le sens des rêves des dents arrachées, que j’ai eu souvent à analyser chez mes malades, m’a longtemps échappé, parce qu’à ma vive surprise ils opposaient à l’interprétation une trop grande résistance.

Enfin l’explication m’apparut avec évidence : la force pulsionnelle de ces rêves était, chez les hommes, l’onanisme de la puberté. Je vais analyser deux de ces rêves dont l’un est en même temps un rêve de vol. Tous deux viennent de la même personne, un jeune homme qui a de fortes tendances homosexuelles, mais qui, dans la vie, les inhibe.

Il assiste à une représentation de Fidelio, il est à l’orchestre de l’Opéra à côté de L…, qui lui est sympathique et dont il voudrait bien conquérir l’amitié. Brusquement il s’envole d’un bout à l’autre de l’orchestre, il met la main dans sa bouche et il s’arrache deux dents.

Il décrit lui-même sa fuite comme s’il avait été « jeté » dans l’air. Comme il s’agit d’une représentation de Fidelio, nous nous rappelons le vers :

Qui a conquis une jolie femme201

Mais conquérir une aimable femme n’est pas un des souhaits du rêveur. Son désir serait mieux exprimé par ces autres vers :

Qui a réussi le grand coup

D’être l’ami d’un ami202.

Le rêve contient ce grand coup, mais ce n’est pas là l’accomplissement d’un désir. Il cache des réflexions pénibles sur les malheurs qui lui ont déjà valu ses entreprises amicales ; il a été « jeté dehors », et il craint cela avec le jeune homme près de qui il écoute Fidelio. À cela se rattache le souvenir humiliant pour le rêveur d’un acte d’onanisme répété par deux fois tant il était excité, à la suite d’un refus venu d’un ami.

Voici l’autre rêve : Deux professeurs de l’Université, qu’il connaît, le traitent à ma place. L’un fait quelque chose à son membre ; il craint une opération. L’autre frappe sa bouche avec une tige de fer, de sorte qu’il perd une ou deux dents. Il est attaché avec quatre linges de soie.

Le sens sexuel de ce rêve n’est pas douteux. Les linges de soie répondent à une identification avec un homosexuel qu’il connaît. Le rêveur, qui n’a jamais eu l’expérience d’un coït, et n’a pas non plus cherché à avoir réellement des relations sexuelles avec des hommes, se représente la vie sexuelle à la manière de l’onanisme de la puberté, qu’il a connu.

Je crois que les modifications fréquentes du rêve typique de dent arrachée, par exemple quand un autre arrache la dent du rêveur, etc., pourraient s’expliquer toutes de la même façon203. Il peut paraître singulier que la dent arrachée ait ce sens. Je dois rappeler ici la transposition si fréquente de bas en haut, qui sert le refoulement sexuel et grâce à laquelle dans l’hystérie toutes sortes de sensations et d’intentions – qui devraient concerner les organes génitaux – peuvent se manifester au moins dans d’autres parties du corps irréprochables. Nous avons affaire à une transposition de cette espèce quand la symbolique de l’inconscient remplace les organes génitaux par le visage. L’usage de la langue allemande fait de même (Hinterbacken ; Schamlippen204). Le nez a été souvent comparé au pénis ; les cheveux complètent la ressemblance. Seules les dents échappent à toute comparaison, et c’est de là précisément que vient leur emploi pour représenter ce qu’interdit le refoulement sexuel.

Je ne veux pas dire par là que cela éclaire pleinement l’interprétation du rêve de dent arrachée comme rêve d’onanisme, interprétation qui pour moi n’est pas douteuse205. Je dis ce que je sais et dois laisser le reste inexpliqué. Mais je dois encore indiquer une autre concordance dans notre langue. Il y a dans nos pays une expression grossière pour exprimer la masturbation : sich einen ausreissen (litt. s’en arracher un), ou : sich einen herunterreissen (litt. s’en faire tomber un)206. Je ne saurais dire d’où viennent ces expressions, quelle image est au fond ; mais la « dent » s’accorderait très bien avec la première.

J’introduis ici un rêve de « stimulus dentaire » communiqué par Otto Rank, cela pour combattre l’interprétation populaire qui dans les rêves de dents arrachées ou de chute de dents voit l’indication de la mort d’un parent ; la psychanalyse ne saurait voir dans cette interprétation qu’une parodie.

« Un confrère qui, depuis quelque temps, s’intéresse de plus en plus à l’interprétation des rêves me communique les indications suivantes au sujet des rêves de stimulus dentaire.

« Je rêvai récemment que j’étais chez le dentiste qui creusait une dent reculée de ma mâchoire inférieure. Il y travailla si longtemps qu’il la rendit inutilisable ; il la saisit alors avec la pince et l’arracha en se jouant, avec une facilité qui m’émerveilla. Il dit que je ne devais pas m’inquiéter, parce que ce n’était pas la dent qu’il avait traitée, et il la mit sur la table où la dent, qui, à ce qu’il me sembla, était une incisive supérieure, tomba en plusieurs morceaux. Je me levai du fauteuil, m’approchai avec curiosité et posai une question médicale. Le dentiste m’expliqua, tout en séparant les morceaux de cette dent (qui était d’une blancheur saisissante) et en les broyant avec un instrument (en les pulvérisant), que cela tenait à la puberté et que ce n’est qu’avant la puberté que les dents sortent si aisément ; et chez les femmes, lors de la naissance d’un enfant. – Je remarquai ensuite (dans un demi-sommeil, me semble-t-il) que ce rêve avait été accompagné de pollution, mais je ne pouvais dire avec certitude à quel moment du rêve celle-ci s’était produite ; il me semblait que ce devait être au moment où la dent avait été arrachée.

« Je ne me rappelle plus la suite du rêve ; il s’achève ainsi : Je laisse mon chapeau et mon habit, pensant qu’on me les rapportera, quelque part, sans doute dans le vestiaire du dentiste, et, vêtu de mon seul pardessus, je me hâte pour prendre un train qui va partir. J’arrive à sauter au dernier moment sur le dernier wagon où il y a déjà quelqu’un. Mais je ne peux y entrer et dois faire le voyage dans une situation incommode, dont je finis pourtant par me libérer. Nous entrons dans un grand tunnel, où viennent, en sens opposé, deux trains qui paraissent traverser le nôtre, comme si celui-ci était le tunnel. Je regarde à travers une des fenêtres du wagon, comme si j’étais dehors.

« Voici les faits et les pensées de la veille du rêve, qui peuvent servir à l’interpréter.

« I. Il est vrai qu’un dentiste me traite depuis peu et que, pendant le rêve, je n’ai cessé de souffrir de la dent de la mâchoire inférieure que l’on creuse dans mon rêve et à laquelle, en effet, le dentiste travaille depuis plus longtemps que je ne l’aurais souhaité. Dans la matinée qui a précédé le rêve, j’étais retourné chez lui à cause de la douleur ; il m’avait expliqué que je devrais me laisser arracher une autre dent de la même mâchoire, d’où venait probablement la douleur. Il s’agissait d’une dent de sagesse qui venait de pousser. À cette occasion, je lui avais posé une question qui mettait en jeu sa conscience médicale.

« II. Dans l’après-midi de ce même jour j’avais dû m’excuser de ma mauvaise humeur auprès d’une dame, en arguant de mes maux de dents ; là-dessus elle m’avait raconté qu’elle craignait de devoir se faire arracher une racine dont la couronne était presque complètement ruinée. Elle pensait que les dents œillères étaient particulièrement douloureuses et dangereuses à enlever, bien qu’une amie lui eût dit que les dents de la mâchoire supérieure (pour elle il s’agissait d’une de celles-là) étaient plus faciles à arracher. Cette amie lui avait aussi raconté comment on lui avait arraché, après l’avoir endormie, une dent qui n’était pas celle dont elle souffrait ; ceci avait encore accru la peur de l’opération nécessaire. Elle me demanda ensuite si les dents qu’on appelait œillères étaient des molaires ou des canines. Je la mis en garde contre les histoires de bonnes femmes qui courent sur ce sujet, tout en lui disant cependant qu’il y avait quelque vérité dans beaucoup d’idées populaires. Elle en connaissait une très ancienne et très répandue, selon laquelle une femme enceinte qui souffre des dents doit mettre un garçon au monde.

« III. Cette sentence me fit songer à ce que dit Freud dans sa Traumdeutung (2e éd., p. 193) du rêve à stimulus dentaire, substitut de l’onanisme ; en effet, cette phrase populaire met aussi en relation la dent et le membre viril (le garçon). Je relus donc, le soir de ce jour, ce passage de la Traumdeutung, et j’y trouvai, entre autres choses, les indications suivantes dont l’influence sur mon rêve est aussi nette que celle des faits précédemment indiqués. Freud écrit, au sujet des rêves à stimulus dentaire, que « la force pulsionnelle de ces rêves est chez les hommes l’onanisme de la puberté ». Il ajoute : « Je crois que les modifications fréquentes du rêve typique à stimulus dentaire, par exemple quand un autre arrache la dent du rêveur, etc., pourraient s’expliquer toutes de la même façon. Il peut paraître singulier que le stimulus dentaire ait ce sens. Je dois rappeler ici la transposition si fréquente de bas en haut (dans le rêve en question de la mâchoire inférieure à la mâchoire supérieure), qui sert le refoulement sexuel et grâce à laquelle dans l’hystérie toutes sortes de sensations et d’intentions – qui devraient concerner les organes génitaux – peuvent se manifester du moins dans des parties du corps auxquelles on n’a rien à reprocher. Je dois encore indiquer une autre concordance dans notre langue. Il y a dans nos pays une expression grossière pour exprimer la masturbation : sich einen ausreissen, ou : sich einen herunterreissen… » (2e éd., p. 194 ; supra, p. 332-3). Je connaissais bien cette expression dès ma prime jeunesse, et un interprète de rêves un peu exercé n’aura aucune peine à trouver ici le matériel infantile qui doit être au fond de ce rêve. J’indique encore ici que la facilité avec laquelle on enlève dans le rêve la dent qui devient ensuite une incisive supérieure rappelle un fait de mon enfance : je m’arrachai moi-même une dent de devant de la mâchoire supérieure, qui tremblait, facilement et sans douleur. Ce fait, que je me rappelle encore aujourd’hui clairement et en détail, est de la même époque que les premiers faits d’onanisme que je peux me rappeler (souvenir-écran).

« L’indication, donnée dans Freud, d’une communication de C. G. Jung, d’après laquelle les rêves à stimulus dentaire auraient chez les femmes le sens de rêves d’accouchement, ainsi que la phrase populaire sur le sens des maux de dents chez les femmes enceintes, ont introduit dans le rêve l’opposition entre la signification féminine et la signification masculine (puberté). Je me rappelle, en outre, un rêve plus ancien. Peu de temps après avoir payé une somme considérable au dentiste qui avait mis à mes dents des couronnes207 d’or je rêvai que ces couronnes tombaient et j’étais très fâché dans le rêve de cette dépense que j’avais dû faire. Je comprends maintenant ce rêve : il dit les avantages matériels de la masturbation sur l’amour d’objet, moins intéressant sur le plan économique ; je pense que ce que cette dame m’a dit de la signification des maux de dents chez les femmes enceintes a pu réveiller chez moi cet ensemble de pensées. »

« Voilà donc, continue Rank, l’explication lumineuse et, à mon avis, parfaitement exacte du confrère. Je n’ai rien à y ajouter, mais je dois indiquer le sens probable de la seconde partie, qui, grâce aux mots de transition : Zahn – ziehenZug ; reissenreisen (dent – tirer – train ; arracher – voyager), paraît indiquer le passage, probablement ardu, du rêveur, de la masturbation aux relations sexuelles (tunnel où les trains entrent et sortent dans diverses directions), ainsi que les dangers que présentent celles-ci (grossesse, pardessus).

« Le fait me paraît intéressant au point de vue théorique pour deux raisons. D’abord il confirme la relation découverte par Freud entre l’éjaculation et l’acte d’arracher la dent. Nous sommes obligé de considérer la pollution, sous quelque forme qu’elle apparaisse, comme une satisfaction masturbatoire qui se produit sans excitations mécaniques. Ici elle n’a pas trait à un objet, même imaginaire, elle est sans objet, et, si on peut dire, purement auto-érotique ; tout au plus pourrait-on reconnaître une légère indication homosexuelle (le dentiste). En second lieu, il faut relever le fait suivant : On pourrait objecter qu’il est inutile de faire intervenir ici la conception freudienne, puisque les faits de la veille suffisent parfaitement à nous faire comprendre le contenu du rêve. La visite au dentiste, la conversation avec la dame et la lecture de la Traumdeutung suffisent à expliquer que le rêveur, troublé dans son sommeil par le mal de dents, ait eu ce rêve ; si l’on veut même, il l’aura eu pour repousser la douleur qui trouble son sommeil (et aussi par la représentation de l’arrachement de la dent douloureuse enlevée et l’effacement par la libido de la douleur redoutée). Mais on soutiendra difficilement que la lecture des explications données par Freud suffisait pour créer ou simplement pour rendre active la relation entre l’arrachage d’une dent et l’acte masturbatoire, si cette relation n’avait déjà préexisté, chez le rêveur, depuis longtemps (ce qu’il avoue lui-même : sich einen ausreissen). Ce qui, outre la conversation avec la dame, a pu renouer cette relation, le rêveur nous l’indique lui-même : pour des motifs aisément compréhensibles, il ne pouvait, en lisant la Traumdeutung, croire à cette signification typique du rêve avec stimulus dentaire, et il souhaitait savoir s’il en était ainsi pour tous les rêves de cette espèce. Le rêve lui confirme ce fait pour lui-même et lui montre d’où venaient ses doutes. Ainsi, même en ce sens, le rêve est l’accomplissement d’un désir : le désir de se rendre compte de la portée et de la solidité de cette conception freudienne. »

Au deuxième groupe des rêves typiques appartiennent ceux où l’on vole, plane, tombe, nage, etc. Que signifient ces rêves ? On ne saurait le dire d’une manière générale. Ainsi que nous le verrons, ils ont, dans chaque cas, un sens différent, seuls les éléments de sensations qu’ils contiennent proviennent tous de la même source.

Les renseignements que nous donne la psychanalyse permettent de conclure que ces rêves ont trait à des impressions d’enfance, qu’ils rappellent les jeux de mouvement si agréables aux enfants. Quel est l’oncle qui n’a pas fait voler un enfant, le transportant à bras tendus et courant à travers la pièce, ou qui n’a pas joué à le laisser tomber en étendant brusquement les jambes alors qu’il le balançait sur ses genoux, ou qui n’a pas feint de le lâcher brusquement alors qu’il l’avait levé très haut ? Les enfants poussent des cris de joie et demandent inlassablement qu’on recommence, surtout quand le jeu comporte un peu de terreur et de vertige ; des années après, ils répéteront cela dans le rêve, mais ils oublieront les mains qui les ont portés, de sorte qu’ils voleront et tomberont librement. On sait combien les petits enfants aiment se balancer et tourner ; plus tard leurs souvenirs seront rafraîchis par les exercices du cirque. Chez bien des garçons, les crises hystériques ne sont que la reproduction de ces exercices, qu’ils accomplissent avec beaucoup d’adresse. Il est fréquent que ces jeux de mouvements, innocents en eux-mêmes, provoquent des impressions sexuelles.

Pour résumer tous ces faits en un seul mot, le plus usité chez nous, c’est le Hetzen de l’enfance (action de courir après, de poursuivre, d’exciter) que reproduisent tous ces rêves de vol, de chute, de vertige, etc., mais le sentiment de plaisir est transformé en angoisse. Comme le savent bien toutes les mères, ces excitations des enfants s’achèvent souvent en réalité par des disputes et des larmes.

J’ai donc de bons motifs pour écarter l’explication des rêves de vol et de chute par les sensations de notre peau, des mouvements de nos poumons, etc., pendant le sommeil. Il m’apparaît que ces sensations elles-mêmes sont évoquées par les souvenirs auxquels le rêve se rapporte, qu’elles sont donc le contenu et non la source du rêve208.

Ces impressions de mouvement identiques et de même origine peuvent être utilisées pour représenter les pensées de rêve les plus variées. Les rêves où l’on vole ou plane, et qui le plus souvent sont agréables, réclament des explications diverses : très spéciales pour certains, pour d’autres typiques. Une de mes malades avait l’habitude de rêver qu’elle planait au-dessus de la rue, à une certaine hauteur, sans toucher le sol. Elle était de très petite taille, et elle avait horreur des souillures qu’apportent les relations avec les hommes. Son rêve accomplissait donc ses deux souhaits : il l’élevait au-dessus du sol et il plaçait sa tête dans une région supérieure. Chez d’autres rêveuses, le rêve de vol indiquait l’aspiration à devenir un petit oiseau ou à être un ange : elles souffraient de n’être pas appelées ainsi pendant le jour. La relation très étroite entre le vol et la représentation de l’oiseau explique que les rêves de vol aient en général chez les hommes un sens grossier. Nous ne serons donc pas étonné que les rêveurs soient ordinairement très fiers de leurs capacités dans ce domaine.

Le Dr Paul Federn (de Vienne) fait l’hypothèse pénétrante qu’une bonne part des rêves de vol sont des rêves d’érection, parce que le phénomène remarquable de l’érection, qui n’a cessé de préoccuper l’imagination humaine, doit lui apparaître comme la suppression de la pesanteur (cf. les phallus ailés des Anciens).

Il faut remarquer que Mourly Vold, si positif et si éloigné de toute interprétation, défend lui aussi le sens érotique des rêves de vol et des rêves où l’on plane (Über den Traum, t. II, p. 791). Il déclare que l’érotisme est le motif essentiel de ces rêves ; il note, à l’appui de son affirmation, le sentiment très fort de vibrations dans tout le corps qui accompagne ces rêves et le fait qu’il sont souvent liés à des érections ou à des pollutions.

Les rêves de chute ont plus souvent un caractère d’angoisse. Pour les femmes, leur interprétation ne présente aucune difficulté, car elles acceptent presque toujours le sens symbolique de la chute, répondant au fait d’avoir cédé à une tentation érotique. Nous n’avons pas encore épuisé les sources infantiles des rêves de chute. Presque tous les enfants sont tombés de temps à autre et ont été alors relevés et caressés ; si, dans la nuit, ils sont tombés de leur petit lit, les personnes qui avaient soin d’eux les ont pris avec elles.

Les sujets qui rêvent souvent de natation, qui plongent dans les vagues avec joie, etc., sont ordinairement de ceux qui ont mouillé leur lit ; ils répètent dans le rêve un plaisir auquel ils ont dû renoncer depuis longtemps. Nous verrons bientôt par quelques exemples à quelles figurations se prêtent ordinairement les rêves de nage.

L’interprétation des rêves d’incendie reconnaît le bien-fondé d’une des défenses faites aux enfants : « ne joue pas avec les allumettes » pour qu’ils ne mouillent pas leur lit la nuit. Le fond de ces rêves est une réminiscence de l’énurésie nocturne de l’enfance. J’ai présenté l’analyse et la synthèse complète d’un rêve de cette espèce en le rapprochant de l’histoire de la maladie, et j’ai montré quelles tendances d’un âge plus mûr ces éléments d’origine infantile permettaient de représenter209.

On pourrait citer encore toute une série de rêves « typiques », si on entend par là le retour fréquent du même contenu manifeste chez différents rêveurs. Ainsi le rêve de marcher à travers des rues étroites, de traverser une suite de chambres ; le rêve de voleurs de nuit (auquel il faut rattacher les mesures de prudence prises par les nerveux avant d’aller se coucher) ; la poursuite par des bêtes furieuses (taureaux, chevaux) ; les menaces de coups de couteau, de poignard, de lance. Ces deux derniers types de rêves caractérisent les névroses d’angoisse. Une recherche portant spécialement sur cette question serait très utile. Je me limiterai ici à deux remarques qui ne se rapportent pas exclusivement à des rêves typiques.

Plus on s’occupe d’interprétation des rêves, plus on doit reconnaître que la plupart des rêves des adultes ont trait à des faits sexuels et expriment des désirs érotiques. Seuls ceux qui analysent les rêves, c’est-à-dire qui vont du contenu manifeste à la pensée latente, peuvent se former une opinion sur ce point – et non ceux qui se contentent d’enregistrer leur contenu manifeste (comme le fait Nacke dans son travail sur les rêves sexuels). Posons aussitôt que le fait n’a rien d’étonnant et qu’il s’accorde pleinement avec tous nos principes d’explication. Il n’y a pas de pulsion qui ait été, depuis l’enfance, aussi souvent comprimée que la pulsion sexuelle dans toutes ses composantes210. Aucune autre ne suscite autant et d’aussi forts désirs, désirs inconscients qui agissent pendant le sommeil, en produisant des rêves. On ne dois jamais oublier, pendant l’interprétation, cette importance des complexes sexuels. Naturellement aussi, il ne faut pas l’exagérer jusqu’à ne plus voir qu’eux.

Pour beaucoup de rêves, une interprétation attentive montrera qu’ils doivent être compris d’une manière bisexuelle ; ils se prêtent à une « surinterprétation » à laquelle on ne peut se refuser, ils réalisent des tendances homosexuelles, c’est-à-dire opposées à l’activité sexuelle normale du rêveur. Mais il ne faut pas interpréter tous les rêves d’une manière bisexuelle, comme le font W. Stekel211 et Alf. Adler212 : cela me paraît une généralisation improbable et invraisemblable et que je ne tiens pas à faire. Il est évident que de nombreux rêves peuvent se rapporter à des besoins autres qu’érotiques, même en prenant ce mot dans son sens le plus large. Il y a des rêves de faim, de soif, de commodité, etc. Des déclarations comme : « il y a derrière tout rêve une clause de mort » (Stekel), « chaque rêve va de la direction féminine à la direction masculine » (Adler), me paraissent dépasser la mesure permise. – L’affirmation que tous les rêves doivent être expliqués d’une manière sexuelle, contre laquelle on a infatigablement polémiqué, est étrangère à ma Traumdeutung. On ne saurait la trouver dans les sept éditions de ce livre et elle est en contradiction nette avec son contenu.

Nous avons montré à plusieurs reprises que des rêves d’une innocence frappante contenaient des désirs érotiques grossiers. Nous pourrions le prouver par de nouveaux exemples nombreux. Mais même des rêves indifférents en apparence, et auxquels on ne saurait trouver rien à reprendre, montrent, après l’analyse, d’une manière inattendue, qu’ils incarnaient des impulsions de désir (Wunschregung) sexuel indubitables. Qui donc, par exemple, supposerait, avant l’interprétation, un pareil désir dans le rêve suivant : Il y a, entre deux palais imposants, une petite maison un peu en retrait ; la porte est fermée. Ma femme m’accompagne jusqu’à la petite maison, pousse la porte, et je me glisse, rapide et léger, dans une petite cour qui monte brusquement.

Tous ceux qui ont quelque habitude de l’interprétation reconnaîtront aussitôt des symboles sexuels courants dans l’entrée dans un espace étroit, l’ouverture d’une porte fermée, et ils interpréteront ce rêve comme la représentation d’un coït par derrière (entre les appas imposants du corps de la femme) ; l’allée étroite qui monte brusquement est naturellement le vagin ; le secours apporté par la femme du rêveur oblige l’interprétateur à supposer que seul le respect dû à l’épouse a empêché ce genre d’expérience. Nous apprenons que, la veille du rêve, une jeune domestique était entrée en service dans la maison du rêveur. Elle lui avait plu beaucoup et lui avait donné l’impression qu’elle ne serait pas très farouche. La petite maison, entre les deux palais, est une réminiscence des Hradčany de Prague ; c’est de cette ville que venait la jeune bonne.

Quand j’indique à des malades la fréquence du rêve d’Œdipe, du désir de commerce sexuel avec la mère, ils me répondent toujours : je ne peux me rappeler aucun rêve de cette espèce. Mais ils se rappellent, bientôt après, un autre rêve, méconnaissable et indifférent, qui s’est très souvent reproduit et où l’analyse découvre un contenu analogue. Je peux garantir que les rêves de commerce sexuel avec la mère dissimulés sont beaucoup plus nombreux que les rêves sincères213.

Il y a des rêves de paysages ou de localités qui sont accompagnés de la certitude exprimée dans le rêve même : j’ai déjà été là. Mais ce déjà vu a dans le rêve un sens particulier. Cette localité est toujours l’organe génital de la mère ; il n’est point d’autre lieu dont on puisse dire avec autant de certitude qu’on y a déjà été. Une seule fois un obsédé m’embarrassa en me racontant un rêve où il visitait une maison où il avait déjà été deux fois. Mais justement ce malade m’avait raconté longtemps avant un fait qui s’était passé quand il avait 6 ans. À cette époque, il avait partagé une fois le lit de sa mère et il avait introduit son doigt dans son sexe pendant qu’elle dormait.

Un grand nombre de rêves, souvent remplis d’angoisse, tels que ceux où l’on passe par des couloirs étroits, où l’on séjourne dans l’eau, reposent sur des fantasmes concernant la vie intra-utérine, le séjour dans le corps de la mère et l’acte même de naître.

Voici le rêve d’un jeune homme qui a imaginé d’utiliser le séjour intra-utérin pour observer les relations sexuelles de ses parents.

Il se trouve dans une fosse profonde, qui a une fenêtre comme le tunnel de Semmering. À travers celle-ci, il voit d’abord des paysages vides, puis il imagine un tableau qui entre aussitôt et remplit le vide. Le tableau représente un champ profondément labouré par un instrument, et le beau ciel, l’idée du travail bien fait, les mottes de terre bleu-noir font une impression magnifique. Puis il continue, voit un manuel de pédagogie ouvert… et s’étonne que l’on y prête une telle attention aux impressions sexuelles (de l’enfant) ; à ce sujet il pense à moi. »

Voici un beau rêve d’eau d’une malade, il servit beaucoup à la cure.

Pendant son séjour d’été au lac de…, elle se précipite dans l’eau sombre, là où la lune pâle se reflète dans l’eau.

Des rêves de cette espèce sont des rêves de naissance. Pour les interpréter, il faut renverser le fait qui forme le contenu manifeste du rêve ; ainsi, au lieu de se précipiter dans l’eau, on dira : sortir de l’eau, c’est-à-dire naître214. On reconnaîtra le lieu d’où nous naissons en pensant au français : « la lune ». La lune pâle est le « popo » blanc d’où l’enfant devine bientôt qu’il est issu. Pourquoi la malade aurait-elle voulu naître dans son séjour d’été ? Je le lui demande, et elle répond sans hésitation : « La cure n’est-elle pas pour moi une seconde naissance ? » Ainsi ce rêve invite à continuer à la soigner dans cette villégiature, c’est-à-dire à l’y aller voir ; il contient peut-être aussi une indication très timide du désir d’être mère elle-même215.

Je prends, dans un travail de E. Jones, un autre rêve de naissance avec son interprétation : « Elle était au bord de la mer et surveillait un petit garçon, qui lui paraissait être le sien, pendant qu’il pataugeait dans l’eau. Il alla si loin que l’eau le recouvrit, de sorte qu’elle ne pouvait voir que sa tête et la manière dont elle s’élevait et s’abaissait à la surface. Puis la scène se transforma et devint le hall d’un hôtel, remplit de monde. Son mari la quitta et elle entra en conversation avec un étranger.

« La seconde partie du rêve apparut, à l’analyse, comme le représentation d’une fugue ; elle avait quitté son mari et noué des relations intimes avec une tierce personne. La première partie du rêve était une rêverie de naissance. Dans le rêve comme dans la mythologie, la délivrance de l’enfant des eaux est ordinairement représentée par renversement par l’entrée de l’enfant dans l’eau ; la naissance d’Adonis, d’Osiris, de Moïse et de Bacchus en fournit des exemples entre beaucoup d’autres. Le mouvement de la tête qui sort de l’eau et qui y rentre rappelle aussitôt à la malade les mouvements de l’enfant qu’elle a appris à connaître pendant son unique grossesse. La pensée de l’enfant qui descend dans l’eau éveille une rêverie où elle se voit elle-même, elle tire l’enfant de l’eau, le mène dans la nursery, le lave, l’habille et enfin l’amène dans sa maison.

« La seconde moitié du rêve présente des pensées qui ont trait à la fugue et qui sont en relation avec les pensées cachées de la première moitié ; la première moitié du rêve correspond au contenu latent de la seconde, aux fantasmes de naissance. Il y a d’autres renversements, à côté de celui qui a déjà été signalé. Dans la première moitié du rêve l’enfant va dans l’eau et ensuite sa tête se balance. Dans les pensées qui sont au fond du rêve, ce sont les mouvements de l’enfant qui apparaissent d’abord, puis l’enfant quitte l’eau (double renversement). Dans la seconde moitié du rêve son mari la quitte ; dans la pensée du rêve, elle quitte son mari. »

Abraham raconte un autre rêve de naissance, fait par une jeune femme qui attendait son premier accouchement : « D’un point du plancher de la chambre part un conduit souterrain qui plonge directement dans l’eau (canal pelvi-génital, eaux). Elle soulève une trappe dans le plancher, et aussitôt apparaît un être couvert d’une fourrure brunâtre qui ressemble un peu à un phoque. Cet être se métamorphose et devient le plus jeune frère de la rêveuse avec qui elle a toujours été très maternelle. »

Rank a montré, d’après toute une série de rêves, que les rêves de naissance utilisaient la même symbolique que les rêves urinaires. Le stimulus érotique y est représenté comme un stimulus urinaire. Les couches de signification dans ces rêves correspondent à une transformation du sens des symboles depuis l’enfance.

Nous pouvons maintenant revenir au thème que nous avons quitté : le rôle que jouent dans la formation du rêve les excitations organiques qui troublent le sommeil. Des rêves faits sous ces influences ne manifestent pas seulement la tendance à accomplir un désir et le besoin de commodité, mais souvent aussi une symbolique parfaitement transparente, car il est fréquent que la stimulation qui réveille soit celle dont la satisfaction a été vainement cherchée dans le rêve sous un déguisement symbolique. Cela est vrai des rêves de pollution comme des rêves vésicaux et rectaux. Le caractère particulier des rêves de pollution nous a permis, non seulement de démasquer des symboles sexuels qui nous paraissent typiques, et qui étaient très discutés, mais encore de nous rendre compte que mainte scène en apparence innocente n’était que le prélude symbolique d’une scène sexuelle grossière ; celle-ci n’arrive pas à être directement figurée que dans les rêves de pollution qui sont relativement rares ; il est fréquent qu’elle tourne au cauchemar, qui conduit également au réveil.

La symbolique des rêves urinaires est particulièrement transparente. Elle était connue de tout temps. Hippocrate affirmait déjà qu’il y a trouble de la vessie quand on rêve de fontaines et de sources (Havelock Ellis). Scherner a étudié sous ses multiples aspects la symbolique urinaire et il a également soutenu qu’« un stimulus urinaire un peu fort évolue en stimulation d’espèce sexuelle et prend ses formes symboliques… Le rêve provoqué par un stimulant urinaire est souvent en même temps le représentant d’un rêve sexuel. »

O. Rank, dont je suis ici les explications (cf. Symbol schichtung im Wecktraum), considère comme très vraisemblable qu’un grand nombre de rêves à stimulus urinaire soient en réalité provoqués par un stimulus sexuel qui a cherché à se satisfaire d’abord en revenant à la phase infantile de l’érotique uréthrale. Les cas particulièrement instructifs sont ceux où le stimulus prétendu urinaire conduit au réveil et à la satisfaction de ce besoin ; après quoi le rêve revient, se continue et s’exprime désormais par des images érotiques non voilées216.

De même, les rêves à stimulus intestinal ont une symbolique particulière et qui légitime parfaitement les rapprochements populaires entre or et ordure217 ; « Ainsi, par exemple, une malade soignée pour des troubles intestinaux rêve d’un enfouisseur qui enterre un trésor non loin d’une cabane de bois qui ressemble à un w.-c. de campagne. Dans la seconde partie du rêve, elle nettoie le derrière de sa petite fille qui s’est salie. »

Il faut joindre aux rêves de naissance les rêves de sauvetage. Sauver, en particulier tirer de l’eau, a le même sens que mettre au monde quand c’est une femme qui rêve ; ce sens change quand il s’agit d’un homme (cf. Pfister : Ein Fall von psychoanalytischer Seelsorge und Seelenheilung, Evangelische Freiheit, 1909). Au sujet du symbole du « sauvetage », voir ma conférence : Die zukünftigen Chancen der psychoanalytischen Therapie, in Zentralblatt f. Psychoanalyse, n° 1, 1910, et Beiträge zur Psychologie des Liebeslebens, I. Ueber einen besonderen Typus der Objektwahl beim Manne, Jahrbuch f. Psychoan., II, 1910, Ges. Werke, Bd., VIII218.

Les brigands, les voleurs qui entrent la nuit dans les maisons, les fantômes dont on a peur avant de se mettre au lit, et qui, à l’occasion, troublent le dormeur, proviennent tous des mêmes réminiscences infantiles. Ce sont les visiteurs nocturnes qui ont éveillé l’enfant pour le mettre sur le vase afin qu’il ne mouille pas son lit ou qui ont soulevé les couvertures pour voir comment il tenait ses mains en dormant. L’analyse de quelques-uns de ces rêves d’angoisse m’a permis de reconnaître la personne dont il était question. Le voleur était chaque fois le père, les fantômes étaient les femmes en vêtements de nuits blancs.

VI. Exemples de figurations Calculs et discours dans le rêve

Avant d’étudier comme il convient le quatrième des facteurs essentiels de la formation des rêves, je voudrais donner quelques exemples qui serviront à la fois à illustrer l’action commune des trois facteurs que nous connaissons et à vérifier les hypothèses que j’ai avancées ou à en tirer des conclusions indiscutables. Il m’a été, en effet, très difficile, quand j’ai exposé le travail du rêve, de prouver les résultats obtenus par des exemples. Les exemples qui justifient les différents principes ne sont probants que dans l’ensemble d’une interprétation ; isolés, ils perdent leur force, et une analyse, même peu approfondie, est bientôt si vaste qu’elle fait perdre le fil de l’explication au lieu de l’éclairer. Ce motif technique me servira d’excuse si je groupe maintenant des faits qui n’ont de cohérence que par leur rapport au chapitre précédent.

Voici d’abord quelques exemples de représentations particulièrement bizarres ou inaccoutumées dans le rêve.

Une dame rêve : Une femme de chambre est montée sur une échelle comme si elle voulait laver les vitres et elle tient un chimpanzé et un chat gorille (elle corrige ensuite : chat angora) ; elle jette ces animaux sur la rêveuse ; le chimpanzé s’attache à elle, et c’est très dégoûtant. Ce rêve a atteint son but par un moyen très simple : il a pris et figuré littéralement une expression usuelle. Le mot « singe », les noms d’animaux en général sont des injures, et la scène du rêve n’a d’autre sens que « jeter des injures à la face ». Nous trouverons dans ma collection d’autres exemples de ce procédé.

Ainsi dans le rêve suivant : Une femme avec un enfant dont le crâne est visiblement mal conformé ; elle a entendu dire que c’est la manière dont il était placé dans le corps de sa mère qui a amené cette conformation. Le médecin a dit qu’on pourrait, en le comprimant, donner à ce crâne une meilleure forme, mais ce serait dangereux pour le cerveau. Elle pense que c’est un garçon et que ça ne lui nuira pas. Ce rêve représente d’une manière plastique le concept abstrait que la rêveuse avait entendu au cours des explications données pendant la cure : « impression d’enfance ».

L’exemple suivant présente une direction un peu différente. Le rêve contient le souvenir d’une excursion à Hilmteich, près de Graz : Il fait un temps affreux dehors : un hôtel misérable, l’eau coule des murs, les lits sont humides. (Ce dernier fragment est moins direct dans le rêve que je ne l’indique ici.) Le rêve signifie : Superflu. L’idée abstraite qui se trouve dans la pensée du rêve est d’abord présentée d’une manière très équivoque ; on lui substitue : « qui coule par-dessus », ou « fluide et superflu » (flüssig und überflüssig). Puis, pour obtenir une figuration concrète, on accumule des impressions analogues. Il y a de l’eau dehors, il y a de l’eau dedans, le long des murs, il y a de l’eau dans les lits, humides : tout est « fluide et superflu ». Nous ne nous étonnerons pas qu’en pareil cas l’orthographe soit moins importante que le son des mots ; la rime prend des libertés analogues. Dans un rêve assez étendu, communiqué et bien analysé par Rank, une jeune fille raconte qu’elle est allée se promener dans les champs où elle a cueilli de beaux épis d’orge et de blé. Un ami de jeunesse est venu au-devant d’elle et elle a voulu éviter sa rencontre. L’analyse montre qu’il s’agit d’un baiser honnête (Aehre = épi, Ehre = honneur)219. Les épis, qui ne doivent pas être arrachés, mais coupés, jouent dans ce rêve leur propre rôle et, en outre, condensés avec : l’honneur, les honneurs, ils représentent toute une série d’autres pensées.

En bien des cas la langue a beaucoup facilité la figuration des pensées du rêve. Elle offre des séries de mots qui étaient à l’origine imagés et concrets et qui, pâlis, sont maintenant employés dans un sens abstrait. Le rêve n’a qu’à rendre à ces mots leur sens primitif complet ou un des sens intermédiaires. Quelqu’un rêve, par exemple, que son frère est dans une caisse, l’interprétation remplace la caisse par une armoire, et la pensée du rêve est que le frère doit se renfermer, se renferme dans son état (armoire = Schranck, renfermer = einschränken, litt. s’enfermer dans une armoire). Un autre rêveur escalade une montagne, d’où il a une vue extraordinairement vaste. Il s’identifie par là avec son frère qui dirige une revue qui s’occupe de relations avec l’Extrême-Orient.

Dans un rêve du Grüne Heinrich de Keller, un cheval impétueux se roule dans une belle avoine dont chaque grain est fait « d’une amande douce, d’un grain de raisin sec et d’un pfennig neuf enveloppés de soie rouge et attachés avec un brin de soie de porc ». Le poète ou le rêveur interprète aussitôt cette représentation, car le cheval se sent si agréablement chatouillé qu’il crie : l’avoine me pique (loc. usuelle = la fortune me monte à la tête).

D’après Henzen, on trouve un usage particulièrement abondant de ces manières de parler et de ces calembours de rêve dans la vieille littérature nordique des Sagas ; on a peine à y relever un exemple de rêve sans équivoque ou sans jeu de mots.

Ce pourrait être le sujet d’un travail spécial que de rassembler ces procédés et de les ranger d’après leurs principes. Nombre d’entre eux sont presque des jeux d’esprit. On a l’impression qu’on ne les aurait jamais découverts soi-même si le rêveur n’avait su les indiquer. En voici quelques-uns.

I. Un homme rêve qu’on lui demande un nom auquel il ne peut penser. Il explique lui-même que cela signifie : « L’idée ne m’en viendrait jamais (pas même en rêve). »

II. Une malade raconte un rêve dont tous les personnages étaient spécialement grands. « Cela signifie, ajoute-t-elle, qu’il s’agit d’un événement de ma première enfance, car naturellement, en ce temps-là, toutes les grandes personnes me paraissaient prodigieusement grandes. » Elle-même n’apparaissait pas dans ce rêve.

Le recul dans l’enfance est exprimé autrement dans d’autres rêves qui traduisent le temps par l’espace. On voit les personnes et les scènes dont il s’agit comme si elles étaient très éloignées, au bout d’un long chemin, ou comme si on les regardait à travers une lorgnette de théâtre tenue à l’envers.

III. Un homme qui s’exprime ordinairement d’une manière abstraite et peu précise, mais qui a, à part cela, un esprit vif, rêve, dans un certain contexte, qu’il va dans une gare où un train arrive. On rapproche le trottoir du train arrêté, il y a donc un renversement absurde. Ce détail n’est qu’un signe indiquant qu’il y a dans le contenu du rêve quelque chose de renversé. L’analyse retrouve le souvenir de livres d’images dans lesquels étaient représentés des hommes qui se tenaient sur la tête et marchaient sur les mains.

IV. Ce même rêveur nous raconte une autre fois un rêve bref, qui fait penser à un rébus. Son oncle l’embrasse, en automobile. Il ajoute immédiatement l’interprétation, que je n’aurais jamais trouvée et qui est : Autoérotisme. Cela ressemble à une plaisanterie faite pendant la veille.

V. Le rêveur tire une femme de derrière le lit, cela veut dire qu’il l’attire.

VI. Le rêveur se voit vêtu en officier, assis à table à l’opposé du Kaiser. Cela veut dire qu’il s’oppose à son père.

VII. Le rêveur soigne une autre personne qui s’est rompu un os. L’analyse indique que cette rupture représente un adultère (Ehebruch, adultère ; litt. : rupture de mariage).

VIII. Dans le rêve les moments de la journée représentent très souvent des époques de l’enfance. Ainsi 5 h 1/4 du matin signifie, pour un rêveur, 5 ans 3 mois. C’est l’âge où lui est arrivé un événement important, la naissance d’un frère.

IX. Autre exemple d’époques de la vie représentées dans le rêve : Une femme marche avec deux petites filles entre lesquelles il y a une différence d’âge de 1 an 1/4. La rêveuse ne connaît pas de famille qui ait des enfants de cet âge. Elle-même interprète que les deux enfants la représentent et que le rêve lui rappelle l’époque des deux traumatismes de son enfance qui se sont produits à cette distance l’un de l’autre (3 ans 1/2 et 4 ans 3/4).

X. Il n’est pas étonnant que des personnes qui suivent un traitement psychanalytique expriment dans le rêve les pensées et les espoirs qu’il provoque. L’image choisie pour représenter la cure est ordinairement un trajet. Ce trajet est effectué le plus souvent en automobile parce que c’est là un véhicule nouveau et compliqué. L’ironie du patient trouve son compte dans la vitesse de l’automobile.

Si l’inconscient, en tant qu’élément de la pensée de veille, doit être représenté dans le rêve, il l’est par des lieux souterrains. En dehors de la cure analytique, ces représentations auraient symbolisé le corps de la femme ou la matrice. « En bas », dans le rêve, a souvent trait aux organes génitaux, « en haut » au visage, à la bouche ou à la poitrine. Les bêtes sauvages symbolisent ordinairement les pulsions passionnelles du rêveur ou pulsions d’autres personnes que le rêveur craint ; et, avec un léger déplacement, ces personnes mêmes. Il n’y a pas loin de là à un mode de figuration analogue au totémisme ; le père redouté est symbolisé par de méchants animaux, des chiens, des chevaux sauvages. On pourrait dire que les animaux sauvages servent à représenter la libido redoutée par le moi, combattue par le refoulement. La névrose elle-même, la « personnalité morbide », est souvent séparée par le rêveur et présentée comme une personnalité indépendante.

XI. (H. Sachs) « Nous savons, grâce à Die Traumdeutung, que le travail du rêve dispose de bien des moyens pour représenter un mot ou une tournure de phrase d’une façon imagée. Il peut utiliser, par exemple, le fait qu’un mot a deux sens, et prendre dans le contenu manifeste le second sens au lieu du premier qui apparaît dans la pensée du rêve.

« C’est ce qui s’est produit dans le petit rêve suivant, grâce à une utilisation adroite des impressions récentes.

« Je m’étais enrhumé dans la journée, c’est pourquoi, en me couchant, j’avais résolu de ne pas quitter mon lit de la nuit si c’était possible. Le rêve, en apparence, me fit continuer mon travail de la journée ; j’avais collé des coupures de journal dans un livre en ayant soin de mettre chaque fragment à sa place. Voici le rêve :

« Je m’efforce de coller une coupure dans le livre, mais elle ne va pas sur cette page (er geht nicht auf die Seite : ce qui peut vouloir dire aussi : il ne va pas à côté), ce qui me cause une grande douleur.

« Je m’éveillai et constatai que la douleur du rêve continuait, mais sous forme de maux de ventre, de sorte que je dus manquer à ma résolution. Le rêve, gardien du sommeil, avait accompli mon désir de rester au lit en représentant les mots : ne va pas de ce côté (= à côté…). »

On peut dire que, pour arriver à une figuration visuelle, le travail du rêve emploie tous les moyens à sa portée, qu’ils soient ou non admis par la critique de la veille. De là le doute et l’ironie de tous ceux qui ont seulement entendu parler de l’interprétation et ne l’ont pas pratiquée. Le livre de Stekel : Die Sprache des Traumes, est riche en exemples de ce procédé, mais j’éviterai de les lui emprunter, parce que son manque de sens critique et son arbitraire dans la technique troublent ceux-là même qui n’ont point de préjugés sur ce point.

XII. Voici des exemples pris dans un travail de V. Tausk : Kleider und Farben im Dienste der Traumdarstellung (Int. Zeitschr. f. Psychoan., II, 1914) :

a) A… rêve qu’il voit son ancienne gouvernante vêtue d’une robe noire légère.

Cela signifie qu’il juge cette femme légère.

b) C… voit en rêve, sur la grande route de X…, une jeune fille inondée de lumière blanche et vêtue d’une robe blanche.

Le rêveur a échangé ses premières tendresses sur cette grande route avec une demoiselle Weiss (Blanc).

c) Mme D… rêve qu’elle voit le vieux Blasel (un tragédien viennois qui a 80 ans) reposer sur le divan, revêtu d’une cuirasse (Rüstung). Ensuite il saute par-dessus la table, les chaises, tire son épée, se regarde en même temps dans la glace et donne des coups d’épée dans l’air comme s’il luttait contre un ennemi imaginaire.

Interprétation : La rêveuse a une vieille maladie de la vessie (= Blase). Pendant l’analyse, elle est étendue sur le divan, et, lorsqu’elle se regarde dans la glace, il lui paraît que, malgré son âge et sa maladie, elle se défend bien (sehr rüstig).

XIII. Le « grand exploit » dans le rêve (Die grosse Leistung im Traume).

Un homme se voit dans un lit, il est une femme enceinte. Cela lui est très pénible. Il s’écrie : J’aimerais encore mieux… (il complète, pendant l’analyse, se rappelant l’expression d’une infirmière : casser des pierres). Derrière son lit se trouve une carte dont le bas est maintenu par une baguette de bois (Holzleiste). Il arrache cette baguette en la prenant parles deux bouts ; elle ne se brise pas en travers, mais se fend en long. De cette manière, il s’est soulagé et il a accouché.

Sans être aidé, il interprète le fait d’avoir arraché la baguette (Leiste) comme étant le grand exploit (Leistung) grâce auquel il s’est tiré de sa pénible situation (dans la cure) en s’arrachant à sa position féminine… Le détail absurde : la baguette qui s’est fendue en long, s’explique : le rêveur rappelle que le dédoublement joint à la destruction fait allusion à la castration. Il est fréquent que le rêve représente la castration par un désir antithétique : présence de deux symboles du pénis. L’aine (aussi nommée Leiste en allemand) est d’ailleurs une région du corps proche des organes génitaux. Le rêveur condense ensuite son interprétation : il a surmonté la menace de castration que représentait sa transformation en femme220.

XIV. Dans une analyse que j’ai faite en français, il s’agissait d’interpréter un rêve où j’apparaissais sous la forme d’un éléphant. Je demandai naturellement d’où cela venait. « Vous me trompez », répondit le rêveur.

XV. Le travail du rêve parvient souvent à utiliser un matériel très ingrat, comme le sont par exemple les noms propres, en opérant le rapprochement forcé de rapports assez lointains. Dans un de mes rêves, le vieux Brücke m’a donné une tâche. Je fais une préparation anatomique et dégage quelque chose qui ressemble à du papier d’étain froissé. Je reparlerai de ce rêve. L’idée, difficile à dégager, est « Staniol », et je sais qu’il s’agit du nom de Stannius, auteur d’un travail sur le système nerveux des poissons que j’ai beaucoup admiré autrefois. Le premier travail scientifique que mon maître m’a proposé portait en effet sur le système nerveux d’un poisson, l’Ammocœtes. Il n’y avait évidemment aucun moyen de construire un rébus sur ce nom.

XVI. Voici encore un rêve de contenu singulier ; il est d’ailleurs remarquable aussi comme rêve d’enfant et il s’explique très facilement par l’analyse. Une dame raconte : « Je me rappelle avoir souvent rêvé, étant enfant, que le Bon Dieu avait un chapeau de papier pointu sur la tête. On me mettait souvent à table un chapeau de cette espèce pour que je ne puisse pas regarder dans les assiettes des autres enfants ce qu’on leur donnait de chaque plat. Comme on m’avait raconté que Dieu savait tout, le rêve indique que je sais tout malgré le chapeau. »

Les nombres et les calculs qui apparaissent dans le rêve montrent bien en quoi consiste le travail du rêve et comment les éléments dont il dispose enveloppent la pensée du rêve. On sait que les nombres rêvés sont considérés par les gens superstitieux comme très significatifs.

Voici quelques exemples de rêves de cette sorte :

I. Rêve d’une dame, peu avant la fin de son traitement.

Elle veut payer quelque chose ; sa fille prend dans son porte-monnaie 3 fl. 65 kr. ; mais elle dit : « Que fais-tu ? Ça ne coûte que 21 kr. » Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre ce fragment de rêve, parce que je connaissais la situation de la rêveuse. C’était une étrangère, qui avait amené sa fille dans une maison d’éducation de Vienne. Elle pouvait poursuivre son traitement aussi longtemps que sa fille restait à Vienne. L’année scolaire finissait dans 3 semaines et le traitement avec elle. La veille du rêve, elle avait vu la directrice de l’institution qui lui avait demandé si elle ne se déciderait pas à lui laisser l’enfant encore un an. Assurément elle avait pensé, à cette occasion, qu’elle pourrait alors continuer la cure pendant un an. C’est à quoi le rêve se rapporte ; une année a 365 jours, les 3 semaines qui achèveront l’année scolaire et le traitement font 21 jours (il n’y a pas, il est vrai, autant d’heures de traitement). Les nombres, qui, dans la pensée du rêve, se rapportaient au temps, deviennent, dans le rêve même, des sommes d’argent, cela d’ailleurs en vertu d’un sens profond, car « time is money ». Il est évident que 365 kreuzer sont 3 gulden 65 kreuzer. La somme du rêve est très faible, visiblement pour répondre à un désir ; le désir a diminué les frais du traitement et de l’année d’études.

II. Dans un autre rêve, les chiffres entraînent des complications plus grandes. Une femme jeune, mais mariée depuis longtemps déjà, apprend qu’une de ses amies, du même âge qu’elle, Elise L…, vient de se fiancer. Là-dessus, elle rêve : Elle est au théâtre avec son mari, une partie de l’orchestre est complètement vide. Son mari lui raconte qu’Elise L… et son fiancé auraient aussi voulu aller au théâtre, mais qu’ils ne pouvaient avoir que de mauvaises places, 3 pour 1 fl. 50 kr., ce qu’ils ne pouvaient prendre. Elle pense que ce n’aurait pas été un malheur.

D’où viennent ces 1 fl. 50 kr. ? D’un menu fait, tout à fait indifférent, de la veille. Sa belle-sœur avait reçu de son mari en guise de cadeau 150 fl. et elle s’était hâtée de les dépenser en achetant un bijou. Remarquons que 150 fl. font 100 fois plus que 1 fl. 50 kr. D’où viennent les 3 places au théâtre ? Il n’y a qu’un rapport possible. La fiancée a 3 mois de moins qu’elle. Ce qui nous aidera à comprendre le rêve, ce sera l’indication qu’un côté de l’orchestre reste vide. C’est une allusion à un menu fait qui a donné à son mari une bonne occasion de taquinerie. Elle voulait assister à une certaine représentation et avait eu soin de louer des places plusieurs jours à l’avance, elle avait donc payé la location. Quand ils arrivèrent au théâtre, ils s’aperçurent que tout un côté était vide : elle n’avait pas besoin de se presser.

Je vais maintenant substituer au rêve la pensée du rêve : « J’ai fait une sottise en me mariant de si bonne heure, je n’avais pas besoin de me presser ; je vois par l’exemple d’Elise L… que j’aurais encore trouvé un mari. Et un mari cent fois meilleur (mari, trésor) si j’avais attendu (contraste avec la hâte de la belle-sœur). J’aurais pu acheter trois hommes de cette espèce avec mon argent (ma dot). » Nous voyons que dans ce rêve les chiffres ont changé de sens et de relations bien plus que dans le précédent. Le travail de transformation et de déformation du rêve a été beaucoup plus grand, ce qu’il faut interpréter par le fait que ces pensées du rêve ont eu à surmonter une résistance psychique bien plus grande pour être représentées. Il faut remarquer aussi qu’il y a dans ce rêve un élément absurde, le fait que deux personnes prennent trois places. L’interprétation nous permet de comprendre cette absurdité. Elle caractérise celle des pensées du rêve qui est le plus nette : j’ai fait une sottise en me mariant si tôt. Le 3 qui représentait une relation tout à fait accessoire entre les deux personnes comparées (différence d’âge de trois mois) est employé à indiquer la sottise nécessaire au rêve. La diminution de la somme : 150 fl. deviennent 1 fl. 50 kr., correspond à la petite estime qu’a pour son mari (ou son trésor) la rêveuse, dans ses pensées réprimées.

III. Un autre exemple nous montre cette arithmétique du rêve qui lui a valu tant de mépris. Un homme rêve : Il est assis chez B… (une famille qu’il a connue autrefois) et dit : « Vous avez fait une sottise en ne m’accordant pas la main de Mali. » Puis il demande à la jeune fille : « Quel âge avez-vous ? – Je suis née en 1882.Alors vous avez 28 ans. »

Le rêve étant de 1898, le calcul est visiblement faux, et il faudrait comparer la faiblesse mathématique du rêveur à celle d’un paralytique général, si on ne pouvait trouver d’autre explication. Mon malade appartient à l’espèce des gens que préoccupe toute femme rencontrée. Pendant quelques mois, la personne qui entrait après lui dans mon cabinet avait été une jeune femme dont il demandait souvent des nouvelles et avec qui il voulait à tout prix se montrer aimable. C’est à celle-là qu’il donnait 28 ans. Ce détail pour expliquer le résultat de son calcul. 1882 étant la date de son mariage. Il avait fallu qu’il entrât en conversation avec les deux autres femmes qu’il voyait chez moi, les deux bonnes, rien moins que jeunes qui alternativement, lui ouvraient la porte. Comme il les avait trouvées très réservées, il se l’était expliqué en se disant qu’elles le considéraient comme un vieux monsieur « bien assis ».

IV. Voici un autre rêve de nombres caractérisé par une détermination ou plus exactement par une surdétermination très transparente. Je le dois, ainsi que son interprétation, à B. Dattner.

« Mon concierge, agent de police à l’hôtel de ville, rêve qu’il est de faction dans la rue (ce qui est l’accomplissement d’un désir). Un inspecteur vient à lui, il porte sur son col les numéros 22 et 62 ou 26. (En tout cas, il y a plusieurs 2.) – Le morcellement du nombre 2262 dans le compte rendu du rêve laisse déjà supposer que les diverses parties ont un sens particulier. Il pense brusquement qu’hier il a parlé avec ses collègues de la durée du temps de service. Cela à propos d’un inspecteur qui prenait sa retraite à 62 ans. Le rêveur a maintenant 22 ans de service et il lui faut encore 2 ans 2 mois pour avoir droit à une pension de 90 %. Le rêve lui présente d’abord la réalisation d’un désir caressé depuis longtemps : devenir inspecteur. Il est lui-même le supérieur qui porte sur son col le n° 2262, il fait son service dans la rue, encore un de ses désirs, il a servi ses 2 ans 2 mois et il peut prendre sa retraite avec une pension complète, comme l’inspecteur de 62 ans221.

Si nous réunissons ces exemples et d’autres analogues (que nous rapportons plus loin), nous pourrons dire : Le travail du rêve n’est pas un calcul juste ou faux ; il se contente d’employer des nombres qui apparaissent dans la pensée du rêve et peuvent servir d’allusions à des éléments non représentables ; il les emploie sous la forme d’un calcul. Il utilise, à ses fins, les nombres de la même manière que tous les autres éléments : images et images verbales, mots, noms ou discours.

Car le travail du rêve ne saurait non plus créer des discours.

Dans la mesure où des discours et des réponses apparaissent dans les rêves, qu’ils soient sensés ou déraisonnables, l’analyse montre chaque fois que le rêve n’a fait que reproduire des fragments de discours réellement tenus ou entendus qu’il a empruntés aux pensées du rêve et employés à son gré. Non seulement il les a arrachés de leur contexte et morcelés, a pris un fragment, rejeté un autre, mais encore il a fait des synthèses nouvelles, de sorte que les discours du rêve, qui paraissaient d’abord cohérents, se divisent, à l’analyse, en trois ou quatre morceaux. Dans ce nouvel emploi, le sens que les mots avaient dans la pensée du rêve est souvent abandonné : le mot reçoit un sens entièrement nouveau222.

Quand on y regarde de plus près, on découvre, dans le discours du rêve, des parties plus nettes, plus compactes, à côté d’autres qui servent de lien et ont probablement été ajoutées pour compléter les premières – de même qu’en lisant nous ajoutons des lettres et des syllabes que nous avions d’abord omises. Ainsi le discours du rêve est construit comme un agglomérat dans lequel des fragments plus importants d’origine diverse sont soudés par une sorte de ciment solidifié.

Cette description n’est pleinement exacte que pour les discours perçus et décrits comme tels. Les autres, ceux qui ne nous ont pas donné l’espèce d’impression particulière d’être entendus ou prononcés (qui n’ont dans le rêve aucun caractère acoustique ou moteur), sont seulement des pensées, comme celles de la veille ; elles passent dans le rêve sans subir de changement. Il semble que la lecture soit, elle aussi, une source riche bien que difficile à suivre pour un matériel indifférencié de discours de cette sorte. Mais tout ce qui apparaît d’une manière nette comme discours peut être ramené à des discours réels, tenus ou entendus par le rêveur.

Nous avons trouvé des exemples de ces discours et vu leur origine en analysant des rêves que nous communiquions pour d’autres raisons. Ainsi dans le rêve « innocent » du marché, où la phrase « on ne peut plus en avoir » sert à m’identifier avec le boucher, tandis qu’un fragment d’une autre phrase « je ne connais pas ça, je ne prends (nehme) pas ça » a pour but précisément de rendre le rêve innocent. La veille, en effet, la rêveuse avait répondu à une phrase désobligeante de sa cuisinière : « Je ne connais pas ça, soyez correcte (benehmen Sie) je vous prie. » De cela elle n’avait pris dans le rêve que la première partie, indifférente, et elle s’en était servie comme allusion à l’autre qui allait avec la rêverie qui était à la base de son rêve, mais qui, énoncée, l’aurait trahie.

Voici un exemple analogue, il tiendra la place de beaucoup d’autres qui donneraient les mêmes résultats :

Une grande cour où l’on brûle des cadavres. Il dit : « Je m’en vais, je ne peux pas regarder ça. » (Pas de discours distinct.) Puis il rencontre deux petits commis de boucherie à qui il demande : « Eh bien ! était-ce bon ? » L’un d’eux répond : « Non, guère. » Comme s’il s’était agi de chair humaine.

Le prétexte innocent de ce rêve est le suivant. Après dîner, il est passé, avec sa femme, chez les voisins, qui sont de braves gens, mais nullement « appétissants ». La bonne vieille voisine était en train de dîner et elle les a obligés (on emploie pour dire cela, entre hommes, un mot composé équivoque223) à goûter à son dîner. Il a essayé de refuser en disant qu’il n’avait plus faim. « Mais allez donc, vous le supporterez encore. » Il a dû donc y goûter et il a fait force compliments : « Mais c’est que c’est fameusement bon ! » Une fois seul avec sa femme, il a pesté contre l’insistance de la voisine et contre la qualité des mets goûtés. La phrase du rêve : « Je ne peux pas regarder ça », qui, on l’a vu, n’est pas nettement du discours, est une pensée qui se rapporte à l’aspect physique de la dame ; il faut traduire : « Voilà quelqu’un que je n’ai pas plaisir à regarder ! »

Plus instructive encore sera l’analyse d’un autre rêve. Je le rapporte ici à cause du discours très clair qui en forme le centre, mais je ne l’expliquerai que plus loin, à propos du rôle des états affectifs dans le rêve.

Je suis allé, pendant la nuit, dans le laboratoire de Brücke ; on frappe légèrement à la porte, et J’ouvre au (feu) Pr Fleischl, qui entre avec plusieurs étrangers et qui, après quelques mots, s’assied à sa table. Puis vient un second rêve : Mon ami Fl. est venu sans prévenir à Vienne en juillet ; je le rencontre dans la rue, qui cause avec (feu) mon ami P… et je vais avec eux dans un endroit où ils s’assoient comme à une petite table l’un en face de l’autre ; je m’assieds au petit côté de la table. Fl. parle de sa sœur et dit : « Elle mourut en trois quarts d’heure », puis quelque chose comme : « C’est le seuil. » Comme P… ne le comprend pas, Fl. se tourne vers moi et me demande ce que j’ai dit de lui à P… Là-dessus, saisi d’un sentiment étrange, je veux dire à Fl. que P… (ne peut absolument rien savoir car il) n’est plus en vie. Mais je dis, tout en remarquant moi-même l’erreur ; NON VIXIT. Ensuite je regarde P… d’une manière pénétrante, et, sous mon regard, il devient pâle, évanescent, ses yeux deviennent d’un bleu maladif – enfin il se dissout. J’en suis extraordinairement heureux, je comprends maintenant qu’Ernst Fleischl n’était lui aussi qu’une apparition, un revenant, et je trouve tout à fait vraisemblable qu’un personnage de cette sorte n’existe qu’aussi longtemps qu’on le désire et qu’il puisse être écarté par un souhait.

Ce bel exemple est un véritable répertoire des énigmes du rêve. On y trouve : la critique pendant le rêve même qui me fait remarquer mon erreur : « non vixit » au lieu de « non vivit » ; les relations avec des morts déclarés morts dans le rêve même et que l’on trouve toutes naturelles ; l’absurdité de la conclusion et la grande satisfaction que j’en tire. Je donnerais beaucoup pour pouvoir communiquer la solution complète de toutes ces énigmes. Malheureusement je ne puis le faire, je ne puis, comme dans le rêve, sacrifier des gens que j’aime à mon ambition ; et la moindre dissimulation détruirait toute la signification de ce rêve, que je connais bien. Je me contente donc de choisir, ici d’abord, puis un peu plus loin, quelques éléments du rêve.

Le centre du rêve est une scène où j’anéantis P… en le regardant. Ses yeux deviennent étrangement bleus, puis il se dissout. Cette scène imite d’une façon très claire une autre scène réellement vécue. J’ai été moniteur à l’Institut de Physiologie ; mon service commençait de bonne heure, et Brücke avait appris que j’étais arrivé plusieurs fois en retard au laboratoire d’enseignement. Il vint un jour à l’heure où j’aurais dû arriver et m’attendit. Ce qu’il me dit fut court et net, mais les mots n’ont pas d’importance en ces cas. L’essentiel fut dans ses terribles yeux bleus dont le regard m’anéantit (comme P… dans le rêve où, à mon grand soulagement, les rôles sont changés). Ceux qui se rappellent les yeux merveilleux que le maître avait gardés jusque dans sa vieillesse, et qui l’ont vu en colère, peuvent imaginer ce que je ressentis alors.

Je passai longtemps sans trouver l’origine du « non vixit » que j’emploie dans le rêve ; mais je m’aperçus que ces mots avaient été clairs dans le rêve, non pas en tant qu’entendus ou prononcés, mais en tant que vus. Je sus alors aussitôt d’où ils venaient. Sur le socle du monument de l’empereur Joseph, à Vienne, on lit ces belles paroles : Saluti patriae vixit Non diu sed totus224.

J’avais donc pris dans cette inscription ce qui répondait à l’attitude de pensée hostile de mon rêve et ce qui signifiait : « Il n’a rien à dire, il ne vit pas. » Je me rappelai alors que le rêve avait été fait peu de jours après l’inauguration du buste de Fleischl à l’Université. À cette occasion, j’avais revu le buste de Brücke et (inconsciemment) j’avais dû regretter que mon ami P…, si bien doué et si passionné pour la science, fût mort trop jeune pour qu’on lui en eût érigé un aussi. Mon rêve le lui érigeait ; mon ami P… s’appelait Joseph225.

Les règles de l’interprétation ne permettaient pas encore de remplacer le non vivit dont j’ai besoin par le non vixit que me procure le souvenir du monument de l’empereur Joseph. Il faut qu’un autre élément des pensées du rêve y ait contribué. Je me rends compte que dans la scène du rêve se rencontrent deux courants de pensée, l’un hostile et l’autre tendre à l’égard de P… ; le premier est superficiel, le second caché ; ils sont représentés par ces mêmes mots : non vixit. Parce qu’il a rendu des services à la science, je lui érige un monument ; mais parce qu’il s’est rendu coupable d’un souhait méchant, qui est exprimé à la fin du rêve, je l’anéantis. Voilà une phrase d’une forme bien particulière et dont je dois avoir trouvé le modèle quelque part. Où ai-je vu une semblable antithèse, un rapprochement de réactions opposées à l’égard de la même personne, toutes deux bien fondées et qui cependant ne s’entredétruisent pas ? Il n’y a qu’un texte semblable : le discours saisissant où Brutus se justifie, dans le Jules César de Shakespeare : « Parce que César m’aimait, je le pleure ; parce qu’il était heureux, je me suis réjoui ; parce qu’il était brave, je l’honore ; mais parce qu’il voulait le pouvoir, je l’ai tué. » N’est-ce pas la même construction, le même heurt de pensée que j’ai découvert dans la pensée du rêve ? Je joue donc dans le rêve le rôle de Brutus. Une autre indication vient encore le confirmer : Mon ami Fl. vient à Vienne en juillet. Ceci ne repose sur aucune réalité. Jamais, à ma connaissance, Fl. n’est venu en juillet à Vienne. Mais le mois de juillet tire son nom de Jules César, et c’est pourquoi il pourrait fort bien représenter l’indication d’une pensée intermédiaire qui me fait jouer le rôle de Brutus226.

Il se trouve, chose bizarre, que j’ai joué autrefois Brutus. J’ai joué devant un auditoire d’enfants la scène de Brutus et de César dans Schiller. J’avais alors 14 ans et je jouais avec mon neveu, mon aîné d’un an, qui revenait d’Angleterre ; – c’était donc un revenant : il avait été le camarade de jeu de mes années d’enfance dont le souvenir revenait avec lui. Jusqu’à mes trois ans accomplis, nous avions été inséparables, nous nous aimions beaucoup, nous nous battions, et, ainsi que je l’ai déjà indiqué, ces relations d’enfance ont agi d’une manière décisive sur mes sentiments à l’égard de mes camarades, plus tard. Mon neveu John a connu depuis lors bien des avatars qui ont fait revivre tantôt l’un, tantôt l’autre aspect de son caractère, inaltérablement fixé dans mes souvenirs inconscients. À l’occasion il m’a probablement fort maltraité et j’ai dû me défendre courageusement contre mon tyran, car on m’a souvent raconté plus tard comment je me justifiais devant mon père, son grand-père, quand j’avais deux ans : « Pourquoi as-tu battu John ? – Je l’ai battu parce qu’il m’a battu ! » Ce doit être le souvenir de cette scène d’enfance qui a transformé non vivit en non vixit, car, dans la langue des enfants, battre se dit wichsen ; le travail du rêve ne méprise pas ces sortes de relations. L’inimitié, si peu fondée, contre P…, qui m’était très supérieur et rappelait par là mon camarade d’enfance, se rapporte sûrement à des relations infantiles compliquées avec John.

Je reviendrai encore sur ce rêve.

VII. Les rêves absurdes. L’activité intellectuelle en rêve

Dans les exemples que nous avons vus jusqu’ici, nous avons rencontré si fréquemment l’absurdité dans le contenu du rêve que nous ne voulons plus attendre pour en rechercher l’origine et la signification. On se rappelle, en effet, qu’elle a été l’argument capital de ceux qui ne considèrent le rêve que comme un produit, dépourvu de sens, d’une activité psychique réduite et fragmentée.

Je vais commencer par examiner quelques cas où l’absurdité du contenu du rêve n’est qu’une apparence qui s’évanouit dès qu’on pénètre mieux le sens du rêve. Ce sont des rêves qui – par hasard, semble-t-il d’abord – ont trait au père mort.

I. Voici le rêve d’un malade qui a perdu son père il y a six ans : Un grand malheur est arrivé à son père. Il a pris le train de nuit qui a déraillé, les banquettes se sont rejointes et sa tête a été broyée. Il le voit couché sur son lit avec, au-dessus du sourcil gauche, une plaie verticale. Il s’étonne de cet accident (car son père est déjà mort, comme il l’ajoute lui-même en racontant le songe). Les yeux sont si clairs.

D’après les théories classiques, on devrait expliquer le contenu de ce rêve de la manière suivante : Le rêveur avait d’abord oublié, au moment où il voyait l’accident de son père, que celui-ci était mort depuis des années. Puis, le rêve continuant, il se l’est rappelé ; d’où sentiment de surprise, encore pendant le rêve même. Mais l’analyse apprend qu’il est bien superflu de recourir à de pareilles explications. Le rêveur avait commandé à un artiste un buste de son père, qu’il a vu deux jours avant le rêve. C’est ce buste qui lui apparaît comme ayant eu un accident. Le sculpteur n’avait jamais vu le père. Il avait travaillé d’après des photographies qu’on lui avait fournies. La veille du rêve, le fils a, dans un sentiment de piété, envoyé à l’atelier un vieux serviteur de la famille pour voir si la tête de marbre produirait sur ce dernier la même impression que sur lui : si elle lui paraîtrait trop étroite, d’une tempe à l’autre. – Voici maintenant les souvenirs qui ont contribué à la construction du rêve. Le père avait l’habitude, lorsqu’il était tourmenté par des soucis d’affaires ou des difficultés de famille, de se prendre les tempes dans les mains comme s’il voulait comprimer sa tête devenue trop large. Notre rêveur, à l’âge de quatre ans, un jour avait vu les yeux de son père noircis à la suite d’un coup de pistolet accidentel (les yeux sont si clairs). À la place où le rêve montre la blessure du père, celui-ci avait, de son vivant, quand il était pensif ou triste, un profond sillon vertical. Le fait que cette ride a été remplacée dans le rêve par une plaie conduit au second motif du rêve. Le rêveur avait photographié sa petite fille, la plaque lui était tombée des mains et présentait, lorsqu’il la ramassa, une fêlure qui formait un sillon vertical sur le front de l’enfant allant jusqu’à l’arcade sourcilière. Il ne put se garder d’un pressentiment superstitieux, parce que, la veille de la mort de sa mère, il avait cassé une plaque photographique représentant celle-ci.

L’absurdité de ce rêve est donc seulement le résultat d’un laisser-aller dans l’expression orale, qui ne fait pas de distinction entre buste et photographie d’une part et la personne elle-même de l’autre. Nous avons l’habitude de dire : « Ne trouves-tu pas père très ressemblant ? » L’absurdité, ici, aurait donc pu être évitée facilement. S’il était permis de juger sur un seul cas, on pourrait dire que cette apparence d’absurdité a été consentie ou voulue.

II. Voici un second exemple, très semblable, tiré de mes propres rêves (j’ai perdu mon père en 1896) :

Mon père a joué, après sa mort, un rôle politique chez les Magyars ; il les a unis politiquement. Je vois ici un petit tableau peu distinct : Une foule comme au Reichstag ; une personne debout sur une ou deux chaises, d’autres autour d’elle. Je me rappelle que sur son lit de mort il ressemblait beaucoup à Garibaldi et je me réjouis que cette promesse se soit réalisée.

Ceci est, n’est-ce pas, suffisamment absurde. J’ai fait ce rêve au temps où les Hongrois, par l’obstruction parlementaire continue, aboutirent à un état extralégal et traversèrent une crise dont ils furent tirés par Koloman Szell. Le fait que la scène vue en rêve se compose d’images très petites n’est pas sans importance pour l’explication. Les images que nous voyons habituellement en rêve nous paraissent être de grandeur naturelle, l’image de mon rêve est en réalité la reproduction d’une gravure d’une histoire d’Autriche illustrée qui montre Marie-Thérèse à la tête de la diète de Presbourg, la fameuse scène du « Moriamur pro rege nostro »227. De même que Marie-Thérèse sur cette gravure, mon père est dans mon rêve entouré par la foule, mais il est debout sur une ou deux chaises (Stuhl), donc en « Stuhlrichter » (juge assis). (« Il les a unis » : ici le lien associatif est fourni par la locution : « Nous n’aurons pas besoin d’un juge. ») Il est exact que sur son lit de mort mon père ressemblait à Garibaldi ; nous l’avons tous constaté. Il a présenté une élévation de température après la mort, ses joues sont devenues de plus en plus rouges… nous continuons involontairement : « et derrière lui gisait, vaine apparence et néant, le commun, le vulgaire qui tous nous assujettit »228.

Cette « élévation » de nos pensées nous montre que c’est au vulgaire, au commun que nous aurons affaire. L’élévation de température après la mort correspond aux mots « après sa mort » dans le contenu du rêve. Ce dont mon père avait le plus souffert, ç’avait été l’obstruction intestinale totale de ses dernières semaines. À ceci se lient toutes sortes de pensées irrévérencieuses. Un de mes camarades avait perdu son père lorsqu’il était au lycée. Son deuil m’avait profondément ému et je lui offris mon amitié. Il me raconta un jour, en s’en moquant, la douleur d’une parente dont le père était mort dans la rue. On l’avait rapporté chez lui, et, en dévêtant le cadavre, on constata qu’il avait eu une selle (Stuhl) au moment de sa mort ou après la mort. La fille fut profondément malheureuse que ce détail très laid vînt gâter le souvenir de son père. Nous voici arrivés au désir que traduit ce rêve : Apparaître après sa mort pur et grand aux yeux de ses enfants, qui ne le souhaiterait ?

On voit que l’apparence d’absurdité de ce rêve tient à ce qu’il rend fidèlement l’absurdité d’une expression consacrée, absurdité que l’usage nous a fait oublier. Ici encore nous ne pouvons nous empêcher de croire que l’apparence d’absurdité est voulue, délibérément créée.

La fréquence avec laquelle en rêve des morts vivent, agissent et entrent en rapport avec nous a provoqué un étonnement excessif et des explications singulières qui montrent combien peu nous comprenons le rêve. Et pourtant, l’explication est bien simple. Combien de fois ne sommes-nous pas conduits à penser : « Si mon père vivait, que dirait-il ? » Ce « si », le rêve ne peut le représenter que par le présent dans une situation déterminée. Par exemple, un jeune homme à qui son grand-père a laissé un gros héritage rêve, à l’occasion d’un reproche au sujet d’une grosse dépense, que son grand-père est vivant et lui en demande compte. Ce qui nous apparaît comme une protestation contre le rêve, protestation fondée sur la certitude que nous avons de la mort de la personne en question, est en réalité simplement ou une pensée de consolation (« le mort n’aura plus vu cela »), ou une pensée de satisfaction (« il n’a plus rien à dire »).

Une autre forme d’absurdité qu’on trouve dans les rêves de parents morts traduit non la moquerie et le sarcasme, mais le refus énergique ; elle représente, refoulée, une pensée que nous préférerions juger inconcevable. On ne peut expliquer ces rêves que si l’on se rappelle que le rêve ne fait pas de différence entre le désir et la réalité. Par exemple, un homme qui a soigné son père malade et qui a beaucoup souffert de sa mort fait, peu de temps après cette mort, le rêve absurde suivant : Son père était de nouveau en vie et lui parlait comme d’habitude, mais (chose étrange) il était mort quand même et ne le savait pas. On comprend ce rêve si, après « il était mort quand même », on ajoute : « à la suite du vœu du rêveur », et, après « ne le savait pas », « que le rêveur faisait ce vœu ». Le fils avait, pendant qu’il soignait son père, bien souvent souhaité sa mort ; exactement, il avait eu la pensée charitable : « La mort devrait mettre fin à ses souffrances. » Dans le deuil qui avait suivi, inconsciemment il s’était reproché ce souhait dicté par la compassion, comme si par là il avait vraiment contribué à raccourcir la vie du malade. L’éveil des tendances infantiles contre le père permit d’exprimer ce reproche sous la forme d’un rêve, mais justement l’opposition totale entre la source du rêve et la pensée de la veille devait rendre ce rêve absurde. (Cf. Formulierungen über die zwei Prinzipien des seelischen Geschehens, Jahrb. f. Psychoan., III, 1911, Ces. Werke, t. VIII.)

Les rêves de morts aimés posent à l’interprétation des problèmes difficiles, qu’on n’arrive pas toujours à résoudre de façon satisfaisante. On en peut chercher la raison dans l’ambivalence affective à l’égard du mort. Il est habituel que, dans de pareils rêves, le mort soit tout d’abord traité comme vivant, puis que, brusquement, on considère qu’il est mort, et que, dans la suite, il vive cependant. Je suis arrivé à la conclusion que ces alternances de vie et de mort représentent l’indifférence du rêveur (« cela m’est égal qu’il soit vivant ou mort »). Bien entendu, cette indifférence n’est pas réelle, elle est désirée ; elle est destinée à déguiser les attitudes affectives, souvent contradictoires, du rêveur ; elle est ainsi la figuration en rêve de son ambivalence. Dans d’autres rêves où on est en relation avec des morts, j’ai pu souvent me guider d’après la règle suivante : Lorsque dans le rêve il n’est pas rappelé que le mort est mort, c’est que le rêveur lui-même s’identifie au mort : il rêve de sa propre mort. Quand on pense brusquement avec surprise : « Mais il est mort depuis longtemps », on se défend ainsi contre cette identification, on nie qu’il s’agisse de sa propre mort.

III. Dans l’exemple que je vais analyser maintenant, nous pourrons saisir sur le vif le travail d’élaboration du rêve, au moment où il fabrique intentionnellement une absurdité nullement justifiée par la matière même du rêve. Il s’agit du rêve provoqué par la rencontre avec le comte Thun, au moment de mon départ en vacances. Je prends un fiacre et me fais conduire à une gare. Je dis au cocher qui me reproche de le surmener : « Je ne puis évidemment pas faire avec vous le trajet du train. » Tout se passe, en effet, comme si j’avais accompli avec lui déjà une partie du parcours qu’on fait ordinairement par le train.

À cette histoire confuse et absurde l’analyse apporte les éclaircissements suivants : J’avais pris dans la journée une voiture qui devait me conduire à Dornbach dans une rue perdue. Le cocher ne connaissait pas le chemin et, à la manière de ces braves gens, alla devant lui jusqu’à ce que je remarque son ignorance et lui montre le chemin, non sans me moquer de lui un peu. À ce cocher se rattache une association d’idées avec les aristocrates, association que nous allons retrouver plus loin. Rappelons pour le moment seulement que, pour nous autres bourgeois, l’aristocrate se fait remarquer par ce fait qu’il se met sur le siège. Remarquons aussi que le comte Thun conduit le char de l’État autrichien. Mais la phrase suivante a trait à mon frère ; c’est donc lui que j’identifie avec le cocher. J’avais, dans la journée, refusé de l’accompagner en Italie (« je ne puis pas faire avec vous le trajet du train »), et ce refus était une sorte de réponse à son reproche habituel que dans nos voyages je le surmenais (ce qui apparaît sans changement dans le rêve), en lui imposant trop de déplacements et en lui montrant trop de belles choses le même jour. Mon frère m’avait accompagné ce soir-là à la gare, mais m’avait quitté un peu avant, à la station Ouest-Ceinture, pour prendre un train de ceinture pour Purkersdorf. Je lui avais fait remarquer qu’il pouvait rester quelques instants de plus avec moi, en prenant non pas la Ceinture, mais la ligne de l’Ouest. C’est de là que vient le fragment du rêve où je fais en voiture un trajet qu’on fait ordinairement par le train. Dans la réalité, c’était l’inverse (et ici je pense au proverbe allemand : « En sens inverse de la marche on avance aussi », ce qui veut dire : « le contraire est vrai aussi »). J’avais dit à mon frère : « Le voyage que tu fais par la Ceinture, tu pourrais le faire avec moi par le train de l’Ouest. » Toute la confusion du rêve est due au fait qu’il a remplacé « train de ceinture », par « voiture », ce qui réunit les figures de mon frère et du cocher. Et j’obtiens quelque chose qui n’a aucun sens, qui paraît inexplicable et qui est presque en contradiction avec mes précédentes paroles (« je ne puis pas faire avec vous le trajet du train »). Comme rien ne m’oblige à confondre le train de ceinture et un fiacre, il faut que j’aie intentionnellement construit dans mon rêve cette histoire bizarre.

Mais dans quel but ? Nous allons voir ce que signifie l’absurdité dans le rêve et pour quels motifs elle est tolérée ou suscitée. L’explication dans le cas présent est la suivante : J’ai besoin, dans mon rêve, d’absurde et d’incompréhensible en rapport avec le mot fahren (= voyager, aller en voiture), parce que, dans les pensées du rêve, il y a un certain jugement qui demande à être exprimé. Un soir, chez la dame aimable et spirituelle qui apparaît dans une autre scène de ce même rêve comme « femme de charge », on m’a posé deux devinettes que je n’ai pu résoudre. Comme elles étaient connues de tout le monde, mes vains efforts me rendirent un peu ridicule. Les devinettes portaient sur les mots : Vorfahren et Nachkommen229.

La première était :

Le maître l’ordonne,

Le cocher le fait.

Chacun le possède,

Il repose dans la tombe230.

La seconde répétait les deux premiers vers de l’autre, ce qui contribuait à augmenter la difficulté :

Le maître l’ordonne,

Le cocher le fait.

Tout le monde n’en possède pas,

Il repose dans le berceau231.

Lorsque après cela je vis le comte Thun arriver en voiture avec un air majestueux et que je trouvai, comme Figaro, que le mérite des grands seigneurs consiste à s’être donné la peine de naître (d’être des descendants), ces deux devinettes ont pu servir de pensées intermédiaires dans le travail du rêve. Comme on peut facilement confondre des aristocrates avec des cochers, et que dans nos pays on avait coutume autrefois de dire au cocher : Herr Schwager (monsieur mon beau-frère), le travail de condensation pouvait englober mon frère dans cet ensemble. Mais la pensée du rêve a été : Il est absurde de se glorifier de ses ancêtres. J’aime mieux être moi-même un aïeul, un ancêtre. Il y a absurdité dans le rêve à cause de ce jugement : « Il est absurde… » Maintenant on comprend aussi la dernière difficulté de ce passage obscur du rêve, où il est entendu que j’ai « voyagé avant » avec ce cocher (vorhergefahren, vorgefahren).

Le rêve est donc rendu absurde quand, parmi les pensées, il y a un jugement comme : « C’est un non-sens », quand, d’une façon plus générale, une suite d’idées du rêveur est motivée par la critique ou l’ironie. L’absurde est ainsi un des procédés à l’aide desquels le travail du rêve traduit la contradiction, tout comme l’interversion de la relation entre les pensées latentes et le contenu ou l’emploi de l’impression d’inhibition motrice. Mais l’absurde du rêve n’est pas un simple « non », c’est la reproduction d’une tendance des pensées latentes à rire de la contradiction. C’est seulement dans ce but que l’élaboration du rêve produit du risible. Elle donne, ici encore, une forme manifeste à un fragment du contenu latent232.

En fait, nous avons déjà vu un exemple qui nous a montré cette signification des rêves absurdes. Le rêve de la représentation de Wagner que nous avons expliqué sans analyse, représentation qui dure jusqu’à 7 heures 1/4 du matin et où l’orchestre est dirigé du haut d’une tour, etc., signifie clairement : C’est un monde à l’envers et une société de fous ; celui qui l’a mérité ne l’obtient pas et celui-là l’obtient qui ne s’en est pas soucié ; c’est de la sorte que la rêveuse compare son sort à celui de sa cousine.

Ce n’est pas par hasard que l’on rencontre parmi les rêves absurdes tant de rêves de père mort. Les conditions pour la formation de tels rêves s’y trouvent réunies de façon typique. L’autorité paternelle a éveillé la critique de l’enfant, il apprend de bonne heure à voir toutes les faiblesses de son père afin d’échapper à la sévérité de ses exigences ; mais la piété dont s’entoure la personne du père, spécialement après sa mort, rend plus rigoureuse la censure qui écarte toute expression consciente de cette critique.

IV. Voici un autre rêve absurde de père mort :

Je reçois une lettre du conseil municipal de ma ville natale concernant les frais d’une hospitalisation en 1851 nécessitée par une attaque. Cela me paraît très comique, car d’abord en 1851 je n’étais pas né, et en second lieu mon père, à qui cela pourrait se rapporter, est déjà mort. Je vais le trouver dans la chambre à côté où il est couché et je le lui raconte. À mon grand étonnement, il se rappelle qu’en 1851 il s’était un jour enivré et fut conduit au poste ou enfermé. C’était au temps où il travaillait pour la maison T… « Tu as donc bu aussi ? » lui demandé-je. « Et tu t’es marié aussitôt après ? » Je calcule que je suis, en effet, né en 1856, date qui me paraît suivre immédiatement l’autre.

L’indiscrétion avec laquelle ce rêve étale son absurdité peut être interprétée comme le signe d’un conflit particulièrement véhément entre ses pensées latentes. Nous serons d’autant plus étonnés de constater qu’il y a dans le rêve même conflit ouvert et que la raillerie est dirigée contre mon père. Une telle franchise paraît contredire nos hypothèses sur l’action de la censure. L’explication en est que la présence de mon père n’est ici qu’un faux-semblant ; la discussion a lieu avec une autre personne indiquée par une seule allusion. Alors que le plus souvent il s’agit en rêve d’une révolte contre d’autres personnes derrière lesquelles se cache le père, c’est ici le contraire : le père sert d’homme de paille pour en couvrir d’autres, et c’est pourquoi le rêve peut ouvertement mettre en jeu sa personne, à l’ordinaire sacrée : on sait bien que ce n’est pas lui qui est visé en réalité. On apprend ces faits par la cause du rêve. Il se produisit en effet après que j’eus appris qu’un confrère plus âgé, dont le jugement passe pour inattaquable, exprimait dédaigneusement son étonnement de ce qu’un de mes malades continuât un traitement psychanalytique avec moi depuis cinq ans. Les premières phrases du rêve indiquent clairement que ce confrère avait, pendant un temps, pris à sa charge les obligations que mon père ne pouvait pas remplir (frais, hospitalisation). Lorsque nos relations amicales commencèrent à se relâcher, je me trouvai dans un conflit de sentiments analogue à celui d’une brouille entre père et fils, où la position et les mérites antérieurs du père continuent à exercer leur action. Les pensées du rêve me défendent énergiquement contre le reproche de ne pas avancer plus vite, reproche qui, du traitement de ce malade, s’étend à autre chose. Connaît-il donc quelqu’un qui puisse faire plus vite ? Ne sait-il pas que de tels états sont incurables et durent toute la vie ? Que sont quatre ou cinq ans comparés à la durée d’une vie, surtout lorsque l’existence est très allégée pour le malade pendant le traitement ?

Le cachet d’absurdité est dû ici en grande partie à ce fait que des propositions appartenant à des domaines différents de la pensée du rêve se succèdent sans transition. La phrase : « Je vais le trouver dans la chambre à côté », etc., n’a plus rien de commun avec le thème de la précédente. Elle reproduit fidèlement les circonstances dans lesquelles j’annonçai à mon père mes fiançailles, sans lui avoir demandé, au préalable, son autorisation. Elle veut donc me rappeler la bonté que le vieillard me témoigna alors, l’opposant à la conduite d’une autre personne. Je note ici que le rêve peut railler le père, parce que la pensée du rêve lui rend pleinement justice et le donne comme exemple à tout le monde. Il est de la nature de toute censure de laisser dire, quand il s’agit de choses défendues, plutôt ce qui est inexact que ce qui est vrai. La phrase suivante, où il se rappelle s’être un jour enivré et avoir été conduit au poste, n’a plus rien qui dans la réalité se rapporte à mon père. Celui que ces mots dissimulent n’est autre que le grand Meynert, dont je suivis les traces avec tant de respect et dont l’attitude à mon égard, après une courte période de faveur, se changea en inimitié ouverte. Le rêve me rappelle son propre aveu que, dans sa jeunesse, il avait eu l’habitude de se griser au chloroforme et que ça lui avait valu un séjour dans une maison de santé, et aussi un deuxième événement vers la fin de sa vie. J’avais eu avec lui une discussion très âpre dans des publications scientifiques au sujet de l’hystérie chez l’homme dont il niait l’existence. Lorsque j’allai le voir, gravement malade, et que je lui demandai comment il allait, il me décrivit longuement les symptômes de sa maladie et conclut en disant : « Vous savez, j’ai toujours été un des plus beaux cas masculins d’hystérie. » Il avait donc, à ma satisfaction et à mon étonnement, admis ce contre quoi il s’était rebiffé si longtemps. Si j’ai remplacé Meynert par mon père, ce n’est pas parce qu’ils m’ont paru se ressembler, mais plutôt par suite d’une proposition conditionnelle, condensée mais très suffisamment nette, et qui, explicitée, serait la suivante : « Oui, si j’étais de la seconde génération, fils de professeur ou d’un Hofrat, j’avancerais sans doute plus vite. » Dans le rêve je fais de mon père un professeur et un Hofrat.

L’absurdité la plus forte et la plus déroutante du rêve est dans ma façon de considérer l’année 1851 qui ne me paraît pas différente de 1856, comme si un intervalle de cinq années ne comptait pas. Mais c’est cela précisément que veulent exprimer les pensées du rêve ; quatre ou cinq ans c’est le temps pendant lequel j’ai été aidé par le confrère dont j’ai parlé plus haut, mais aussi le temps pendant lequel j’ai différé mon mariage et fait attendre ma fiancée et, par un hasard que les pensées du rêve utilisent souvent, la durée du traitement que j’indique actuellement à ceux de mes malades avec qui je suis le plus en confiance. « Qu’est-ce que cinq ans ? » demandent les pensées du rêve. « Ça n’est rien pour moi, ça ne compte pas. J’ai le temps devant moi et j’arriverai bien à mes fins : il est bien arrivé d’autres choses que vous croyiez impossibles. » De plus, le nombre 51, isolé, a encore un autre sens, celui d’une opposition. C’est pourquoi il intervient dans le rêve à plusieurs reprises. 51, c’est l’âge où l’homme semble le plus exposé, où j’ai vu mourir subitement des collègues, un, entre autres, qui, après avoir longtemps attendu, venait d’être nommé professeur peu de jours avant.

V. Voici encore un rêve absurde qui joue avec des nombres :

Une de mes relations, M. M…, a été attaquée dans un article par Goethe lui-même et, d’après notre avis à tous, avec une violence injustifiée. M. M… est naturellement écrasé par cette attaque. Il s’en plaint amèrement à un dîner ; mais son admiration pour Goethe n’a pas souffert de ce qui lui arrive. Je cherche à m’expliquer un peu les rapports de temps qui me paraissent invraisemblables. Goethe est mort en 1832 ; puisque son attaque contre M… a naturellement dû se produire avant, M… devait être alors un tout jeune homme. Il me paraît plausible qu’il eût à ce moment 18 ans. Mais je ne sais pas très bien en quelle année nous sommes, et tout mon calcul sombre dans le brouillard. L’attaque se trouve d’ailleurs dans le célèbre article de Goethe « Nature ».

Nous pouvons facilement expliquer l’absurdité de ce rêve. M. M…, dont j’ai d’ailleurs fait la connaissance à un dîner, m’avait prié récemment d’examiner son frère qui donnait des signes de troubles mentaux paralytiques. La supposition était exacte. Pendant la visite, il se produisit un incident pénible : Le malade, sans aucune raison, s’en prit à son frère lui rappelant ses frasques de jeunesse. J’avais demandé au malade sa date de naissance et je lui avais fait faire de petits calculs pour voir s’il y avait de l’affaiblissement de la mémoire (il s’est d’ailleurs assez bien tiré de ces épreuves). Je remarque que je me conduis en rêve comme un paralytique général (« je ne sais pas exactement en quelle année nous sommes »).

D’autres éléments du matériel du rêve proviennent d’une autre source récente. Un de mes bons amis, directeur d’une revue médicale, avait accepté un compte rendu très défavorable, « écrasant », du dernier livre de mon ami Fl. de Berlin, compte rendu fait par quelqu’un de très jeune et peu compétent. J’ai cru avoir le droit d’intervenir et j’ai amené le directeur à dire qu’il regrettait vivement d’avoir accepté le compte rendu, mais qu’il ne pouvait promettre d’insérer une rectification. Là-dessus je rompis mes relations avec la revue et dans ma lettre de rupture j’émis l’espoir que nos relations personnelles n’auraient pas à souffrir de l’incident.

La troisième source du rêve est le récit d’une malade concernant la maladie mentale de son frère. Celui-ci a eu un accès de folie furieuse qui a débuté par ce cri : « Nature, Nature. » Les médecins ont pensé que ce cri provenait de la lecture de l’étude de Goethe et indiquait un surmenage au cours de ses études scientifiques. Je préférai songer au sens sexuel que donnent chez nous les gens peu cultivés au mot « Nature », et comme le malheureux mutila par la suite ses organes génitaux, j’en ai conclu que je n’avais pas eu tort. Le malade avait 18 ans lors de cette crise.

Si j’ajoute que le livre si violemment critiqué de mon ami (« on se demande en le lisant si l’auteur est fou ou si on l’est soi-même », avait écrit un autre critique) a trait aux problèmes de durée (rapports de temps) de la vie et qu’il ramène la durée de la vie de Goethe au multiple d’un nombre important pour la biologie, on apercevra facilement que je me mets en rêve au lieu et place de mon ami. (« Je cherche à m’expliquer un peu les rapports de temps… ») Mais je me conduis comme un paralytique général et le rêve nage dans l’absurdité. C’est en somme comme si les pensées du rêve disaient : « Naturellement, c’est lui le dément, le fou, et vous, vous êtes des hommes de génie, vous comprenez mieux. À moins que ce ne soit l’inverse. » Et cette interversion est abondamment représentée dans le contenu du rêve, où Goethe attaque un tout jeune homme, ce qui est absurde, alors qu’un tout jeune homme pourrait évidemment aujourd’hui facilement attaquer l’immortel Goethe, et où je calcule à partir de la date de la mort de Goethe, alors que j’avais fait faire un calcul à mon paralytique général en partant de la date de sa naissance.

Mais j’ai aussi promis de montrer qu’il n’y a pas de rêves qui ne soient dus à des tendances égoïstes. Il me faut donc expliquer pourquoi, dans le rêve, je fais mienne la cause de mon ami, en m’identifiant avec lui. Ma conviction scientifique de la veille n’y suffit pas. L’histoire du malade de 18 ans et les diverses interprétations de son cri « Nature » font allusion au conflit dans lequel je me trouve avec la plupart des médecins à cause de ma théorie sur l’étiologie sexuelle des psychonévroses. Je puis me dire : « Les critiques diront de toi ce qu’ils ont dit de ton ami ; c’est même déjà arrivé. » Cela me permet de remplacer dans les pensées du rêve « il » par « nous » : « Oui, vous avez raison, nous sommes deux imbéciles. » J’ai encore un autre argument qui montre qu’il s’agit bien de moi : c’est la mention en rêve de l’étude de Goethe. Je l’ai entendu lire dans une conférence publique, et c’est cela qui me décida, jeune bachelier hésitant, à étudier les sciences naturelles.

VI. Il faut que j’indique encore un autre rêve, qui est également égoïste, et dans lequel cependant mon moi n’intervient pas. J’ai mentionné un court rêve où le professeur M… dit : « Mon fils, le myope… », et j’ai dit qu’il n’était que le prélude d’un autre rêve où je joue un rôle. Voici le rêve principal que je n’avais pas donné et qui nous offre l’occasion d’expliquer un néologisme absurde et incompréhensible :

À cause d’événements quelconques survenus à Rome, il est nécessaire de faire partir les enfants ; on y procède. La scène est alors devant une porte, double porte à l’antique (la Porta Romana de Sienne, comme je le sais déjà en rêve). Je suis assis au bord d’un puits, je suis très ému, je pleure presque. Une femme – infirmière, religieuse – amène les deux garçons et les tend au père qui n’est pas moi. Le plus âgé des deux est nettement mon fils aîné, je ne vois pas le visage de l’autre ; la femme qui amène le garçon lui demande en partant de l’embrasser. Elle se distingue par un nez rouge. Le garçon ne veut pas l’embrasser, mais lui dit en lui tendant la main : AUF GESERES, et à nous deux (ou à l’un d’entre nous) : AUF UNGESERES. J’ai idée que la seconde formule implique une préférence.

Ce rêve est dû à un ensemble confus de pensées suscitées par la représentation d’une pièce : Das neue Ghetto. On reconnaît facilement, dans les pensées du rêve, la question juive, le souci de l’avenir des enfants à qui on ne peut donner une patrie, le souci de les élever en sorte qu’ils puissent devenir indépendants.

« Nous étions assis près des flots de Babylone et nous pleurions. » – Sienne est, comme Rome, célèbre par ses fontaines. Il faut que je cherche, dans le rêve, une ville que je connaisse, pour remplacer Rome. Près de la Porta Romana de Sienne nous avions vu une grande maison avec beaucoup de lumières. On nous avait dit que c’était le Manicomio, l’asile d’aliénés. Peu avant le rêve, j’avais appris qu’un coreligionnaire avait dû abandonner sa situation péniblement acquise dans un asile de l’État.

Notre curiosité est éveillée par les mots : Auf Geseres. D’après la situation représentée par le rêve on attendrait : Auf Wiedersehen (au revoir). Nous sommes frappés également par son pendant absurde : Auf Ungeseres.

Geseres est, d’après les renseignements donnés par les spécialistes, un mot hébreu, dérivé d’un verbe goiser, et peut être traduit par : « douleur prédestinée, fatalité ». D’après l’emploi du mot dans le jargon juif, on devrait penser qu’il signifie : « plaintes et gémissements ». Ungeseres est de ma propre formation ; il attire d’abord mon attention, mais me laisse perplexe. Ma brève Remarque à la fin du rêve que « Ungeseres » implique une préférence par rapport à « Geseres » ouvre la voie à une explication. C’est comme pour le caviar : le non-salé (ungesalzen) est préféré au salé (gesalzen). Le « caviar pour le peuple » est un symbole de luxe. C’est une allusion plaisante à une personne de ma maison, qui est plus jeune que moi et qui, pour cette raison, pourra, je l’espère, veiller sur mes enfants, si je viens à disparaître. Ceci concorde avec le fait qu’une autre personne de ma maison, notre brave bonne d’enfants, est nettement représentée dans ce rêve : c’est l’infirmière (ou religieuse). Entre les deux couples Geseres-Ungeseres et Gesalzen-Ungesalzen manque encore une transition. On la découvre dans « GesäuertUngesäuert » (= levé et non-levé). Dans leur fuite hors d’Égypte, les Juifs n’eurent pas le temps de laisser lever la pâte, et, en souvenir, ils mangent encore de nos jours à Pâques du pain sans levain. À ce point de l’analyse, je me rappelle brusquement les détails d’une promenade à Pâques dernières avec mon ami berlinois, à travers les rues de Breslau, que nous ne connaissions pas. Une petite fille me demanda le chemin pour aller à une certaine rue. Je dus m’excuser de mon ignorance et dis à mon ami ; « Espérons que cette petite montrera dans la vie plus de perspicacité dans le choix de ses guides. » Tout aussitôt j’aperçus une plaque : Docteur Herodes, consultations… Je dis à mon ami : « Espérons que le confrère n’est pas médecin d’enfants. » Mon ami, entre-temps, m’avait expliqué ses vues sur la signification biologique de la symétrie bilatérale, et il avait commencé une phrase par ces mots : « Si nous avions un œil au milieu du front comme le cyclope… » Cela conduit au discours du professeur dans le rêve-prologue : « Mon fils, le myope… » Me voici arrivé à la source principale de Geseres. Il y a de longues années, alors que ce fils du Dr M…, qui est aujourd’hui un penseur original, était encore un petit écolier que je voyais souvent à son pupitre, il eut une affection des yeux qui inquiéta le médecin. Celui-ci déclara qu’elle pouvait être considérée comme bénigne si elle restait unilatérale, mais si l’autre œil se prenait, ce serait grave. Le mal guérit entièrement d’un côté ; mais peu après apparurent, en effet, des signes du côté opposé. La mère, affolée, appela aussitôt le médecin dans la campagne isolée où elle se trouvait. Celui-ci le prit du bon côté ; « Vous en faites un Geseres ! Il a guéri d’un côté, il guérira bien de l’autre. » C’est ce qui arriva.

Et voici maintenant ce qui a trait à moi et aux miens. Le pupitre sur lequel le fils du Pr M… avait travaillé quand il était petit fut donné par sa mère à mon fils aîné. C’est l’enfant qui, dans mon rêve, prononce les bizarres mots d’adieu. L’un des souhaits qui se rattachent à ce transfert est maintenant facile à deviner. Mais le pupitre doit aussi, par sa construction, empêcher l’enfant de devenir myope (= à courte vue) et unilatéral. De là dans le rêve : myope (et dans l’analyse : cyclope) et les considérations sur la bilatéralité. La crainte de l’unilatéralité a plusieurs sens : à côté d’une déviation physique, il peut s’agir là d’un trait du développement intellectuel. Il semble bien que la scène du rêve, à travers son absurdité apparente, réponde à ce souci. L’enfant, après avoir dit son mot d’adieu d’un côté, dit d’un autre côté un mot contraire : comme pour garder l’équilibre. Il agit en quelque sorte en observant la symétrie bilatérale.

Ainsi c’est souvent là où il paraît le plus absurde que le rêve veut dire le plus de choses. De tout temps, ceux qui avaient quelque chose à dire et ne pouvaient le dire sans danger ont fait les bouffons. L’auditeur à qui était destiné le discours interdit le supportait plus facilement lorsqu’il pouvait en rire et se consoler en jugeant que la chose fâcheuse à entendre était visiblement une extravagance. Le rêve fait comme Hamlet, quand, obligé de se faire passer pour fou, il substitue aux faits réels des jeux de mots inintelligibles et dit : « Je ne suis fou que par vent nord-nord-ouest ; par vent du sud je puis distinguer un héron d’un faucon »233.

L’étude du problème de l’absurdité du rêve aboutit donc à la constatation que les pensées du rêve ne sont jamais absurdes, du moins chez des sujets normaux. Le travail du rêve produit des rêves absurdes, ou des morceaux absurdes dans un rêve lorsque les pensées du rêve contiennent de la critique, de l’ironie et du sarcasme qu’il lui faut figurer. Ce qu’il importe de retenir ici, c’est que le travail du rêve est lié seulement à la combinaison des trois facteurs que nous avons indiqués et d’un quatrième dont nous parlerons plus loin, et qu’il ne fait que traduire les pensées du rêve en observant les quatre conditions prescrites. La question de savoir si l’esprit, en rêve, travaille avec toutes ses facultés ou avec une partie seulement est mal posée ; on l’a traitée sans tenir compte des faits. Mais, comme il est de nombreux rêves de jugement, de critique et de reconnaissance, où apparaît de l’étonnement à propos de tel élément, où on explique et où on argumente, il faut d’abord que je réfute les objections que peuvent soulever de tels rêves. Je le ferai par des exemples appropriés.

Je soutiens que : Tout ce qui nous apparaît comme acte de jugement accompli pendant le rêve ne doit pas être considéré comme activité intellectuelle du travail du rêve ; en fait, tout ceci appartient au matériel des pensées du rêve, et a pénétré, à partir de là, comme structures toutes « prêtes » dans son contenu manifeste. Je dirai plus : Bon nombre de jugements que l’on porte, après le réveil, sur le rêve dont on se souvient, bon nombre des sensations qu’évoque en nous le rappel de ce rêve, font partie du contenu latent du rêve, et, par conséquent, il faut en tenir compte dans l’interprétation.

I. J’en ai déjà mentionné un exemple frappant. Une malade ne veut pas raconter son rêve parce qu’il n’est pas clair. Elle a vu quelqu’un en rêve et elle ne sait pas si c’était son mari ou son père. Dans la seconde partie du rêve, il est question d’un « Misttrügerl », d’une poubelle, objet qui évoque les souvenirs suivants : Jeune ménagère, la malade avait dit en plaisantant, devant un jeune parent, que sa prochaine tâche était l’achat d’une nouvelle poubelle. Le lendemain elle en recevait une, pleine de muguet. Ce fragment du rêve sert à illustrer la locution : « Ça n’a pas poussé sur mon fumier » (Nicht auf eigenem Mist gewachsen = ce n’est pas de mon cru). En continuant l’analyse de ce rêve, on s’aperçoit qu’il y a dans les pensées du rêve l’écho d’une histoire que cette femme avait entendu raconter dans sa jeunesse. Il s’agissait d’une fille qui avait un enfant dont on ne savait pas qui était le père (« ce n’était pas clair »). La figuration du rêve déborde ici dans la pensée de veille : un des éléments des pensées latentes s’est fait représenter par un jugement porté, à l’état de veille, sur l’ensemble du rêve.

II. Voici un cas analogue : Un de mes malades a un rêve qui lui semble intéressant, car en se réveillant il se dit tout de suite : « II faut que je dise ça au docteur. » À l’analyse, on trouve des allusions très claires à une liaison commencée depuis qu’il est en traitement chez moi : il avait l’intention de ne rien m’en dire234.

III. Un troisième exemple sera tiré de ma propre expérience : Je vais à l’hôpital en compagnie de P… Nous traversons une région où il y a des maisons et des jardins. Il me semble avoir vu ce pays plusieurs fois dans mes rêves. Je ne connais pas très bien le chemin. Il m’en montre un qui, passant par un coin, conduit à un restaurant (salle fermée et non jardin). C’est là que je demande Mme Doni et j’apprends qu’elle habite une petite chambre au fond de la maison, avec trois enfants. J’y vais et, avant d’y arriver, je rencontre une personne que je distingue mal et qui accompagne mes deux fillettes. Je les emmène avec moi après être resté là un moment avec elles. J’en veux vaguement à ma femme de les avoir laissées là-bas.

Au réveil j’éprouve une grande satisfaction que je m’explique par mon espoir de pouvoir, par l’analyse, apprendre le sens des mots : « J’ai déjà rêvé cela235. » Mais l’analyse ne m’apprend rien de nouveau, elle me montre seulement que ma satisfaction fait partie du contenu latent du rêve et non d’un jugement porté sur ce dernier. C’est ma satisfaction d’avoir eu des enfants de mon mariage. P… est un homme avec qui j’ai fait un bout de chemin dans la vie et qui plus tard m’a devancé considérablement, tant au point de vue social qu’au point de vue matériel, mais qui n’a pas eu d’enfants. L’indication des deux motifs du rêve me permettra ici de ne pas recourir à une analyse complète. La veille, j’avais lu dans un journal qu’une certaine Dona A…y (nom que je transformai en Doni) était morte en couches ; ma femme m’avait dit que la défunte avait été soignée par la sage-femme qui l’avait assistée elle-même lors de la naissance de nos deux derniers enfants. Le nom de Dona m’avait frappé, parce que, peu de temps avant, je l’avais rencontré pour la première fois dans un roman anglais. Le second motif du rêve est sa date. Il a eu lieu dans la nuit avant l’anniversaire de mon fils aîné, qui semble avoir un certain talent poétique.

IV. J’avais éprouvé une satisfaction analogue en me réveillant du rêve absurde qui me montrait mon père jouant, après sa mort, un rôle politique chez les Magyars. Cette satisfaction s’explique par la persistance du sentiment qui accompagnait la dernière phrase du rêve : Je me souviens que sur son lit de mort il ressemblait à Garibaldi ET JE ME RÉJOUIS que cela se soit réalisé tout de même… (Puis une suite que j’ai oubliée). L’analyse me permet de combler cette lacune. Il s’agit de mon second fils auquel j’ai donné le nom d’un illustre personnage historique qui m’avait attiré fortement pendant mon adolescence et surtout depuis mon séjour en Angleterre. Pendant l’année qui avait précédé la naissance de cet enfant, j’avais eu l’intention de lui donner précisément ce nom, si c’était un garçon, et, très content, je saluai le nouveau-né de ce nom. On remarquera facilement ici comment la mégalomanie réprimée du père passe, dans sa pensée, sur ses enfants. On admettra aisément, je pense, que c’est là une des façons dont s’opère cette répression nécessaire. La place de l’enfant dans l’ensemble du rêve est due à un accident excusable chez un enfant comme chez un mourant. Il avait sali son linge. On peut comparer à cette suite d’idées l’allusion que contient l’expression « Stuhlrichter » (juge assis) et le désir du rêve : apparaître grand et pur aux yeux de ses enfants.

V. Passons maintenant aux jugements qui sont portés pendant le rêve même, qui ne se prolongent pas pendant la veille et n’y sont pas transposés. Pour plus de facilité, je vais utiliser ici des rêves que j’ai déjà analysés dans un autre but. Le rêve de Goethe qui a attaqué M. M… semble contenir toute une série de jugements. « Je cherche à m’expliquer un peu les rapports de temps qui me paraissent invraisemblables. » Cela ne revient-il pas à dire que mon esprit critique réagit contre l’absurdité qu’il y aurait à prétendre que Goethe aurait attaqué un jeune homme de mes amis ? « Il me paraît plausible qu’il eût 18 ans. » Cela paraît bien être le résultat d’un calcul, idiot à vrai dire. Et « je ne sais pas très bien en quelle année nous sommes » serait un exemple d’incertitude, de doute dans le rêve.

Or je sais par l’analyse de ce rêve que les mots qui expriment ces jugements portés en rêve, semble-t-il, peuvent être interprétés d’une autre façon, qui à la fois montre leur véritable importance et fait disparaître l’absurdité. Par la phrase : « J’essaie de m’expliquer un peu les rapports de temps », je me mets à la place de mon ami qui a réellement étudié les problèmes du temps et de la durée de la vie. Ces mots perdent ainsi le sens d’un jugement critique contre l’absurdité des phrases précédentes. L’expression intercalée « qui me paraît invraisemblable » est liée à cette autre : « il me paraît plausible ». J’ai répondu en termes analogues à la dame qui me racontait l’histoire de la maladie de son frère : « Il me paraît invraisemblable que l’exclamation : Nature ! Nature ! ait un rapport quelconque avec Goethe ; il me semble bien plus plausible qu’elle ait la signification sexuelle que vous connaissez. » Ici, en effet, un jugement a été prononcé, non en rêve cependant, mais en réalité, à une occasion qui est rappelée et utilisée par les pensées du rêve. Le contenu du rêve s’approprie ce jugement, comme il fait de n’importe quel autre fragment des pensées du rêve.

Le chiffre 18, qui est associé d’une façon absurde au jugement du rêve, porte encore la marque de l’enchaînement d’où fut détaché le jugement réel. Et enfin l’idée que « je ne sais pas très bien en quelle année nous sommes » n’a d’autre sens que d’obtenir que je m’identifie avec le paralytique général qui, à l’examen médical, avait réellement présenté ce symptôme précis.

Lorsqu’on analyse les jugements apparents du rêve, il faut se souvenir des règles exposées au début, en vue de l’interprétation : il ne faut pas tenir compte de l’enchaînement des parties du rêve ; il faut considérer cet enchaînement comme une apparence sans valeur et il faut séparément ramener à son origine chaque élément du rêve. Le rêve est un conglomérat qu’il s’agit de fragmenter en vue de la recherche. Mais, d’autre part, notre attention est attirée sur le fait que dans les rêves se manifeste un pouvoir psychique qui établit cet enchaînement apparent et qui, par conséquent, fait subir, au matériel produit par le travail du rêve, une élaboration secondaire. Nous étudierons plus loin ce pouvoir et nous montrerons qu’il est le quatrième élément participant à la formation du rêve.

VI. Recherchons d’autres exemples du travail de jugement dans les rêves déjà cités. Dans le rêve absurde qui contient l’histoire de la lettre du conseil municipal, je demande à mon père : « Tu t’es marié aussitôt après ? » Je calcule que je suis né en 1856, date qui me paraît suivre immédiatement l’autre. – Tout cela revêt bel et bien la forme d’une conclusion logique. Mon père s’est marié, bientôt après l’attaque, en 1851 ; je suis le fils aîné, né en 1856 ; donc cela est juste. Nous savons que cette conclusion est altérée par l’accomplissement d’un désir et que la pensée dominante du rêve est : quatre ou cinq ans, ce n’est rien, ça ne compte pas. Mais chaque partie de cette conclusion se détermine, d’après les pensées du rêve, quant au contenu et quant à la forme d’une façon différente ; C’est le malade dont un de mes collègues blâme la patience qui a l’intention de se marier dès la fin de la cure. La façon dont je m’entretiens en rêve avec mon père rappelle un interrogatoire ou un examen, et par là un professeur de la Faculté de Médecine qui, à sa première leçon, avait coutume de dresser un état civil complet de tous ses élèves : – Date de naissance ? – 1856. – Patre ? – On répondait en donnant le prénom du père avec une terminaison latine. Nous supposions que le professeur pouvait tirer du prénom du père des conclusions pour lesquelles le prénom de l’étudiant seul n’eût pas suffi. Ainsi le fait de tirer des conclusions dans le rêve ne serait que la répétition d’une conclusion qui apparaissait comme morceau du matériel des pensées du rêve. Il en résulte pour nous quelque chose de nouveau : quand, dans le rêve, il y a une conclusion, elle vient toujours des pensées du rêve, mais elle peut y figurer comme élément du matériel remémoré ou former un lien logique entre une série de pensées. Dans les deux cas, une conclusion tirée dans le rêve représente une conclusion des pensées du rêve236.

On pourrait pousser plus loin l’analyse de ce rêve. À l’interrogatoire du professeur s’associe le souvenir du tableau des cours et conférences de la Faculté, rédigé en latin, de mon temps, et ensuite celui de la marche de mes études. Les cinq années prévues pour les études de médecine étaient, ici encore, peu pour moi. Je continuai à travailler des années encore, et, parmi mes amis, je passai pour un fruit sec : on disait que je ne finirais jamais. Brusquement je me décidai, passai mes examens et finis fort bien en dépit du retard. Ceci renforce à nouveau les idées du rêve, que j’oppose à mes détracteurs comme un défi : « Vous pouvez ne pas le croire, puisque j’y mets du temps, mais je finirai tout de même, j’aboutirai tout de même à une conclusion. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. »

Le même rêve contient, dans sa partie initiale, quelques propositions auxquelles on ne saurait refuser le caractère d’une argumentation. Et cette argumentation n’est pas absurde, elle pourrait se présenter dans la pensée de la veille. Je me moque, dans le rêve, de la lettre du conseil municipal, car premièrement, en 1851, je n’étais pas né, et deuxièmement mon père, que peut viser cette lettre, est déjà mort. Non seulement ces deux raisons sont exactes, mais encore c’est bien ainsi que je répondrais si je recevais une pareille lettre. Nous savons, par notre analyse, que ce rêve a pour base des pensées latentes très amères et sarcastiques. Si nous considérons que les motifs de la censure sont sans doute très puissants, nous comprendrons que le travail du rêve doive fournir, pour réfuter la suggestion absurde, une argumentation irréprochable, de forme semblable à celle des pensées du rêve. Or l’analyse nous montre qu’il n’y a point eu création, mais que le travail du rêve a dû utiliser le matériel des pensées du rêve. Tout se passe comme si quelqu’un copiant sans la comprendre une équation algébrique contenant, à côté des chiffres et des lettres, des signes +, –, de puissances ou de racines, avait tout mêlé. Les deux arguments peuvent être ramenés aux éléments suivants : Il m’est pénible de penser qu’un grand nombre des suppositions sur lesquelles je m’appuie dans mes solutions psychologiques des psychonévroses rencontreront des doutes, seront tournées en ridicule dès qu’elles seront connues. Ainsi, par exemple, j’affirme que des impressions remontant à la deuxième, parfois même à la première année de la vie de l’individu laissent une trace ineffaçable dans la vie psychique de ceux qui seront plus tard des malades, et que ces impressions – quoique souvent déformées et exagérées par le souvenir – peuvent être la première et la plus profonde raison d’un symptôme hystérique. Des malades à qui je donne ces explications quand je dois le faire se moquent de moi, se déclarent prêts à rechercher des souvenirs datant du temps où ils n’étaient pas encore nés. Je m’attends à ce que la révélation du rôle, inconnu jusqu’à présent, que joue, chez les malades femmes, le père dans les premières impulsions sexuelles, reçoive le même accueil. Et pourtant je suis profondément convaincu que les deux idées sont exactes et fondées. Elles sont confirmées par certains exemples où le père est mort alors que l’enfant était encore en bas âge, et où des événements survenus plus tard resteraient inexpliqués, si l’on ne pouvait admettre que l’enfant avait gardé de son père des souvenirs inconscients. Je sais que mes deux affirmations reposent sur des conclusions dont la validité sera contestée. Le rêve accomplit donc mon désir, en utilisant, pour établir des conclusions incontestables, précisément ces conclusions que je crains de voir contester.

VII. Dans un rêve que jusqu’à présent, je n’ai fait qu’effleurer, on constate, nettement exprimé dès le début, un sentiment d’étonnement causé par le thème même du rêve.

Le vieux Brücke doit m’avoir imposé une tâche quelconque. Et – chose bien étrange – cette tâche consiste dans la préparation de la partie inférieure de mon propre corps, bassin et jambes ; je vois cette partie de mon corps devant moi, comme dans la salle de dissection, sans cependant avoir la sensation que cette partie manque à mon corps, et sans le moindre sentiment d’horreur. Louise N… se trouve là et travaille avec moi. Le bassin est vidé, on le voit tantôt d’en haut, tandis d’en bas, les deux aspects se mêlent. On aperçoit de grosses tubérosités couleur chair (qui me rappellent, dans le rêve même, des hémorroïdes). Il fallait aussi en dégager soigneusement quelque chose qui était posé dessus et qui ressemblait à du papier d’étain froissé237. Alors je fus de nouveau en possession de mes jambes, et je fis un tour à travers la ville, mais étant fatigué je pris une voiture. La voiture entra, à mon grand étonnement, par une porte cochère qui s’ouvrit et la laissa passer par un couloir, qui vers la fin, après un tournant rapide, reconduisait en plein air238. – Finalement je me trouvai marchant avec un guide alpin qui portait mes affaires, à travers des paysages changeants. Il me porta un bout de chemin, parce que j’avais les jambes fatiguées. Le sol était marécageux ; nous passions le long du bord ; des gens étaient assis par terre, parmi eux une jeune fille ; on aurait dit des Indiens ou des Bohémiens. Auparavant je m’étais avancé moi-même sur le sol glissant, en m’étonnant constamment de pouvoir si bien marcher, après la préparation. Enfin nous arrivâmes à une petite maison en bois au bout de laquelle se trouvait une fenêtre ouverte. Là, le guide me déposa et mit deux planches, qui étaient là toutes prêtes, sur l’accoudoir de la fenêtre, jetant ainsi un pont sur l’abîme qu’il fallait franchir pour sortir. Alors, j’eus réellement peur pour mes jambes. Mais, au lieu de franchir l’abîme comme je m’attendais à le faire, je vis, étendus sur les bancs, le long des parois de la cabane, deux hommes adultes et, à côté d’eux, deux enfants endormis. C’était comme si on devait passer, non pas sur les planches, mais sur ces enfants. Je me réveillai dans un état d’anxiété et de désarroi.

On imagine sans peine, après ce que nous avons dit de l’ampleur de la condensation dans le rêve, combien de pages prendrait l’analyse détaillée de ce long rêve. Aussi n’allons-nous pas y procéder ici. Nous ne l’étudierons que comme un exemple de l’étonnement ; il s’y manifeste, nous l’avons vu, dès le début, par ces mots : « chose bien étrange ». Disons d’abord le point de départ du rêve. C’est une visite à Mme Louise N… qui dans le rêve assiste à mon travail. Elle me dit : « Prête-moi un livre. » Je lui proposai She de Ridder Haggard et commençai à lui expliquer : « …livre étrange… rempli de sens caché… l’éternel féminin… l’immortalité de nos sentiments… » Elle m’interrompit : « Je connais ce livre. N’as-tu rien de toi ? » – « Non, mes propres œuvres immortelles ne sont pas encore écrites. » – « Alors quand paraîtra donc ce qu’on est convenu d’appeler tes dernières révélations dont tu promets qu’elles seront lisibles pour nous autres également ? », demanda-t-elle avec un air un peu agressif. – Je m’aperçois à présent que c’est un autre qui me fait donner par elle un avertissement et je me tais. Je pense combien il m’en coûtera déjà de présenter au public ce seul travail sur le rêve où il faudra livrer une si grande partie de mon être le plus intime : « Pourtant ce que tu connais de meilleur ne peut être dit à ces garçons »239. La préparation sur mon propre corps, dont je suis chargé en rêve, est donc cette analyse de moi-même que comporte la publication de mon livre. Le vieux Brücke intervient ici à bon droit ; dans les premières années de mon travail scientifique, il m’arriva plus d’une fois de laisser là une découverte que ses ordres énergiques me forcèrent enfin à publier. Les autres pensées qui se rattachent à la conversation avec Louise N… étaient enfouies trop profondément pour devenir conscientes ; elles sont déviées en direction du matériel qu’a réveillé en moi la mention du livre de Ridder Haggard. C’est à ce livre-là et à un autre du même auteur : Heart of the world, que se rapporte le jugement : « chose bien étrange ». Beaucoup d’éléments du rêve sont empruntés à ces deux romans fantastiques. Le sol marécageux par-dessus lequel on est porté, l’abîme qu’il faut franchir à l’aide des planches emportées proviennent de She ; les Indiens, la jeune fille, la maison en bois de. Heart of the world. Dans les deux romans, c’est une femme qui joue un rôle de premier plan ; dans les deux il s’agit de voyages dangereux, dans She d’une marche à l’aventure vers un inconnu où nul n’a mis les pieds. La fatigue des jambes a été, d’après une note que je retrouve, une sensation réellement éprouvée ces jours-là. Il est probable qu’il s’en est suivi un état de dépression où, doutant de moi-même, je me suis demandé : Jusqu’où mes jambes me porteront-elles encore ? Dans She, l’aventure finit ainsi : la femme-guide, au lieu de rapporter, pour elle-même et pour les autres, l’immortalité, trouve la mort dans un mystérieux feu central. Il a dû y avoir, dans les pensées du rêve, la peur d’une triste fin. La « maison en bois » doit signifier le cercueil, donc le tombeau. Le rêve a été très habile en faisant passer comme un accomplissement de désir cette pensée, la moins souhaitée de toutes. J’ai déjà été, en effet, dans un tombeau, mais c’était un tombeau étrusque ouvert, près d’Orvieto, une étroite chambre avec, le long des murs, deux bancs de pierre sur lesquels on avait posé deux squelettes d’hommes adultes. L’intérieur de la « maison de bois » du rêve ressemble à ce tombeau, avec la seule différence que le bois a remplacé la pierre. Le rêve semble dire : « S’il faut que tu sois dans la tombe, que ce soit au moins dans ce tombeau étrusque. » Il transforme, au moyen de cette substitution, la perspective la plus triste en une chose assez enviable. Malheureusement, il ne peut transformer en son contraire que l’image qui accompagne l’affect et non l’affect lui-même. C’est pourquoi je me réveille avec angoisse et désarroi, et après qu’est encore apparue l’idée que peut-être les enfants obtiendront ce qui a été refusé au père – encore une allusion à cet étrange roman où l’identité d’un personnage se maintient à travers une suite de générations de 2000 ans.

VIII. Nous allons retrouver l’étonnement au sujet de faits vus en rêve dans un autre exemple ; il s’y joint, cette fois un essai d’explication tellement surprenant, recherché, on pourrait dire presque : ingénieux, qu’il suffirait à lui seul à forcer notre intérêt même si notre attention n’était pas attirée par deux autres raisons encore.

Dans la nuit du 18 au 19 juillet, je voyage sur le réseau du Sud et, tout en dormant, j’entends appeler : « Hollthurn, 10 minutes d’arrêt. » Je pense aussitôt aux Holothuries – un musée d’histoire naturelle – qui est ici un endroit où des hommes courageux se sont défendus sans succès contre les troupes de leur souverain supérieures en nombre. – Oui, la contre-Réforme en Autriche !C’est comme s’il s’agissait d’un endroit en Styrie ou en Tyrol. J’aperçois maintenant, indistinctement, un petit musée, dans lequel sont conservés les restes ou les trophées de ces hommes. Je voudrais descendre du train, mais je retarde l’exécution de ce projet. Il y a, sur le quai de la gare, des femmes avec des fruits ; elles sont accroupies et présentent leurs paniers d’une manière très engageante. – J’ai hésité à descendre, me disant que je n’avais plus le temps, et nous voici toujours en gare. – Je suis brusquement dans un autre compartiment où les cuirs et les sièges sont si étroits que le dos se heurte directement au dossier240. Je m’en étonne, mais il se peut bien que j’aie changé de compartiment tout en dormant. Plusieurs personnes, entre autres deux Anglais, frère et sœur ; une rangée de livres bien en vue sur une étagère le long de la paroi. J’y vois Wealth of nations, Matter and Motion (de Maxwell), gros volumes reliés en toile marron. L’Anglais demande à sa sœur si elle n’a pas oublié un livre de Schiller. Tantôt ces livres sont comme les miens, tantôt ce sont ceux des deux étrangers. Ici je voudrais prendre part à la conversation pour confirmer, insister… Je me réveille, en transpiration, parce que les fenêtres sont fermées. Le train s’arrête à Marburg.

Pendant que je transcris ce récit, je me rappelle brusquement un fragment que j’ai failli oublier. Je dis aux deux Anglais, au sujet d’un certain ouvrage. « It is from… », mais je me reprends : « It is by. » L’Anglais dit à sa sœur : « Mais il avait bien dit. »

Le rêve commence par l’appel de la station qui a dû me réveiller à moitié. Je remplace ce nom, qui était Marburg, par celui de Hollthurn. Que j’aie entendu Marburg au premier appel, ou peut-être à un des appels suivants, cela est prouvé par l’allusion que mon rêve fait à Schiller, né à Marburg241, dans un autre Marburg, il est vrai.

Je voyageais, cette fois, bien qu’en première, dans des conditions très désagréables. Le train était bondé ; dans le compartiment j’avais trouvé un monsieur et une dame qui paraissaient très distingués, mais qui n’avaient pas assez de savoir-vivre, ou qui jugeaient inutile d’en faire preuve, pour cacher tant soit peu leur mécontentement de voir pénétrer un intrus. On n’a pas répondu à mon salut ; bien que l’homme et la femme fussent assis l’un à côté de l’autre (« le dos à la locomotive »), la femme s’empressa de réserver, sous mes yeux, la place d’en face, près de la fenêtre en y posant un parapluie. On ferma la porte immédiatement ; on dit bien haut qu’il ne fallait pas ouvrir les fenêtres ; sans doute s’était-on aperçu aussitôt que je manquais d’air. Il faisait chaud, cette nuit-là, et dans le compartiment hermétiquement fermé on étouffa bientôt.

Mon expérience des voyages m’a appris qu’un tel manque d’égards et de politesse caractérise les gens qui voyagent gratuitement ou à demi-tarif. Lorsque le contrôleur vint à passer et que je présentai le billet qui m’avait coûté cher, la dame lança sur un ton hautain et comme menaçant : « Mon mari a une carte de circulation ! » De taille imposante, l’air maussade, elle était à l’âge où la beauté de la femme commence à décliner. Le mari n’essayait même pas de placer un mot, il était assis là sans bouger. Je m’enfonçai dans mon coin et fis des efforts pour dormir. Dans le rêve je tire une terrible vengeance de mes compagnons de voyage si peu aimables. On ne devinerait jamais quelles insultes je leur adresse, quelles humiliations je leur inflige : tout cela dissimulé sous les bribes incohérentes de la première moitié de mon rêve. – Mais, ce premier désir satisfait, un autre se fit jour : celui de changer de compartiment. Le rêve change souvent de scène sans que cela paraisse surprenant le moins du monde ; il aurait donc pu également substituer à mes compagnons de voyage d’autres plus agréables pris dans mes souvenirs. Mais ici quelque chose rend ce changement difficile, de sorte que j’éprouve le besoin de l’expliquer. Comment ai-je pu me trouver brusquement dans un autre compartiment ? Je ne me rappelle pas être descendu. Il n’y a qu’une explication possible : « j’ai dû quitter le wagon tout en dormant ». Ces faits sont rares, mais connus des neuropathologistes. On sait que certains sujets entreprennent des voyages dans un « état second », qui ne se manifeste par aucun symptôme extérieur, jusqu’au moment où, à une station quelconque, ils reprennent entièrement conscience d’eux-mêmes et s’étonnent de la lacune de leur mémoire. Je m’explique donc en rêve ce qui m’est arrivé par une atteinte d’automatisme ambulatoire.

L’analyse permet d’en donner une autre solution. L’essai d’explication, qui surprendrait si on devait le mettre sur le compte du travail du rêve, n’est pas original. Il reproduit les signes névrotiques d’un de mes malades. J’ai déjà raconté l’histoire de cet homme très cultivé et sensible qui, peu après la mort de ses parents, commença à s’accuser de penchants meurtriers et qui vécut dès lors écrasé par les mesures préventives qu’il devait inventer pour se défendre contre son obsession. C’était un cas de névrose obsessionnelle grave, avec conservation parfaite de l’autocritique. Il fallait qu’à tout instant le malade se rendît compte des allées et venues de tous les passants : quand, en effet, un passant quelconque échappait à ses regards inquisiteurs, il avait l’impression angoissante de l’avoir peut-être tué. Il y avait là, entre autres, une rêverie morbide sur le thème de Caïn, car « tous les hommes sont frères ». Traverser une rue lui devint bientôt une torture et il prit la résolution de ne plus sortir. Il passait sa vie entre ses quatre murs, prisonnier volontaire. Mais les journaux apportaient jusque dans sa chambre l’écho des assassinats commis dehors, et, chaque fois, il se demandait avec angoisse si ce n’était pas lui le meurtrier. La certitude de n’avoir pas quitté son appartement depuis des semaines l’avait défendu un certain temps contre ces accusations. Mais un jour l’idée lui vint qu’il aurait pu quitter sa maison dans un état d’inconscience et commettre un crime sans le savoir. Dès ce jour, il ferma à clef la porte de sa maison, remit la clef entre les mains de sa vieille femme de charge et lui défendit expressément de la lui rendre, même sur sa demande.

C’est de là que vient l’essai d’explication qui veut que j’aie changé de compartiment dans un état d’inconscience. Cette explication est passée toute faite des pensées du rêve dans le rêve lui-même. Elle a évidemment pour but de m’identifier avec mon malade. Le souvenir de celui-ci fut éveillé en moi par une association d’idées toute naturelle. C’est avec lui que j’avais fait, quelques semaines auparavant, mon dernier voyage de nuit. Il était guéri et m’accompagnait en province auprès de ses parents qui m’avaient appelé. Nous avions un compartiment pour nous deux. Les fenêtres étaient restées ouvertes toute la nuit et notre conversation avait été très animée jusqu’à ce que je m’endormisse. Je savais que son affection avait eu pour origine des impulsions hostiles contre son père datant de l’enfance et liées à la sexualité. En m’identifiant avec lui, je voulais m’avouer à moi-même des penchants analogues. En réalité, la seconde scène de mon rêve est due à ce fantasme bien impertinent, que mes deux compagnons de voyage, quoiqu’un peu vieux déjà, manquent de politesse à mon égard parce que mon arrivée les a empêchés d’échanger pendant la nuit les tendresses qu’ils s’étaient promises. Cette idée fantaisiste n’est qu’un écho d’une scène de la première enfance : l’enfant, poussé probablement par une curiosité sexuelle, pénètre dans la chambre de ses parents et en est chassé par un mot énergique du père.

Je crois inutile de multiplier les exemples. Ils ne feraient que confirmer ce que nous venons de voir, à savoir qu’un jugement, en rêve, n’est que la reproduction d’un prototype dans les pensées du rêve. Cette reproduction, le plus souvent, est mal adaptée à l’ensemble ; mais quelquefois, comme dans nos derniers exemples, elle peut y être insérée si habilement qu’elle donne l’impression d’un travail intellectuel effectué en rêve, propre au rêve.

Nous sommes ainsi conduits à nous occuper d’une activité de rêve, dont nous avons parlé déjà, et qui, si elle n’est pas constante, a pour effet, chaque fois qu’elle intervient, d’effacer les contradictions entre les éléments disparates du rêve et de les fondre en un ensemble cohérent. Mais avant d’aborder cette étude, il nous faut encore – et cela nous paraît pressant – consacrer quelques instants à l’examen des manifestations de la vie affective dans le rêve et de les comparer avec les affects que l’analyse découvre dans les pensées du rêve.

VIII. Les affects dans le rêve

Dans une remarque pénétrante Stricker nous a fait constater que les manifestations de la vie affective dans le rêve ne doivent pas être méprisées au réveil comme le reste du contenu du rêve. « Quand, dans le rêve, j’ai peur des brigands, les brigands sont imaginaires, mais la peur est réelle. » Il en est de même lorsque j’éprouve de la joie. Nous sentons qu’un affect dont nous avons l’expérience en rêve n’est inférieur en rien à celui de même intensité dont nous avons l’expérience pendant la veille. C’est bien plus par son fond affectif que par son contenu représentatif que le rêve s’impose à nous comme expérience psychologique. À l’état de veille nous n’arrivons pas à le considérer ainsi, car, psychiquement, nous ne pouvons apprécier un élément affectif que lorsqu’il est lié à un contenu représentatif. Aussi, lorsque l’affect et la représentation ne s’accordent pas l’un avec l’autre, quant à la nature et quant à l’intensité, notre jugement est troublé.

Ce qui, de tout temps, a frappé dans les rêves, c’est que des contenus représentatifs n’entraînent pas l’effet affectif auquel nous nous attendrions nécessairement si tout se passait à l’état de veille. Strümpell a prétendu que, dans le rêve, les images n’avaient pas leurs valeurs psychiques. Mais le contraire s’observe aussi. Une manifestation affective intense peut être accompagnée d’un contenu qui ne s’y prête guère. Je peux me trouver en rêve dans une situation horrible, dangereuse, écœurante, sans en éprouver la moindre peur ou le moindre dégoût ; par contre, il arrive que je me fâche pour des motifs bien futiles ou que je me réjouisse de choses puériles.

Tout cela s’explique fort bien et même mieux que toutes les autres énigmes du rêve si, au lieu d’envisager le contenu manifeste du rêve, on considère son contenu latent. L’analyse nous apprend, en effet, que les contenus représentatifs ont subi des déplacements et des substitutions, tandis que les affects n’ont pas changé. Rien d’étonnant à ce que le contenu représentatif modifié par la déformation du rêve ne s’accorde plus avec l’affect resté le même ; mais on n’aura plus aucun motif de s’étonner quand l’analyse rendra sa place au contenu véritable242.

Dans un complexe psychique qui a subi l’influence de la censure imposée par la résistance, les affects forment la partie résistante, qui seule peut nous indiquer comment il faut compléter l’ensemble. Cet état de choses se manifeste dans les psychonévroses plus clairement encore que dans le rêve. Là l’affect a toujours raison, du moins pour ce qui est de sa qualité ; son intensité peut être augmentée, comme on sait, par des déplacements de l’attention névrotique. Lorsqu’un hystérique s’étonne qu’une bagatelle lui inspire une telle peur, lorsqu’un homme atteint d’obsessions est surpris qu’une futilité devienne pour lui un remords angoissant, tous deux se trompent en tenant le contenu représentatif, la bagatelle, la futilité, pour l’essentiel, et ils se défendent en vain tant qu’ils prennent ce contenu représentatif pour point de départ du travail de leur pensée. C’est la psychanalyse qui leur montre le bon chemin en reconnaissant, à rencontre de leur façon de faire, l’affect comme justifié et en recherchant la représentation qui s’y rapporte et qui a été refoulée et remplacée par un substitut. Nous supposons ici que le déclenchement affectif et le contenu représentatif ne forment pas une unité organique et indissoluble, mais qu’ils sont simplement accolés l’un à l’autre, que l’analyse peut les séparer. L’interprétation des rêves nous montre qu’en réalité il en est ainsi.

Voici, pour commencer, un exemple dont l’analyse nous expliquera l’absence apparente de l’affect là où le contenu représentatif aurait dû normalement en déclencher.

I. Elle aperçoit, dans un désert, trois lions. L’un d’entre eux vit. Elle n’en a pas peur. Ensuite elle les a sans doute fuis tout de même, car elle veut grimper à un arbre. Mais là-haut elle trouve sa cousine qui est professeur de français, etc.

L’analyse nous apprend les faits suivants. Le prétexte indifférent du rêve est une phrase de son devoir anglais : « La crinière est la parure du lion. » Son père portait une barbe qui encadrait son visage comme une crinière. Son professeur d’anglais s’appelle Miss Lyons. Un ami lui a envoyé les ballades du compositeur Loewe (= lion). Voilà donc les trois lions ; – pourquoi en aurait-elle peur ? Elle a lu un récit où un nègre qui avait fomenté une rébellion est traqué avec des chiens braques et, pour se sauver, grimpe à un arbre. Suivent – avec une gaieté croissante – d’autres bribes de souvenirs. Le procédé pour attraper les lions préconisé par les Fliegende Blätter : on prend un désert ; on le passe au tamis ; les lions restent dessus. Puis une anecdote très drôle mais un peu osée : on demandait à un fonctionnaire pourquoi il ne faisait pas plus d’efforts pour gagner la faveur de son chef ; il répondit : « J’ai bien essayé de me glisser là, mais mon ancien était déjà dessus. » Cet ensemble nous paraîtra très clair quand nous saurons que la dame a reçu, la veille du rêve, la visite du chef de son mari. Il a été très galant avec elle, lui baisa la main – et elle n’a pas eu peur du tout, bien qu’il soit une « grande bête » (= « grosse légume ») et le « lion de la société » de la ville. Le lion du rêve est donc semblable à celui du Songe d’une nuit d’été (le menuisier), et tous les lions de rêve dont on n’a pas peur sont ainsi.

II. Comme second exemple, je puis citer le rêve de la jeune fille qui voyait son petit neveu mort, étendu dans un cercueil, et qui n’en éprouvait – je puis l’ajouter maintenant – aucune douleur, aucune tristesse. L’analyse nous a montré pourquoi. Le rêve accomplissait, en le déguisant, son désir de revoir l’homme aimé. L’affect devait s’accorder au désir et non au déguisement. Elle n’avait donc aucune raison d’être triste.

Dans un certain nombre de rêves, l’affect garde encore quelques liens avec le contenu représentatif nouveau, qui a remplacé celui auquel l’affect était primitivement attaché. D’autres fois la dissolution du complexe est poussée plus loin. L’affect semble entièrement détaché de l’image correspondante, il est transporté dans un autre endroit du rêve, adapté à un nouvel arrangement des éléments du rêve. Il se produit alors ce que nous avons déjà vu en examinant les actes de jugement dans le rêve. Lorsqu’il y a, parmi les pensées du rêve, une conclusion importante, le rêve en contient une aussi ; mais la conclusion du rêve peut être déplacée et porter sur un matériel tout autre. Ce déplacement se fait souvent d’après le principe du contraste.

Je vais expliquer cette dernière modalité par l’exemple suivant que j’ai soumis à une analyse complète.

III. Un château au bord de la mer. Plus tard il ne se trouve plus directement au bord de la mer, mais près d’un étroit canal qui conduit à la mer. Le gouverneur s’appelle P… Je me trouve avec lui dans un grand salon à trois fenêtres devant lesquelles se dressent, comme les créneaux d’une forteresse, les saillies d’un mur. J’appartiens d’une façon quelconque, peut-être comme officier de marine volontaire, aux troupes d’occupation. Nous craignons l’arrivée de bâtiments de guerre ennemis, puisque nous sommes en état de guerre. M. P… a l’intention de partir. Il me donne des instructions sur ce qu’il faut faire si l’attaque se produit. Sa femme malade se trouve avec les enfants dans le château en danger. Quand commencera le bombardement, la grande salle devra être évacuée. Il respire péniblement et veut s’éloigner. Je le retiens et lui demande de quelle façon je devrais lui faire parvenir des nouvelles, si cela était nécessaire. Il me répond encore quelque chose, et aussitôt après il tombe mort. Je l’ai sans doute fatigué inutilement par mes questions. Après sa mort, qui ne me fait aucune impression, je me demande si la veuve restera dans le château, si je dois annoncer la mort aux autorités supérieures, si je dois me charger, étant le premier après lui dans la hiérarchie, du commandement du château. Voici que je me trouve à la fenêtre en train de contempler les vaisseaux qui défilent. Ce sont des navires marchands qui avancent avec une très grande rapidité, sur les flots sombres, quelques-uns ont plusieurs cheminées, d’autres ont une espèce de toit renflé (comme dans les constructions de la gare que j’avais vues dans le rêve-prologue [je ne le communique pas ici]). Alors mon frère se tient à côté de moi et tous deux nous regardons par la fenêtre vers le canal. Un navire qui passe nous effraie, et nous nous écrions : « Voilà le vaisseau de guerre qui vient ! » Mais on constate que seuls les vaisseaux que je connais déjà reviennent. Et voici venir un petit bateau qui est drôlement coupé : il se termine juste au milieu de sa largeur. Sur le pont de ce bateau on voit des choses bizarres, qui ressemblent à des timbales ou à des boîtes. Nous nous écrions tous les deux : « Voici le navire du petit déjeuner ! » (Frühstücksschiff).

La marche rapide des navires, le bleu foncé de l’eau, la fumée brune des cheminées : tout cet ensemble fait une impression dramatique et sombre.

Les localités dans ce rêve se rapportent à des souvenirs de plusieurs voyages au bord de l’Adriatique (Miramare, Duino, Venise, Aquileia). Je me rappelais encore très bien un voyage court, mais très beau, que j’avais fait à Aquileia avec mon frère, à Pâques, quelques semaines avant le rêve. – La guerre navale entre l’Amérique et l’Espagne et les soucis qu’elle m’avait donnés au sujet de parents vivant en Amérique ont également laissé leur empreinte. – Des affects se manifestent à deux moments de ce rêve ; une première fois, un affect auquel on s’attendrait ne se produit pas ; il est dit nettement que la mort du gouverneur ne me fait aucune impression ; une seconde fois, lorsque je crois voir le bâtiment de guerre : j’ai une frayeur dont j’éprouve pendant le sommeil toutes les sensations. Dans ce rêve bien construit, les affects sont placés de façon à éviter toute contradiction apparente. Il n’y a, en effet, aucune raison pour que je m’effraie à la mort du gouverneur, et il est tout à fait naturel que je m’effraie comme commandant du château à la vue du bâtiment de guerre. Or l’analyse prouve que M. P… ne fait que se substituer à moi-même (en rêve, c’est moi qui suis son remplaçant). C’est moi le gouverneur qui meurt subitement. Les pensées du rêve ont pour objet l’avenir des miens après ma mort prématurée. Elles ne contiennent aucune autre idée angoissante. La frayeur qui en rêve est liée à la vue du bâtiment de guerre doit en être détachée et placée ici. Inversement, l’analyse montre que le groupe de pensées du rêve, d’où provient le bâtiment de guerre, est plein de souvenirs agréables. C’était un an avant, à Venise. Une journée splendide. Nous étions aux fenêtres de notre chambre qui donnait sur le quai des Esclavons et nous regardions vers la lagune bleue, qui était plus animée ce jour-là que d’habitude. On attendait des navires anglais qu’on allait recevoir solennellement ; brusquement ma femme s’écria, joyeuse comme un enfant : « Voici le bâtiment de guerre anglais ! » En rêve ces mêmes mots m’effraient. (Nous pouvons constater à nouveau que les discours prononcés en rêve viennent toujours des discours de la veille. Nous verrons tout à l’heure que le mot « anglais » n’a pas été perdu non plus pour le travail du rêve.) En passant des pensées au contenu manifeste du rêve, la gaieté s’est donc transformée en frayeur. Cette transformation même est destinée à exprimer un fragment du contenu latent du rêve ; mais je ne fais que le signaler ici. Ce que cet exemple montre bien, c’est l’aisance avec laquelle le travail du rêve sépare les affects des faits qui les ont déclenchés et les transporte au hasard en quelque autre point de son contenu.

Examinons maintenant de plus près le « navire du petit déjeuner » (Frühstücksschiff), dont l’apparition termine d’une manière absurde une situation par ailleurs plausible. Lorsque je considère ce navire, il me vient à l’esprit que, tel que je l’ai vu en rêve (noir et coupé dans sa plus grande largeur), il ressemble à un objet qui nous avait frappés dans les musées des villes étrusques. Il s’agissait d’une sorte de coupe rectangulaire à deux anses, en terre noire, sur laquelle se trouvaient des objets comme des tasses à café ou à thé. Le tout ressemblait un peu à un service à petit déjeuner d’aujourd’hui. On nous apprit que c’était une garniture de toilette féminine, avec les boîtes à fard et à poudre. Nous déclarâmes en riant que cet objet ne ferait pas mal comme cadeau pour la maîtresse de maison. L’objet du rêve signifie donc : toilette noire, deuil ; c’est une allusion directe à la mort. Par son autre bout il rappelle une barque243 de l’espèce de celles sur lesquelles, en des temps préhistoriques, on abandonnait les cadavres pour que la mer les ensevelît. C’est à cela que se rattache en rêve le retour des vaisseaux : « Silencieux, sur la barque sauvée, le vieillard retourne au port244. » C’est le retour après le naufrage ; le « navire du déjeuner » est, en effet, comme brisé dans sa largeur. Mais d’où vient le nom de navire « du déjeuner » ? C’est ici que l’« anglais » va intervenir. Frühstück = petit déjeuner = breakfast, Fastenbrecher (brise-jeûne). L’idée de briser nous ramène au naufrage, l’idée du jeûne à la toilette noire.

Mais dans ce « navire du déjeuner » il n’y a que le nom qui soit une création du rêve. La chose a existé et elle me rappelle une des heures les plus agréables de mon dernier voyage. Nous méfiant de la nourriture à Aquileia, nous avions apporté des provisions de Görz et acheté à Aquileia une bouteille de bon vin d’Istrie. Et pendant que le petit paquebot avançait lentement par le canal delle Mee et les lagunes désertes vers Grado, nous déjeunâmes d’excellente humeur sur le pont du bateau, où nous étions les seuls voyageurs. Jamais déjeuner ne nous parut si bon. Voilà donc le « navire du déjeuner », et c’est justement derrière ce joyeux souvenir que le rêve cache les allusions les plus attristantes à un avenir inconnu et lugubre.

Le fait que les affects sont détachés des images qui les ont déclenchés est l’un de leurs avatars les plus frappants. Mais ce n’est pas le seul ni le plus important de ceux qu’ils subissent en passant des pensées au contenu manifeste. Quand on compare les affects des pensées du rêve avec ceux du rêve même, on constate ceci : là où un état affectif existe dans le rêve, on le retrouve également dans les pensées du rêve ; mais l’inverse n’est pas vrai. Le rêve est en général plus pauvre en affects que le matériel psychique dont l’élaboration lui a donné naissance. Lorsqu’on a reconstitué les pensées du rêve, on y aperçoit le plus souvent des tendances très marquées, en lutte les unes avec les autres. Si alors on revient au rêve, on le trouve fréquemment terne, dépourvu de toute espèce de tonalité affective intense. Le travail du rêve réduit non seulement le contenu mais encore la tonalité affective de la pensée, au niveau de l’indifférence. Je pourrais dire que le travail du rêve aboutit à une répression des affects. Qu’on se rappelle par exemple le rêve de la monographie botanique. Ce qui lui correspond dans la pensée, c’est un plaidoyer passionné en faveur de ma liberté d’agir à ma guise, de vivre ma vie comme il me plaît. Le rêve qui en est issu est indifférent : J’ai écrit une monographie qui se trouve devant moi. Elle contient des planches en couleurs et des plantes séchées sont jointes à chaque exemplaire. C’est la paix après la bataille…

Il n’en est pas toujours ainsi : le rêve peut quelquefois exprimer des manifestations affectives très vives. Mais arrêtons-nous encore un instant à ce fait, incontestable, que tant de rêves paraissent indifférents, alors que les pensées qui les ont provoqués nous donnent une profonde émotion.

Nous n’avons pas à donner ici une explication théorique complète de cette répression des affects pendant le travail du rêve. Cette explication devrait être précédée d’une étude approfondie de la théorie des affects et du mécanisme de refoulement. Je ne voudrais discuter ici que deux idées. Je suis amené – pour des raisons que je n’ai pas à exposer ici – à me représenter le déclenchement d’un affect comme un processus centrifuge, mais orienté vers l’intérieur du corps, analogue aux processus d’innervation motrice et sécrétoire. Par analogie avec la suppression, durant le sommeil, des impulsions motrices dirigées vers le monde extérieur, je pourrais admettre que l’appel centrifuge d’affects, par la pensée inconsciente, est, pendant le sommeil, rendu très difficile. Les impulsions affectives qui se produisent pendant que le rêve se forme seraient, dans cette hypothèse, des impulsions faibles par elles-mêmes. Celles qui parviennent jusqu’au rêve ne sauraient être plus fortes. D’après ce raisonnement, la « répression des affects » ne serait pas un effet du travail du rêve, mais une conséquence du sommeil. Cette façon de voir les faits est plausible, mais elle n’explique pas tout. Il faut aussi nous rappeler que tout rêve un peu complexe est, ainsi que nous l’avons vu, un compromis entre des forces psychiques antagonistes. D’une part, les pensées qui forment le désir ont à lutter contre la censure. D’autre part, nous l’avons constaté souvent, même dans l’inconscient toute pensée est liée à son contraire. Comme toutes ces suites d’idées peuvent déclencher des affects, nous pourrions peut-être, sans risquer de nous tromper, concevoir cette répression de l’affectivité comme une conséquence de l’inhibition qu’exercent les contraires les uns sur les autres et la censure sur les impulsions qu’elle réprime. L’inhibition affective serait alors le second effet de la censure, dont la déformation était le premier.

Je vais citer ici un exemple dans lequel l’indifférence affective peut s’expliquer par l’opposition des pensées. Je m’excuse par avance du caractère particulier et un peu choquant de son contenu.

IV. Une colline ; sur celle-ci quelque chose comme des w.-c. en plein air, un banc très long, avec au bout un grand trou. Le bord de ce trou entièrement couvert de petits tas d’ordures, plus ou moins grands et plus ou moins frais. Derrière le banc un buisson. J’urine sur le banc ; un long filet d’urine nettoie tout, les ordures se détachent facilement et tombent dans le trou. À la fin, c’est comme s’il restait encore quelque chose.

Pourquoi n’ai-je pas éprouvé de dégoût pendant ce rêve ?

C’est que, comme l’analyse le montrera, les pensées les plus agréables et les plus satisfaisantes y ont concouru. À l’analyse, je songe tout de suite aux écuries d’Augias que nettoie Hercule. Cet Hercule, c’est moi. La colline et le buisson se trouvent à Aussee, où mes enfants séjournent actuellement. J’ai découvert l’étiologie infantile des névroses et ainsi j’ai préservé de la maladie mes propres enfants. Le banc est (sauf le trou, naturellement) la fidèle imitation d’un meuble dont une malade reconnaissante m’a fait cadeau. Il me fait penser à la considération dont je jouis auprès de mes malades. Même le musée d’excréments humains est susceptible d’une explication réconfortante. Il me rappelle en effet l’Italie où, dans les petites villes, les w.-c. ont cet aspect. Le filet d’urine qui nettoie tout est, sans nul doute, de la mégalomanie. C’est ainsi que Gulliver, chez les Lilliputiens, éteint un grand incendie et que Gargantua, du haut des tours de Notre-Dame, se venge des Parisiens. J’avais justement feuilleté la veille, avant d’aller me coucher, l’édition de Rabelais illustrée par Garnier. Et, chose remarquable, voilà encore une preuve que l’homme puissant, le surhomme, c’est moi : la plate-forme de Notre-Dame est l’endroit que j’aimais entre tous quand j’étais à Paris. J’avais l’habitude d’y passer tous mes après-midi libres entre les mascarons et les gargouilles. Le fait que toutes les ordures sont enlevées si vite est une allusion à cette épigraphe : Affiavit et dissipati sunt, qu’un jour je mettrai en tête de mon chapitre sur la thérapeutique de l’hystérie.

Voici maintenant l’événement qui a produit le rêve. C’avait été une après-midi d’été très chaude. Le soir, j’avais fait mon cours sur les rapports de l’hystérie et des perversions. Tout ce que j’avais dit m’avait déplu profondément et m’avait paru sans valeur. J’étais fatigué et je ne trouvais pas le moindre plaisir à mon rude travail. J’en avais assez de me vautrer ainsi dans toutes les saletés humaines et j’aurais voulu être auprès de mes enfants, ou encore voir les beautés de l’Italie. Dans cet état d’esprit, je quittai l’amphithéâtre et allai dans un café pour y prendre un sandwich en plein air, car je n’avais plus envie de dîner. Mais un de mes auditeurs m’accompagna. Il demanda la permission de s’asseoir à côté de moi pendant que je buvais mon café et m’étouffais avec mon croissant, et il se mit à me flagorner. Il avait énormément appris de moi ; il voyait tout maintenant avec d’autres yeux ; j’avais nettoyé les écuries d’Augias de la science des névroses de toutes les erreurs et de tous les préjugés ; bref, j’étais un grand homme. Cet hymne de louanges allait mal avec mon humeur du moment. Je dominai mal mon dégoût, et, pour me débarrasser du gêneur, je rentrai vite. Avant d’aller me coucher, je feuilletai encore Rabelais et lus une nouvelle de C. F. Meyer : Die Leiden eines Knaben (Les souffrances d’un petit garçon).

Voilà les éléments qui ont produit le rêve. La nouvelle de Meyer y ajouta des souvenirs d’enfance (cf. le rêve du comte Thun, dernière scène). L’état de lassitude et de dégoût dans lequel j’avais été pendant la journée persista dans le rêve : il fournit à son contenu presque tous les éléments. Mais, pendant la nuit, se réveilla le sentiment contraire, qui consistait à affirmer fortement et même outre mesure ma propre personnalité. Ce second sentiment annihila le premier. Le contenu du rêve devait s’organiser d’une manière telle que le même matériel put exprimer à la fois le sentiment de ma non-valeur et ma mégalomanie. Le résultat de ce compromis a été un contenu équivoque, mais aussi une indifférence affective par inhibition réciproque des oppositions.

D’après la théorie de l’accomplissement du désir, ce rêve n’aurait pas été possible si le sentiment de dégoût n’avait pas rencontré les idées de grandeur, évoquées avec plaisir en dépit de la répression habituelle. Le rêve en effet ne veut pas représenter de sentiments pénibles. Le pénible de nos pensées de rêve ne peut pénétrer dans le contenu du rêve que sous le masque d’un accomplissement de désir.

Au lieu de neutraliser les affects ou de les laisser tels quels, le travail du rêve peut encore les transformer en leur contraire. Nous avons vu déjà qu’une des règles de l’interprétation établissait que chaque élément du rêve pouvait tantôt avoir son sens propre, tantôt signifier le contraire. On ne sait jamais d’avance s’il faut admettre l’un ou l’autre, le contexte seul en décide. La conscience populaire paraît avoir pressenti ce fait. Les clefs des songes appliquent fréquemment le principe du contraste. Une telle transformation en son contraire est possible grâce à l’enchaînement associatif très serré des idées qui lie la représentation d’une chose à son opposé. Comme toute autre forme de déplacement, cette transformation est un des procédés qui servent la censure, mais souvent elle est aussi le résultat d’un accomplissement de désir, qui, au fond, ne fait que remplacer une chose désagréable par son contraire. Tout comme les figurations de choses, les affects des pensées du rêve peuvent apparaître sous la forme de leur contraire. Il est probable que cette interversion des états affectifs est le plus souvent l’œuvre de la censure. La répression et le renversement sont utilisés, en effet, dans la vie sociale, pour déguiser nos sentiments, et nous avons vu quelles analogies profondes il y avait entre la vie sociale et la censure du rêve, avant tout la dissimulation. Quand je parle à quelqu’un qui m’inspire des sentiments hostiles, mais à qui je dois des égards, il faut surtout que je dissimule à mon interlocuteur mes sentiments. Cela est plus important que l’atténuation que je pourrais par ailleurs apporter à l’expression de ma pensée. Si je lui adresse des paroles courtoises en les accompagnant d’un geste haineux ou méprisant, l’effet obtenu est le même que si je lui avais jeté mon mépris à la face. La censure me fait donc avant tout réprimer mes affects : maître dans l’art de la dissimulation, je manifesterai le sentiment contraire, je sourirai au lieu de montrer ma colère, et je serai aimable quand je voudrai terrasser mon ennemi.

Nous connaissons déjà un exemple excellent de renversement affectif sous l’action de la censure du rêve. Dans le rêve « de la barbe de l’oncle » j’éprouve une grande tendresse pour mon ami R…, tandis que et parce que les pensées du rêve le traitent d’imbécile. Cet exemple de renversement nous a apporté le premier indice de l’existence d’une censure dans le rêve. Ici il n’est pas nécessaire non plus d’admettre que le travail du rêve crée de toutes pièces un état affectif contraire. Il le trouve en général tout préparé dans le matériel des pensées du rêve. Il ne fait qu’augmenter sa tension en y ajoutant le pouvoir psychique de nos réactions de défense ; ainsi renforcé, l’affect peut contribuer à la formation du rêve. Dans le rêve de l’oncle que je viens de mentionner, l’affect opposé qu’est la tendresse provient probablement d’une source infantile (comme la suite du rêve le laisse supposer). Car les rapports entre oncle et neveu sont chez moi, à cause des souvenirs de ma première enfance, au fond de toutes les amitiés et de toutes les haines.

Ferenczi rapporte un autre très bon exemple de renversement affectif245. Un homme d’un certain âge est réveillé pendant la nuit par sa femme, inquiète de l’entendre rire à gorge déployée pendant son sommeil. Il raconta plus tard qu’il avait fait le rêve suivant : « J’étais couché dans mon lit. Quelqu’un que je connaissais entra ; je voulais donner de la lumière, sans y réussir ; j’essayai de nouveau, mais en vain. Là-dessus ma femme sauta du lit pour venir à mon aide ; elle n’eut pas plus de succès, et, gênée de se trouver en négligé devant un homme, elle renonça à poursuivre et se recoucha ; tout cela était si comique que je ne pus m’empêcher de rire comme un fou. Ma femme dit : « Pourquoi ris-tu ? pourquoi ris-tu ? » Et moi je continuai à rire jusqu’à mon réveil. » – Le lendemain l’homme était épuisé et avait mal à la tête – « C’est parce que j’ai tellement ri », dit-il.

À l’analyse, le rêve paraît beaucoup moins amusant. La « personne connue » qui entre est, dans les pensées latentes du rêve, l’image de la mort, de la « grande inconnue » évoquée la veille. Le vieil homme atteint d’artériosclérose avait eu ce jour-là des raisons de songer à la mort. Le rire convulsif remplace les pleurs et les sanglots à l’idée de la mort, et c’est la lumière de la vie que le malade ne peut plus allumer. Cette triste pensée peut se rattacher à des tentatives conjugales infructueuses récentes au cours desquelles l’aide de sa femme en négligé n’a été d’aucun secours. Il a remarqué qu’il s’en allait à la dérive. Le travail du rêve a su transformer la triste idée de l’impuissance et de la mort en une scène comique et changer en rires les sanglots.

Il y a une catégorie de rêves qui méritent la qualification d’« hypocrites » et qui font subir à la théorie de la réalisation des désirs une rude épreuve. Mon attention fut attirée sur eux lorsque Mme Hilferding discuta, à la Société psychanalytique de Vienne, le récit du rêve ci-dessous raconté par Rosegger.

Rosegger écrit, dans le récit intitulé « Fremd gemacht » (Waldheimat, II, p. 303) : « Je dors ordinairement très bien, mais un rêve a gâté mon sommeil pendant beaucoup de nuits : je traînais, à côté de ma modeste vie d’étudiant et d’écrivain, l’ombre d’une véritable vie de tailleur, comme un fantôme dont je ne pouvais me débarrasser. Cela dura des années.

« Ce n’est pas que je me sois tous les jours occupé de mon passé et que j’en aie eu l’image vivante. Un garçon qui veut conquérir le monde et escalader le ciel, et qui est sorti de la peau d’un philistin, a autre chose à faire. Il a moins encore le temps de songer aux rêves de ses nuits. Ce n’est que plus tard, lorsque je fus habitué à réfléchir à tout – est-ce parce que le philistin reparut en moi ? –, que je me demandai pourquoi, toutes les fois où je rêvais, je me voyais aide-tailleur, et comment je faisais pour travailler indéfiniment chez mon patron, sans jamais être payé. Assis près de lui, cousant, repassant, je savais fort bien que ce n’était plus là ma place, que j’étais un homme de la ville et devais m’occuper d’autres choses ; mais j’avais toujours des vacances, j’étais perpétuellement en villégiature, et j’étais là et j’aidais le patron. Cela me mettait mal à l’aise, je regrettais de perdre un temps que j’aurais su employer mieux et d’une manière plus utile. Souvent, quand les choses n’allaient pas à sa guise, je devais subir les reproches du patron ; mais de salaire point de nouvelles. Souvent, le dos courbé, dans l’atelier obscur, je décidais de lâcher le travail et de me libérer. Une fois même, je le dis, mais le maître n’en tint pas compte, et bientôt après j’étais de nouveau assis près de lui, je cousais…

« Quelle joie le réveil apportait, après ces lourdes heures ! Je décidai, si ce rêve obsédant revenait, de le repousser énergiquement et de m’écrier : « C’est une mauvaise plaisanterie, je suis au lit, je prétends dormir tranquille !… » Mais la nuit suivante je me retrouvais à l’atelier.

« Cela continua pendant des années avec la même régularité obsédante. Il arriva, un jour, alors que mon maître et moi travaillions chez Alpelhofer, le paysan chez qui j’étais entré en apprentissage, que mon patron se montra particulièrement mécontent de mon travail. « Je voudrais bien savoir où tu as la tête ! » dit-il, et il me regarda d’un air sombre. Je pensai que le plus raisonnable était de me lever, de signifier au patron que j’étais chez lui par pure complaisance et de partir. Mais je n’en fis rien. Je ne protestai pas non plus, lorsqu’il prit un apprenti et m’ordonna de lui faire une place sur la banquette. Je me reculai dans le coin et continuai à coudre. Le même jour, encore un apprenti fut embauché, un bigot : c’était Böhm, qui dix-neuf ans plus tôt avait travaillé chez nous et qui, en traversant la route de l’auberge, était tombé à la rivière. Lorsqu’il voulut s’asseoir, il n’y avait plus de place.

Je regardai le patron d’un air interrogateur, et il me dit : « Tu n’as aucune habileté pour le métier de tailleur, tu peux partir, je te donne ton congé, te voilà libre. » – Mon épouvante fut telle que je m’éveillai.

« Le jour commençait à poindre et ses premiers rayons pénétraient dans ma chambre. Des objets d’art m’entouraient ; dans ma bibliothèque m’attendaient l’éternel Homère, le gigantesque Dante, l’incomparable Shakespeare, le glorieux Goethe – tous ces hommes illustres et immortels. Dans la chambre voisine retentissaient les petites voix claires des enfants qui s’éveillaient et jouaient avec leur mère. J’avais l’impression d’avoir retrouvé cette vie douce et idyllique, cette vie paisible, riche de poésie, transfigurée de lumière, dans laquelle j’avais senti si souvent et d’une manière si profonde le bonheur humain, la joie contemplative. Et pourtant j’étais tourmenté par l’idée de n’avoir pas devancé mon patron et d’avoir au contraire reçu de lui mon congé.

« Et voici ce qu’il y a de remarquable : depuis la nuit où le patron m’a donné mon congé, je goûte le repos, je ne rêve plus du temps lointain où j’étais apprenti tailleur ; ce temps était agréable dans sa simplicité et il a pourtant jeté une grande ombre sur les années de ma vie qui suivirent. »

Dans cette série de rêves du poète, qui avait été en effet dans ses jeunes années apprenti tailleur, il est difficile de reconnaître l’influence de l’accomplissement d’un désir. Toute la joie appartient au jour, et le rêve, au contraire, traîne avec lui le fantôme d’une époque triste, enfin dépassée. L’étude de quelques exemples analogues me permet de donner le sens de ces sortes de rêves. Lorsque j’étais jeune médecin, j’ai travaillé à l’Institut de Chimie, sans grand succès ; je pense rarement, et jamais sans quelque honte, à cette triste période de ma vie. En revanche, il m’est arrivé souvent de rêver que je travaille au laboratoire de chimie, fais des analyses, éprouve telle ou telle chose, etc. Ces rêves me donnent le même malaise que les rêves d’examen ; ils ne sont jamais très nets.

Comme j’interprétais un de ces rêves, mon attention s’arrêta enfin sur le mot « analyse » qui me livra la clef du problème. Je suis devenu, depuis, « analyste », je procède à des analyses, que l’on apprécie beaucoup, à des psychanalyses. Alors je compris tout : lorsque, pendant le jour, je me suis enorgueilli de ces sortes d’analyses et que je me suis félicité de mon succès, la nuit le rêve vient évoquer les autres analyses qui ont échoué et dont je n’ai aucune raison d’être fier ; ce sont les rêves de châtiment que fait l’homme arrivé : tels ceux de l’apprenti tailleur devenu poète célèbre. Mais comment se peut-il que le rêve, dans le conflit entre l’orgueil du parvenu et l’autocritique, se mette du côté de cette dernière et cherche sa matière dans un avertissement raisonnable plutôt que dans la réalisation interdite d’un désir ? J’ai déjà dit que la réponse à cette question présente des difficultés. Il semble qu’on puisse conclure ceci : il y a eu d’abord au fond de ce rêve un fantasme exagéré d’ambition ; mais ce qui a pris sa place dans le contenu du rêve, c’est l’étouffement de ce fantasme et l’humiliation. On peut attribuer ce renversement à un certain masochisme de l’esprit. Je ne verrais pas d’inconvénients à ce qu’on distingue ces rêves-châtiments des rêves-accomplissement de désirs. Ceci ne restreint en rien la portée de la théorie que j’ai jusqu’à présent exposée : ce n’est qu’un artifice de nomenclature destiné à prévenir le lecteur que choquerait cette contradiction. Une étude plus précise de quelques-uns de ces rêves montre encore autre chose. Dans le fatras imprécis d’un de mes rêves de laboratoire, j’ai retrouvé l’âge qui me ramenait à l’année la plus sombre et la plus dépourvue de succès de ma carrière médicale ; je n’avais pas encore de situation et ne savais comment je pourrais gagner ma vie ; en même temps il me vint tout d’un coup à l’esprit que j’avais le choix entre plusieurs femmes que je pourrais épouser ! J’étais de nouveau jeune et elle était de nouveau jeune aussi la femme qui avait partagé avec moi ces années pénibles. Par là se trahissait le mobile inconscient de ce rêve : le désir de jeunesse, douloureux et jamais apaisé, de l’homme qui vieillit. Le combat qui s’est livré dans d’autres couches psychiques entre la vanité et la critique a bien déterminé le contenu du rêve ; mais seul le désir de jeunesse, plus profond, l’a rendu possible. On dit souvent : « Maintenant ça va bien ; on a eu de mauvais jours ; mais c’était tout de même le bon temps : on était jeune246 ! »

Un autre groupe de rêves hypocrites, que j’ai eu l’occasion de constater chez moi-même, a pour contenu la réconciliation avec des personnes qui ne sont plus nos amis depuis longtemps. L’analyse découvre toujours, dans ce cas, un motif de n’avoir plus d’égards pour ces anciens amis et de les traiter comme des étrangers ou des ennemis. Mais le rêve se complaît à dépeindre le contraire.

En examinant les rêves communiqués par des poètes, il faut souvent admettre qu’ils ont omis dans leur récit les détails considérés comme gênants et accessoires. Ces rêves paraissent alors énigmatiques, ils ne le seraient pas si nous avions leur contenu exact.

O. Rank m’a fait remarquer aussi qu’il y a, dans le conte de Grimm : Le Vaillant Petit Tailleur ou Sept d’un coup (Sieben auf einen Streich), un rêve analogue de parvenu. Le tailleur, qui est devenu héros et gendre du roi, rêve une nuit de son ancien métier auprès de la princesse son épouse ; celle-ci, rendue méfiante, demande des gardes pour la nuit suivante : ils écoutent ce que dit le dormeur et veulent s’assurer de sa personne. Mais le petit tailleur est averti et sait maintenant corriger son rêve.

Les processus compliqués de suppression, de soustraction et de renversement, par lesquels les affects qui accompagnent des pensées du rêve deviennent les affects du rêve lui-même, sont faciles à voir dans des synthèses appropriées de rêves analysés entièrement. Je voudrais examiner encore quelques exemples de tendances affectives dans le rêve ; ils illustreront ce qui précède.

V. Dans le rêve de l’étrange tâche que me propose le vieux Brücke : préparer mon propre bassin, je n’éprouve pas l’horreur qui devrait être liée à cette opération. Ceci est une réalisation de désir à plus d’un point de vue. La préparation symbolise l’analyse intérieure que j’accomplis en un sens par la publication du livre sur le rêve. Celle-ci m’était en réalité si pénible que j’avais reculé de plus d’un an l’impression du manuscrit. Mon désir actuel est de dominer ce sentiment, c’est pourquoi je n’éprouve dans le rêve aucun sentiment d’horreur (Grauen). J’aurais bien voulu éviter le Grauen en un autre sens (= grisonnement) ; je blanchis beaucoup, et ces cheveux gris (grau) m’engagent à ne pas tarder davantage. On se rappelle la pensée qui apparaît à la fin du rêve : ce sont mes enfants qui achèveront la longue route, qui atteindront le but.

Dans les deux rêves où l’expression de la satisfaction est transportée aux moments qui suivent le réveil, cette satisfaction est motivée : dans le premier cas, par le sentiment que je vais apprendre ce que signifient les mots : « j’ai déjà rêvé cela » (il s’agit de la naissance de mes premiers enfants) ; dans le second cas, par la conviction qu’il arrivera un événement « annoncé par un présage » (sentiment analogue à celui qui a accueilli la naissance du second fils). Ici les affects sont demeurés les mêmes dans les pensées du rêve et dans le rêve, mais il est rare que les choses se passent d’une manière aussi simple. Si l’on approfondit un peu les deux analyses, on constate que le sentiment de satisfaction, qui n’a rien à redouter de la censure, a reçu un apport d’une source qui n’est pas dans le même cas ; ce second affect provoquerait sûrement une résistance s’il n’avait eu soin de se dissimuler derrière l’affect semblable et autorisé, qui provient de la source permise, de se glisser sous son aile, en quelque sorte. Je ne puis malheureusement le démontrer par un rêve, mais un exemple emprunté à un autre domaine va rendre mon idée intelligible : Supposez à côté de moi une personne que je haïsse au point d’être heureux s’il lui arrive malheur. Mes tendances morales s’opposent à ce sentiment, je n’ose souhaiter une chose pareille, et, si un malheur immérité lui arrivait, je réprimerais ma satisfaction et me contraindrais à des regrets (en pensées et en actes). Tout homme a dû se trouver dans une situation analogue. Supposez maintenant que la personne que je hais s’attire par une faute un désagrément bien mérité : je puis dans ce cas donner libre cours à ma satisfaction de voir qu’elle a été frappée par un juste châtiment, et j’en dirai alors ce que tout le monde en a dit. Je puis toutefois constater que ma satisfaction est beaucoup plus vive que celle des autres ; elle bénéficie de l’apport que lui fournit ma haine, jusque-là empêchée par la censure de donner libre cours à ses affects. On constate des faits analogues dans la vie sociale, quand des personnes antipathiques ou appartenant à des minorités mal vues commettent une faute. Leur châtiment est accru par la malveillance latente qui se donne alors libre cours. Les juges sont injustes, mais ils n’en ont pas conscience, tant est grande leur satisfaction d’être libérés d’une longue répression intérieure. Dans de pareils cas, la qualité de l’affect est justifiée mais non ses proportions ; la critique intérieure rassurée sur un point néglige de vérifier le second.

C’est d’une manière analogue que l’on pourrait expliquer, dans la mesure où son explication peut être de nature psychologique, ce trait frappant que présentent les névropathes : une cause capable de déclencher un affect a, chez eux, un effet justifié dans le fond mais démesuré. L’excès provient des sources inconscientes d’affects, jusque-là réprimées mais aptes à former une liaison associative avec l’événement actuel. L’affect permis fraie à ces affects réprimés la voie nécessaire. Nous apprenons ainsi qu’entre les deux instances psychiques, celle qui réprime et celle qui est réprimée, il n’y a pas seulement des actions d’inhibition réciproques ; il y a lieu d’envisager des cas où elles collaborent et où leur renforcement mutuel a un effet pathologique. Ces constatations touchant la mécanique psychique trouvent leur application dans l’expression des affects par le rêve. Quand, dans un rêve, on trouve un sentiment de satisfaction et qu’on le retrouve dans les pensées du rêve, cela ne suffit pas à l’expliquer. Il faut en chercher une seconde source, étouffée par la censure, dans les pensées du rêve. Sous la pression de cette censure, cette seconde source aurait donné naissance à un affect contraire à la satisfaction. La présence de la première source permet à la seconde de soustraire la satisfaction au refoulement et de renforcer ainsi l’affect de la première. Les affects du rêve nous apparaissent ainsi comme formés de plusieurs affluents et comme surdéterminés par rapport aux pensées du rêve : des sources affectives qui peuvent fournir le même affect agissent de concert dans le travail du rêve pour la production de cet affect247.

L’analyse du bel exemple dans lequel « non vixit » constitue le point central nous apporte quelque lumière sur ces relations complexes. Dans ce rêve, les manifestations d’affects de qualité différente sont rassemblées en deux endroits du contenu manifeste. Au moment où j’anéantis en deux mots l’ami rival, on observe une superposition d’émotions hostiles et pénibles que le rêve lui-même qualifie d’étranges. À la fin du rêve, je suis extraordinairement heureux et considère comme possible ce que la veille sait absurde : qu’il y a des revenants que l’on peut écarter par le simple désir.

Je n’ai pas encore fait connaître le point de départ de ce rêve. Il est essentiel et nous mène bien loin dans l’interprétation. J’avais reçu de mon ami de Berlin (que j’ai désigné par les lettres Fl.) la nouvelle qu’il allait être opéré, et que des parents à lui, vivant à Vienne, pourraient me tenir au courant de son état. Les premières nouvelles après l’opération ne furent pas bonnes et me donnèrent de l’inquiétude. J’aurais aimé y aller, mais j’avais à ce moment des douleurs rhumatismales qui me rendaient tout mouvement très pénible. Les pensées du rêve montrent que je craignais pour la vie de mon ami. Je savais que son unique sœur, que je n’avais pas connue, était morte toute jeune après une très courte maladie. (Dans le rêve, Fl. parle de sa sœur et dit : « Elle mourut en trois quarts d’heure. ») J’ai dû m’imaginer qu’il n’était pas plus solide et me représenter qu’ayant reçu de bien plus mauvaises nouvelles je partais enfin – et arrivais trop tard, ce qui pouvait m’être une source de durables remords248. Le reproche d’être arrivé trop tard est devenu le centre du rêve ; il est représenté par la scène où Brücke, le maître vénéré, me jette un regard effroyable. On va voir ce que produit cette dérivation. Le rêve ne peut rendre la scène telle que je l’ai vécue. Il laisse bien à un autre les yeux bleus de Brücke, mais c’est moi qui joue le rôle terrifiant, qui anéantis d’un regard. Cette interversion est l’œuvre d’un accomplissement de désir. Mes inquiétudes pour la vie de mon ami, le remords de n’y pas aller, ma confusion (il est venu me voir à Vienne sans prévenir), la nécessité où je suis de m’excuser pour cause de maladie, tout cela donne l’émotion complexe et intense qui domine tout ce groupe de pensées du rêve et qui est nettement sentie à travers le sommeil.

Il y a dans le motif de ce rêve un autre élément encore, qui avait produit sur moi une impression tout opposée. En me donnant les nouvelles inquiétantes des premiers jours après l’opération, on me demanda de n’en rien dire à personne. Cet avertissement me blessa, parce qu’il prouvait qu’on n’avait pas confiance en ma discrétion. Je savais, à vrai dire, que cela venait non de mon ami, mais d’un intermédiaire maladroit ou trop inquiet ; mais je fus très vivement touché par le reproche que cela enveloppait parce qu’il n’était pas entièrement injustifié. Des reproches sans fondement ne portent pas comme l’on sait, n’ont pas la force d’émouvoir. J’avais autrefois, dans un passé lointain, dans une affaire concernant non point l’ami en question, mais deux autres amis qui voulaient bien m’honorer de ce nom, répété bien inutilement des paroles dites par l’un sur le compte de l’autre. Les reproches que j’eus à subir à cette occasion, je ne les ai pas oubliés. L’un des deux amis que je brouillai ainsi était le Pr Fleischl ; l’autre peut être désigné par le prénom de Joseph, que portait également mon ami et adversaire P… du rêve.

Le rêve laisse apparaître le reproche d’indiscrétion dans les mots « sans prévenir » et dans la question de Fl. qui me demande « ce que j’ai dit de lui à P… ». Ce sont ces souvenirs qui ravivent le reproche d’arriver trop tard du temps où j’étais assistant au laboratoire de Brücke. En remplaçant le second personnage du rêve dans la scène de l’anéantissement par un certain Joseph, je fais exprimer à cette scène non seulement le reproche au sujet du retard, mais encore le reproche d’indiscrétion, plus profondément refoulé. On saisit ici nettement le travail de condensation et le travail de déplacement ainsi que leurs motifs.

L’agacement tout superficiel que j’ai éprouvé quand on m’a demandé d’être discret est renforcé par des éléments plus profonds et se tourne contre des personnes qui en réalité me sont chères. La source qui fournit ces apports remonte jusqu’à l’enfance. J’ai déjà raconté que mes amitiés intimes et mes inimitiés s’expliquent par mon enfance et mes relations avec un neveu plus âgé que moi d’un an : il était plus fort que moi, et de bonne heure j’appris à me défendre ; nous étions inséparables et nous nous aimions, mais, par moments, à ce qu’on m’a dit, nous nous disputions et nous accusions l’un l’autre. Tous mes amis sont en un certain sens des incarnations de cette première figure qui « s’est montrée autrefois à mon œil assombri »249, ce sont des revenants. Mon neveu revint lui-même pendant notre adolescence, et c’est à ce moment que nous représentâmes ensemble César et Brutus. L’intimité d’une amitié, la haine pour un ennemi furent toujours essentielles à ma vie affective ; je n’ai jamais pu m’en passer, et la vie a souvent réalisé mon idéal d’enfant si parfaitement qu’une seule personne a pu être l’ami et l’ennemi ; mais naturellement, ce n’était plus en même temps ou avec des alternatives répétées et fréquentes comme celles qu’avait connues ma première enfance.

Je ne rechercherai pas ici comment, en pareil cas, un événement récent générateur d’affect peut replonger jusque dans l’enfance et s’approprier la réaction affective d’un événement de celle-ci. Cela appartient à la psychologie de l’inconscient et a sa place dans une étude psychologique des névroses. Admettons, pour notre interprétation du rêve, qu’un souvenir d’enfance se présente à l’esprit – ou bien que l’imagination crée une représentation – dont le contenu sera le suivant : Les deux enfants viennent à se disputer pour un objet, ne précisons pas sa nature, bien que le souvenir, ou le faux souvenir, l’indique ; chacun prétend être arrivé le premier (arriver plus tôt) et avoir par conséquent droit à l’objet. On en vient aux coups : la force prime le droit ; d’après les indications du rêve, j’aurais pu savoir que je suis dans mon tort (« je remarque moi-même mon erreur ») ; je reste cependant cette fois le plus fort, et maître du champ de bataille. Le vaincu court chez mon père, qui est son grand-père, m’accuse, et je me défends avec les mots que je connais par le récit de mon père : « Je l’ai battu parce qu’il m’a battu. » Ainsi ce souvenir, ou plus vraisemblablement ce fantasme, qui s’impose pendant l’analyse du rêve – sans autre garantie, je ne peux dire comment –, se présente comme un lieu de rencontre des pensées du rêve, il rassemble les émotions dont les pensées sont sous-tendues comme un bassin de fontaine recueille l’eau. De là les pensées du rêve continuent de la manière suivante : C’est bien fait pour toi si tu as dû me céder la place ; pourquoi voulais-tu me chasser ? Je n’ai pas besoin de toi ; je trouverai un autre ami avec qui je pourrai jouer, etc. Nous débouchons ainsi sur le rêve. Cet « ôte-toi de là que je m’y mette » rappelle, en effet, le reproche d’arrivisme que j’ai dû adresser autrefois à mon ami Joseph, mort aujourd’hui. Il m’avait succédé comme moniteur dans le laboratoire de Brücke, mais là l’avancement était lent. Aucun des deux assistants ne bougeait ; la jeunesse devenait impatiente. Mon ami savait que sa vie serait courte ; rien ne l’attachait à celui qui lui bouchait la place. Un jour il dit ouvertement son impatience. Comme l’assistant en question était gravement malade, le désir de l’écarter pouvait (en dehors du cas où il aurait un avancement) avoir une signification choquante. Quelques années auparavant j’avais éprouvé plus vivement encore, comme il est naturel, ce même désir de prendre une place libre ; partout où il y a hiérarchie et avancement, le chemin est ouvert à des désirs qu’il faut réprimer ; le prince Hal, dans Shakespeare, ne peut s’empêcher d’essayer la couronne au lit de mort de son père. Mais le rêve, comme il sied, punit Joseph250 et non moi.

« Parce qu’il était ambitieux je l’ai tué. » Parce qu’il ne pouvait attendre que l’autre lui cédât la place, il a dû partir lui-même. Ces pensées, je les nourris en moi, après avoir assisté, à l’Université, à l’inauguration du monument qu’on élève à l’autre. Une partie de la satisfaction que j’éprouve en rêve s’explique ainsi : « Châtiment mérité ; c’est bien fait. »

Lors de l’enterrement de cet ami, un jeune homme fit une remarque qui parut déplacée : l’orateur avait parlé comme si le monde ne pouvait subsister sans le disparu. Le jeune homme sincère, dont on troublait la douleur par cette exagération, s’indignait. Des pensées du rêve s’accrochent à ce discours : « Personne n’est véritablement irremplaçable ; combien en ai-je déjà conduits au tombeau ; moi, je vis encore ; je leur ai survécu et garde la place. » Une telle pensée, au moment où je redoute de ne plus trouver mon ami en vie, en arrivant à Berlin, amène un nouveau développement. Je me réjouis à l’idée de survivre encore à quelqu’un, à l’idée que ce n’est pas moi qui suis mort mais lui, que je garde la place, comme autrefois dans la scène d’enfants imaginée. Cette satisfaction, d’origine infantile, de garder la place fournit l’essentiel à l’affect qui apparaît dans le rêve. Je suis heureux de voir que je survis à l’autre, et j’exprime ce sentiment avec l’égoïsme naïf que peut illustrer la plaisanterie des gens mariés classique à Vienne : « Si l’un de nous deux meurt, je pars pour Paris. » Il va de soi que ce n’est pas moi qui mourrai.

On ne peut se dissimuler qu’il faut une grande maîtrise de soi pour interpréter et communiquer ses propres rêves. Il faut se résigner à paraître l’unique scélérat parmi tant de belles natures qui peuplent la terre. Dans le cas présent, je trouve tout à fait naturel que des revenants ne vivent qu’autant qu’on le leur permet et qu’on puisse les écarter au gré de son désir. C’est ainsi que mon ami Joseph a été puni. Mais les revenants sont des incarnations successives de mon camarade d’enfance ; je suis heureux de voir que je le remplace toujours, et, en ce moment même, où je suis sur le point de perdre quelqu’un, je lui trouverai un remplaçant. Personne n’est irremplaçable.

Mais que devient la censure dans ce rêve ? Pourquoi ne s’oppose-t-elle pas vigoureusement à ces pensées empreintes de l’égoïsme le plus brutal et pourquoi ne transforme-t-elle pas en profond déplaisir cette satisfaction de mauvaise qualité ? C’est, me semble-t-il, parce que d’autres courants de pensée irréprochables, se rapportant à ces mêmes personnes, donnent un sentiment de satisfaction et couvrent de leurs affects, l’affect venu de la source infantile interdite. Lors de l’inauguration du buste, je me suis dit encore : « J’ai perdu tant d’amis bien aimés, les uns sont morts, les autres ne m’aiment plus ; comme il fait bon penser que mon cœur n’est pas vide et que j’ai gagné cet ami qui signifie pour moi plus que ne pouvaient signifier les autres et que je garderai toute la vie, maintenant que me voici à un âge où on ne se fait pas facilement de nouveaux amis. » Je puis paisiblement transporter dans le rêve ma satisfaction d’avoir remplacé les amis perdus, mais derrière elle se glisse la satisfaction hostile, dérivée de la source infantile. Ma tendresse d’enfant renforce sans doute mon amitié d’aujourd’hui, mais ma haine infantile a su également trouver sa place et être représentée.

Le rêve contient encore une autre série d’idées qui doivent apporter de la satisfaction. Mon ami a eu, peu de temps avant, une petite fille ; il y avait longtemps qu’il le désirait. Je sais qu’il avait été très douloureusement frappé par la mort prématurée de sa sœur. Je lui ai écrit qu’il transporterait sur cette enfant l’affection qu’il avait pour sa sœur ; que cette petite fille lui ferait enfin oublier sa perte irremplaçable.

Ainsi cette suite d’idées se rattache à la pensée-carrefour du contenu latent du rêve : personne n’est irremplaçable. Regarde, ce sont des revenants ; tout ce qu’on a perdu revient. Il se trouve par hasard que la fille de mon ami porte le même nom que ma propre petite camarade d’enfance, qui a le même âge que moi et qui est la sœur de mon plus vieil ami et adversaire. Ce hasard rend plus étroits les liens d’association entre les éléments contradictoires des pensées. J’ai entendu le nom de « Pauline » avec satisfaction. C’est cette coïncidence que le rêve rappelle en substituant un Joseph à un autre, et en se gardant de supprimer la similarité entre les sons initiaux dans les noms Fleischl et Fl. Ce détail m’amène à penser à la façon dont j’ai nommé mes enfants. Je tenais à ce que leurs noms ne fussent pas choisis d’après la mode du jour, mais déterminés par le souvenir de personnes chères. Leurs noms font des enfants des revenants. Enfin le seul moyen d’atteindre l’immortalité n’est-il pas pour nous d’avoir des enfants ?

Je voudrais, en terminant, envisager le rôle des affects en rêve d’un autre point de vue encore. Nous pouvons, pendant notre sommeil, être dominés par un penchant affectif, par un « état d’âme » ; cet état d’âme peut alors contribuer à déterminer le rêve. Il peut provenir d’événements ou pensées de la veille ou avoir une origine somatique. Dans les deux cas il sera accompagné de pensées correspondantes. Le contenu représentatif de ces pensées dans le premier cas conditionnera directement l’état affectif en question, dans le second cas il sera l’effet d’une tendance affective qu’il faudra rattacher à l’état organique et expliquer par cet état. Mais pour la formation du rêve les deux sont équivalents. Dans les deux cas, celui-ci ne pourra rigoureusement représenter que ce qui est accomplissement de désir et ne pourra emprunter sa force pulsionnelle psychique qu’au désir. L’état d’âme passager sera traité comme la sensation passagère qui s’éveille et agit pendant le sommeil : négligé ou utilisé pour l’accomplissement d’un désir. S’il est pénible, il deviendra une force pulsionnelle du rêve, il réveillera des désirs vigoureux que le rêve devra accomplir. Le matériel auquel il se rattache sera remanié afin d’être rendu utilisable pour cet accomplissement. Plus la part des sentiments pénibles dans les pensées du rêve sera intense et impérieuse, plus les désirs (Wunschregungen) les plus fortement réprimés tendront à être représentés. Car le déplaisir qu’ils trouvent, et qu’autrement ils devraient créer en quelque sorte de toutes pièces, les aide puissamment à pénétrer de force dans le monde de la représentation. Ces observations touchent de nouveau au problème du cauchemar qui représente un cas limite.

IX. L’élaboration secondaire

Abordons maintenant l’étude du quatrième facteur de la formation du rêve.

Si nous poursuivons l’examen du contenu du rêve comme précédemment, en recherchant dans les pensées du rêve l’origine d’événements bizarres du contenu, nous buterions sur des faits dont l’explication exige une hypothèse toute nouvelle. Rappelons les cas où, dans le rêve même, on s’étonne, on s’irrite, on se révolte, et cela contre une partie du contenu même du rêve. La plupart de ces sentiments de critique ne sont pas dirigés en réalité contre le contenu du rêve, mais, ainsi que j’ai pu le montrer grâce à quelques exemples particulièrement favorables, ils en sont des éléments ; nous les avons reçus tels quels et n’avons fait que les adapter. Certains d’entre eux cependant n’ont pas cette origine, rien n’y correspond dans le matériel du rêve. Quel peut bien être, par exemple, le sens de la notion que nous avons assez souvent en rêve : « Mais ce ne peut être qu’un rêve ? » C’est bien là une vraie critique du rêve comme celles que nous formulons quand nous sommes éveillés. D’ailleurs c’est souvent un signe de réveil ; précédé, plus souvent encore, par un sentiment pénible, qui s’apaise quand nous constatons qu’il s’agissait bien d’un rêve en effet. L’idée : « Mais ce ne peut être qu’un rêve » au cours du rêve a le même sens que dans la bouche de la Belle Hélène d’Offenbach : elle sert à rabaisser l’importance des événements qui viennent d’être vécus et à rendre plus supportable ce qui va suivre. Elle endort une certaine instance qui commence à s’exercer et qui rendrait impossible la continuation du rêve – ou de la scène. Or il est plus agréable de continuer à dormir, et d’endurer le rêve, « parce que au fond ce n’est qu’un rêve ». J’imagine que cette critique dédaigneuse intervient toutes les fois que la censure, qui ne s’endort jamais entièrement, se sent débordée par le rêve qu’elle a déjà accepté. Il est trop tard pour le réprimer ; elle essaie de parer à l’angoisse ou au malaise à l’aide de cette observation critique. C’est de la part de la censure une manifestation de l’esprit de l’escalier.

Cet exemple prouve d’une manière irréfutable que le contenu du rêve ne provient pas tout entier des pensées du rêve, mais qu’une fonction psychique, inséparable de notre pensée de veille, peut lui fournir une partie de ses éléments. Il s’agit maintenant de savoir si c’est un fait exceptionnel, ou s’il faut accorder à l’instance psychique qui d’ordinaire n’exerce qu’un pouvoir de censure un rôle régulier dans la formation du rêve.

C’est la seconde hypothèse qui est la vraie. Il est indubitable que la fonction qui censure, dont nous n’avons jusqu’ici constaté l’influence que dans les limitations et les omissions du contenu du rêve, peut aussi produire des adjonctions et des accroissements. Ces adjonctions sont souvent faciles à reconnaître, elles sont rapportées timidement, introduites par un « comme si… », ne possèdent pas en elles-mêmes une grande vivacité et n’interviennent que là où elles peuvent servir à créer une liaison entre deux morceaux du contenu, permettre l’assemblage de deux parties du rêve. Elles sont moins bien conservées par la mémoire que les rejetons du matériel du rêve ; elles sont oubliées les premières ; je suis même persuadé que, quand nous nous plaignons de n’avoir retenu qu’une faible partie de nos rêves, c’est à cause de la disparition de ces pensées intermédiaires. Dans une analyse complète, ces adjonctions se trahissent quelquefois par l’absence de matériel correspondant dans les pensées du rêve. Toutefois, un examen attentif montre que ce cas est rare ; la plupart du temps, ces éléments surajoutés peuvent être rattachés au matériel des pensées latentes ; mais ce matériel ne pouvait, ni par sa valeur ni par sa surdétermination, prétendre à la pénétration dans le rêve. La fonction psychique de formation du rêve que nous analysons paraît ne créer du nouveau que lorsqu’elle n’a aucun moyen de faire autrement ; elle utilise autant qu’elle le peut ce qu’elle trouve dans le matériel du rêve.

Cette partie du travail du rêve se distingue par son caractère tendancieux. Elle procède comme le philosophe allemand raillé par le poète : il y a des trous dans son système, elle les bouche avec les pièces et les morceaux qu’elle tire de son propre fond. Ainsi elle enlève au rêve son apparence d’absurdité et d’incohérence et finit par en faire une sorte d’événement compréhensible. Le succès de l’opération est inégal. Il y a des rêves qui sont, à première vue, d’une logique irréprochable et parfaitement corrects ; ils partent d’une situation possible, ne lui font pas subir de changements contradictoires et, ce qui est plus rare, s’achèvent sans étrangeté. Ces rêves ont été très profondément élaborés par la fonction psychique en question pareille à la pensée de veille ; ils semblent avoir un sens, mais celui-ci est extrêmement éloigné du sens véritable du rêve. Si on les analyse, on se convainc qu’ici l’élaboration secondaire a disposé très librement du matériel et a conservé le minimum de ses relations. Ce sont là des rêves qui ont pour ainsi dire déjà été interprétés une fois, avant d’être soumis à notre interprétation au réveil. Dans d’autres rêves, ce remaniement tendancieux ne s’est fait sentir que partiellement : après un passage cohérent, le rêve devient absurde ou confus, pour retrouver quelquefois, plus loin, un aspect intelligible. Ailleurs, l’élaboration a complètement échoué ; nous nous heurtons à un amas incohérent de fragments.

Ce quatrième facteur du rêve, ce pouvoir qui nous apparaîtra vite comme connu (c’est même le seul qui nous soit familier) peut donc apporter au rêve sa contribution, et je ne saurais lui dénier absolument toute activité créatrice. Mais assurément son influence, comme celle des autres facteurs, se manifeste surtout par une préférence, un choix fait dans le matériel psychique des pensées du rêve, matériel déjà formé. Il y a même un cas où l’effort de construire, pour ainsi dire, une façade au rêve lui est en grande partie épargné, c’est lorsque celle-ci est toute prête dans le matériel des pensées du rêve et n’attend plus que d’être utilisée.

J’appelle d’ordinaire fantasme cet élément particulier ; pour éviter tout malentendu, disons aussitôt que ce qui y correspond pendant la veille c’est le rêve diurne251. Les psychiatres n’ont pas encore suffisamment étudié son rôle dans la vie psychique. On peut attendre beaucoup à cet égard des recherches de M. Benedikt. L’importance du rêve diurne n’a pas échappé aux romanciers ; on connaît le type de rêveur que Daudet décrit dans Le Nabab. L’étude des psychonévroses montre pour notre stupéfaction que ces fantasmes ou rêveries diurnes sont les prodromes des symptômes hystériques, du moins d’un certain nombre d’entre eux ; ces symptômes se rattachent, en effet, aux fantasmes édifiés sur des souvenirs et non à ces souvenirs mêmes. La fréquence de ces fantasmes diurnes facilite notre connaissance de ces phénomènes ; mais, de même qu’il y a des fantasmes conscients, il y en a une masse d’inconscients, et qui doivent rester tels à cause de leur contenu et parce qu’ils proviennent de matériel refoulé. Une analyse plus approfondie des caractères de ces fantasmes diurnes nous apprend à quel point ils sont analogues à nos rêves, et méritent le nom de « rêves ». Leurs traits essentiels sont les mêmes que ceux des rêves nocturnes ; leur étude aurait pu, en fait, nous ouvrir l’accès le plus court et le meilleur vers l’intelligence de ceux-ci.

De même que les rêves, ce sont des accomplissements d’un désir ; de même que les rêves, ils reposent pour une bonne part sur les impressions laissées par l’expérience infantile ; de même que les rêves, ils bénéficient de la part de la censure d’une certaine indulgence. Quand on examine leur structure, on s’aperçoit que le motif de désir qui les a produits a mêlé les éléments dont ils sont faits et les a ordonnés en un ensemble nouveau. Ils sont à l’égard des souvenirs d’enfance sur lesquels ils se fondent à peu près dans le même rapport que maint palais romain de style baroque à l’égard des ruines antiques : les moellons et les colonnes des édifices anciens ont fourni le matériel pour la construction des palais modernes.

Nous retrouvons dans l’élaboration secondaire notre quatrième facteur de formation du contenu du rêve, une activité libre de toute contrainte, analogue à celle qui s’exerce dans la création de nos rêves diurnes. Nous pourrions dire dès maintenant que le quatrième facteur cherche à créer, à l’aide du matériel dont il dispose, quelque chose comme un rêve diurne. Mais quand un rêve diurne de cette sorte est déjà tout formé dans les pensées du rêve, il préfère s’en emparer et le faire entrer dans le contenu. Il y a des rêves qui ne font que reproduire un fantasme diurne peut-être inconscient, comme celui du petit garçon qui se voit en songe dans le char des héros d’Homère. La seconde partie tout au moins de mon rêve « Autodidasker » reproduit un fantasme bien innocent sur mes rapports avec le professeur N… Les conditions compliquées auxquelles le rêve doit satisfaire pour pouvoir apparaître font que le plus souvent le fantasme n’en est qu’une partie ou qu’une part seulement du fantasme pénètre dans le contenu du rêve. On peut dire qu’en gros le fantasme est traité comme n’importe quel autre élément du matériel latent ; mais il est fréquent qu’il forme un tout bien délimité à l’intérieur du rêve. Dans mes propres rêves je constate souvent des parties qui laissent une impression particulière. Elles me paraissent aisées, plus cohérentes et, en même temps, plus fugitives que d’autres passages du même rêve ; je sais que ce sont là des fantasmes incons dents, incorporés au contenu du rêve, mais je ne suis jamais parvenu à en fixer un. Du reste, ces fantasmes, comme tous les autres éléments des pensées du rêve, subissent un tassement, une condensation, ils se recouvrent l’un l’autre, etc. ; et il y a des intermédiaires entre celui où il leur est permis de former le contenu ou du moins la façade du rêve, et celui où, au contraire, elles ne sont représentées dans le contenu du rêve que par l’un de leurs éléments ou par une allusion lointaine à l’un d’entre eux. Le destin réservé aux fantasmes par la pensée du rêve est visiblement déterminé par la facilité avec laquelle ils sont capables de se plier aux exigences de la censure et à la nécessité d’une condensation.

J’ai évité autant que possible, en choisissant des exemples d’interprétation, ceux où les fantasmes inconscients jouaient un grand rôle. L’introduction de cet élément aurait obligé à de trop longues explications sur la psychologie de l’inconscient. Mais je ne puis le négliger entièrement, puisque souvent le fantasme pénètre tout entier dans le rêve et plus souvent encore y transparaît. Voici un rêve qui paraît composé de deux fantasmes différents, opposés, et qui en certains points se recouvrent. L’un est superficiel, l’autre est, pour ainsi dire, l’interprétation du premier252.

Le rêve en question – c’est le seul que je n’aie pas noté de façon précise – est à peu près le suivant : Le rêveur (un jeune célibataire) est assis dans son restaurant habituel. Diverses personnes veulent l’emmener, l’une d’elles vient l’arrêter. Il dit à ses compagnons de table : « je paierai plus tard, je reviens. » Mais ils se moquent de lui et crient : « Nous connaissons ça, c’est ce qu’on dit toujours ! » Un des convives dit : « En voilà encore un qui s’en va. » On le conduit alors dans un local étroit, où il trouve une femme avec un enfant dans les bras. L’un de ceux qui l’ont accompagné dit : « C’est monsieur Müller. » Un commissaire ou quelque autre fonctionnaire feuillette un tas de papiers en répétant : « Müller, Müller, Müller… » Finalement, il lui pose une question, à laquelle le rêveur répond : « Oui. » Il se retourne pour regarder la femme et s’aperçoit qu’il lui a poussé une longue barbe.

Les deux éléments sont ici faciles à séparer. Le plus superficiel est un fantasme de l’arrestation ; il semble nouvellement formé par le travail du rêve. Au-dessous se montre le matériel qui a subi au cours de ce même travail un léger remaniement : c’est le fantasme du mariage ; et les traits qui peuvent être communs aux deux ressortent tout particulièrement comme sur une image composite de Galton. La promesse du célibataire : reprendre sa place à la table habituelle, l’incrédulité de ses compagnons de restaurant, rendus perspicaces par de nombreuses expériences, l’adieu : « En voilà encore un qui s’en va (se marie) », tous ces traits conviennent également aux deux. De même le « oui » répondu au fonctionnaire. L’action de feuilleter une masse de papiers en répétant le même mot correspond à un détail secondaire, mais reconnaissable, des cérémonies nuptiales : la lecture des télégrammes de félicitation, arrivés en masse et qui tous portent le même nom. L’apparition de la fiancée en personne atteste le triomphe du thème du mariage sur celui de l’arrestation, qui le double. Le fait que cette fiancée à la fin a de la barbe pourrait s’expliquer par un renseignement qui m’a été communiqué (il n’y a pas eu d’analyse). Le rêveur avait, la veille, traversé la rue avec un ami, adversaire du mariage comme lui-même, et lui avait signalé une belle brune qui venait en sens inverse. Mais l’ami avait déclaré : « Ces femmes-là finissent par avoir autant de barbe que leur père. »

Naturellement, ce rêve présente bien des éléments où la déformation a été profonde. Ainsi la réponse : « Je paierai plus tard » peut se rapporter à des craintes relatives à la dot. Visiblement, toutes sortes de scrupules empêchent le rêveur de s’abandonner avec plaisir au fantasme de mariage. L’un de ces scrupules, la crainte de perdre sa liberté, s’est incarné, au cours de la transformation, en une scène d’arrestation.

Si je reviens encore une fois sur le fait que le travail du rêve utilise volontiers un fantasme tout fait au lieu d’en forger un à partir du matériel fourni par les pensées du rêve, c’est que j’espère ainsi résoudre une des énigmes les plus intéressantes du rêve. J’ai raconté, le rêve de Maury qui, atteint à la nuque par son ciel de lit, se réveille ayant construit un long rêve qui était un roman complet du temps de la Révolution. Comme ce rêve paraît cohérent et vise tout entier à expliquer le choc que le dormeur ne pouvait prévoir, il nous faudrait donc admettre que tout ce rêve complexe a été composé et s’est déroulé dans le court intervalle entre la chute du ciel de lit et le réveil ainsi provoqué. Nous n’oserions pas attribuer à l’activité intellectuelle de la veille une telle rapidité, nous serions donc amenés à reconnaître au travail du rêve le privilège d’une accélération remarquable.

Le Lorrain, Egger, d’autres encore ont protesté contre cette conclusion, qui s’était rapidement répandue. D’une part ils contestent l’exactitude du récit de Maury, et d’autre part ils essaient de montrer que la rapidité de nos opérations intellectuelles pendant la veille ne le cède en rien à celle que l’on attribue au rêve. Ce sont là des questions de principe dont la solution me semble lointaine. Mais je dois avouer que leurs arguments contre le rêve de Maury, ceux d’Egger notamment, ne m’ont pas convaincu. Je proposerais volontiers l’explication suivante : serait-il donc si invraisemblable qu’il y eût là un fantasme conservé tout prêt durant des années et éveillé – je pourrais dire évoqué par allusion – au moment du choc ? Ainsi disparaîtrait tout d’abord la grosse invraisemblance, la composition d’une si longue histoire avec tous ses détails dans l’espace d’un très court instant : elle était composée d’avance. Si le morceau de bois avait touché Maury éveillé, il aurait pu avoir le temps de se dire : « Tiens, on croirait la guillotine ! » Mais comme cela se passe pendant son sommeil, le travail du rêve utilise aussitôt le stimulus qui agit pour accomplir un désir, comme si il pouvait penser (tout cela au figuré) : « Voici une bonne occasion de réaliser le désir (Wunschphantasie) que telle et telle lecture a laissé dans mon imagination. » Il ne me paraît pas contestable que le roman rêvé ait été précisément du genre des rêveries d’adolescent. Qui ne se serait senti captivé – surtout étant français et historien – par les descriptions de l’époque de la Terreur ? La noblesse, hommes et femmes, fleur de la nation, montrait comment on peut mourir l’âme joyeuse, et conservait jusqu’au fatal appel nominal la vivacité de son esprit et le raffinement de ses manières. Comme il était tentant de se rêver au milieu d’eux sous la figure d’un jeune homme qui se sépare d’une dame en lui baisant la main, pour monter sans crainte sur l’échafaud ! Peut-être aussi l’ambition aura-t-elle été le thème principal de ce fantasme : l’auteur se sera mis à la place d’une de ces puissantes individualités qui dominent la ville par la seule force de leur pensée et de leur éloquence brûlante ; qui sentent battre tumultueusement en elles le cœur de l’humanité ; qui envoient par pure conviction des milliers d’hommes à la mort, et amorcent le remaniement de l’Europe ; qui en même temps sentent leur tête branler sur leurs épaules et qui finissent un jour par l’engager sous le couteau de la guillotine ; c’est un peu le rôle d’un des Girondins ou de Danton. Que le fantasme de Maury ait eu ce caractère ambitieux, c’est ce que semble montrer le détail, conservé par sa mémoire, qu’il était « accompagné d’un immense concours de peuple ».

Mais ce fantasme prêt depuis longtemps n’a pas besoin d’être refait en entier durant le sommeil ; il suffit qu’il soit pour ainsi dire effleuré. Voici ce que j’entends par là. Lorsque au bout de quelques mesures quelqu’un dit, comme dans le Don Juan : « C’est des Noces de Figaro », cela soulève en moi un tourbillon de souvenirs dont aucun sur le moment ne peut parvenir au seuil de la conscience. La formule prononcée déclenche tout un ensemble en même temps. C’est précisément ce qui pourrait bien se passer dans l’inconscient. Le choc extérieur détermine le mouvement psychique qui conduit à l’ensemble du fantasme révolutionnaire. Ce dernier n’est pas vécu dans le sommeil, mais seulement dans le souvenir après le réveil. Une fois éveillé, l’on se rappelle dans ses détails le fantasme qui au cours du rêve a été aperçu en bloc. Cela ne permet pas d’affirmer que l’on se souvient de quelque chose qui a été réellement rêvé.

Cette explication d’un fantasme tout prêt, déclenché dans son ensemble par un choc extérieur, vaut pour d’autres rêves-réveils, par exemple le rêve de bataille de Napoléon à l’occasion de l’explosion de la machine infernale. Parmi les rêves que Justine Tobolowska a rassemblés dans sa thèse sur la durée apparente dans le rêve, le plus convaincant me paraît être celui d’un auteur dramatique, Casimir Bonjour, rapporté par Macario (1875)253. Cet homme voulut un soir assister à la première représentation d’une de ses pièces, mais il se trouva si fatigué qu’il s’assoupit sur son siège derrière les coulisses, juste au moment où le rideau se levait. Dans son sommeil, il suivit les cinq actes de la pièce, et observa tous les signes d’émotion donnés par les spectateurs à chaque scène. À la fin de la représentation, il entendit avec bonheur son nom proclamé au milieu des applaudissements les plus vifs. Soudain il s’éveilla, et n’en put croire ses oreilles et ses yeux. La représentation était encore aux premiers vers de la première scène, il ne pouvait avoir dormi plus de deux minutes. Il n’est certainement pas risqué d’affirmer que la reproduction des cinq actes de la tragédie, ainsi que l’observation de l’attitude du public à chaque scène ne proviennent pas d’une création renouvelée, mais doivent être tout bonnement la reproduction d’une ancienne rêverie. Mlle Tobolowska signale, avec d’autres auteurs, les deux caractères suivants, communs à tous les rêves qui présentent une succession accélérée de représentations : ils paraissent particulièrement cohérents, au contraire de beaucoup d’autres ; le souvenir qu’ils laissent est sommaire plutôt qu’explicite. Mais ce sont là les caractères mêmes de ces fantasmes tout prêts que le travail du rêve effleure. Les auteurs précités n’ont pas vu ce côté de la question. Je ne prétends pas d’ailleurs que tous les rêves de réveil admettent cette interprétation, ni que, d’une façon générale, le problème de la succession accélérée des représentations dans le rêve soit résolu par là.

Il nous faut maintenant examiner les rapports entre l’élaboration secondaire et les autres facteurs du travail du rêve. Dirons-nous que les facteurs créateurs du rêve : la tendance à la condensation, l’obligation d’échapper à la censure et la prise en considération de la figurabilité par les moyens psychologiques du rêve construisent un contenu préalable, lequel est remanié après coup et adapté le mieux possible aux exigences d’une seconde instance psychique ? C’est peu vraisemblable. On doit admettre que ces exigences de cette seconde instance constituent dès le début une des conditions auxquelles doit satisfaire le rêve, condition qui exerce une influence élective sur tout le vaste matériel des pensées du rêve – en même temps et de la même manière que la condensation, la censure imposée par la résistance et la figurabilité. Mais, des quatre conditions de la formation du rêve, c’est la dernière qui semble la moins contraignante. L’identité de cette fonction psychique, de cette élaboration secondaire du contenu du rêve, avec le travail de notre pensée de veille résulte à notre avis de la constatation suivante : notre pensée de veille (pensée préconsciente) se comporte à l’égard des éléments fournis par la perception exactement comme la fonction que nous venons d’étudier vis-à-vis du contenu du rêve. Elle met de l’ordre, introduit des relations, apporte une cohésion intelligible conforme à notre attente. Nous allons plutôt trop loin dans ce sens ; les escamoteurs le savent bien, et leurs tours se fondent en grande partie sur cette habitude intellectuelle. Au cours de notre effort pour ajuster suivant un plan intelligible les impressions que nous offrent nos sens, nous commettons souvent les erreurs les plus étranges ou faussons même la vérité des faits dont nous disposons. Mais tout cela, on le sait du reste. En lisant, nous sautons des fautes d’impression qui dénaturent le texte : un effet d’illusion nous le fait voir correct. Un rédacteur d’un journal français très lu aurait, dit-on, fait le pari d’intercaler dans chaque phrase d’un long article les mots : « par-devant » ou « par-derrière », sans qu’un seul lecteur s’en aperçoive. Il gagna le pari. Un exemple comique de fausse cohésion m’a surpris il y a quelques années, tandis que je lisais un journal. Après la séance de la Chambre française où Dupuy fit cesser, par son mot courageux : « La séance continue », l’effroi répandu par l’explosion d’une bombe anarchiste, les occupants de la galerie furent entendus comme témoins et questionnés sur l’impression que leur avait causée l’attentat. Parmi eux se trouvaient deux provinciaux, dont l’un raconta qu’il avait bien entendu une détonation, juste après la fin du discours, mais qu’il avait cru qu’il était d’usage au Parlement de tirer un coup de feu pour signaler la fin de chaque discours. L’autre, qui avait entendu probablement déjà plusieurs orateurs, avait commis la même bévue ; il s’imaginait seulement que ce procédé était réservé aux discours particulièrement réussis.

C’est donc bien l’intervention de notre pensée normale, et non d’une autre instance psychique, qui impose au contenu du rêve l’intelligibilité, le soumet à une première interprétation et l’amène par là à être tout à fait mal compris. Notre interprétation doit donc observer le précepte suivant : négliger dans tous les cas la cohésion apparente du rêve comme suspecte, et accorder aux éléments clairs et aux éléments obscurs la même attention dans nos recherches pour retrouver le matériel du rêve.

Nous voyons bien, après cela, de quoi dépend essentiellement l’échelle d’intensité et de netteté des rêves qui va de la confusion à la clarté. Les éléments qui nous paraissent clairs sont ceux que l’élaboration secondaire a pu ajuster ; les autres, où ce travail a échoué, nous paraissent obscurs. Comme ces derniers sont souvent aussi les moins accusés, nous pouvons conclure que l’élaboration secondaire du rêve doit être tenue pour responsable d’une partie de l’intensité plastique que possèdent certains tableaux du rêve.

On ne saurait mieux comparer l’élaboration définitive, telle qu’elle a lieu sous l’effet de la pensée normale, qu’aux « inscriptions » mystérieuses dont les Fliegende Blätter ont si longtemps amusé leurs lecteurs. Il s’agissait de leur faire croire qu’une certaine phrase, rédigée en patois pour plus de contraste, et d’une signification aussi bouffonne que possible, contenait une inscription latine. Pour cela, les lettres contenues dans ces mots étaient mêlées, et, au lieu d’être agencées en syllabes, elles étaient disposées suivant un ordre nouveau. Çà et là apparaissait un véritable mot latin, à d’autres endroits on croyait avoir affaire à des abréviations de mots latins, et à d’autres passages encore l’apparence d’un effacement partiel ou d’une lacune faisait oublier que chaque lettre prise isolément ne présentait aucun sens. Pour comprendre l’attrape, il fallait renoncer à chercher la prétendue inscription, réunir du regard les lettres disjointes et reconstituer, sans souci de l’ordre qu’on leur avait imposé, des mots de notre langue maternelle.

L’élaboration secondaire est le facteur du travail du rêve qui a été le mieux remarqué et compris par la plupart des auteurs. Havelock Ellis en donne une vivante image :

« Nous pouvons nous représenter les choses de la façon suivante. La conscience sommeillante se dit : voici venir notre maître, la conscience éveillée, qui attache tant d’importance à la raison, à la logique, etc. Vite ! Prenons les choses, mettons-les en ordre – n’importe quel ordre est bon –, avant qu’il entre occuper la scène. »

L’identité de ce genre de travail et de celui de la pensée de veille est affirmée avec une clarté particulière par H. Delacroix :

« Cette fonction d’interprétation n’est pas particulière au rêve ; c’est le même travail de coordination logique que nous faisons sur nos sensations pendant la veille. »

J. Sully défend la même conception. De même Tobolowska :

« Sur ces successions incohérentes d’hallucinations, l’esprit s’efforce de faire le même travail de coordination logique qu’il fait pendant la veille sur les sensations. Il relie entre elles par un lien imaginaire toutes ces images décousues et bouche les écarts trop grands qui se trouvaient entre elles ».

Quelques auteurs font commencer cette activité coordinatrice et interprétative durant le rêve lui-même, et la font continuer dans l’état de veille. Ainsi F. Paulhan :

« Cependant j’ai souvent pensé qu’il pouvait y avoir une certaine déformation ou plutôt reformation du rêve dans le souvenir… La tendance systématisante de l’imagination pourrait fort bien achever après le réveil ce qu’elle a ébauché pendant le sommeil. De la sorte, la rapidité réelle de la pensée serait augmentée en apparence par les perfectionnements dus à l’imagination éveillée. »

De même Leroy et Tobolowska :

« … dans le rêve, au contraire, l’interprétation et la coordination se font non seulement à l’aide des données du rêve, mais encore à l’aide de celles de la veille… »

Ce facteur étant seul connu, il était inévitable qu’on en surestimât l’importance, en lui attribuant tout l’effort de création du rêve. Cette création se ferait au moment du réveil, selon la théorie de Goblot et surtout celle de Foucault, qui mettent sur le compte de l’activité de veille la faculté de fabriquer le rêve avec les pensées apparues au cours du sommeil.

Leroy et Tobolowska disent de cette conception : « On a cru pouvoir placer le rêve au moment du réveil et on a attribué à la pensée de la veille la fonction de construire le rêve avec les images présentes dans la pensée du sommeil. »

Ces appréciations du rôle de l’élaboration secondaire me donnent l’occasion de rendre justice aux sagaces observations de H. Silberer. Silberer a, comme nous l’avons signalé plus haut, pris sur le fait, si l’on peut dire, la transformation des pensées en images, en s’imposant une activité intellectuelle alors qu’il était fatigué et tombait de sommeil. La pensée, abstraite en général, qu’il suivait s’évanouissait alors et était remplacée par une vision. Au cours de ces expériences, Silberer constata que l’image qui surgissait dans ces conditions et que l’on peut comparer à un élément du rêve figurait autre chose que la pensée soumise à l’élaboration, à savoir la fatigue elle-même, la difficulté de ce travail ou le déplaisir qu’il provoquait, c’est-à-dire l’état subjectif et les réactions fonctionnelles de la personne faisant un effort, et non pas l’objet de cet effort. Silberer appela ce phénomène, très fréquent chez lui, « phénomène fonctionnel », par opposition au « phénomène matériel » attendu.

« Par exemple : Je suis étendu un après-midi sur mon divan avec une extrême envie de dormir, mais je me contrains à réfléchir à un problème philosophique. Je cherche, en effet, à comparer les opinions de Kant et de Schopenhauer sur le problème du temps. Par suite de ma torpeur, je ne parviens pas à avoir présentes à l’esprit en même temps, comme il est nécessaire pour une comparaison, les deux suites d’idées. Après plusieurs essais infructueux, je m’enfonce dans la tête une fois de plus, de toute mon énergie, la déduction kantienne, pour la comparer ensuite à la position du problème chez Schopenhauer. Là-dessus, je dirige mon attention sur cette dernière, et lorsque je veux revenir à Kant, je constate qu’il m’a échappé de nouveau ; je m’efforce en vain de le rejoindre. Cette tentative inutile pour retrouver aussitôt « le dossier Kant » égaré dans quelque coin de ma tête se présente à moi brusquement, quand je ferme les yeux, sous la forme d’un symbole plastique et concret, semblable en tous points à une vision de rêve : je demande un renseignement à un secrétaire maussade qui, penché sur un bureau, ne se laisse pas déranger par mon insistance. Se levant à demi, il me regarde avec l’air d’un homme qui vous éconduit » (Jahrb., I, p. 314).

Voici d’autres exemples, qui se rapportent à l’état d’oscillation entre le sommeil et la veille.

« Exemple n° 2. – Circonstances : Le matin au réveil. Encore quelque peu plongé dans le sommeil (état crépusculaire), je réfléchis à un rêve que je viens d’avoir, je le repense et le complète en rêve ; je me sens en même temps avancer vers la conscience de veille, mais veux rester encore dans cet état crépusculaire.

« Scène : Je pose le pied sur l’autre bord d’un ruisseau, mais le ramène aussitôt, avec l’intention de rester de ce côté-ci » (Jahrb., III, p. 625).

« Exemple n° 6. – Mêmes circonstances que dans l’exemple n° 4 [il veut rester encore un moment au lit sans s’endormir]. Je veux cependant m’abandonner encore un peu au sommeil.

« Scène : Je prends congé de quelqu’un et conviens d’un nouveau rendez-vous. »

Le « phénomène fonctionnel » – la « figuration de l’état à la place de l’objet » – a été observé par Silberer surtout au moment de l’assoupissement et du réveil. Il est facile de comprendre que seul le dernier cas est à considérer pour l’interprétation des rêves. Silberer a montré par de bons exemples que la partie terminale du contenu manifeste de beaucoup de rêves, que suit immédiatement le réveil, représente précisément le prélude ou le processus du réveil lui-même. On utilise dans ce but : un seuil que l’on franchit (« symbolique du seuil »), un endroit que l’on quitte pour un autre, le départ en voyage, le retour chez soi, la séparation d’avec un compagnon de route, l’entrée dans l’eau, etc. Je ne puis m’empêcher, il est vrai, de remarquer que, dans mes propres rêves, comme dans ceux des personnes que j’ai examinées, le nombre des éléments de rêve se rapportant au symbole du seuil se rencontre incomparablement moins souvent que ne le font supposer les observations de Silberer.

Il est très possible que cette symbolique du seuil explique également maint élément d’états qui apparaissent au milieu du rêve, tels que les oscillations de la profondeur du sommeil ou la tendance à rompre le rêve. Cependant on n’a pas encore apporté d’exemples sûrs de ces faits. Il est plus fréquent de constater une surdétermination grâce à laquelle un fragment de rêve dont le contenu sort de la trame des pensées sert en même temps à représenter quelque état fonctionnel.

Le très intéressant phénomène fonctionnel de Silberer a – sans qu’il y ait de sa faute – conduit à bien des abus, en fournissant un appui à la vieille tendance à interpréter les rêves d’une manière symbolique abstraite. Dans leur complaisance pour la « catégorie fonctionnelle », certains auteurs en arrivent à parler de « phénomène fonctionnel » chaque fois qu’ils trouvent dans le contenu du rêve des activités intellectuelles ou des processus affectifs, bien qu’évidemment ces états fonctionnels ne puissent entrer dans le rêve dans une mesure plus grande que tous les autres restes diurnes.

Il faut convenir que les phénomènes observés par Silberer montrent un second aspect de la contribution de la pensée de veille à la formation du rêve ; cette contribution est d’ailleurs moins constante et moins significative que celle que nous avons désignée sous le nom d’élaboration secondaire. – Il nous était apparu qu’une partie de l’attention qui fonctionne durant le jour reste, pendant le sommeil, appliquée au rêve, le contrôle, le critique et se réserve le pouvoir de l’interrompre. Nous étions amené tout naturellement à reconnaître dans cette instance psychique restée éveillée le censeur qui exerce sur la forme du rêve une influence si restrictive. Ce que les observations de Silberer y ajoutent, c’est le fait que, dans certaines circonstances, une sorte d’auto-observation entre aussi en jeu et contribue à alimenter le contenu du rêve. J’ai parlé ailleurs254 des rapports qui existent vraisemblablement entre cette instance d’auto-observation (particulièrement active sans doute chez les esprits philosophiques) et la perception endopsychique, le délire d’observation, la conscience morale et la censure du rêve.

Résumons ce long exposé sur le travail du rêve. La question qui se présentait à nous était celle-ci : l’esprit s’emploie-t-il tout entier ou en partie seulement à l’élaboration du rêve ? Nos recherches nous ont montré que le problème était mal posé. Mais, si cependant l’on voulait répondre à la question dans les termes mêmes où elle a été posée, il faudrait accepter les deux aspects de l’alternative qui semblent s’exclure l’un l’autre. Le travail psychique dans la formation du rêve se divise en deux opérations : la production des pensées du rêve, leur transformation en contenu du rêve. Les pensées sont entièrement normales, « correctes » ; elles sont formées à l’aide de tout ce que peuvent offrir nos facultés mentales ; elles appartiennent au domaine de la pensée qui n’est pas devenue consciente, dont dérive également, par une certaine transformation, notre pensée consciente. Les énigmes qu’elles présentent, si intéressantes et captivantes qu’elles soient, n’ont pas de relation spéciale avec le rêve et ne doivent pas être traitées parmi les problèmes qu’il soulève255. Par contre, l’autre portion du travail, qui transforme les pensées inconscientes en contenu du rêve, est propre à la vie du rêve. Ce travail, qui est vraiment celui du rêve, diffère beaucoup plus de la pensée éveillée que ne l’ont cru même les théoriciens les plus acharnés à réduire la part de l’activité psychique dans l’élaboration du rêve. Ce n’est point que ce travail soit plus négligé, incorrect, incomplet que la pensée éveillée, ni qu’il présente plus d’oublis. La différence entre ces deux formes de pensée est une différence de nature, c’est pourquoi on ne peut les comparer. Le travail du rêve ne pense ni ne calcule ; d’une façon plus générale, il ne juge pas ; il se contente de transformer. On en a donné une description complète, quand on a réuni et analysé les conditions auxquelles doit satisfaire son produit. Ce produit, le rêve, doit avant tout être soustrait à la censure. Pour cela, le travail du rêve se sert du déplacement des intensités psychiques, qui peut aller jusqu’à une « transvaluation de toutes les valeurs » psychiques. Il doit, en second lieu, rendre des pensées, uniquement ou surtout, à l’aide des traces-mnésiques, visuelles ou auditives. Cette obligation lui impose la prise en considération de la figurabilité, ce qui entraîne de nouveaux déplacements. Il faut de plus, semble-t-il, qu’il produise des intensités plus fortes que celles qu’il trouve dans les pensées du rêve, la nuit. Il procède, à cet effet, à une condensation qui ramasse et concentre des pensées éparses du rêve. Il s’intéresse peu à leurs relations logiques : lorsqu’il consent à les figurer, c’est de façon dissimulée, par des particularités de forme. Les affects liés aux pensées du rêve subissent moins de transformation que leur contenu représentatif. En général, ils sont réprimés. Là où ils subsistent, ils sont détachés des représentations et groupés selon leur nature. Une seule partie du travail du rêve, le remaniement, plus ou moins important, du matériel par la pensée partiellement éveillée, correspond quelque peu à la conception que les auteurs ont eue de l’activité de formation du rêve.