Chapitre VII. Psychologie des processus du rêve

Au nombre des rêves qui m’ont été rapportés, il en est un qui mérite une attention particulière. Je le tiens d’une malade qui l’a entendu raconter dans une conférence sur le rêve : je ne sais exactement quelle est sa source ; mais il fit sur cette dame une impression telle qu’elle s’empressa de le rêver à son tour, c’est-à-dire de reprendre des éléments de ce rêve dans le sien, pour exprimer par ce transfert un accord sur un point déterminé.

Les données de ce rêve modèle sont les suivantes. Un père a veillé jour et nuit, pendant longtemps, auprès du lit de son enfant malade. Après la mort de l’enfant, il va se reposer dans une chambre à côté, mais laisse la porte ouverte, afin de pouvoir, de sa chambre, regarder celle où le cadavre de son enfant gît dans le cercueil, entouré de grands cierges. Un vieillard a été chargé de la veillée mortuaire, il est assis auprès du cadavre et marmotte des prières. Au bout de quelques heures de sommeil, le père rêve que l’enfant est près de son lit, lui prend le bras, et murmure d’un ton plein de reproche : « Ne vois-tu donc pas que je brûle ? » Il s’éveille, aperçoit une vive lumière provenant de la chambre mortuaire, s’y précipite, trouve le vieillard assoupi, le linceul et un bras du petit cadavre ont été brûlés par un cierge qui est tombé dessus.

L’explication de ce rêve poignant est assez simple, et, d’après ce que m’a dit ma malade, je vois que le conférencier a su la donner. La lumière très vive avait pénétré par la porte ouverte dans la chambre du père endormi et lui avait inspiré la conclusion même qu’il en aurait tirée en état de veille, c’est-à-dire que la chute d’un cierge avait provoqué un incendie près du cadavre. Peut-être même le père s’était-il couché avec la crainte que le vieillard ne sût pas s’acquitter de sa tâche.

Je n’ai rien à objecter à cette interprétation, si ce n’est qu’il y a eu sans aucun doute surdétermination : le discours de l’enfant doit être composé de propos qu’il a réellement tenus pendant sa vie, et qui, dans l’esprit de son père, se rattachent à des événements importants. Il aura dit : « Je brûle » (de fièvre, au cours de sa dernière maladie) et, probablement aussi : « Père, ne vois-tu donc pas ? » à propos d’un autre événement que nous ignorons, mais qui devait être émouvant.

Mais, ayant reconnu que le rêve, processus sensé, peut s’insérer logiquement dans la trame de l’expérience psychique, nous pouvons nous étonner qu’il ait pu y avoir rêve là où s’imposait un réveil précipité. On peut répondre : même ce rêve est l’accomplissement d’un désir. L’enfant mort s’y comporte comme s’il était vivant, il avertit lui-même son père, vient près de son lit et le tire par le bras, comme il a dû le faire dans l’une des circonstances d’où proviennent les propos tenus dans le rêve. Le père a prolongé un moment un sommeil qui satisfait son désir en lui montrant son enfant vivant. Sur la pensée éveillée, le rêve a eu le privilège de montrer l’enfant encore une fois vivant. Si le père s’était réveillé aussitôt, il aurait pour ainsi dire abrégé la vie de son enfant de toute la durée du rêve.

On voit tout de suite en quoi ce petit rêve nous intéresse. Nous avons cherché surtout jusqu’à présent le sens caché des rêves, les moyens de le découvrir et les procédés que le travail du rêve emploie pour le dissimuler. L’interprétation des rêves a été jusqu’ici l’objectif principal de notre enquête ; or voici un rêve qui ne pose aucun problème d’interprétation, dont le sens est immédiatement accessible, et cependant nous remarquons qu’il garde encore ce caractère essentiel qui sépare nettement les rêves de la pensée éveillée et exige une explication. Ce n’est qu’une fois le travail d’interprétation déblayé que nous pouvons voir combien notre étude psychologique du rêve est restée incomplète.

Mais, avant de nous engager dans une nouvelle direction, peut-être ne serait-il pas inutile de nous demander si nous n’avons jusqu’à présent rien omis d’important. L’effort qui nous attend, en effet, est le plus difficile. Tous les chemins que nous avons jusqu’ici empruntés nous ont conduit à des solutions claires et satisfaisantes – nous allons maintenant vers l’obscurité. Il nous est impossible d’expliquer le rêve en tant que phénomène psychique, car expliquer signifie ramener à ce qui est déjà connu, or il n’existe jusqu’à présent aucune notion psychologique sous laquelle nous puissions ranger les éléments de base qui se dégagent de l’examen psychologique du rêve. Nous serons amené, au contraire, à faire de nouvelles hypothèses sur la structure de l’appareil psychique et le jeu de ses forces, et nous devons avoir grand soin de ne pas étendre nos conjectures au-delà de la première articulation logique, car sinon elles deviendraient tout à fait imprécises. Même si nous ne commettons aucune faute dans nos conclusions et si nous tenons compte de toutes les possibilités logiques, nous nous exposons à être vraisemblablement incomplet dans le montage des éléments et, du même coup, à ne pouvoir reconstituer l’ensemble. L’étude du rêve, et, d’une façon plus générale, l’étude d’une fonction psychique quelconque isolée ne sauraient nous apporter de conclusions touchant la structure et le fonctionnement de l’esprit dans son ensemble. Ce but ne peut être atteint que par une étude comparative de toute une série de fonctions et activités, qui seule permet de dégager les éléments constants. Il en résulte que les hypothèses auxquelles nous aura conduit l’analyse des processus du rêve devront être acceptées à titre temporaire, si on peut ainsi dire, jusqu’à ce qu’on puisse les rattacher aux résultats d’autres recherches, qui, parties d’autres points, s’efforcent d’élucider les mêmes problèmes.

I. L’oubli des rêves

Commençons par examiner une difficulté que nous avons négligée jusqu’à présent, et qui cependant pourrait sembler de nature à retirer tout fondement à nos tentatives d’interprétation. Nous avons vu plus d’une fois que nous ne connaissions pas du tout le rêve que nous voulions interpréter ; ou, plus exactement, que rien ne pouvait nous garantir que nous le connaissions tel qu’il a réellement eu lieu. Les souvenirs du rêve que nous étudions sont tout d’abord mutilés par l’infidélité de notre mémoire, qui paraît tout à fait incapable de conserver le rêve, et en laisse perdre peut-être précisément les éléments les plus intéressants. Lorsque nous voulons examiner un rêve de près, nous avons toujours le sentiment que nous avons rêvé beaucoup plus que le court fragment dont il nous souvient, et même ce fragment nous paraît incertain. De plus, tout semble indiquer que notre souvenir n’est pas seulement fragmentaire, mais infidèle et déformé. Peut-être le rêve n’a-t-il été ni aussi incohérent et indistinct que dans notre mémoire, ni aussi cohérent que dans notre récit ; il se peut fort bien qu’en essayant de le raconter nous comblions à l’aide de nouveaux matériaux arbitrairement choisis les lacunes créées par l’oubli, que nous agrémentions, arrangions, accommodions le rêve ; si bien que tout jugement sur son véritable contenu est rendu impossible. Nous avons même trouvé chez un auteur (Spitta)256, une hypothèse d’après laquelle tout ordre, toute cohésion ne sont introduits dans le rêve qu’après coup, lorsqu’on essaie de se le remémorer. Nous sommes donc exposés au danger que l’on nous arrache des mains l’objet même dont nous avons entrepris de préciser la valeur.

Dans nos essais d’interprétation, nous avons jusqu’ici négligé ces avertissements. Nous avons même au contraire trouvé dans les éléments les plus petits, les moins saillants et les moins certains du rêve une invitation à l’interprétation aussi prononcée que dans ses éléments les plus clairs et les mieux conservés. Dans le rêve de l’injection faite à Irma, il était dit : « J’appelle vite le Dr M… », et nous avons admis que même ce petit détail ne se serait pas incorporé au rêve s’il ne se laissait pas rattacher à quelque point particulier. C’est ainsi que nous sommes venus à l’histoire de cette malheureuse malade auprès de qui je fis vite appeler un collègue plus âgé. Dans le rêve, absurde en apparence, qui traite comme quantité négligeable l’intervalle de 51 à 56, le chiffre 51 revenait plusieurs fois. Au lieu de trouver cela naturel ou indifférent, nous en avons conclu qu’il y avait dans le contenu latent du rêve une seconde série de pensées qui conduit au chiffre 51 ; et la piste ainsi suivie nous a révélé des craintes qui considéraient 51 ans comme terme de la vie, en contradiction absolue avec une pensée dominante qui au contraire tirait du nombre des années vécues une fierté. Dans le rêve « Non vixit », je trouvai un détail peu apparent qui m’avait échappé tout d’abord ; c’est le passage : « comme P… ne le comprend pas…, Fl. me demande.. », etc. C’est seulement lorsque mon interprétation se trouva arrêtée que je revins à ces mots, et ils me conduisirent aux souvenirs infantiles qui sont le point de rencontre, le nœud des pensées du rêve. Ce fut comme dans les vers du poète :

Vous m’avez rarement compris,

Et je vous compris bien rarement aussi,

Ce n’est que quand ensemble nous roulâmes dans la

[boue

Que nous nous comprîmes aussitôt257.

Chaque analyse fournirait des exemples analogues prouvant que les plus petits détails sont indispensables pour l’interprétation des rêves et qu’en les négligeant on s’expose à ne pas aboutir. Nous avons, en interprétant les rêves, accordé la même attention à chaque nuance des termes dans lesquels ils nous étaient rapportés ; même lorsque nous rencontrions un mot dépourvu de sens ou insuffisant, semblant indiquer qu’on ne trouvait pas de traduction exacte du rêve, nous avons respecté cette lacune. Bref, nous avons traité comme un texte sacré ce qui, d’après nombre d’auteurs, serait une improvisation arbitraire, édifiée à la hâte en un moment d’embarras. Cette contradiction demande à être expliquée.

Ce faisant nous nous donnerons raison sans pour cela donner tort à ces auteurs. Du point de vue de nos nouvelles théories sur l’origine du rêve, les contradictions s’aplanissent intégralement. Il est exact que nous déformons le rêve lorsque nous le reproduisons : nous retrouvons alors ce que nous avons appelé l’élaboration secondaire, souvent capable de méprise, par l’instance de la pensée normale. Mais cette déformation fait partie de l’élaboration secondaire à laquelle sont soumises régulièrement, par suite de la censure, les pensées du rêve. Les auteurs que nous avons cités ont pressenti ou remarqué ici la partie apparente de cette déformation ; elle nous frappe moins parce que nous savons qu’une déformation bien plus étendue et bien plus difficile à saisir s’est déjà exercée au niveau des pensées latentes du rêve. Leur erreur est de croire que les modifications que subit le rêve quand il est remémoré et traduit par des paroles sont arbitraires, donc ne peuvent être expliquées et ne peuvent que nous donner un tableau erroné du rêve. Ils sous-estiment le déterminisme dans le domaine psychique. Or il n’y a là rien d’arbitraire. On peut toujours montrer qu’un second courant de pensées détermine les éléments que le premier n’avait pas déterminés. Si, par exemple, je voulais imaginer un nombre d’une façon tout à fait arbitraire, je ne le pourrais pas : le nombre qui me viendrait à l’esprit serait déterminé par des pensées qui peuvent être éloignées de mes intentions immédiates, mais qui n’en agissent pas moins d’une manière univoque et nécessaire258. Les transformations que le rêve subit quand nous le racontons sont tout aussi peu arbitraires. Il y a une association d’idées entre elles et le contenu qu’elles remplacent, de sorte qu’elles nous aident à trouver ce contenu, qui peut-être a déjà été substitué à un autre.

Quand j’analyse les rêves de mes malades, je fais une expérience qui réussit toujours. Le récit d’un rêve me paraît-il difficile à comprendre, je demande qu’on le recommence. Il est rare que le malade emploie les mêmes mots. Or je sais que les passages autrement exprimés sont les points faibles qui pourraient trahir le rêve. L’indication est aussi sûre que le signe brodé sur la tunique de Siegfried. L’interprétation peut partir de là. Quand je demande au malade de répéter son rêve, il comprend que je vais m’efforcer de l’expliquer ; une certaine résistance lui fait aussitôt protéger les parties faibles de son déguisement, il essaie de remplacer l’expression qui aurait pu le trahir par une autre, plus éloignée. De cette manière, il attire mon attention sur la première. Plus il se défend, mieux je remarque que le rêve fut attentif à se déguiser.

Les auteurs ont mal compris, en lui donnant trop de place, le rôle du doute envers les récits de rêve. Rien ne nous prouve qu’il s’agisse d’un doute intellectuel. Rien ne garantit jamais que notre mémoire soit fidèle, nous cédons, bien plus souvent que de raison, à l’obsession de lui faire confiance. Le doute qu’un rêve ou un morceau de rêve ait été bien raconté n’est qu’un rejeton de la censure de la résistance qui empêche les pensées du rêve de parvenir à la conscience. Les déplacements, les substitutions n’ont pas suffi à cette résistance, elle s’attache encore, sous forme de doute, à ce qui a subsisté. Doute prudent, qui n’attaque jamais les éléments intenses, mais seulement ceux qui sont faibles et peu précis. Or nous savons maintenant qu’il y a eu, entre les pensées du rêve et le rêve lui-même, une « transvaluation totale de toutes les valeurs psychiques » ; la déformation n’a pu se faire que grâce à une diminution de valeur : c’est ainsi qu’elle se révèle toujours, parfois même elle ne se manifeste qu’ainsi. Quand, à un élément déjà imprécis du rêve, le doute vient encore s’ajouter, c’est l’indice que cet élément est un rejeton direct d’une des pensées du rêve que l’on voulait bannir. On peut comparer cette situation à celle des républiques de l’Antiquité ou de la Renaissance après une révolution. Les grandes familles, puissantes naguère, sont bannies, des parvenus occupent toutes les hautes situations, on ne supporte dans la ville que des membres infimes des familles qui ont exercé le pouvoir ou quelques partisans peu actifs ; et même ceux-là n’ont pas tous leurs droits civiques, on les observe avec méfiance. Le doute du rêve tient lieu de cette méfiance. C’est pourquoi j’exige que, pour l’analyse d’un rêve, on s’affranchisse de toute espèce de jugement fondé sur un degré de certitude et que l’on considère comme une certitude totale la moindre possibilité qu’un fait de telle ou telle espèce a pu se produire dans le rêve. L’analyse ne progresse que si on observe cette règle. Sinon la conséquence psychologique de cette dépréciation est que celui dont on analyse le rêve ne découvre aucune des représentations involontaires que cache ce doute. Cet effet ne paraît pas aller de soi ; il ne serait pas absurde de dire : Je ne puis garantir qu’il y a eu dans le rêve telle ou telle chose, mais voilà ce qui, à ce propos, me vient à l’esprit. Jamais cela ne se passe ainsi, et c’est précisément la perturbation que le doute provoque dans l’analyse qui le démasque comme un rejeton et un instrument de la résistance psychique. La psychanalyse se méfie à bon droit. Un de ses principes est : Tout ce qui interrompt la progression de l’interprétation est une résistance259.

Tout comme le doute, l’oubli des rêves ne s’explique que par l’action de la censure. Le sentiment d’avoir beaucoup rêvé pendant une nuit et de n’en avoir retenu que peu de chose peut bien signifier dans de nombreux cas que le travail du rêve a bien fonctionné pendant toute la nuit mais n’a laissé passer en fin de compte qu’un très court rêve. On ne peut douter qu’on oublie progressivement le rêve après le réveil. On l’oublie souvent en dépit de toute la peine que l’on se donne pour le retenir. Mais je pense que, de même qu’on surestime en général l’étendue de cet oubli, on s’exagère la difficulté à connaître le rêve liée à ces lacunes. On peut souvent retrouver par l’analyse tout ce que l’oubli a perdu ; dans toute une série de cas, du moins, quelques bribes permettent de retrouver non point le rêve même, ce qui est accessoire, mais les pensées qui sont à sa base. Il faut beaucoup d’attention et de maîtrise de soi pour ces sortes d’analyses, et cela montre que l’oubli du rêve est intentionnel en quelque sorte260.

La nature tendancieuse de l’oubli du rêve261, profitable à la résistance, apparaît nettement, lors de l’analyse, à l’examen d’une première étape de l’oubli. Il est assez fréquent que, pendant l’interprétation, une partie du rêve que l’on avait considérée comme oubliée surgisse brusquement. Ce fragment de rêve arraché à l’oubli se trouve être toujours le plus important : il mène directement à la solution, et a donc été plus fortement exposé à la résistance. Parmi les rêves éparpillés dans ce livre, il en est un dans lequel j’ai dû ainsi replacer, après coup, un fragment de contenu (v. p. 477). C’est un rêve de voyage où je me venge d’une voyageuse désagréable et que je n’interprète à peu près pas, parce qu’une partie de son contenu est grossièrement scatologique. Le fragment est celui-ci : Je dis d’un livre de Schiller : « It is from… », mais je rectifie, remarquant moi-même mon erreur : « It is by… » L’homme le remarque et dit à sa sœur : « Il l’a bien dit262. »

Le fait qu’on se corrige soi-même en rêve, si étonnant pour de nombreux auteurs, ne mérite pas de nous occuper ici. Il est plus intéressant de montrer le souvenir qui a servi de matière à cette faute de langue du rêve. Je suis allé en Angleterre pour la première fois à 19 ans et je passai une journée au bord de la mer d’Irlande. Je ramassai naturellement les animaux marins que la marée avait laissés sur le sable en se retirant, et je prenais une étoile de mer (le rêve commence par Hollthurn – Holothurien), quand une charmante petite fille vint à moi et me demanda : « Is it a starfish ? » Je répondis : « Yes he is alive », mais j’eus honte de ma faute de grammaire et répétai la phrase correctement cette fois. Le rêve substitue à cette faute une autre incorrection grammaticale, que les Allemands commettent fréquemment aussi. On ne doit pas traduire : le livre est de Schiller par from, mais par by. Après ce que nous avons vu des buts du travail du rêve et de son indifférence dans le choix des moyens, nous ne serons pas étonnés que le mot from soit apparu ici, parce que, ayant le même son que l’adjectif allemand fromm (pieux), il autorisait une vaste condensation. Que signifie dans ce rêve le souvenir ingénu de cette rencontre au bord de la mer ? Il explique, par l’exemple le plus innocent qui soit, que j’ai mal utilisé le sexe, que j’ai mis là où il ne convenait pas un mot qui signifie le genre ou le sexe. C’est un des moyens d’arriver à la solution du rêve. Si, de plus, on veut rétablir les associations issues du titre du livre : « Matter and Motion » (Molière dans le Malade imaginaire : la matière est-elle laudable ? – a motion of the bowels), on complétera aisément.

Je peux montrer que l’oubli du rêve est en grande partie le fait de la résistance sur un exemple particulièrement probant. Un malade me raconte qu’il a eu un rêve, mais qui a disparu sans laisser de traces ; c’est donc comme s’il n’y avait rien eu. Nous nous mettons à l’œuvre, je rencontre une résistance, je donne une explication, à force d’encouragement et d’insistance j’arrive à réconcilier le malade avec une idée désagréable, et, à peine y ai-je réussi, qu’il s’écrie : « Maintenant je sais ce que j’ai rêvé ! » La résistance que j’avais dû vaincre était celle-là même qui lui avait fait oublier le rêve. En la surmontant j’avais permis au rêve de reparaître.

De même, le malade, à un certain moment de l’analyse, peut se rappeler un rêve d’il y a trois ou quatre jours, peut-être même plus, et qui a été jusque-là oublié263.

L’expérience de la psychanalyse nous prouve d’une autre manière encore que l’oubli du rêve dépend beaucoup plus de la résistance que de la distance entre la veille et le sommeil, invoquée par les auteurs. Il m’est arrivé souvent ainsi qu’à d’autres psychanalystes et à des malades suivant un traitement psychanalytique d’être, si l’on peut dire, réveillés par un rêve et de commencer aussitôt après à l’interpréter, avec une pensée pleinement éveillée et lucide. J’ai souvent refusé de me rendormir jusqu’à ce que j’ai eu entièrement compris le rêve, et quelquefois pourtant, au réveil, j’avais oublié le travail d’interprétation aussi complètement que le contenu lui-même, tout en sachant que j’avais rêvé et que j’avais interprété mon rêve. C’est plus souvent le rêve qui entraîne avec lui dans l’oubli les résultats de l’interprétation et moins souvent l’activité intellectuelle qui parvient à préserver le rêve dans la mémoire. Il n’y a cependant pas, entre mon interprétation et la pensée éveillée, l’abîme psychique par lequel les auteurs veulent expliquer l’oubli du rêve. Morton Prince objecte à ma théorie de l’oubli du rêve qu’il n’y a là qu’un cas spécial d’amnésie d’états dissociés (dissociated states), et qu’on ne saurait étendre mon explication de cette amnésie particulière à d’autres types, de sorte qu’elle perd toute valeur. Il rappelle par là au lecteur que, dans toutes ses descriptions d’états dissociés, il n’a jamais tenté d’interprétation dynamique. Sinon, il aurait découvert que le refoulement (ou la résistance qu’il provoque) est à l’origine des dissociations, tout autant que de l’amnésie qui frappe leur contenu psychique.

Je peux affirmer que les rêves sont aussi peu oubliés que les autres actes psychiques et, quant à leur rétention par la mémoire, valent les autres fonctions mentales – une expérience faite au cours de la rédaction de ce livre me l’a prouvé. J’avais conservé dans mes fiches un grand nombre de mes propres rêves que, pour une raison quelconque, je n’avais interprétés qu’incomplètement ou pas du tout. J’ai essayé, un ou deux ans plus tard, de les interpréter pour illustrer mes théories. J’ai réussi pour tous sans exception. Je peux même dire que l’interprétation était beaucoup plus aisée que lorsque les rêves étaient encore récents, ce que je ne peux expliquer qu’en supposant que j’ai, depuis, triomphé de beaucoup de résistances intérieures. Lors de ces interprétations après coup, j’ai comparé les pensées du rêve que j’avais alors découvertes avec celles récemment trouvées, le plus souvent beaucoup plus riches, et j’ai toujours retrouvé les anciennes sous les récentes, elles n’avaient pas changé. Je ne m’en étonnai pas trop, puisque j’avais dès longtemps coutume de faire interpréter à mes malades des rêves de leurs jeunes années, qu’ils me racontaient à l’occasion, de la même manière et avec autant de succès que si ces rêves avaient été faits la nuit précédente. Quand je parlerai des cauchemars, je donnerai des exemples de cette interprétation à retardement. Quand je l’essayai pour la première fois, c’est parce que je m’attendais, et l’événement me donna raison, à ce que le rêve se comportât à cet égard comme un symptôme névropathique. Quand je traite par la psychanalyse un névropathe, un hystérique par exemple, il me faut des indications sur les premiers symptômes de sa maladie, maintenant dépassés, tout autant que sur ceux qui subsistent encore aujourd’hui et l’ont conduit à moi. Les premiers sont ordinairement plus faciles à découvrir. Dès 1895, je pus, dans mes Studien über Hysterie, communiquer l’explication d’une première crise d’angoisse hystérique qu’une malade âgée de 40 ans avait eue dans sa quinzième année264.

Voici maintenant quelques indications destinées aux lecteurs qui désireraient vérifier l’exactitude de mes théories, en interprétant leurs propres rêves.

Il ne faut pas s’attendre à ce que l’interprétation tombe du ciel. Un certain entraînement est nécessaire même quand il s’agit de percevoir des phénomènes endoptiques, ou d’autres sensations sur lesquelles notre attention ne s’exerce pas d’habitude, et cela bien qu’aucun facteur psychique ne s’y oppose. Il est beaucoup plus ardu de saisir les « représentations involontaires ». Celui qui veut y parvenir devra se pénétrer des tendances exprimées dans cet ouvrage et suivre les règles données ici : faire taire pendant l’interprétation toute critique, tout préjugé, tout parti pris affectif ou intellectuel. Il se rappellera le principe de Claude Bernard : « Travailler comme une bête », c’est-à-dire avec autant d’acharnement et en se préoccupant aussi peu des résultats. À qui suivra ces conseils, la tâche cessera d’être rude. L’interprétation d’un rêve ne se fait pas toujours d’une seule traite, il est fréquent que l’on se sente épuisé lorsqu’on a poursuivi une série d’idées, le rêve ne vous dit plus rien ce jour-là ; en pareil cas, il est bon d’interrompre et de reprendre le travail un autre jour. Une autre partie du rêve attire alors l’attention et l’on pénètre dans une autre couche des pensées. C’est ce qu’on pourrait appeler l’interprétation « fractionnée ».

Le plus difficile est de convaincre le débutant que sa tâche n’est pas achevée quand il est parvenu à une interprétation complète, sensée, cohérente et qui explique tous les éléments du contenu du rêve. Il se peut qu’il y en ait encore une autre, une surinterprétation du même rêve, et qu’elle lui ait échappé. On se représente malaisément d’une part la quantité prodigieuse d’associations d’idées inconscientes qui se pressent en nous et veulent être exprimées, et de l’autre la dextérité du rêve qui s’efforce par des expressions à sens multiple, comme le petit tailleur du conte, de tuer sept mouches à la fois. Le lecteur est toujours tenté au début de dire que l’auteur a vraiment trop d’esprit ; quand il aura lui-même un peu d’expérience, il en jugera autrement et mieux.

Je ne puis d’autre part me rallier à une théorie qui a été énoncée pour la première fois par H. Silberer et selon laquelle tout rêve (ou tout au moins beaucoup de rêves et certains groupes spécialement) exigerait deux interprétations distinctes, qui seraient entre elles dans un rapport précis. Une de ces interprétations, celle que H. Silberer appelle psychanalytique, donne au rêve un sens quelconque, le plus souvent sexuel-infantile ; l’autre, plus importante, qu’il nomme anagogique, montre les pensées plus sérieuses et souvent profondes qui ont servi d’étoffe au travail du rêve. Silberer n’a pas étayé cette théorie par des exemples de rêves analysés de ces deux manières. À mon avis, les faits qu’il avance n’existent pas. La plupart des rêves n’exigent pas de surinterprétation et, en particulier, d’interprétation anagogique. Il y a dans la théorie de Silberer, comme dans beaucoup d’autres théories récentes, une tendance à voiler les conditions fondamentales de la formation des rêves et à nous détourner de leurs racines pulsionnelles. Pour un certain nombre de rêves j’ai pu vérifier les indications de Silberer ; l’analyse m’a montré que le travail du rêve s’était donné pour tâche de transformer en rêve une série de pensées de la veille, très abstraites et qui n’auraient pu être figurées directement. Il s’efforçait d’atteindre son but avec un matériel de pensées qui se trouvaient dans des relations plus lâches et pour ainsi dire allégoriques avec les pensées abstraites, et qui, en même temps, étaient plus aisées à représenter. L’interprétation allégorique d’un rêve ainsi formé est donnée aussitôt par le rêveur, l’interprétation véritable des éléments substitués doit être poursuivie par notre technique.

Il faut bien dire que tous les rêves ne peuvent pas être interprétés. Il ne faut pas oublier que les forces psychiques qui ont déformé le rêve s’opposent au travail d’interprétation. La question dépend du rapport des forces : d’une part la curiosité intellectuelle, la maîtrise de soi, les connaissances psychologiques et l’expérience de l’interprétateur, de l’autre les résistances intérieures. Nous pouvons tous en surmonter quelques-unes, assez du moins pour nous convaincre que le rêve a un sens et souvent aussi pour deviner ce sens quelque peu. Souvent un second rêve permet de préciser la signification du premier et de faire progresser son interprétation. Souvent toute une série de rêves, qui s’est déroulée à travers des semaines ou même des mois, a un fond commun, et il faut alors la soumettre à une interprétation d’ensemble. Quand deux rêves se succèdent, on peut souvent remarquer que l’un a pour centre ce qui est seulement indiqué en surface chez l’autre et inversement, de sorte qu’ils se complètent pour l’interprétation. J’ai déjà prouvé par des exemples que les rêves d’une même nuit doivent être toujours interprétés comme un tout.

Les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur ; on remarque là un nœud de pensées que l’on ne peut défaire, mais qui n’apporterait rien de plus au contenu du rêve. C’est l’« ombilic » du rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu. Les pensées du rêve que l’on rencontre pendant l’interprétation n’ont en général pas d’aboutissement, elles se ramifient en tous sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point plus épais de ce tissu, comme le champignon de son mycélium.

Revenons à l’oubli du rêve. Nous avons négligé d’en tirer une conclusion importante. S’il est évident que la veille veut oublier le rêve, soit d’un seul coup au réveil, soit par fragments pendant la journée, et que le principal agent de cet oubli est la résistance psychique qui a déjà, pendant la nuit, fait tout ce qu’elle pouvait contre le rêve, comment expliquer que le rêve ait pu se former malgré la résistance ? Prenons le cas le plus frappant, celui où la veille efface le rêve, où il semble n’avoir pas existé, considérons le jeu des forces psychiques. Il faut bien dire que, si la résistance avait été la nuit ce qu’elle est le jour, le rêve ne se serait pas produit. Concluons donc que, la nuit, la résistance s’affaiblit ; nous savons qu’elle n’est pas abolie, puisque nous avons pu montrer son rôle au cours de la formation du rêve dans la déformation. Sa diminution permettrait au rêve de se former, mais au réveil elle retrouverait ses forces, et écarterait alors ce qu’elle a dû supporter auparavant. La psychologie descriptive nous a appris que la condition essentielle de la formation des rêves est le sommeil de l’esprit ; à quoi nous pouvons ajouter : le sommeil permet la formation des rêves parce qu’il diminue la censure endopsychique.

On pourrait être tenté de considérer que c’est là la seule conclusion où puisse nous mener l’oubli du rêve ; et d’en tirer d’autres déductions sur les rapports d’énergie entre la veille et le sommeil. Mais arrêtons-nous dans cette voie. Quand nous aurons pénétré plus avant dans la psychologie du rêve, nous verrons que l’on peut se représenter sa formation autrement encore. Sans avoir vraiment fléchi, la résistance contre les pensées du rêve devenant consciente serait contournée. On peut penser que le sommeil permet à la fois de diminuer et de contourner la résistance, favorisant ainsi deux facteurs de la création du rêve. Mais laissons cela, nous y reviendrons plus tard.

Il faut maintenant nous occuper d’une autre série d’objections faites à notre méthode. Nous procédons, on le sait, de la façon suivante : nous repoussons toute idée de représentations-but, nous dirigeons notre attention sur un élément isolé du rêve et nous notons les pensées involontaires qui nous viennent à l’esprit à ce sujet. Nous prenons ensuite un autre morceau du contenu du rêve, opérons de la même manière et nous laissons mener du coq à l’âne, par nos pensées, sans nous inquiéter de la direction suivie. Cela faisant, nous supposons qu’au bout du compte nous finirons bien par tomber sur les pensées latentes, source du rêve. La critique a beau jeu pour objecter : il n’est pas étonnant qu’un élément quelconque du rêve mène n’importe où, on peut toujours associer quelque chose à une représentation ; la seule chose surprenante serait que cette succession d’idées arbitraire et sans but parvînt précisément aux pensées du rêve. Il est probable qu’on se trompe soi-même, on poursuit la série d’associations à partir d’un élément, jusqu’à ce qu’on doive s’arrêter pour une raison quelconque ; quand on en prend un second, il est tout naturel que l’association, d’abord illimitée, trouve une partie du terrain occupée. On se rappelle encore les associations précédentes, de sorte que l’analyse des deuxièmes représentations ramène plus aisément à des idées qui ont des points de contact avec celle-ci. On s’imagine alors avoir trouvé un nœud d’où partent deux éléments du rêve. Comme on se permet n’importe quelle association et qu’on ne s’interdit que les passages d’une représentation à une autre habituels à la pensée normale, il n’est finalement pas difficile de fabriquer, à l’aide d’une série de « pensées intermédiaires », quelque chose qu’on appellera les pensées du rêve et qu’on donnera pour le substitut psychique de celui-ci. Sans preuves évidemment, puisqu’on ne saurait les connaître d’autre façon. Tout cela est entièrement arbitraire, on utilise ingénieusement le hasard, mais n’importe qui, pourvu qu’il se donne cette peine inutile, pourra fabriquer de cette manière, à n’importe quel rêve, n’importe quelle interprétation.

À ces sortes de critiques nous pouvons d’abord opposer l’impression que donnent nos interprétations de rêves, les liaisons étonnantes avec des éléments du rêve, qui surgissent pendant qu’on poursuit les représentation isolées, et l’invraisemblance de l’hypothèse qu’on pourrait parvenir à une interprétation aussi parfaitement exhaustive autrement qu’en retrouvant les associations psychiques préexistantes. Nous pourrions nous justifier aussi en alléguant la solution des symptômes hystériques, dont l’exactitude est prouvée par l’apparition et la disparition des symptômes à la place indiquée, où le texte est, en quelque sorte, précisé par l’illustration. Mais puisqu’on nous demande comment une succession de pensées arbitraire et sans but peut conduire à un but préexistant, nous ne chercherons pas d’échappatoires ; nous avons le moyen non certes de résoudre le problème, mais de l’éliminer complètement.

En effet, il est tout à fait inexact de prétendre que nous cédons à des représentations sans but si comme, lors de l’interprétation, nous laissons tomber la réflexion et apparaître en nous les représentations involontaires. On peut montrer que nous ne renonçons alors qu’aux représentations-but que nous connaissons et que, celles-ci arrêtées, d’autres, inconnues – ou, selon l’expression moins précise : inconscientes –, manifestent leur force et déterminent le cours de nos représentations involontaires. Notre influence personnelle sur notre vie psychique ne permet pas d’imaginer une pensée dépourvue de représentations-but ; j’ignore l’état de désagrégation psychique qui pourrait le permettre265. Les psychiatres ont désespéré trop tôt de la solidité de notre construction psychique. Je sais que, pas plus que le rêve, l’hystérie ou la paranoïa ne présentent un cours de pensées déréglé et sans représentations-but. Cela ne se produit peut-être même pas dans les affections psychiques endogènes ; les délires mêmes des confus ont un sens, selon la fine remarque de Leuret, et sont incompréhensibles à cause de leurs lacunes seulement. J’ai pu faire la même observation chaque fois que j’ai eu l’occasion d’en voir. Les délires sont l’œuvre d’une censure qui ne se donne plus la peine de dissimuler son action et qui, au lieu d’agir pour élaborer des transformations moins choquantes, efface brutalement tout ce qui lui déplaît, de sorte que ce qui reste devient incohérent. Elle agit tout à fait comme procédait la censure russe des journaux à la frontière, qui caviarde les journaux étrangers avant de les mettre entre les mains des lecteurs qu’elle avait à protéger.

Que, dans des lésions organiques de l’encéphale, on puisse observer le libre jeu des représentations associées au hasard, cela n’a rien d’impossible ; mais ce que l’on a interprété comme tel dans les psychonévroses s’explique toujours par l’action de la censure sur une suite de pensées qui est poussée au premier plan par des représentations-but restées cachées266. On a considéré comme une preuve irréfutable de l’existence d’associations libres de représentations-but le fait que des représentations ou des images pouvaient être unies « superficiellement », c’est-à-dire par assonance, double sens d’un mot, rencontre dans le temps sans rapport profond de signification, tous procédés qu’utilisent les traits d’esprit et les jeux de mots. Ces indications sont justes pour ce qui concerne les liaisons de pensées qui conduisent des éléments du contenu du rêve aux pensées intermédiaires et de celles-ci aux pensées mêmes du rêve ; nous en avons trouvé, lors de nos analyses, d’étranges exemples. Il n’y avait pas de lien si lâche, de plaisanterie si rebutante qu’ils ne pussent servir à passer d’une pensée à l’autre. Mais on voit aisément d’où vient cette indulgence. Chaque fois qu’un élément psychique est lié à un autre par une association choquante ou superficielle, il y a entre les deux un lien naturel et profond soumis à la résistance de la censure.

Les associations superficielles dominent à cause de la pression de la censure et non parce que les représentations-but font défaut. Dans la figuration, les associations superficielles remplacent les profondes quand la censure rend ces voies normales impraticables. C’est comme lorsqu’une inondation rend les bonnes routes de la montagne inutilisables : on continue à circuler, mais par les sentiers abrupts et incommodes que seuls les chasseurs prennent d’ordinaire.

On peut ici distinguer deux cas, qui au fond n’en forment qu’un. Ou la censure ne s’attaque qu’au lien entre deux pensées qui, isolées, lui échappent. En ce cas les deux pensées apparaissent successivement dans la conscience ; leur enchaînement reste caché ; en revanche nous saisissons entre les deux une liaison superficielle à laquelle nous n’aurions jamais pensé et qui en général part d’un point du complexe représentatif tout différent de celui auquel se rattache la liaison essentielle réprimée. Ou les deux pensées sont soumises à cause de leur contenu à la censure ; en ce cas elles n’apparaissent pas sous leur forme véritable, mais sous une forme modifiée, qui remplace la première, et les deux pensées qui les remplacent sont choisies d’une manière telle qu’une association superficielle entre elles traduit la liaison essentielle de celles qu’elles représentent. Dans les deux cas, sous la pression de la censure, il y a eu déplacement, passage d’une association normale et sérieuse à une association superficielle et d’apparence absurde.

C’est parce que nous sommes au fait de ces déplacements que nous pouvons nous fier sans inquiétude aux associations même superficielles267.

La psychanalyse des névroses met largement à profit les deux règles que nous avons indiquées : elle sait que, quand nous renonçons aux représentations-but conscientes, ce sont les représentations-but cachées qui dirigent le cours de nos représentations ; et que les associations superficielles ne font que se substituer, grâce au déplacement, aux associations réprimées profondes. Ces deux règles constituent la base de notre technique. Lorsque je demande à un malade de ne pas réfléchir et de me dire tout ce qui lui passe par la tête, je pose en principe qu’il garde dans l’esprit les représentations-but du traitement, et je considère que je dois trouver un rapport entre les choses en apparence les plus innocentes et les plus fortuites qu’il pourra me dire et son état. Il y a une autre représentation-but que le malade ne soupçonne pas : c’est la personne de son médecin. La technique psychanalytique doit, pour ses buts thérapeutiques, comprendre toute la portée de ces règles fondamentales et en rechercher toutes les applications possibles.

Nous voici parvenu à l’un des points où nous devons abandonner à dessein le problème de l’interprétation268.

Ce qu’il faut retenir des objections qui nous ont été faites, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’attribuer au travail nocturne toutes les idées qui surgissent au cours du travail d’interprétation. Éveillés, nous refaisons le chemin qui mènera des éléments du rêve aux pensées du rêve. Le travail du rêve l’a fait en sens inverse, et il n’est pas du tout vraisemblable que ce chemin puisse être suivi dans les deux sens. Il semble bien plutôt que pendant le jour nous pratiquions par nos nouvelles liaisons d’idées des espèces de sondages qui touchent les pensées intermédiaires et les pensées du rêve tantôt ici, tantôt là. Nous voyons comment les éléments nouveaux de la journée s’intercalent dans l’interprétation, et il est vraisemblable aussi que l’augmentation, depuis la nuit, de la résistance oblige à des détours nouveaux et plus compliqués. Le nombre et le genre des pensées collatérales que nous tissons ainsi pendant le jour n’ont pas d’importance psychologique, l’essentiel est qu’elles nous conduisent vers les pensées du rêve que nous recherchons.

II. La régression

Maintenant que nous nous sommes défendu contre les objections que l’on pourrait nous faire, ou que du moins nous avons laissé entrevoir nos moyens de défense, il s’agit d’entreprendre la recherche psychologique à laquelle nous nous sommes préparé dès longtemps. Réunissons les principaux résultats obtenus jusqu’ici. Le rêve est un acte psychique complet ; sa force pulsionnelle est toujours un désir à accomplir ; sa non-reconnaissance en tant que désir, ses bizarreries et ses absurdités multiples proviennent de la censure psychique qu’il a subie lors de sa formation. En dehors de l’obligation d’échapper à cette censure, ont encore contribué à sa formation l’obligation de condenser le matériel psychique, une considération de sa figurabilité par des images sensorielles et – bien qu’irrégulièrement – la préoccupation de donner à l’ensemble un aspect rationnel et intelligible. Chacun de ces principes mène à des postulats et à des conjectures de caractère psychologique ; il faut examiner les relations opposées du motif du désir et des quatre conditions du rêve, ainsi que les relations que celles-ci ont entre elles ; il faut insérer le rêve dans l’enchaînement de la vie psychique.

Nous avons placé, au début de ce chapitre, un rêve qui doit nous rappeler une énigme encore non résolue. L’interprétation du rêve de l’enfant qui brûle, que nous n’avons pas, il est vrai, poussée jusqu’au bout, ne nous a pas paru difficile. Mais nous nous sommes demandé pourquoi il y avait eu rêve et non réveil immédiat, et nous avons reconnu que le motif du rêve était le désir de représenter l’enfant encore vivant. Nous verrons un peu plus loin qu’un autre désir encore a joué ici un rôle. C’est donc tout d’abord en vue de l’accomplissement du désir que la pensée du sommeil est devenue un rêve.

Si l’on supprimait ce but, une seule différence subsisterait entre les deux espèces de processus psychiques. Les pensées du rêve auraient été : Je vois une vive lumière dans la chambre mortuaire, un cierge est peut-être tombé et l’enfant brûle ! Le rêve reproduit sans changement le résultat de cette réflexion, mais le représente par une scène que l’on considère comme actuelle et que les sens saisissent comme un événement de veille. Mais c’est bien là son caractère le plus général et le plus frappant : une pensée, le plus souvent une pensée de désir, est objectivée, mise en scène, vécue.

Comment s’expliquer cette particularité du travail du rêve, ou, plus modestement, comment le faire entrer dans l’enchaînement des processus psychiques ?

Si on serre l’analyse de plus près, on reconnaîtra dans les manifestations du rêve deux caractères presque indépendants l’un de l’autre. L’un est la figuration de la scène comme actuelle et avec omission du « peut-être » ; l’autre la transformation de la pensée en images visuelles et en discours.

La transformation qu’éprouvent les pensées du rêve par le fait que l’attente qu’elles expriment est mise au présent frappe moins dans ce rêve que dans d’autres. Cela vient du rôle particulier et accessoire, ce qui est contraire à l’habitude, qu’y joue l’accomplissement du désir. Prenons un autre rêve où le désir ne fait que poursuivre dans le sommeil la pensée de la veille, par exemple le rêve de l’injection faite à Irma. La pensée qui parvient à être figurée est un souhait : je voudrais bien qu’Otto fût responsable de la maladie d’Irma. Le rêve refoule le souhait et le remplace par une affirmation actuelle : c’est Otto qui est responsable de la maladie d’Irma. Voilà donc la première transformation que même un rêve qui ne déforme pas fait subir à la pensée. Ne nous y attardons pas. Il suffit de la rapprocher du fantasme conscient du rêve diurne qui fait de même avec son contenu représentatif. Le héros de Daudet, M. Joyeuse, errant dans les rues de Paris pendant que ses filles croient qu’il a une situation et qu’il est à son bureau, rêve de même que, grâce à de hautes protections, il a obtenu un emploi : ce rêve diurne est au présent. C’est de la même manière et au même titre que le rêve se sert de ce temps. Le présent est le temps où l’on représente le souhait comme accompli.

Le second caractère, en revanche, n’apparaît pas dans le rêve diurne ; c’est dans le rêve seulement que le contenu représentatif n’est pas pensé, mais est transformé en images sensibles, auxquelles on ajoute foi et que l’on croit vivre. Disons aussitôt que tous les rêves ne présentent pas cette transformation des représentations en images sensorielles ; certains sont faits de pensées uniquement tout en étant, par essence, des rêves, tel mon rêve : « Autodidasker » et le fantasme diurne au sujet du Pr N…, qui ne contient guère plus d’éléments sensoriels que les pensées de la veille qui lui auraient correspondu. De même, on peut trouver dans tous les rêves un peu longs des éléments qui n’ont pas été transformés en images, qui sont simplement pensés ou conscients, comme pendant la veille. Il faut dire de plus que cette sorte de transformation n’est pas particulière au rêve, mais apparaît également dans les hallucinations, les visions qui peuvent survenir indépendamment même chez des normaux ou celles que l’on constate dans les psychonévroses. Bref, le caractère que nous étudions ici n’est nullement exclusif, mais il est de fait que, partout où il apparaît, il tient la première place, de sorte que nous ne pouvons imaginer le rêve sans lui. Il nécessite des explications approfondies.

Au nombre des remarques sur la théorie du rêve que l’on peut trouver chez les auteurs, il en est une dont je voudrais souligner ici l’intérêt comme point de départ. Le grand Fechner, dans sa Psychophysique (2e partie, p. 520), émet, après quelques considérations sur le rêve, l’hypothèse que la scène où le rêve se meut est peut-être bien autre que celle de la vie de représentation éveillée ; nulle autre supposition ne permet de comprendre les particularités du rêve.

L’idée qui nous est ainsi offerte est celle d’un lieu psychique. Écartons aussitôt la notion de localisation anatomique. Restons sur le terrain psychologique et essayons seulement de nous représenter l’instrument qui sert aux productions psychiques comme une sorte de microscope compliqué, d’appareil photographique, etc. Le lieu psychique correspondra à un point de cet appareil où se forme l’image. Dans le microscope et le télescope, on sait que ce sont là des points idéaux auxquels ne correspond aucune partie tangible de l’appareil. Il me paraît inutile de m’excuser de ce que ma comparaison peut avoir d’imparfait. Je ne l’emploie que pour faire comprendre l’agencement du mécanisme psychique en le décomposant et en déterminant la fonction de chacune de ses parties. Je ne crois pas que personne ait encore jamais tenté de reconstruire ainsi l’appareil psychique. L’essai est sans risque. Je veux dire que nous pouvons laisser libre cours à nos hypothèses, pourvu que nous gardions notre jugement critique et que nous n’allions pas prendre l’échafaudage pour le bâtiment lui-même. Nous n’avons besoin que de représentations auxiliaires pour nous rapprocher d’un fait inconnu, les plus simples et les plus tangibles seront les meilleures.

Représentons-nous donc l’appareil psychique comme un instrument, dont nous appellerons les parties composantes : « instances » ou, pour plus de clarté, « systèmes ». Imaginons ensuite que ces systèmes ont une orientation spatiale constante les uns à l’égard des autres, un peu comme les lentilles du télescope. Nous n’avons d’ailleurs même pas besoin d’imaginer un ordre spatial véritable. Il nous suffit qu’une succession constante soit établie grâce au fait que, lors de certains processus psychiques, l’excitation parcourt les systèmes psychiques, selon un ordre temporel déterminé. Réservons-nous une possibilité : cette succession pourra être modifiée selon les processus. Pour plus de brièveté, nommons les diverses parties de l’appareil : « systèmes Ψ ».

Nous sommes d’abord frappé par le fait que l’appareil composé de ces systèmes Ψ a une direction. Toute notre activité psychique part de stimuli (internes ou externes) et aboutit à des innervations. L’appareil aura donc une extrémité sensitive et une extrémité motrice ; à l’extrémité sensitive se trouve un système qui reçoit les perceptions, à l’extrémité motrice s’en trouve un autre qui ouvre les écluses de la motricité. Le processus psychique va en général de l’extrémité perceptive à l’extrémité motrice. Le schéma le plus général de l’appareil psychique serait donc à peu près celui de la figure I.

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Mais c’est là seulement la réalisation d’une exigence dès longtemps connue, selon laquelle l’appareil psychique serait construit comme l’appareil réflexe. Le réflexe reste le modèle de toute production psychique.

Il faut maintenant introduire une première différenciation à l’extrémité sensible. Nos perceptions laissent dans notre appareil psychique une trace, que nous pouvons appeler trace mnésique (S). Nous appelons mémoire la fonction qui s’y rapporte. Si nous voulons vraiment rattacher les processus psychiques à nos systèmes, la trace mnésique ne peut consister qu’en modifications persistantes de leurs éléments. Or, comme nous l’avons déjà dit, il est difficile qu’un seul et même système garde fidèlement des transformations de ses éléments et offre en même temps aux nouvelles possibilités de changement une réceptivité toujours fraîche. En vertu du principe qui préside à notre tentative, il nous faudra donc répartir ces deux opérations entre des systèmes différents. Nous supposerons qu’un système externe (superficiel) de l’appareil reçoit les stimuli perceptifs, mais n’en retient rien, n’a donc pas de mémoire, et que derrière ce système il s’en trouve un autre, qui transforme l’excitation momentanée du premier en traces durables. Le schéma de l’appareil psychique prendrait la forme de la figure 2.

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On sait que, des perceptions qui agissent sur le système P, nous conservons autre chose encore que le contenu. Nos perceptions sont unies les unes aux autres dans notre mémoire, et cela tout d’abord d’après leur première rencontre dans la simultanéité. Nous appelons cela le fait de l’association. Or, il est clair que, si le système P ne possède aucune sorte de mémoire, il ne peut non plus conserver les traces en vue de l’association ; les divers éléments de P pourraient difficilement remplir leur fonction, si un reste d’association antérieure devait entraver la nouvelle perception. Il nous faut donc chercher le fondement de l’association plutôt dans les systèmes de souvenirs. Le fait de l’association consisterait alors en ceci : par suite des diminutions de résistance et de l’ouverture (du frayage) de l’un des éléments S, l’excitation se transmet plutôt à un second des éléments S qu’à un troisième.

Une étude plus attentive révèle la nécessité d’admettre non pas un, mais plusieurs de ces systèmes S dans lesquels la même excitation, transmise par les éléments P, se trouve fixée de façons différentes. Le premier de ces systèmes S fixera l’association par simultanéité ; dans les systèmes plus éloignés, ce même matériel d’excitation sera rangé selon des modes différents de rencontre, de façon, par exemple, que ces systèmes ultérieurs représentent des rapports de ressemblance, ou autres. Il serait oiseux, évidemment, de vouloir indiquer en paroles la signification psychique d’un tel système. Sa caractéristique serait l’étroitesse de ses relations avec les matières premières du souvenir, c’est-à-dire, si nous voulons évoquer une théorie plus profonde, les dégradations de la résistance dans le sens de ces éléments.

Une remarque de nature générale qui peut avoir d’importantes implications s’impose ici. Le système P, qui n’a pas la capacité de retenir des modifications et est donc dépourvu de mémoire, donne à notre conscience toute la multiplicité des qualités sensibles. Inversement, nos souvenirs, y compris les plus profondément gravés en nous, sont par nature inconscients. Ils peuvent être rendus conscients ; mais on ne saurait douter qu’ils déploient tous leurs effets à l’état inconscient. Ce que nous appelons notre caractère repose sur des traces mnésiques de nos impressions ; et ce sont précisément les impressions qui ont agi le plus fortement sur nous, celles de notre première jeunesse, qui ne deviennent presque jamais conscientes. Mais si des souvenirs redeviennent conscients, ils ne témoignent d’aucune qualité sensible ou d’une très faible seulement en comparaison avec les perceptions. Si maintenant nous trouvions confirmation de ce fait que la mémoire et la qualité qui caractérise la conscience s’excluent l’une l’autre dans les systèmes Ψ, nous aurions des aperçus gros de promesses sur les conditions de l’excitation des neurones269.

Dans ce que nous avons admis jusqu’ici au sujet de la composition de l’appareil psychique à son extrémité sensorielle, nous n’avons fait intervenir ni le rêve, ni les explications psychologiques que l’on peut en déduire. Mais pour la connaissance d’une autre portion de l’appareil, le rêve nous devient une source d’arguments. Nous avons vu qu’il nous était impossible d’expliquer la formation du rêve, si nous ne voulions pas admettre délibérément deux instances psychiques dont l’une soumet l’activité de l’autre à sa critique, ce qui a pour conséquence de lui interdire l’accès de la conscience.

Ainsi que nous l’avons vu, l’instance qui critique est en relation plus étroite avec la conscience que l’instance critiquée. Elle se dresse comme un écran entre celle-ci et la conscience. Nous avons trouvé quelques points de repère nous permettant d’identifier l’instance qui critique avec le principe directeur de notre vie éveillée, le même qui décide de nos actions volontaires et conscientes. Si nous remplaçons ces instances par des systèmes dans le sens de nos hypothèses, le système chargé de la critique se trouve amené à la suite de ce que nous avons vu à l’extrémité motrice. Introduisons maintenant nos deux systèmes dans notre schéma et exprimons par les noms que nous leur donnerons leur relation avec la conscience (v. fig. 3).

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Nous appellerons préconscient le dernier des systèmes à l’extrémité motrice, pour indiquer que de là les phénomènes d’excitation peuvent parvenir à la conscience sans autre délai, si certaines autres conditions sont remplies, par exemple un certain degré d’intensité, une certaine distribution de la fonction que nous appelons attention. C’est, en même temps, le système qui contient les clefs de la motilité volontaire.

Nous donnerons le nom d’inconscient au système placé plus en arrière : il ne saurait accéder à la conscience, si ce n’est en passant par le préconscient, et durant ce passage le processus d’excitation devra se plier à certaines modifications270.

Dans lequel de ces systèmes allons-nous situer l’impulsion à former un rêve ? Disons pour simplifier : dans le système inconscient271. Nous verrons ultérieurement que ce n’est pas tout à fait exact, que la formation du rêve est forcée de s’attacher à des pensées de rêve qui appartiennent au système du préconscient. Mais nous apprendrons ailleurs, quand nous traiterons du désir du rêve, que la force pulsionnelle du rêve est fournie par l’inconscient, et, à cause de ce dernier élément, nous admettrons que c’est le système inconscient qui est le point de départ de la formation du rêve. De là, l’excitation tendra comme tous les autres faits de pensée à se prolonger dans le préconscient et à parvenir par ce relais à la conscience.

L’expérience nous enseigne que pendant le jour ce chemin menant à la conscience à travers le préconscient est interdit aux pensées du rêve par la censure provenant de la résistance. Elles y ont accès pendant la nuit, mais la question se pose de savoir par quelle voie et au moyen de quelles transformations. S’il s’agissait là d’une diminution de la résistance qui veille à la limite de l’inconscient et du préconscient, nous aurions des rêves faits du matériel de nos représentations et qui n’auraient pas le caractère hallucinatoire qui nous intéresse en ce moment.

L’abaissement de la censure entre les deux systèmes inconscient et préconscient ne peut donc nous expliquer que des formations de rêve du genre « Autodidasker », mais non pas des rêves comme celui de l’enfant qui brûle que nous nous sommes posé comme problème au seuil de cette étude.

Nous ne pouvons décrire la marche du rêve hallucinatoire autrement qu’en disant : l’excitation suit une voie rétrograde. Au lieu de se transmettre vers l’extrémité motrice de l’appareil, elle se transmet vers son extrémité sensorielle et arrive finalement au système des perceptions. Si nous appelons « progrédiente » la direction dans laquelle se propage le processus psychologique au sortir de l’inconscient dans l’état de veille, nous sommes en droit de dire du rêve qu’il a un caractère « régrédient »272.

Cette régression est certainement une des particularités psychologiques du processus du rêve ; mais il ne nous faut pas oublier qu’elle n’est pas l’apanage du rêve. Le souvenir intentionnel, la réflexion et d’autres processus particuliers de notre pensée normale correspondent aussi à la marche en arrière, dans notre appareil psychique, de quelque acte complexe de représentation vers la matière première de traces mnésiques qui est à sa base. Mais, pendant la veille, ce retour en arrière ne va jamais au-delà des images mnésiques ; il n’a pas le pouvoir de faire revivre de façon hallucinatoire les images de perception. Pourquoi en est-il autrement dans le rêve ? Quand nous avons parlé du travail de condensation dans le rêve, nous n’avons pu nous dérober à l’hypothèse qu’au cours du travail du rêve les intensités inhérentes aux représentations sont entièrement transférées de l’une à l’autre. C’est probablement cette modification du processus psychique habituel qui permet d’investir le système de la perception jusqu’à la pleine vivacité sensorielle, en suivant une marche inverse, à partir des pensées.

Nous sommes très loin de nous faire illusion sur la portée de ces considérations. Nous n’avons fait que donner un nom à un phénomène inexplicable. Nous appelons régression le fait que dans le rêve la représentation retourne à l’image sensorielle d’où elle est sortie un jour. Mais cette attitude même exige une justification. À quoi bon donner des noms si nous n’apprenons rien de nouveau ? C’est que, à mon avis, le nom de « régression » nous est utile en ce sens qu’il rattache le fait connu au schéma d’un appareil psychique doué d’une direction. Et c’est ici que notre schéma va servir.

Car il nous expliquera une autre particularité de la formation du rêve. Si nous considérons le rêve comme une régression à l’intérieur de l’appareil psychique tel que nous le concevons, nous pourrons comprendre par là même que tout processus de relation dans les pensées du rêve se perde au cours du travail du rêve ou ne s’exprime que péniblement. Les processus de relation sont contenus, d’après notre schéma, non dans les premiers systèmes S, mais dans d’autres situés plus en avant, et dans la régression ils sont dépouillés de leur expression : il ne subsiste que les images de perception. L’assemblage des pensées du rêve se trouve désagrégé au cours de la régression et ramené à sa matière première.

Mais quel changement va permettre une régression impossible pendant le jour ? Ici nous nous en tiendrons à des hypothèses. Il doit s’agir probablement de changements dans les investissements d’énergie à l’intérieur des différents systèmes qui deviennent alors plus ou moins praticables pour la marche de l’excitation ; mais, dans chacun de ces appareils, le même effet peut être atteint de diverses manières. On pense naturellement aussitôt à l’état de sommeil et aux changements d’investissement qu’il provoque à l’extrémité sensorielle de l’appareil. Pendant le jour, il y a un courant continu du système Ψ de la perception vers la motilité ; ce courant s’arrête la nuit et ne pourrait opposer aucun obstacle à un courant régressif de l’excitation. Ce serait là « la coupure d’avec le monde extérieur » qui, dans la théorie de certains auteurs, doit expliquer les caractères psychologiques du rêve. En fait, il faudra, pour expliquer la régression du rêve, tenir compte d’autres régressions : celles qui se produisent dans les états de veille morbides. Pour ces formes, l’opinion que nous venons d’indiquer ne nous est naturellement d’aucun secours. La régression a lieu malgré un courant sensoriel continu dans le sens « progrédient ».

Pour les hallucinations de l’hystérie, de la paranoïa, pour les visions des normaux, je puis donner une explication : elles correspondent effectivement à des régressions, c’est-à-dire qu’elles sont des pensées transformées en images, et seules subissent cette transformation les pensées qui sont en relations intimes avec des souvenirs réprimés ou demeurés inconscients. Par exemple, un de mes plus jeunes hystériques, un enfant de douze ans, ne peut s’endormir, terrifié par « des visages verts avec des yeux rouges ». La source de ce phénomène est le souvenir réprimé, mais autrefois conscient, d’un enfant qu’il voyait souvent il y a quatre ans et qui lui offrait l’image repoussante de nombreuses mauvaises habitudes d’enfant, entre autres de l’onanisme, qu’il se reproche à lui-même maintenant de façon rétrospective. La maman avait remarqué à cette époque que cet enfant mal élevé avait le teint verdâtre et des yeux rouges (c’est-à-dire cernés de rouge). D’où l’image terrifiante, qui d’ailleurs devait uniquement servir à lui rappeler une autre prédiction de sa mère : elle disait que de tels enfants deviennent idiots, ne peuvent rien apprendre à l’école et meurent de bonne heure. Notre petit malade laisse une partie de la prédiction se réaliser : il n’avance pas au lycée, et, comme le montrent ses déclarations involontaires, il a une peur horrible que la seconde partie ne se réalise aussi. Le traitement a d’ailleurs bientôt de bons résultats : il dort, perd son anxiété et a des prix à la fin de l’année scolaire.

Je puis y joindre l’histoire de la disparition d’une vision que m’a racontée une hystérique âgée de quarante ans et qui datait de l’époque où elle se portait bien. Un matin, elle ouvre les yeux et voit dans sa chambre son frère, qu’elle savait pourtant être dans un asile d’aliénés. Son petit enfant dort dans le lit à côté d’elle. Pour que l’enfant ne vienne pas à s’effrayer et n’ait pas une crise de convulsions s’il aperçoit son oncle, elle tire sur lui la couverture, et alors la vision s’évanouit. La vision n’est que le remaniement d’un souvenir d’enfance de cette dame, qui sans doute était conscient, mais qui avait dans son inconscient de très profondes racines. Sa bonne avait raconté autrefois à la malade que sa mère, morte de très bonne heure (la malade était âgée, à cette époque, d’un an et demi seulement), avait souffert de convulsions épileptiques ou hystériques, et cela à la suite d’une frayeur que son frère (l’oncle de ma malade) lui causa un jour où il s’était déguisé en revenant avec une couverture sur la tête. La vision contient les mêmes éléments que le souvenir : l’apparition du frère, la couverture, la frayeur et sa conséquence. Mais ces éléments sont arrangés dans un nouvel ensemble et appliqués à d’autres personnes. Le motif évident de la vision, la pensée qu’elle remplace, est la crainte que le petit enfant, ressemblant physiquement à son oncle, ne partage le sort de celui-ci.

Les deux exemples cités ici ne sont pas dégagés de toute relation avec l’état de sommeil et donc peut-être peu propres à fournir la démonstration que je cherche. C’est pourquoi je renvoie à mon analyse d’un cas de paranoïa hallucinatoire273 et aux résultats de mes recherches, non encore publiés, sur la psychologie des psychonévroses, qui montrent que, dans tous ces cas de transformation régressive des pensées, il ne faut pas négliger l’influence d’un souvenir réprimé ou demeuré inconscient, remontant le plus souvent à l’enfance. Ce souvenir entraîne pour ainsi dire la pensée à laquelle il est lié – pensée que la censure empêche de s’exprimer – vers la régression, dont il porte lui-même l’empreinte. Je puis indiquer ici un résultat de mes études sur l’hystérie : les scènes infantiles (souvenirs ou fantasmes), quand on réussit à les rendre conscientes, sont vues de manière hallucinatoire et ne perdent ce caractère qu’après avoir été racontées. C’est également un fait connu que, chez des personnes qui par ailleurs n’ont pas de mémoire de type visuel, les premières impressions d’enfance conservent jusqu’à un âge avancé le caractère de vivacité sensorielle.

Si l’on se souvient du rôle qui revient aux événements de l’enfance ou aux fantasmes fondés sur ces événements dans les pensées du rêve ; si l’on se rappelle combien de fois des fragments de ces faits surgissent à nouveau dans le contenu du rêve, que de fois les désirs du rêve eux-mêmes en sont dérivés, on ne trouvera pas invraisemblable l’hypothèse suivante : la transformation des pensées en images visuelles peut être une suite de l’attraction que le souvenir visuel qui cherche à reprendre vie exerce sur la pensée séparée de la conscience et avide de s’exprimer. D’après cette conception, le rêve serait un substitut d’une scène infantile modifié par le transfert dans un domaine récent. La scène infantile ne peut réaliser sa propre réapparition ; elle doit se contenter de revenir en tant que rêve.

En mettant en avant l’importance en quelque sorte exemplaire des scènes infantiles (ou de leurs répétitions en forme de fantasme) pour le contenu du rêve, nous rendons superflue une des hypothèses de Scherner et de ses disciples sur les sources internes de stimulation. Scherner admet un état de « stimulus visuel », c’est-à-dire l’excitation interne de l’appareil visuel dans les cas où l’on reconnaît dans les rêves une vivacité ou une richesse particulières des éléments visuels. Nous n’avons pas à nous élever contre cette hypothèse ; nous nous contenterons d’admettre un tel état d’excitation uniquement pour le système psychique de la perception visuelle ; mais nous montrerons que cet état d’excitation est un produit du souvenir, la reviviscence d’une excitation visuelle réelle. Je n’ai à ma disposition aucun exemple tiré de ma propre expérience pour illustrer cette influence du souvenir infantile ; d’une façon générale mes rêves sont moins riches en éléments sensoriels qu’ils ne me paraissent l’être chez d’autres ; mais dans mon rêve le plus beau et le plus vif de ces dernières années, il m’est facile de ramener la netteté hallucinatoire du contenu du rêve à des qualités sensorielles d’impressions récentes que j’ai eues peu auparavant. J’ai mentionné un rêve au cours duquel la couleur bleu sombre de l’eau, le brun de la fumée sortant de la cheminée d’un bateau et le brun ou rouge foncé des bâtiments que je voyais firent sur moi une impression profonde et durable. Si jamais rêve dut être interprété comme résultant d’un « stimulus visuel », c’était bien celui-là. Et qu’est-ce qui avait mis mes organes visuels dans cet état de stimulation ? Une impression récente, qui s’associait à toute une série d’impressions antérieures. Les couleurs que je voyais étaient d’abord celles de la boîte de constructions avec laquelle les enfants avaient bâti un édifice grandiose le jour avant mon rêve, pour me le faire admirer. Il y avait là le même rouge sombre sur les grosses pierres, le bleu et le brun sur les petites. Il s’y joignait les impressions colorées de mon dernier voyage en Italie, le beau bleu de l’Isonzo et des lagunes, le brun des montagnes du Karst. La splendeur colorée du rêve n’était qu’une répétition de celle que j’avais vue dans le souvenir.

Résumons ce que nous avons appris sur la faculté propre au rêve de refondre son contenu représentatif en images sensorielles. Nous n’avons pas, le moins du monde, expliqué ce caractère du travail du rêve, nous ne l’avons pas ramené à des lois connues de la psychologie. Nous l’avons pris à part comme nous fournissant des indices de réalités inconnues et nous avons marqué sa tendance propre par le terme de caractère « régrédient ». Nous avons émis l’opinion que cette régression est sans doute, partout où elle se manifeste, un effet de la résistance qui empêche la pensée d’accéder à la conscience par la voie normale, et est un effet de l’attraction concomitante qu’exercent sur elle des souvenirs qui ont gardé une grande vivacité sensorielle274.

Dans le cas des rêves, la régression est peut-être aussi facilitée par la cessation du courant « progrédient » qui, le jour, s’écoule des organes des sens ; dans les autres cas de régression, un renforcement des autres motifs de régression doit tenir lieu de cette facilitation. Il faut noter aussi que, dans ces formes pathologiques de la régression, aussi bien que dans le rêve, le transfert d’énergie doit être différent de ce qu’il est dans la régression normale, puisqu’il aboutit à un investissement hallucinatoire total des systèmes perceptifs. Ce que nous avons dit, en analysant le travail du rêve, la prise en considération de la figurabilité, pourrait être mis en réalité sur le compte d’une attraction sélective qu’exercent, au contact des pensées du rêve, des évocations visuelles vives.

Nous remarquerons encore, au sujet de la régression, qu’elle joue dans la théorie de la formation des symptômes névrotiques un rôle aussi important que dans la théorie du rêve.

On peut distinguer trois sortes de régression : a) une régression topique dans le sens du système Ψ exposé ici ; b) une régression temporelle quand il s’agit d’une reprise de formations psychiques antérieures ; c) une régression formelle quand des modes primitifs d’expression et de figuration remplacent les modes habituels. Ces trois sortes de régression n’en font pourtant qu’une à la base et se rejoignent dans la plupart des cas, car ce qui est plus ancien dans le temps est aussi primitif au point de vue formel et est situé dans la topique psychique le plus près de l’extrémité de perception.

Nous ne voulons pas abandonner le thème de la régression dans le rêve sans dire un mot d’une impression qui s’est déjà imposée à nous à diverses reprises et qui sera renforcée encore par l’étude des psychonévroses : le rêve est en somme comme une régression au plus ancien passé du rêveur, comme une reviviscence de son enfance, des motions pulsionnelles qui ont dominé celle-ci, des modes d’expression dont elle a disposé. Derrière cette enfance individuelle, nous entrevoyons l’enfance phylogénétique, le développement du genre humain, dont le développement de l’individu n’est en fait qu’une répétition abrégée, influencée par les circonstances fortuites de la vie. Nous pressentons toute la justesse des paroles de Nietzsche, disant que « dans le rêve se perpétue une époque primitive de l’humanité, que nous ne pourrions guère plus atteindre par une voie directe » ; nous pouvons espérer parvenir, par l’analyse des rêves, à connaître l’héritage archaïque de l’homme, à découvrir ce qui psychiquement est inné. Il semble que rêve et névrose nous aient conservé de la préhistoire de l’esprit bien plus que nous ne pouvions supposer, si bien que la psychanalyse est en droit de réclamer un rang élevé parmi les sciences qui s’efforcent de reconstruire les phases les plus anciennes et les plus obscures des origines de l’humanité.

Cette première partie de notre utilisation psychologique du rêve ne paraît peut-être pas entièrement satisfaisante. Consolons-nous en pensant que nous sommes obligé de poser dans les ténèbres les fondements de notre édifice. Si nous ne nous sommes pas égaré complètement, nous pourrons, en partant d’un nouveau point de vue, aboutir à des résultats analogues et qui, cette fois, paraîtront peut-être plus clairs.

III. L’accomplissement de désir

Le rêve de l’enfant qui brûle nous est une excellente occasion de reconnaître les difficultés auxquelles se heurte la théorie de l’accomplissement de désirs. Nous avons à coup sûr été très surpris d’apprendre que le rêve n’était rien d’autre que l’accomplissement de désirs, et pas seulement à cause de la contradiction qu’apporte, à cette théorie, le cauchemar.

Après que l’analyse nous eut appris que derrière le rêve se cachent un sens et une valeur psychiques, nous ne nous attendions nullement à voir ce sens interprété de façon unilatérale. Selon la définition exacte, mais sommaire, d’Aristote, le rêve est la pensée continuée dans le sommeil, pour autant que l’on dorme. Mais d’où vient que notre pensée, qui crée pendant le jour des actes psychiques si divers : jugements, raisonnements, réfutations, attentes, projets, etc., soit forcée pendant la nuit de s’en tenir uniquement à la production de désirs ? N’y a-t-il pas plutôt beaucoup de rêves qui peuvent montrer un acte psychique d’une autre sorte, par exemple une crainte, transformé en rêve. Le rêve du père, cité plus haut, rêve tout particulièrement transparent, n’est-il pas de cette nature ? De la lueur qui pendant son sommeil frappe ses yeux, il tire cette conclusion angoissée qu’un cierge s’est renversé et a pu brûler le cadavre. Il transforme cette conclusion en un rêve, en l’introduisant dans une situation qui frappe les sens et en la mettant au présent. Quel rôle joue dans ce rêve l’accomplissement des désirs ? Peut-on ne pas y voir le rôle prépondérant de la pensée qui persiste de la veille ou que stimule une impression sensorielle nouvelle ?

Tout cela est exact et nous oblige à étudier de plus près le rôle de l’accomplissement de désirs dans le rêve et la signification des pensées de la veille qui se prolongent dans le sommeil.

C’est précisément à propos de l’accomplissement de désirs que nous avons déjà été amené à diviser les rêves en deux groupes. Nous avons trouvé des rêves qui se donnaient ouvertement pour des accomplissements de désirs ; d’autres où cet accomplissement était méconnaissable, souvent dissimulé par tous les moyens. Dans ces derniers, nous reconnaissions les effets de la censure du rêve. C’est chez les enfants que nous avons découvert les rêves de désir les moins déformés ; des rêves de désir courts et sincères paraissaient – j’insiste sur cette réserve – se produire aussi chez les adultes.

Nous pouvons nous demander maintenant d’où vient chaque fois le désir qui se réalise dans le rêve. Mais d’abord à quel contraste ou à quelle diversité appliquons-nous cette question d’origine ? Je pense : au contraste entre la vie diurne devenue consciente et une activité psychique inconsciente qui ne se manifeste que pendant la nuit. De ce point de vue, l’origine du désir pourrait revêtir les trois aspects suivants : 1° le désir peut avoir été suscité pendant le jour et n’avoir pu se satisfaire par suite de circonstances extérieures ; il reste alors pour la nuit un désir reconnu et qui n’a pas été accompli ; 2° le désir peut avoir surgi pendant le jour, mais avoir été rejeté ; il nous reste alors un désir non accompli, mais réprimé ; 3° le désir peut être sans relations avec la vie du jour et appartenir à cette catégorie de désirs toujours réprimés qui ne s’agitent en nous que la nuit. Si nous reprenons notre schéma de l’appareil psychique, nous localiserons un désir de la première espèce dans le système préconscient ; pour le désir de la deuxième espèce, nous admettons qu’il a été refoulé du système préconscient dans l’inconscient et que, s’il est conservé quelque part, ce ne peut être que là ; et quant au désir de la troisième espèce nous croyons qu’il ne peut en aucun cas dépasser le système inconscient.

Faut-il dire maintenant que les désirs provenant de ces diverses sources possèdent la même valeur pour le rêve, le même pouvoir de provoquer un rêve ?

Un coup d’œil sur les rêves dont nous disposons pour répondre à cette question nous avertit tout d’abord qu’il faut ajouter, comme quatrième source du désir qui s’exprime dans le rêve, les impulsions de désirs (Wunschre-gungen) actuelles se produisant au cours de la nuit (par exemple la soif, le besoin sexuel). L’examen de ces cas nous incline à penser que, d’une façon générale, l’origine du désir ne modifie en rien sa faculté de provoquer un rêve. – Je rappelle, pour illustrer les désirs de la première espèce, le rêve de la petite fille, qui prolonge la promenade sur le lac interrompue pendant le jour, et tous les rêves analogues des enfants ; ils s’expliquent par un désir diurne qui n’a pas été exaucé, mais qui n’était pas réprimé. – Les exemples de désirs réprimés pendant le jour et se manifestant en rêve (type 2) sont innombrables ; en voici un très simple. Une dame un peu railleuse répond à une jeune amie qui vient de se fiancer et qui lui demande ce qu’elle pense du jeune homme par des louanges sans réserve ; ce faisant, elle impose silence à son jugement, car elle aurait volontiers dit la vérité : « C’est un homme comme on en trouve à la douzaine. » La nuit, elle rêve que la même question lui est posée et qu’elle répond par la formule : « Pour toute commande ultérieure, il suffit d’indiquer le numéro. » – Enfin, nos analyses précédentes nous ont déjà montré des exemples nombreux de rêves déformés où le désir vient de l’inconscient et n’a pu être perçu pendant le jour. Ainsi, au premier abord, tous les désirs ont la même valeur, la même force pour la formation du rêve.

Je ne puis ici démontrer qu’il n’en est pas tout à fait ainsi, mais je suis porté à admettre, pour le désir exprimé par le rêve, une détermination plus étroite. Il est incontestable que, chez l’enfant, un désir non satisfait pendant le jour peut provoquer le rêve ; mais il ne faut pas oublier la force qu’ont ces désirs d’enfant. Je doute fort que, chez l’adulte, un désir non satisfait pendant le jour suffise à susciter un rêve. Il me semble plutôt qu’en acquérant progressivement le contrôle de notre vie pulsionnelle par notre activité intellectuelle, nous renonçons à la formation ou au maintien de désirs aussi intenses que ceux de l’enfant, parce qu’ils nous semblent vains. Sans doute, des différences individuelles peuvent jouer ; tel conserve plus longtemps que tel autre le type infantile : de semblables différences interviennent aussi dans l’affaiblissement de l’imagerie nettement visuelle primitivement. Mais en général, je crois, le désir laissé inassouvi par la journée ne suffit pas chez l’adulte à créer un rêve. J’accorde volontiers que les impulsions de désirs (Wunschregungen) provenant de la conscience contribuent à provoquer le rêve ; mais il ne se serait pas produit si le désir préconscient n’avait su se procurer un renforcement ailleurs.

C’est-à-dire dans l’inconscient. Je me représente que le désir conscient ne suscite le rêve que lorsqu’il parvient à éveiller un autre désir, inconscient et de même teneur, par lequel il se trouve fortifié. La psychanalyse des névroses m’a persuadé que ces désirs inconscients sont toujours actifs, toujours prêts à s’exprimer, lorsqu’ils peuvent s’allier à une excitation venue du conscient et transférer sur lui leur intensité supérieure275. En apparence, seul le désir conscient se réalise, mais un petit détail de l’aspect du rêve permet de découvrir l’auxiliaire puissant venu de l’inconscient. Ces désirs refoulés, mais toujours actifs, pour ainsi dire immortels, de notre inconscient sont, comme nous l’apprend l’étude psychologique des névroses, d’origine infantile. Ils sont, comme les Titans de la légende, écrasés depuis l’origine des temps sous les lourdes masses de montagnes que les dieux vainqueurs roulèrent sur eux : les tressaillements de leurs membres ébranlent encore aujourd’hui parfois ces montagnes, je suis donc amené à remplacer le principe énoncé plus haut, selon lequel l’origine du désir est indifférente, par le suivant : le désir représenté dans le rêve est nécessairement infantile. Il provient, chez l’adulte, de l’inconscient ; chez l’enfant, qui ne connaît pas encore de séparation et de censure entre le préconscient et l’inconscient ou chez qui elles ne se forment que peu à peu, c’est un désir de la veille, non assouvi et non refoulé. Je sais que cette conception ne peut être démontrée toujours, mais elle peut l’être très fréquemment et même dans des cas où l’on ne s’y attendait point. On ne peut la réfuter de façon générale.

Je considère donc les impulsions de désirs, restes de la vie consciente de veille, comme d’importance secondaire pour la formation du rêve. Elles ne contribuent pas plus à son contenu que les sensations actives pendant le sommeil. Je suis ainsi amené à parler des impulsions et virtualités psychiques que l’activité de la veille n’a pas épuisées. Nous réussissons quelquefois à mettre un terme à cet investissement d’énergie qui est attachée à notre pensée de veille lorsque nous nous décidons à dormir. Celui qui le peut est un bon dormeur. Napoléon y excellait. Mais nous n’y parvenons pas toujours, et pas toujours complètement. Des problèmes non résolus, des soucis très pénibles, une surabondance d’impressions prolongent l’activité de la pensée pendant le sommeil et maintiennent des processus psychiques dans le système que nous avons appelé préconscient. On peut classer ces manifestations de la pensée qui se poursuit pendant le sommeil de la manière suivante : 1° ce qui durant le jour n’est pas terminé à cause d’un obstacle fortuit ; 2° ce qui n’est pas résolu par suite de notre fatigue psychique ; 3° ce qui pendant le jour est repoussé et réprimé ; 4° ce que le travail du préconscient a, durant le jour, suscité dans notre inconscient (groupe particulièrement important) ; 5° les impressions du jour non liquidées parce qu’indifférentes.

Les intensités psychiques que ces restes de la vie diurne introduisent dans le sommeil, spécialement celles du deuxième groupe, ne doivent pas être trop sous-estimées. Il est certain que ces excitations tendent aussi à s’exprimer la nuit et que le sommeil rend impossible leur continuation habituelle dans le préconscient et leur aboutissement à la conscience. Quand nous prenons conscience normalement de notre pensée, même pendant la nuit, c’est que nous ne dormons pas. Je ne puis indiquer ici quelles modifications exactes l’état de sommeil provoque dans le système préconscient276, mais il n’est pas douteux que la caractéristique psychologique du sommeil doive être cherchée essentiellement dans les changements d’investissement de ce système qui commande aussi l’accès à la motilité paralysée dans le sommeil. Par contre, je ne connais rien dans la psychologie du rêve qui puisse nous amener à croire que le sommeil exerce sur la nature du système inconscient une influence autre que secondaire. L’excitation nocturne dans le préconscient ne trouve pas d’autre chemin que celui pris par les désirs (Wunschregungen) qui viennent de l’inconscient ; elle doit chercher un renforcement dans l’inconscient et suivre les mêmes détours que les excitations inconscientes. Mais quels sont les rapports des restes diurnes préconscients avec le rêve ? Il n’est pas douteux qu’ils pénètrent en nombre dans le rêve, qu’ils utilisent le contenu du rêve pour s’imposer jusque pendant la nuit à la conscience ; même ils dominent à l’occasion le contenu du rêve, le contraignent à poursuivre le travail de la veille. Il est également certain que les restes diurnes peuvent fort bien ne pas avoir le caractère de désirs ; mais il est très instructif, et capital pour la théorie qui fait du rêve un accomplissement de désir, de voir à quelles conditions ils doivent se plier pour être accueillis dans le rêve.

Prenons un des rêves cités plus haut, par exemple celui qui me montre mon ami Otto atteint de la maladie de Basedow. Je suis très sensible à tout ce qui concerne Otto et j’avais été très préoccupé la veille de sa mauvaise mine. Je suppose que ce souci m’accompagna dans mon sommeil – j’ai dû me demander ce que mon ami pouvait bien avoir –, et se traduisit par le rêve que j’ai communiqué. Le contenu de ce rêve d’une part était dépourvu de sens, et de l’autre ne correspondait à l’accomplissement d’aucun désir. Je recherchai l’origine de cette expression inadéquate du souci ressenti pendant le jour ; l’analyse me la révéla. J’avais identifié Otto avec le baron L… et moi-même avec le Pr R… Pourquoi avais-je dû choisir ce substitut de la pensée diurne, il n’y avait qu’une explication à ce fait. L’identification avec le Pr R… devait constamment être présente dans mon inconscient : elle réalisait un désir infantile impérissable, la manie des grandeurs. De mauvaises pensées à l’égard de mon ami, que j’aurais sûrement repoussées pendant le jour, avaient utilisé l’occasion pour se glisser jusque dans le rêve, mais le souci de la veille était lui aussi parvenu à s’exprimer par un substitut dans le contenu du rêve. La pensée diurne qui n’était pas un désir, mais au contraire une crainte, était obligée de s’associer d’une façon quelconque à un désir infantile, maintenant, inconscient et réprimé, qui puisse la faire « naître » convenablement accommodée, il est vrai, pour la conscience. Plus ce souci était dominant, plus la liaison à établir devait être forte ; entre le contenu du désir et celui du souci, il n’était pas besoin de relation – et il n’y en avait pas non plus dans notre exemple.

Il me paraît utile, pour éclairer la question que nous nous sommes posée, de rechercher ce que fait le rêve lorsqu’il se trouve en présence de pensées nettement contraires au désir ; soucis fondés, méditations douloureuses, idées pénibles. On peut grouper de la manière suivante les divers aspects possibles : A) Le travail du rêve réussit à remplacer toutes les représentations pénibles par leurs contraires, et à réprimer les sentiments désagréables correspondants ; cela produit alors un rêve de satisfaction pure, un accomplissement de désir manifeste et dont il n’y a plus rien à dire, semble-t-il. B) Les représentations pénibles parviennent, plus ou moins transformées, mais bien reconnaissables encore, dans le contenu manifeste ; c’est ce cas qui éveille des doutes sur la théorie du rêve-désir, et réclame un examen plus serré. Ces rêves à contenu pénible peuvent, ou bien être accueillis avec indifférence, ou bien apporter avec eux tout l’affect pénible qui semble correspondre à leur contenu représentatif, ou même provoquer le réveil à force d’angoisse.

L’analyse montre que ces rêves à déplaisir (Unlusttraüme) eux-mêmes sont la satisfaction d’un désir. Un désir inconscient et refoulé dont l’accomplissement serait ressenti par le moi du rêveur comme pénible a profité de l’occasion que lui offrait l’investissement persistant des restes diurnes pénibles, leur a prêté son appui et les a ainsi rendus capables de passer dans le rêve. Mais, tandis que dans les rêves du groupe A le désir inconscient coïncidait avec le désir conscient, dans ceux du groupe B il y a désaccord entre l’inconscient et le conscient, entre le refoulé et le moi, situation analogue à celle du conte des trois souhaits qu’une fée promet aux deux paysans d’exaucer. L’accomplissement du désir refoulé peut donner une satisfaction assez grande pour compenser les affects pénibles que la veille a laissés derrière elle. Le ton affectif du rêve, bien que ce dernier accomplisse à la fois un désir et une crainte, est alors « indifférent ». D’autres fois, le moi qui dort prend à l’élaboration du rêve une part plus importante : il réagit avec une violente indignation contre la tendance à satisfaire le désir refoulé et interrompt le rêve par l’angoisse. On voit donc aisément que les rêves à déplaisir et les cauchemars expriment, comme je l’ai dit, l’accomplissement d’un désir au même titre que les rêves d’apaisement pur et simple.

Les rêves à déplaisir peuvent être aussi des « rêves de châtiment ». Il faut avouer qu’en en reconnaissant l’existence on ajoute, d’une certaine manière, quelque chose de nouveau à la théorie du rêve. Ce que ces rêves accomplissent, c’est aussi un désir inconscient, celui d’un châtiment infligé au rêveur pour un désir défendu et refoulé. Ils se conforment à la règle que nous avons formulée, en ce sens que leur force pulsionnelle est un désir venu de l’inconscient. Mais une analyse psychologique plus poussée indique ce qui les distingue des autres rêves-désir. Dans les cas du groupe B, le désir inconscient, créateur du rêve, appartenait au domaine du refoulé ; dans les rêves de châtiment, c’est également un désir inconscient mais qui ne vient plus du refoulé : il est du domaine du « moi ». Les rêves du châtiment révèlent donc la possibilité d’une participation encore plus active du moi à la formation du rêve. D’un façon générale, le mécanisme de cette formation devient bien plus transparent lorsqu’on substitue à l’opposition du « conscient » et de l’« inconscient » celle du « moi » et du « refoulé ». Mais, pour opérer cette substitution, il faudrait entrer dans le mécanisme des psychonévroses, c’est pourquoi nous n’avons pu le faire dans ce livre. Notons ici seulement que les rêves de châtiment ne sont pas nécessairement liés à la persistance de restes diurnes pénibles. Ils naissent, au contraire, le plus souvent, semble-t-il, lorsque ces restes diurnes sont par nature des éléments de satisfaction, mais expriment des satisfactions interdites. De toutes ces pensées interdites ne parviennent dans le contenu manifeste du rêve que leur contraire, comme dans les rêves du groupe A. Le caractère essentiel des rêves de châtiment me paraît donc être le suivant : ce qui les produit, ce n’est pas un désir inconscient venu du refoulé (du système inconscient), mais un désir de sens contraire, réagissant contre celui-ci, désir de châtiment qui, bien qu’inconscient (plus exactement préconscient), appartient au moi277.

Je voudrais donner ici un exemple destiné à illustrer ce qui précède et à montrer en particulier la manière dont le travail du rêve procède avec les restes d’une attente pénible de la veille.

« Début imprécis. Je dis à ma femme que j’ai une nouvelle pour elle, quelque chose de très particulier. Elle prend peur et ne veut rien entendre ; je lui garantis quelque chose qui, au contraire, lui fera grand plaisir, et je commence à raconter que le corps d’officiers de notre fils a envoyé une somme d’argent (5 000 couronnes ?)… une histoire de récompense… partage. En même temps, je suis passé avec elle dans une petite chambre qui ressemble à un office, pour chercher quelque chose. Soudain je vois apparaître mon fils, il n’est pas en uniforme, mais plutôt en costume de sport collant (comme un phoque ?), avec un petit capuchon. Il monte sur une corbeille qui se trouve sur le côté, près d’une caisse, comme pour poser quelque chose sur cette caisse. Je l’appelle ; pas de réponse. Il me semble qu’il a le visage ou le front bandés ; il arrange quelque chose dans sa bouche, il y introduit quelque chose. Ses cheveux ont un reflet gris. Je pense : serait-il si épuisé ? Et a-t-il de fausses dents ? Avant d’avoir pu l’appeler à nouveau, je m’éveille sans angoisse, mais avec des battements de cœur. Mon réveil indique deux heures et demie. »

Je ne puis communiquer cette fois encore une analyse complète. Je me contente d’indiquer quelques points décisifs. L’occasion de ce rêve avait été fournie par une attente angoissante de la veille : il y avait de nouveau plus de huit jours que nous n’avions reçu de nouvelles de notre fils qui était au front. Il est facile de voir que le contenu du rêve exprime la conviction qu’il était blessé ou tombé. Au début du rêve, on remarque l’effort énergique pour remplacer par leur contraire ces pénibles pensées. J’ai à communiquer quelque chose de joyeux, une histoire d’argent envoyé, de récompense, de partage (la somme d’argent provient d’un événement heureux survenu dans l’exercice de ma profession, et tend par conséquent à rompre avec le thème donné). Mais cet effort échoue. La mère pressent quelque chose de terrible et ne veut pas m’écouter. C’est qu’aussi le déguisement est trop mince, partout transparaît ce qu’il prétend cacher. Si mon fils est tombé, ses camarades renverront ce qu’il possède ; je partagerai ce qu’il laisse entre ses frères et sœurs et ses intimes. Quant aux récompenses, elles sont accordées fréquemment à l’officier après sa « mort héroïque ». Le rêve tend donc à exprimer directement ce qu’il voulait tout d’abord cacher, et l’on reconnaît, sous les déformations, sa tendance à satisfaire un désir. (Le changement de lieu dans le rêve a sans doute le sens de symbolique du seuil que lui assigne Silberer.) Nous ne devinons pas encore quelle est sa force pulsionnelle. Je remarque que mon fils n’apparaît pas comme quelqu’un qui « tombe », mais comme quelqu’un qui « monte ». En effet, il a été un alpiniste audacieux. Il n’est pas en uniforme, mais en costume de sport, c’est-à-dire qu’à l’accident actuellement redouté s’en est substitué un autre, ancien, survenu dans sa vie sportive, une chute en ski où il s’est fait une fracture du fémur. Mais son costume, qui le fait ressembler à un phoque, rappelle quelqu’un de plus jeune, notre petit-fils, enfant amusant ; les cheveux gris rappellent le père de celui-ci, notre gendre, dont la santé a été très éprouvée par la guerre. Que veut dire tout cela ? Mais voyons d’autres détails ; le lieu, un office, la caisse où il veut prendre quelque chose (poser quelque chose dans le rêve) sont des allusions indéniables à un accident qui m’advint entre deux et trois ans. Je montai sur un escabeau dans l’office, pour prendre une friandise posée sur une caisse ou une table. L’escabeau se renversa et me frappa de son arête derrière la mâchoire inférieure. J’aurais pu y laisser toutes mes dents. C’est un avertissement : « c’est bien fait pour toi », un mouvement d’hostilité contre le brave soldat. En approfondissant l’analyse, je découvre la tendance cachée que pourrait satisfaire la mort redoutée de mon fils. C’est la jalousie contre la jeunesse, que je croyais avoir complètement étouffée – et il est certain que, lorsque pareil malheure arrive, l’intensité de la douleur, cherchant quelque apaisement, va jusqu’à susciter dans notre inconscient ces désirs refoulés.

Je puis maintenant définir nettement l’importance du désir inconscient dans le rêve. J’accorde volontiers qu’il existe toute une classe de rêves provoqués principalement ou même exclusivement par des restes de la vie de la journée ; et je pense que même mon désir de devenir professeur extraordinaire aurait pu, cette nuit-là, me laisser dormir en repos, si le souci au sujet de la santé de mon ami n’était pas resté éveillé. Mais ce souci n’aurait provoqué aucun rêve ; la force pulsionnelle nécessaire à l’apparition d’un rêve supposait un désir ; il appartenait au souci de se procurer un désir qui pût remplir ce rôle. S’il nous est permis de recourir à une comparaison : il est très possible qu’une pensée diurne joue le rôle d’entrepreneur de rêve ; mais l’entrepreneur, qui, comme on dit, a l’idée et veut la réaliser, ne peut rien faire sans capital ; il lui faut recourir à un capitaliste qui subvienne aux frais ; et ce capitaliste qui engage la mise de fonds psychologique nécessaire pour le lancement du rêve est toujours, absolument, quelle que soit la pensée diurne, un désir venant de l’inconscient.

D’autres fois, le capitaliste est lui-même l’entrepreneur ; c’est même le cas le plus ordinaire dans le rêve. L’activité diurne a suscité un désir inconscient, et celui-ci crée maintenant le rêve. Les différents cas que comporte cet exemple tiré de la vie économique s’appliquent aux processus du rêve : l’entrepreneur peut lui-même apporter une petite contribution au capital ; plusieurs entrepreneurs peuvent s’adresser au même capitaliste ; plusieurs capitalistes peuvent fournir en commun la contribution nécessaire à l’entreprise. Il y a donc aussi des rêves qui reposent sur plus d’un désir, et toutes sortes d’autres variantes qu’il est facile d’apercevoir et dont l’examen n’offre pas grand intérêt. Nous aurons l’occasion de compléter par la suite cette discussion sur le rêve-désir.

Le terme commun de toutes ces comparaisons, la quantité mesurée dont on peut disposer librement, permet d’éclairer mieux encore le problème de la structure du rêve. Dans la plupart des rêves, on reconnaît un centre présentant une intensité sensible particulière. C’est, en règle générale, la figuration directe de l’accomplissement du désir ; car, lorsque nous reconstituons les déplacements du travail du rêve, nous constatons que l’intensité psychique des éléments des pensées du rêve se traduit par l’intensité sensorielle des éléments du contenu de ce rêve. Les éléments voisins du noyau d’accomplissement de désir n’ont souvent aucun rapport avec celui-ci ; ils sont souvent des rejetons de pensées pénibles contraires au désir. Mais leurs rapports (souvent artificiels) avec le noyau central font qu’ils en reçoivent assez d’intensité pour être capables d’être figurés. Le pouvoir de figuration que possède l’accomplissement du désir rayonne sur une certaine sphère, à l’intérieur de laquelle tous les éléments arrivent à être représentés, même ceux qui, laissés à eux-mêmes, ne l’auraient pas pu. Dans les rêves où agissent plusieurs désirs, il est facile de distinguer la sphère de chaque accomplissement de désir, et, souvent, de saisir, dans les lacunes du rêve, les zones frontières.

Les remarques précédentes ont beaucoup limité l’importance des restes diurnes dans le rêve, nous devons cependant leur accorder encore quelque attention. Il faut bien qu’ils soient une partie essentielle de la formation du rêve, puisque, si surprenant que cela puisse paraître, nous sommes bien obligés de constater que l’on trouve dans le contenu de tout rêve quelque chose qui le relie à une impression de la veille, souvent à la plus indifférente que l’on puisse imaginer. Nous n’avons pu encore examiner d’où venait la nécessité de cet élément additionnel dans le rêve. Pour cela il faut bien comprendre l’importance du désir inconscient, et recourir à la psychologie des névroses. Elle nous apprend que la représentation inconsciente ne peut, en tant que telle, pénétrer dans le préconscient et qu’elle ne peut agir dans ce domaine que si elle s’allie à quelque représentation sans importance qui s’y trouvait déjà, à laquelle elle transfère son intensité et qui lui sert de couverture. C’est là le phénomène du transfert, qui explique tant de faits frappants de la vie psychique des névropathes. Le transfert peut ne rien changer à la représentation préconsciente, qui acquerra seulement une intensité disproportionnée ; il peut aussi la modifier, lui imposer le contenu de la représentation transférée. Qu’on me pardonne une comparaison triviale : je suis tenté de dire que la représentation refoulée est comme le dentiste américain, qui ne peut exercer son métier dans nos pays que s’il trouve un médecin régulièrement diplômé qui lui serve d’enseigne et le couvre aux yeux de la loi. Et, de même que ce ne sont pas les médecins les plus occupés qui concluent ces sortes d’alliances, ce ne sont pas, dans la vie psychique, les représentations préconscientes ou conscientes qui ont attiré sur elles une part suffisante de l’attention qui agit dans le préconscient qui serviront à couvrir des représentations refoulées. L’inconscient tisse ses liaisons autour des impressions et des représentations du préconscient que l’attention n’a jamais distinguées parce que indifférentes, ou qu’elle a bientôt abandonnées. On connaît le principe associationniste, toujours confirmé par l’expérience, selon lequel toutes les représentations qui sont déjà étroitement associées à d’autres se refusent à contracter des associations nouvelles ; j’ai essayé de fonder sur ce principe une théorie des paralysies hystériques.

Si nous admettons que ce même besoin de transfert venant des représentations refoulées joue dans le rêve, nous expliquons du même coup deux de ses énigmes : la présence dans la trame du rêve de l’impression récente que décèle toute analyse, le fait que cette impression est souvent des plus indifférentes. Nous pouvons ajouter ce que nous avons déjà appris ailleurs : si ces éléments récents et indifférents remplacent si souvent les plus anciennes des pensées du rêve dans son contenu, c’est qu’ils sont en même temps ceux qui ont le moins à craindre la censure qui provient de la résistance. Le fait que des éléments indifférents sont préférés s’explique par leur indépendance vis-à-vis de la censure ; le fait que des éléments récents se présentent ici régulièrement ne s’explique que par la nécessité du transfert. Les deux espèces d’impressions peuvent convenir au refoulé qui cherche des éléments encore libres d’associations : celles qui sont indifférentes, parce qu’elles n’ont pu donner lieu à de nombreuses liaisons, celles qui sont récentes, parce qu’elles n’ont pas eu le temps d’en former.

Ainsi donc les restes diurnes auxquels nous pouvons maintenant rattacher les impressions indifférentes, non seulement empruntent à l’inconscient, quand ils parviennent à jouer un rôle dans la formation du rêve, la force pulsionnelle dont dispose le désir refoulé, mais encore offrent à l’inconscient quelque chose : le point où il faut s’attacher pour réaliser le transfert. Si nous voulions ici pénétrer plus avant dans ces processus psychiques, il nous faudrait mettre davantage en lumière le jeu des excitations entre le préconscient et l’inconscient : c’est à quoi tend l’étude des psychonévroses, mais le rêve ne nous en fournit pas l’occasion.

Une dernière remarque sur les restes diurnes : ce sont eux très évidemment qui troublent le sommeil, et non point le rêve, qui s’efforce plutôt de le protéger. Nous reviendrons là-dessus.

Nous avons jusqu’ici suivi pas à pas le désir du rêve. Nous l’avons vu sortir de l’inconscient, nous avons analysé ses relations avec les restes diurnes : désirs conscients, autres impulsions psychiques, simples impressions récentes. Nous avons ainsi réservé la place qui revient pour la formation du rêve à l’activité diverse et multiple de la pensée de veille. Il ne nous paraît pas impossible d’expliquer, à l’aide de notre conception, même les cas extrêmes où le rêve, continuant le travail de la veille, résout un problème resté en suspens. Il ne nous manque que l’analyse d’un exemple de cette sorte, permettant de montrer la source du désir infantile ou refoulé dont l’aide a pu seconder si puissamment l’activité préconsciente. Mais nous ne savons toujours pas pourquoi dans le sommeil l’inconscient ne nous offre que la force pulsionnelle vers la satisfaction d’un désir. La réponse à cette question jettera une vive lumière sur la nature psychologique du désir ; nous allons la tenter à l’aide de notre schéma de l’appareil psychique.

Cet appareil n’a pu atteindre sa perfection actuelle qu’au bout d’un long développement. Essayons de le ramener à un stade antérieur. Selon des hypothèses que nous n’avons pas à justifier ici, cet appareil a tendu tout d’abord à se maintenir le plus possible à l’abri des stimuli : et c’est pourquoi sa première structure a été celle d’un appareil réflexe ; il pouvait ainsi aiguiller aussitôt sur la voie motrice toute excitation sensorielle qui l’atteignait. Mais la vie trouble cette fonction simple ; elle donne l’impulsion qui mène à une structure plus complexe. D’abord les grands besoins du corps apparaissent. L’excitation provoquée par le besoin interne cherche une issue dans la motilité que l’on peut appeler « modification interne » ou « expression d’un changement d’humeur ». L’enfant qui a faim criera désespérément ou bien s’agitera. Mais la situation demeure la même ; car l’excitation provenant d’un besoin intérieur répond à une action continue et non à un heurt momentané. Il ne peut y avoir changement que quand, d’une façon ou d’une autre (dans le cas de l’enfant par suite d’une intervention étrangère), l’on acquiert l’expérience de la satisfaction qui met fin à l’excitation interne. Un élément essentiel de cette expérience, c’est l’apparition d’une certaine perception (l’aliment dans l’exemple choisi) dont l’image mnésique restera associée avec la trace mémorielle de l’excitation du besoin. Dès que le besoin se représentera, il y aura, grâce à la relation établie, déclenchement d’une impulsion (Regung) psychique qui investira à nouveau l’image mnésique de cette perception dans la mémoire, et provoquera à nouveau la perception elle-même, c’est-à-dire reconstituera la situation de la première satisfaction. C’est ce mouvement que nous appelons désir ; la réapparition de la perception est l’accomplissement du désir et l’investissement total de la perception depuis l’excitation du besoin est le chemin le plus court vers l’accomplissement du désir. Rien ne nous empêche d’admettre un état primitif de l’appareil psychique où ce chemin est réellement parcouru et où le désir, par conséquent, aboutit en hallucinatoire. Cette première activité psychique tend donc à une identité de perception, c’est-à-dire à la répétition de la perception, laquelle se trouve liée à la satisfaction du besoin.

Une dure expérience vitale doit avoir transformé cette activité psychique primitive en une activité mieux adaptée secondaire. L’identité de perception obtenue par la voie régrédiente rapide, intérieure à l’appareil, n’a pas d’autre part les conséquences qui sont reliées à l’investissement, depuis l’extérieur, de cette même perception. La satisfaction ne se produit pas, le besoin continue. Il n’y a qu’un moyen de rendre cet investissement interne équivalent à la perception extérieure : c’est de le maintenir d’une manière permanente, continue ; c’est ce que réalisent les psychoses hallucinatoires et les fantasmes des inanités, où l’activité psychique s’épuise à retenir l’objet désiré. Pour obtenir un emploi mieux approprié de la force psychique, il est nécessaire d’arrêter la régression dans sa marche, en sorte qu’elle ne dépasse pas l’image-souvenir, et puisse à partir de là chercher d’autres voies qui permettent d’établir de l’extérieur l’identité souhaitée278. Cette inhibition, et la déviation de l’excitation qui suit, est le fait d’un deuxième système qui contrôle la motilité volontaire, c’est-à-dire l’utilisation des mouvements pour des fins que nous offre notre mémoire. Mais toute cette activité de pensée compliquée qui va de l’image mnésique jusqu’au rétablissement de l’identité de perception par les objets du monde extérieur n’est qu’un détour dans l’accomplissement du désir, rendu nécessaire par l’expérience279. La pensée n’est qu’un substitut du désir hallucinatoire, et on comprend aisément que le rêve ne soit qu’accomplissement de désir, puisque seul le désir peut pousser au travail notre appareil psychique. Le rêve, qui réalise ses désirs par le court chemin « régrédient », ne fait là que nous conserver un exemple du mode de travail primaire de l’appareil psychique qui a été banni à cause de son inefficacité. La vie nocturne a recueilli ce qui fut autrefois notre vie éveillée, quand notre vie psychique était jeune et inhabile, un peu comme nos enfants retrouvent les armes aujourd’hui périmées de l’humanité primitive, l’arc et les flèches. Le rêve est un fragment de vie psychique infantile qui a été supplantée. Dans les psychoses, ces modes de travail psychique anciens et réprimés retrouvent leur force et révèlent par là leur impuissance à satisfaire nos besoins vis-à-vis du monde extérieur280.

Les impulsions de désirs (Wunschregungen) inconscients tendent visiblement à se manifester aussi pendant le jour ; le transfert aussi bien que les psychoses nous montrent qu’elles voudraient pénétrer de force à travers le préconscient, jusqu’à la conscience et à la motilité volontaire. La censure entre l’inconscient et le préconscient, dont le rêve nous a révélé l’existence, il nous faut donc la reconnaître et l’honorer comme le gardien de notre santé mentale. Mais ce gardien n’a-t-il pas tort de diminuer pendant la nuit sa vigilance et de laisser ainsi s’exprimer les impulsions refoulées de l’inconscient, de rendre possible la régression hallucinatoire ? Je ne le pense pas. Car, lorsque ce veilleur-censeur s’en va dormir – et nous avons la preuve qu’il ne sommeille pas profondément –, il ferme la porte menant à la motilité. Les impulsions venues de l’inconscient, ordinairement inhibé, peuvent s’ébattre sur la scène ; on peut les laisser faire : elles demeurent inoffensives, car elles ne sont pas en mesure de mettre en mouvement l’appareil moteur, qui seul peut modifier le monde extérieur. L’état de sommeil assure la sécurité de la forteresse à garder. Il n’y a danger que lorsque le déplacement de forces est réalisé, non par le relâchement nocturne de la censure critique, mais par un affaiblissement pathologique de celle-ci ou par le renforcement pathologique des excitations inconscientes, alors que le préconscient est investi et que les portes de la motilité sont ouvertes. Alors le veilleur est terrassé, les excitations inconscientes soumettent à leur pouvoir le préconscient, dominent par lui nos paroles et nos actes ou s’emparent de la régression hallucinatoire et dirigent l’appareil qui n’était pas fait pour elle au moyen de l’attraction que les perceptions exercent sur la répartition de notre énergie psychique. C’est cet état que nous appelons psychose.

Nous voici dans d’excellentes conditions pour revenir à l’échafaudage psychologique que nous avons laissé après y avoir inséré les deux systèmes inconscient et préconscient. Mais auparavant il faut encore nous arrêter sur l’importance du désir, unique force pulsionnelle psychique du rêve. Nous avons démontré que le rêve est toujours accomplissement de désir, parce qu’il provient du système inconscient qui n’a d’autre but que l’accomplissement du désir, qui n’a d’autres forces que celles des impulsions de désir. Les vastes spéculations psychologiques que nous avons entreprises en partant de l’interprétation des rêves nous font un devoir de montrer comment grâce à elles le rêve s’insère dans un cadre où entrent aussi d’autres formations psychiques. S’il existe un système inconscient ou quelque chose d’analogue, le rêve ne peut en être la seule manifestation ; chaque rêve est sans doute l’accomplissement d’un désir, mais il doit y avoir des formes d’accomplissements anormaux de désir autres que le rêve. Cela est si vrai que la théorie qui englobe tous les symptômes pathologiques aboutit à cette simple proposition : ils doivent tous être considérés comme des accomplissements de désir inconscients281. Le rêve n’est, dans notre conception, que le premier terme d’une série très importante pour le psychiatre et dont l’intelligence équivaut à la solution de la partie purement psychologique du problème psychiatrique282.

L’étude des autres termes de cette série d’accomplissements de désir, tels que les symptômes hystériques, nous a permis de découvrir un caractère essentiel que nous n’avons pas retrouvé dans le rêve. Des recherches que nous avons eu l’occasion de rappeler à diverses reprises au cours de ce livre nous apprennent que les deux courants de notre vie psychique doivent collaborer à la formation d’un symptôme hystérique. Il n’est pas seulement la réalisation d’un désir inconscient, il doit pouvoir réaliser en même temps un désir issu du préconscient, en sorte qu’il est déterminé à tout le moins deux fois : c’est-à-dire par chacun des deux systèmes en conflit. Mais, comme pour le rêve, il n’y a pas de limite à la surdétermination. La détermination, qui n’a pas son origine dans l’inconscient, est toujours, d’après ce que je sais, une suite de pensées réagissant contre le désir inconscient, une auto-punition, par exemple. Nous pouvons donc dire, d’une façon générale, qu’un symptôme hystérique ne peut apparaître que si deux accomplissements de désirs opposés, issus de deux systèmes psychiques différents, viennent concourir dans une même expression (cf. ma dernière formule de la naissance des symptômes hystériques, in Hysterische Phantasien und ihre Beziehung zur Bisexualitât, 1908, Ges. Werke, t. VII). Des exemples seront de peu de poids ici, car pour convaincre il faut élucider tout un ensemble complexe ; je me contenterai de fournir un exemple destiné, non à apporter des éléments de preuve, mais à illustrer ce qui vient d’être dit. J’ai eu l’occasion de soigner une malade atteinte de vomissements hystériques. À l’analyse, ce symptôme apparut comme l’accomplissement d’un fantasme inconscient de la puberté, d’un désir d’être continuellement enceinte, d’avoir de très nombreux enfants, à quoi s’ajouta plus tard le désir de les avoir du plus grand nombre d’amants possible. Ce désir immodéré a suscité une forte réaction de défense. Mais comme ce vomissement pouvait faire perdre à la malade la beauté de son corps et de son visage, de sorte qu’elle ne pût plaire à aucun homme, le symptôme convenait également au châtiment ; ainsi admis par les deux systèmes à la fois, il put se réaliser. La névrose agit ici comme la reine des Parthes à l’égard de Crassus. Croyant qu’il avait entrepris l’expédition par cupidité, elle fit verser de l’or fondu dans la gorge du cadavre : « Tiens ! voilà ce que tu avais désiré ! » Le rêve, d’après ce que nous savons jusqu’à présent, exprime l’accomplissement d’un désir inconscient, le préconscient qui contrôle est d’accord et se borne à exiger certaines déformations. On ne trouve pas dans le rêve, de façon générale, de pensée opposée à ces désirs, et qui en réalise la contrepartie. Il nous est seulement arrivé de rencontrer, de-ci, de-là, en analysant des rêves, des traces de créations de réaction, comme par exemple ma tendresse pour mon ami R… dans le rêve de l’oncle. Mais nous pourrons trouver ailleurs l’élément préconscient qu’il nous est impossible de découvrir ici. Le rêve peut exprimer un désir de l’inconscient par toutes sortes de déformations, tandis que le système dominant se retire dans le désir de dormir, réalise ce désir par la production de modifications de l’investissement, à l’intérieur de l’appareil psychique, et le maintient pendant toute la durée du sommeil283.

Ce désir de dormir, ainsi décidé par le préconscient, facilite beaucoup la formation du rêve. Songeons au rêve du père qui, frappé par une vive lumière venue de la chambre mortuaire, conclut que le cadavre de son enfant brûle. Nous avons admis que le fait de tirer cette conclusion en rêve au lieu de s’éveiller trahissait le désir de prolonger un peu la vie de l’enfant, vu dans le rêve. C’est là une première force psychique. Il est vraisemblable que d’autres désirs venant du refoulé nous échappent, puisque nous ne pouvons pas analyser ce rêve. Mais il faut bien voir une seconde force pulsionnelle dans le besoin de dormir qu’avait le père : le rêve prolongeait le sommeil du père en même temps que la vie de l’enfant. Le raisonnement est à peu près : laissons aller le rêve, sinon il faudra se réveiller. Il en est ainsi dans tous les rêves : le désir de dormir seconde les désirs inconscients. Nous avons parlé des rêves de commodité. On pourrait dire que tous nos rêves méritent ce nom. C’est particulièrement clair pour les rêves de réveille-matin, qui remanient le stimulus sensoriel externe de façon qu’il permette de continuer à dormir et qui l’introduisent dans la trame du rêve pour lui enlever son caractère d’avertissement. Mais le désir de continuer à dormir doit se retrouver dans tous les autres rêves, là où la menace du réveil ne peut venir que de l’intérieur. On peut résumer notre attitude psychique dominante pendant le rêve sous la forme d’un avertissement que le préconscient donnerait à la conscience, quand le rêve irait par trop loin : laisse donc et dors, ce n’est qu’un rêve. Je dois en conclure que pendant toute la durée de notre sommeil nous nous savons en train de rêver, aussi bien qu’en train de dormir. Laissons là ceux qui nous objectent que notre conscience ignore le sommeil et ne connaît le rêve que dans le cas précis où la censure est débordée. Il y a des gens qui manifestement savent qu’ils dorment et qu’ils rêvent et qui paraissent pouvoir diriger leur vie de rêve d’une manière consciente. Quand un dormeur de cette espèce est mécontent de la tournure que prend un rêve, il l’interrompt, sans se réveiller, et le recommence pour lui donner une autre conclusion, de même qu’un écrivain populaire écrit, à la demande du public, un dénouement plus satisfaisant pour son drame. Ou bien, une autre fois, si son rêve l’a conduit dans une situation sexuelle excitante, il se dira : « Je ne continue pas ce rêve, une pollution me fatiguerait. J’aime mieux me réserver pour une situation réelle. »

Hervey de Saint-Denis (cit. in Vaschide, p. 139) affirmait avoir acquis sur ses rêves une telle puissance qu’il pouvait en accélérer le cours et leur donner la direction qui lui plaisait. Il semble que chez lui le désir de dormir ait fait place à un autre désir préconscient : observer ses rêves et s’en amuser. On peut dormir avec cette résolution, aussi bien que lorsqu’on impose une condition de réveil (sommeil des nourrices). On sait que l’intérêt que nous prenons à nos rêves augmente considérablement le nombre des souvenirs que nous gardons après le réveil. Ferenczi dit, à propos de la direction que nous donnons à nos rêves : « Le rêve élabore de toutes les manières possibles les pensées qui nous préoccupent actuellement. Il abandonne une image quand elle risque de ne pas satisfaire le désir, il recherche une autre solution, jusqu’à ce qu’il parvienne à un accomplissement de désir qui satisfasse par un compromis les deux instances de la vie mentale. »

IV. Le réveil par le rêve. La fonction du rêve. Le cauchemar

Maintenant que nous savons que, pendant la nuit, le préconscient est orienté vers le désir de dormir, nous pouvons poursuivre plus utilement l’étude du processus du rêve. Résumons d’abord ce que nous avons appris jusqu’à présent. Le travail de la veille peut avoir laissé des restes diurnes dont l’investissement en énergie n’a pas été retiré ; il peut avoir excité, le jour, un désir inconscient ; les deux peuvent coïncider ; nous avons indiqué ces multiples possibilités. Pendant la journée, ou seulement quand le sommeil est venu, le désir inconscient s’est frayé une voie jusqu’à ces restes diurnes et a réalisé sur eux son transfert. Un désir transféré sur le matériel récent apparaît alors, ou bien un désir récent réprimé se ranime, reprenant des forces dans l’inconscient. Il pénétrerait volontiers dans la conscience par la voie normale des processus de pensée, à travers le préconscient auquel il appartient déjà partiellement. Mais il se heurte à la censure qui fonctionne encore et à laquelle il se soumet. Il subit alors une nouvelle déformation dont la voie a été déjà préparée par le transfert sur l’élément récent. À ce moment, il est sur une voie qui pourrait le mener à l’obsession, à l’idée délirante, etc. – à toutes pensées renforcées par le transfert et déformées par la censure. Mais le sommeil du préconscient ne lui permet pas d’aller plus loin ; le système paraît s’être protégé contre l’invasion en abaissant son excitabilité. Le processus du rêve prend alors la voie de la régression, que précisément le sommeil ouvre ; il obéit par là à l’attraction qu’exercent sur lui des groupes de souvenirs qui n’existent, en partie, que sous la forme d’investissements visuels, non comme traduction en termes de systèmes ultérieurs. C’est sur cette route qu’il acquiert la possibilité de figuration. Nous parlerons plus tard de la compression. Il a maintenant franchi la seconde étape d’une carrière déjà bien accidentée. La première allait, de manière « progrédiente », des tableaux inconscients ou des fantasmes au préconscient ; la seconde retourne des limites de la censure à la perception. Mais, en devenant contenu perceptif, il échappe aux difficultés que lui suscitaient dans le préconscient la censure et le sommeil. Il parvient maintenant à attirer sur lui l’attention et à se faire remarquer par la conscience. La conscience, sorte d’organe des sens pour l’appréhension des qualités psychiques, peut, dans la vie éveillée, subir deux sortes d’excitations : d’une part et surtout les excitations périphériques, excitations du système perceptif ; de l’autre les excitations du plaisir et du déplaisir, qui se révèlent être presque les seules qualités psychiques caractérisant la transformation de l’énergie à l’intérieur de l’appareil. Les processus des systèmes Ψ, y compris ceux du préconscient, manquent de qualité psychique, c’est pourquoi ils ne peuvent apparaître comme un objet à la conscience que dans la mesure où ils offrent, à sa perception, du plaisir ou du déplaisir. Il faudra nous résoudre à admettre que ces déclenchements de plaisir ou de déplaisir règlent automatiquement la marche des processus d’« investissement ». Mais, ensuite, pour obtenir des activités plus délicates, il a été nécessaire de rendre la marche des représentations plus indépendantes des signes du déplaisir. Il fallait pour cela que le système préconscient eût des qualités propres qui pussent attirer la conscience ; il les acquit très probablement en rattachant ses processus au système de souvenirs des signes du langage qui était, lui, pourvu de qualités. Grâce aux qualités de ce système, la conscience, qui n’avait été jusque-là que l’organe du sens des perceptions, devint aussi l’organe du sens d’une partie de nos processus de pensée. Elle avait dès lors en quelque sorte deux surfaces sensorielles, l’une tournée vers la perception, l’autre vers les processus de pensée préconscients.

Il y a tout lieu de penser que la surface sensorielle de la conscience qui est tournée vers le préconscient perd pendant le sommeil beaucoup plus d’excitabilité que celle qui est tournée vers les systèmes perceptifs. On s’explique fort bien cet abandon de l’intérêt pour les processus de pensée nocturnes. Nulle pensée ne doit surgir, le préconscient veut dormir. Mais si le rêve devient perception, il pourra exciter la conscience, grâce aux qualités qu’il vient d’acquérir. Cette excitation sensible remplira son office essentiel ; elle canalisera, sous forme d’attention envers l’excitant, une partie de l’énergie d’investissement disponible dans le préconscient. Il faut donc convenir que chaque rêve éveille, fait agir une partie de la force inactivée du préconscient. Il subit alors, de sa part, cette influence que nous avons appelée élaboration secondaire pour bien caractériser sa place et son véritable rôle. Je veux dire par là qu’elle traite le rêve comme n’importe quel contenu perceptif ; autant que son matériel le permet, il est soumis aux mêmes représentations d’attente. Dans la mesure où cette troisième étape du processus du rêve est orientée, c’est de nouveau dans le sens « progrédient ».

Un mot sur la durée de ce processus, pour éviter tout malentendu. Goblot, pensant probablement au rêve de la guillotine de Maury, a voulu démontrer que le rêve ne dure que pendant la période de transition entre le sommeil et le réveil. C’est là une idée très séduisante : il nous faut un moment pour nous réveiller, c’est le moment du rêve. On suppose que la dernière image du rêve est si forte qu’elle nécessite le réveil. Mais sa force vient en réalité de ce qu’elle est si proche du réveil : « Un rêve, c’est un réveil qui commence. »

Dugas a déjà fait remarquer que, pour maintenir la généralité de sa thèse, Goblot avait dû négliger bien des faits. Il y a des rêves qui n’entraînent pas le réveil : ceux où l’on rêve que l’on rêve, par exemple. Ce que nous savons du travail du rêve ne nous permet pas d’admettre que le seul moment du réveil y suffise. Il nous paraît, au contraire, vraisemblable que la première étape du travail du rêve commence le jour, sous le contrôle du préconscient. La seconde : modification par la censure, attraction exercée par des tableaux inconscients, pénétration de force dans la perception, peut durer toute la nuit ; l’impression d’avoir rêvé toute la nuit, alors même qu’on ne peut dire quoi, serait donc toujours fondée. Il n’est pas nécessaire d’admettre qu’avant d’atteindre la conscience le processus du rêve suit vraiment la marche dans le temps que nous avons décrite : transfert du désir, puis déformation par la censure, puis changement de direction régressif, etc. Les besoins de la description nous ont imposé cet ordre ; en réalité il n’y a pas de succession, mais explorations simultanées sur ces diverses voies, fluctuation de l’excitation jusqu’à ce qu’un entassement opportun fasse triompher tel ou tel mode de groupement. Des expériences personnelles me porteraient à croire que le travail du rêve dure souvent plus d’un jour et une nuit, ce qui enlève tout caractère merveilleux à ses constructions. Je pense que la nécessité même d’être compréhensible en tant que phénomène perceptif peut s’exercer sur le rêve avant qu’il s’attire à lui la conscience. Mais dès cet instant le processus est accéléré, puisque le rêve est traité comme les autres objets de perception. Il en est de lui comme du feu d’artifice préparé pendant des heures et qui s’allume en un instant.

Deux éventualités sont possibles : ou bien le processus du rêve a reçu pendant le travail du rêve une intensité suffisante pour attirer sur lui la conscience et éveiller le préconscient, quelles que soient d’ailleurs la durée et la profondeur du sommeil ; ou bien son intensité n’y suffit pas, et il reste là jusqu’au moment voisin du réveil où l’attention, devenue plus mobile, viendra jusqu’à lui. La plupart des rêves paraissent travailler avec des intensités psychiques relativement faibles, car ils attendent le réveil. Cela explique aussi pourquoi, en général, lorsqu’on nous arrache brusquement à un profond sommeil, nous percevons quelque fragment de rêve. Là, comme dans le réveil spontané, notre premier regard est pour le contenu perceptif créé par le rêve, le suivant pour celui qui vient de l’extérieur.

Mais notre plus grand intérêt théorique va aux rêves capables de nous éveiller au milieu de notre sommeil. Songeons à l’opportunité qui éclate partout ailleurs et demandons-nous d’où vient que le rêve, désir inconscient, puisse troubler le sommeil, accomplissement du désir préconscient ? Il faut qu’il y ait là des relations d’énergie qui nous échappent. Si nous les connaissions, nous verrions sans doute que laisser faire le rêve et ne lui accorder qu’une attention détachée exige moins d’énergie que brider l’inconscient comme pendant la veille. Nous savons par expérience que le rêve se concilie avec le sommeil, même quand il l’interrompt plusieurs fois dans une même nuit. On s’éveille un moment pour se rendormir aussitôt après. C’est comme lorsque, tout endormi, on chasse une mouche : on ne s’éveille que pour cela et quand on se rendort on en est débarrassé. L’accomplissement du désir de dormir se concilie très bien avec le maintien d’une certaine attention dirigée dans un sens déterminé, comme le prouve le sommeil des nourrices.

Une autre objection vient de ce que nous savons de l’inconscient. Nous avons dit que les désirs inconscients étaient toujours là, mais qu’ils n’étaient pas assez forts pour devenir perceptibles le jour. D’où vient donc que pendant le sommeil, quand ils ont déjà manifesté leur puissance, formé un rêve, et éveillé ainsi le préconscient, leur force tarisse dès que nous avons pris connaissance du rêve ? Le rêve devrait, semble-t-il, se renouveler, de même que la mouche importune revient après qu’on l’a chassée. Sinon de quel droit disons-nous que le rêve écarte tout ce qui trouble le sommeil ?

Il est très vrai que les désirs inconscients sont toujours là. Ils représentent des voies toujours ouvertes à l’excitation qui les emprunte. L’indestructibilité est même une caractéristique proéminente des processus inconscients. Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié. C’est ce qui nous frappe le plus quand nous étudions les névroses et l’hystérie en particulier. La voie des pensées inconscientes qui mène à la crise libératrice pourra se rouvrir dès qu’une quantité d’excitation suffisante se sera amassée. Une offense reçue il y a trente ans, une fois qu’elle s’est frayé une voie vers les sources affectives inconscientes, continue à agir toujours comme si elle était actuelle. Elle revit au moindre rappel et se révèle alors investie d’une excitation qui a sa décharge motrice dans la crise. C’est là que doit agir la psychothérapie. Sa tâche est d’apporter aux phénomènes inconscients la libération et l’oubli. L’effacement des souvenirs, l’affaiblissement affectif des impressions éloignées qui nous paraissent tout naturels, et que nous expliquons par l’influence primaire du temps sur les traces mnésiques, sont en réalité des transformations secondaires, obtenues à la suite d’un pénible travail. C’est le travail du préconscient, et la psychothérapie n’a d’autre démarche que de soumettre l’inconscient au préconscient.

Chaque processus inconscient d’excitation dispose donc de deux issues : ou bien, laissé à lui-même, il finit par se frayer une voie et déverse son trop-plein d’excitation dans la motilité, ou bien il se soumet à l’influence du préconscient qui endigue son excitation au lieu de la laisser s’écouler. C’est ce qui se produit dans le processus du rêve. L’excitation de la conscience a conduit le préconscient à investir le rêve devenu perception ; l’investissement endigue ainsi l’excitation inconsciente du rêve et la neutralise. Quand le rêveur s’éveille un instant, il chasse réellement la mouche. Nous voyons maintenant qu’il était vraiment plus opportun et plus avantageux de laisser faire le désir inconscient, de lui ouvrir la voie de la régression, pour qu’il forme un rêve, puis d’arrêter et de liquider celui-ci par un léger travail préconscient, que de brider l’inconscient pendant tout le sommeil. On pouvait s’attendre à ce que le rêve, même s’il n’avait pas primitivement d’utilité, en acquît une dans le jeu de forces de la vie mentale. Nous voyons laquelle. Il s’est chargé de ramener l’excitation inconsciente demeurée libre sous le contrôle du préconscient ; il la détourne, lui sert de soupape de sécurité et assure par là, avec une faible dépense de vigilance, le sommeil du préconscient. Ainsi, tout comme les autres produits psychiques de cette série, le rêve est un compromis, il est au service des deux systèmes et accomplit les deux désirs dans la mesure où ils s’accordent. Si l’on jette un coup d’œil sur la théorie cathartique de Robert que nous avons exposée, on verra que nous donnons raison à Robert sur le point principal, qui est la fonction du rêve, mais que nous nous séparons de lui dans les prémisses et dans l’appréciation que nous portons sur le rêve284.

La restriction : « dans la mesure où ils s’accordent », indique déjà qu’il y a des cas où le rêve peut échouer. Le processus du rêve est toléré parce que accomplissement d’un désir de l’inconscient. Si, pour accomplir ce désir, il heurte le préconscient de telle façon qu’il trouble son repos, le rêve n’est plus un compromis, il n’a pas rempli l’autre partie de sa mission. Aussi est-il immédiatement interrompu et remplacé par un réveil complet. Il ne faut pas accuser le rêve, gardien ordinaire du sommeil, s’il l’a cette fois troublé, cela ne doit pas nous prévenir contre son utilité. Ce n’est pas le seul exemple que nous offre l’organisme d’une disposition ordinairement utile qui devient inopportune et gênante lorsque les conditions de son fonctionnement sont un peu changées. Le trouble alors sert à tout le moins à attirer l’attention sur ce changement et à déclencher les fonctions régulatrices de l’organisme. Je pense ici, on l’a deviné, au cauchemar. Je serais bien fâché d’avoir l’air d’éviter systématiquement ce témoin à charge contre la théorie du désir. Je vais donc essayer au moins d’esquisser la théorie du cauchemar.

Qu’un phénomène psychique qui provoque l’angoisse puisse être cependant l’accomplissement d’un désir, cela n’est pas non plus une contradiction. Nous en connaissons l’explication. Le désir appartient à un système, celui de l’inconscient ; le système du préconscient l’a rejeté et réprimé285. Mais, même en plein équilibre mental, cette domination du préconscient sur l’inconscient n’est pas absolue. On peut dire que le degré de la répression est en même temps celui de notre santé psychique. Dans la névrose les deux systèmes sont en conflit, le symptôme névropathique représente un compromis qui met provisoirement fin à ce conflit. D’une part, en effet, il ménage à l’inconscient une porte de secours, lui permet de déverser son excitation, de l’autre il laisse encore au préconscient une domination partielle sur l’inconscient. À ce point de vue, une phobie hystérique ou une agoraphobie sont particulièrement instructives. Lorsqu’un névropathe ne peut traverser seul une rue, nous disons avec raison que ce n’est qu’un symptôme. Essayons de réduire ce symptôme en l’obligeant à l’acte qu’il croit impossible. Il aura une crise d’angoisse ; d’ailleurs c’est souvent une crise d’angoisse dans la rue qui a été le point de départ de l’agoraphobie. Nous apprenons ainsi que ce symptôme s’est constitué pour empêcher le développement de l’angoisse. La phobie est comme une forteresse-frontière pour l’angoisse.

Il nous est difficile de continuer notre exposé sans étudier le rôle des affects dans ces processus, ce qui ne peut être fait ici que très incomplètement. Posons en principe que ce qui rend surtout nécessaire la répression de l’inconscient, c’est que le libre cours dans l’inconscient des représentations développerait un état affectif qui primitivement était plaisir, mais qui, depuis le refoulement, porte la marque du déplaisir. La répression a pour but et aussi pour résultat d’empêcher le développement de ce déplaisir. Elle s’exerce sur le contenu représentatif de l’inconscient, parce que c’est de là que pourrait se dégager le déplaisir. Tout cela est fondé sur une hypothèse déterminée concernant le développement de l’affect. Celui-ci est considéré ici comme un effet moteur ou sécrétoire, la clé de son innervation se trouve dans les représentations de l’inconscient. Le préconscient domine ce contenu représentatif de l’inconscient et l’empêche d’envoyer des impulsions qui deviendraient des affects. Si l’investissement par le préconscient cessait, il y aurait risque : les excitations inconscientes pourraient déclencher des affects qui – par suite du refoulement antérieur – apparaîtraient comme déplaisir, comme angoisse.

C’est ce danger que le laisser-aller du rêve précipite. Pour qu’il se réalise, il faut qu’il y ait eu refoulement et que les impulsions du désir réprimées puissent devenir assez fortes. Ces conditions sortent du cadre psychologique de la formation du rêve. N’était que le thème que je traite ici – la libération de l’inconscient pendant le sommeil – se rattache à celui du développement de l’angoisse, je pourrais renoncer à parler du cauchemar et m’épargner toutes les obscurités qui l’entourent.

Comme je l’ai déjà dit à diverses reprises, l’étude du cauchemar appartient à la psychologie des névroses. Une fois posés ses points de contact avec le thème du processus du rêve, ce qui est fait, nous n’avons plus rien à faire avec lui. Cependant, puisque j’ai affirmé que l’angoisse névropathique avait une origine sexuelle, je voudrais encore analyser quelques rêves d’angoisse pour montrer le matériel sexuel qu’ils renferment.

J’écarte les exemples surabondants que m’offriraient les rêves de mes malades et je choisis de préférence des rêves d’angoisse venant de sujets jeunes.

Pour ma part, je n’ai plus eu de vrai rêve d’angoisse depuis de longues années, mais je m’en rappelle un que j’ai eu vers sept ou huit ans et que j’ai interprété environ trente ans après. Il était extrêmement net et me montrait ma mère chérie avec une expression de visage particulièrement tranquille et endormie, portée dans sa chambre et étendue sur le lit par deux (ou trois) personnages munis de becs d’oiseaux. Je me réveillai pleurant et criant, et troublai le sommeil de mes parents. Les personnages très allongés, bizarrement drapés, à becs d’oiseaux, je les avais empruntés à la bible de Philippson. Je crois que c’étaient des dieux à tête d’épervier appartenant à un bas-relief funéraire égyptien. À part cela, l’analyse m’offre le souvenir d’un fils de concierge mal élevé qui avait coutume de jouer avec nous dans la prairie devant la maison ; je crois bien qu’il s’appelait Philippe. Il me semble ensuite que j’ai dû entendre pour la première fois de la bouche de ce garçon le mot vulgaire par lequel on désigne le commerce sexuel et que les gens cultivés appellent du mot latin coïtus mais qu’illustrait suffisamment le choix des têtes d’épervier286. J’avais dû sans doute deviner la signification sexuelle de ce mot à la mine de ce maître si averti des choses de l’existence. L’expression du visage de ma mère dans le rêve était celle de mon grand-père que j’avais vu peu de jours avant sa mort, râlant et dans le coma. Le sens de l’élaboration secondaire du rêve doit être la mort de ma mère, c’est ce que prouve aussi le bas-relief funéraire. C’était dans cette angoisse que je m’éveillai et je n’eus de cesse que je n’eusse éveillé mes parents. Je me rappelle que je me calmai subitement en apercevant ma mère, comme si j’avais eu besoin d’être rassuré contre sa mort. Mais cette seconde interprétation a eu lieu sous l’influence d’une angoisse déjà développée. Ce n’est pas parce que j’avais rêvé la mort de ma mère que j’étais angoissé, mais c’est parce que j’étais angoissé que mon élaboration préconsciente a interprété ainsi le rêve. Mais mon angoisse, effet du refoulement, peut se ramener à un désir obscur, manifestement sexuel, qu’exprime bien le contenu visuel du rêve.

Un homme de 27 ans, gravement atteint depuis un an, a eu fréquemment entre 11 et 13 ans un rêve accompagné d’une angoisse très pénible : Il est poursuivi par un homme avec une hache, il voudrait courir, mais il est comme paralysé et ne peut bouger. C’est certainement un bon exemple de cauchemar très commun et incontestablement sexuel. À l’analyse, le rêveur se rappelle tout d’abord un récit ultérieur de son oncle. Celui-ci racontait qu’il avait été attaqué la nuit par un individu de mauvaise mine. De là le malade conclut qu’il a pu entendre parler d’une aventure analogue à l’époque du rêve. À propos de la hache, il se rappelle qu’à cette même époque il s’est blessé à la main avec une hachette en fendant du bois. Brusquement, il pense à son attitude envers son frère cadet, qu’il avait l’habitude de maltraiter. Il se rappelle tout particulièrement qu’une fois où il le frappa à la tête avec sa chaussure de telle façon que l’enfant saigna, sa mère déclara : « J’ai peur qu’un jour il ne le tue. » Pendant qu’il semble ainsi arrêté par le thème de la violence, un souvenir de sa neuvième année surgit tout à coup. Ses parents étaient rentrés tard, ils se mirent au lit tandis qu’il feignait de dormir, et il entendit bientôt des soupirs et d’autres bruits qui l’effrayèrent ; il put aussi deviner leur position dans le lit. Le cours ultérieur de sa pensée montre qu’il a établi une analogie entre les relations de ses parents et son attitude envers son jeune frère. Il rangea ce qu’il surprit entre ses parents sous le concept « violence et bataille ». Il en voyait une preuve dans le fait qu’il avait souvent remarqué du sang dans le lit de sa mère.

Que le commerce sexuel des adultes frappe les enfants et leur donne de l’angoisse, c’est un fait d’expérience quotidienne. J’explique cette angoisse par une excitation sexuelle qui échappe à leur intelligence et qui, de plus, est repoussée parce que les parents s’y trouvent mêlés. Elle est donc transformée en angoisse. Quand l’enfant est plus jeune, ses impulsions sexuelles à l’égard de celui de ses parents qui est de sexe opposé ne sont pas encore refoulées et s’expriment librement, comme nous l’avons vu.

J’expliquerais volontiers de la même manière les crises d’angoisse nocturne accompagnées d’hallucinations (pavor nocturnus), si fréquentes chez les enfants. Il ne peut s’agir là aussi que de sexualité méconnue et repoussée. Si on relevait les dates des crises, on constaterait probablement une périodicité dans leur apparition ; une recrudescence de la libido sexuelle peut, en effet, être liée à des impressions accidentelles, mais aussi à des poussées évolutives spontanées.

Je ne dispose pas des observations nécessaires pour cette démonstration287. Les médecins d’enfants semblent malheureusement réfractaires aux idées qui seules permettraient d’éclairer cette série de phénomènes, aussi bien du point de vue somatique que du point de vue psychique. Un exemple frappant montrera à quel point les œillères de la mythologie médicale empêchent les médecins de voir les faits. Il s’agit d’une observation rapportée par Debacker dans sa thèse sur Les Hallucinations et terreurs nocturnes chez les enfants et adolescents (1881, p. 66)288.

« Albert G… était un garçon de 13 ans né de père et de mère très robustes et dont la santé débile contrastait avec celle de ses parents… Les informations que j’ai prises me permettent d’affirmer que son père avait été traité pour la syphilis au moment de son mariage. Ce fait expliquerait suffisamment la pauvre santé de cet enfant ; depuis quelque temps (il y a de cela deux ans) Albert était rêveur ; même pendant le jour la crainte semblait le dominer, et tout, dans sa démarche, ses mouvements, indiquait que ce sentiment ne le quittait point. Ses nuits étaient agitées et il était rare qu’une semaine se passât sans qu’il eût un accès très caractéristique de terreurs nocturnes et d’hallucinations. Le plus souvent, d’après son récit (car il avait le souvenir de son rêve très bien conservé), il apercevait le diable, seul ou avec d’autres, qui venait lui crier à tue-tête : « Nous t’avons ! Nous t’avons ! », puis il sentait l’odeur de bitume et de soufre, le feu brûlait la surface de son corps préalablement dépouillé de ses vêtements. Ce moment était le plus terrible de son rêve et c’est alors probablement qu’il poussait les cris et faisait les gestes que j’ai pu observer deux fois au moins chez lui. Ces cris, d’abord étouffés dans le larynx, devenaient plus distincts, et alors on entendait : « Non ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! je n’ai rien fait ! » ou bien encore : « Laissez-moi, laissez-moi, je ne le ferai plus ! » – Quelquefois il semblait avoir perdu le sentiment de sa personnalité et il criait : « Albert n’a jamais fait ça ! »… Il arriva même qu’Albert refusât de se coucher et de se déshabiller : le feu ne l’atteignait, lui semblait-il, que lorsqu’il était déshabillé.

« Cet état… menaçait de devenir grave… Le directeur de l’établissement l’envoya à la campagne… où il resta un an et demi. La vie paisible et le grand air lui ont rendu la santé.

« Aujourd’hui il a quinze ans et rit de ses terreurs passées, dont le souvenir lui est très bien resté. Il est bien portant ; sa formation a été complète dès le deuxième mois de son séjour à la campagne, et, pour son compte, il n’attribue qu’à ce travail de formation cet état intellectuel particulier : « Je n’osais pas l’avouer, disait-il depuis, mais j’éprouvais continuellement des picotements et des surexcitations aux parties ; à la fin cela m’énervait tant que plusieurs fois j’ai pensé à me jeter par la fenêtre du dortoir ». »

Il n’est pas difficile de deviner : 1° que l’enfant se masturbait quand il était petit, qu’il ne voulait pas l’avouer et qu’il avait été menacé de punitions sévères (son aveu : « je ne le ferai plus » ; ses dénégations : « Albert n’a jamais fait ça ») ; 2° que sous la poussée de la puberté la tentation de se masturber à cause des picotements dans ses organes génitaux a reparu ; 3° qu’elle a provoqué un refoulement et une lutte où la libido réprimée s’est transformée en angoisse ; cette angoisse a pris secondairement la forme des châtiments dont il avait été autrefois menacé.

Voyons par contre les conclusions de l’auteur :

« Cette observation est remarquable à un grand nombre de points de vue et son analyse fait ressortir les faits suivants :

« 1° Que le travail physiologique de la puberté chez un jeune garçon à santé débile amène un état d’affaiblissement très grand, et que l’anémie cérébrale289 peut être très considérable ;

« 2° Cette anémie cérébrale conduit à un changement de caractère, à des hallucinations démonomaniaques et à des terreurs nocturnes, peut-être aussi diurnes, très intenses ;

« 3° Cette démonomanie et ces scrupules religieux tiennent évidemment au milieu religieux dans lequel s’est passée la jeunesse de l’enfant ;

« 4° Tous les phénomènes ont disparu par un séjour prolongé à la campagne, l’exercice et le recouvrement des forces, après la puberté ;

« 5° Peut-on ici attribuer à l’hérédité et à l’ancienne syphilis du père une prédisposition à l’état cérébral ? Il sera intéressant de le voir dans l’avenir. »

Et sa remarque terminale :

« Nous avons fait entrer cette observation dans le cadre des délires apyrétiques d’inanition, car c’est à l’ischémie cérébrale que nous rattachons cet état particulier. »

V. Le processus primaire et le processus secondaire. Le refoulement

Pénétrer la psychologie des processus du rêve est une rude tâche. Il est bien difficile de rendre par la description d’une succession la simultanéité d’un processus compliqué, et en même temps de paraître aborder chaque nouvel exposé sans idée préconçue. Je vois bien maintenant à quelles difficultés je me heurte pour n’avoir pu suivre dans ce livre le développement historique de mes idées. Pour comprendre le rêve, je suis parti de mes travaux sur la psychologie des névroses ; je ne peux m’y reporter ici et je suis pourtant obligé de m’y reporter sans cesse, puisque je voudrais, suivant une direction inverse, retrouver, en partant du rêve, la psychologie des névroses. Je sais combien de difficultés cela crée pour le lecteur, mais je ne vois aucun moyen de les lui épargner.

Je préfère m’attarder à un autre point de vue d’où la valeur de mes efforts paraîtra plus grande. Le sujet que j’ai choisi était de ceux où s’affirmaient entre les auteurs les plus éclatants désaccords, comme on l’a vu dans l’exposé historique. Mon analyse des problèmes du rêve a fait une place à la plupart de ces contradictions. Il n’y en a que deux que j’ai dû repousser : le rêve est un processus dépourvu de sens ; le rêve est un processus somatique. À toutes les autres j’ai fait justice à un moment ou un autre de l’exposé compliqué de ma thèse et j’ai pu montrer qu’elles représentaient des trouvailles judicieuses.

Le rêve continue les émotions et les intérêts de la vie éveillée : c’est ce qu’a montré d’une manière tout à fait générale la découverte des pensées latentes du rêve. Elles n’ont trait qu’à ce qui nous paraît important et à ce qui nous intéresse puissamment, jamais à des vétilles. – Mais nous avons vu aussi la valeur de l’opinion opposée ; le rêve glane les restes indifférents du jour et ne s’empare d’un des grands intérêts de la vie éveillée que lorsque le travail de la veille le délaisse. Cela nous a paru caractériser le contenu du rêve, qui exprime les pensées du rêve de façon déformée. Le processus du rêve, avons-nous dit, s’empare volontiers, en vertu d’un mécanisme associatif, d’un matériel de représentation récent ou indifférent qu’ignore la pensée de la veille, et, en vertu de la censure, il transporte sur ces faits indifférents l’intensité psychique des éléments importants, mais choquants. – L’hypermnésie du rêve et le fait qu’il dispose du matériel de l’enfance sont un des piliers de notre théorie ; nous avons également montré comment les désirs d’origine infantile sont, selon nous, le moteur essentiel de la formation de tout rêve. Nous n’avions pas à mettre en doute l’importance des stimuli sensoriels externes, importance prouvée expérimentalement pendant le sommeil. Mais ces stimuli nous ont paru jouer, à l’égard du désir du rêve, le même rôle que les restes de pensées de la veille. Nous n’avons pas contesté que le rêve interprète l’excitation extérieure objective comme fait la veille pour l’illusion, mais nous avons montré le motif de cette interprétation que les auteurs laissaient dans l’ombre. L’interprétation empêche l’objet perçu de troubler le sommeil et l’utilise pour l’accomplissement du désir. – L’état d’excitation subjectif des organes sensoriels pendant le sommeil, qui semble démontré par Trumbull Ladd, ne nous apparaît sans doute pas comme une source de rêves, mais nous l’expliquons comme une reviviscence « régrédiente » des souvenirs qui agissent derrière le rêve. – Les sensations internes de l’ensemble de l’organisme, dont on fait volontiers la pierre angulaire des explications du rêve, jouent aussi un rôle dans notre conception, mais un rôle plus modeste. Les sensations de chute, de vol plané, d’inhibition sont à nos yeux des éléments toujours disponibles, dont l’élaboration du rêve se sert pour représenter ses pensées chaque fois qu’il est nécessaire.

Il nous paraît exact de dire que le processus du rêve est brusque, instantané, si l’on songe seulement à la perception par la conscience d’un contenu de rêve déjà formé ; mais pour ce qui est de sa formation, il est vraisemblable qu’elle suit un développement lent et hésitant. L’énigme du contenu du rêve, touffu et comprimé dans le moment le plus bref, nous a semblé pouvoir s’expliquer comme la brusque appréhension d’une production psychique longtemps préparée et achevée. – Le fait que le rêve est déformé et mutilé par le souvenir nous a paru vrai mais ne nous a pas gêné : c’est la dernière partie, et celle-ci est manifeste, d’un travail de déformation qui agit depuis le début de la formation du rêve. – La question de savoir si, pendant la nuit, la vie psychique sommeille ou garde tout son pouvoir a suscité un vif débat et qui paraissait ne pouvoir aboutir à une conciliation. Nous avons donné raison aux deux partis sans en approuver entièrement aucun. L’analyse des pensées du rêve nous a révélé une activité intellectuelle très compliquée disposant de presque toutes les ressources de l’appareil psychique, mais il paraît incontestable que ces pensées du rêve sont nées pendant le jour, et il est indispensable d’admettre un état de sommeil de la vie psychique. Ainsi la théorie du sommeil partiel elle-même peut être considérée comme fondée ; mais la caractéristique du sommeil ne nous paraît pas être la rupture de la cohésion psychique, c’est bien plutôt l’orientation vers le désir de dormir du système psychique dominant pendant le jour. – Le fait que pour dormir nous nous détournons du monde extérieur garde son importance dans notre conception ; il facilite la régression de la représentation, dans le rêve, bien qu’il n’en soit pas l’unique facteur. – L’abandon de la direction volontaire du cours de nos représentations est incontestable, mais la vie psychique n’en reste pas moins orientée, car nous avons vu comment, dans ce cas, des représentations-but involontaires remplaçaient les représentations voulues. – L’existence d’associations d’idées plus lâches dans le rêve nous a paru certaine, leur domaine nous a semblé même bien plus vaste qu’on ne l’a cru jusqu’ici ; mais nous avons trouvé qu’elles ne faisaient qu’en remplacer d’autres, précises et sensées. – Le rêve est certainement absurde et nous en convenons ; mais nous avons vu par des exemples à quel point un rêve d’apparence absurde peut être sensé.

Toutes les fonctions que l’on accorde au rêve nous paraissent bien fondées. Le rêve sert à l’esprit de soupape de sécurité ; la représentation de faits nuisibles par le rêve leur enlève, selon l’expression de Robert, toute nocivité. Non seulement ces affirmations s’accordent avec notre théorie du double accomplissement de désirs, mais nous les formulons de façon plus claire que Robert. – Le jeu libre des facultés psychiques se retrouve chez nous dans la façon dont le préconscient laisse faire le rêve. – « Le retour de la vie psychique à l’état embryonnaire dans le rêve » et la définition de Havelock Ellis : « an archaic world of vast émotions and imperfect thoughts », nous paraissent être d’heureuses anticipations de notre théorie qui voit agir dans la formation du rêve des modes de pensée primitifs, réprimés pendant le jour. – Nous avons fait nôtre la remarque de J. Sully selon laquelle « le rêve fait revivre nos personnalités successives, nos anciennes façons d’envisager les choses, les impulsions et réactions qui nous ont dominé jadis ». – Chez nous comme chez Delage, le réprimé est le ressort du rêve.

Nous sommes d’accord avec Scherner quant au rôle qu’il attribue à l’imagination dans le rêve et quant à ses interprétations ; mais nous souhaiterions qu’il leur assignât une autre place. Ce n’est pas le rêve qui crée l’imagination, c’est l’activité imaginative inconsciente qui joue, dans la formation des pensées du rêve, un rôle considérable. Nous devons à Scherner d’avoir indiqué les sources des pensées du rêve, mais presque tout ce qu’il attribue au travail du rêve doit être mis au compte de l’activité inconsciente pendant le jour : c’est elle qui suscite le rêve, aussi bien que les symptômes névropathiques. Nous avons dû séparer le « travail du rêve » de cette activité : il est bien différent et beaucoup plus cohérent.

Enfin, loin de nier les relations du rêve et des troubles mentaux, nous les avons solidement établies sur un nouveau terrain.

Ainsi les résultats les plus divers et les plus contradictoires des études faites jusqu’à présent se trouvent maintenus par ce que notre théorie du rêve a de nouveau comme par une unité supérieure. Nous les avons insérés dans notre construction. Beaucoup d’entre eux ont été employés autrement que leurs auteurs n’auraient pu le penser, bien peu ont été rejetés complètement. Mais notre édifice reste encore inachevé. Sans parler des multiples obstacles auxquels nous nous sommes heurté en pénétrant dans la partie obscure de la psychologie, nous avons une nouvelle contradiction à résoudre. D’une part les pensées du rêve nous ont paru être le résultat d’un travail psychique parfaitement normal ; mais de l’autre nous avons trouvé parmi ces pensées et jusque dans le contenu du rêve une série de processus tout à fait anormaux que nous retrouvons ensuite dans l’interprétation du rêve. Ce que nous avons appelé « travail du rêve » paraît à tel point éloigné de tous les processus psychiques ordinaires connus que nous devrions accepter les plus sévères jugements portés par les auteurs sur les médiocres résultats que le rêve produit.

Essayons, pour nous tirer de cette situation, de serrer la question de plus près. Examinons l’une des constellations qui conduisent à la formation du rêve.

Nous avons appris que le rêve remplace un certain nombre de pensées issues de la vie de la veille et assemblées d’une façon parfaitement logique. Nous ne pouvons donc contester que ces pensées viennent de notre vie psychique normale. Nous retrouvons dans les pensées du rêve toutes les qualités que nous apprécions dans nos pensées de la veille et qui en font des créations complexes élevées et de haute valeur. Mais rien ne nous oblige à admettre que ce travail psychique a été fait pendant le sommeil – ce qui brouillerait singulièrement la conception de l’activité mentale pendant le sommeil qui a été la nôtre jusqu’ici. Ces pensées peuvent fort bien provenir de la veille, s’être développées sans que notre conscience les remarque, et avoir été toutes prêtes lors de l’endormissement. Tout ce que ces faits pourraient nous apprendre, c’est que les activités de pensée les plus compliquées peuvent se produire sans que la conscience y prenne part ; nous le savions suffisamment par la psychanalyse des hystériques ou des obsédés. Prises en elles-mêmes, ces pensées de rêve ne sont certainement pas incapables de parvenir à la conscience ; si nous les ignorons pendant le jour, cela peut avoir divers motifs. Le fait de devenir conscient dépend de l’orientation d’une certaine fonction psychique, l’attention, qui, semble-t-il, ne peut être dispensée qu’en certaines quantités et qui peut être détournée des pensées en question par d’autres buts. Il se peut que ces pensées échappent à la conscience pour une autre raison encore. Notre réflexion consciente nous montre que notre attention suit une voie déterminée. Si nous rencontrons sur notre route une représentation qui ne résiste pas à la critique, nous brisons là, nous laissons tomber l’investissement d’attention. Or il semble bien que les pensées abandonnées puissent suivre leur cours sans que l’attention se reporte sur elles ; elles ne la forcent que lorsqu’elles atteignent une intensité particulièrement élevée. Ainsi, du fait que notre jugement a repoussé peut-être consciemment des pensées parce qu’elles lui paraissaient inexactes ou inutilisables pour un but immédiat peut résulter un processus ignoré par la conscience et qui se continuera jusqu’au sommeil.

Disons que nous appelons ce processus préconscient, et que nous le considérons comme tout à fait normal ; il peut avoir été abandonné, aussi bien qu’interrompu, réprimé. Essayons aussi de donner une idée claire du cours des représentations. Nous croyons qu’une certaine quantité d’excitation, que nous appelons « énergie d’investissement », part d’une représentation-but et suit les voies associatives que celle-ci a choisies. Un courant de pensées « négligé » est celui qui n’a pas reçu cet investissement ; celui qui est « réprimé » ou « repoussé » a vu cet investissement lui être retiré ; tous deux sont abandonnés à leurs propres excitations. La chaîne de pensées investie d’un but peut, dans certaines conditions, attirer sur lui l’attention de la conscience et recevoir ainsi un « surinvestissement ». Nous dirons plus loin nos hypothèses au sujet de la nature et de l’activité de la conscience.

Un courant de pensée ainsi suscité dans le préconscient peut s’éteindre de lui-même ou se maintenir. Dans le premier cas, il semble que son énergie se diffuse dans toutes les directions associatives qui en partent et que cette énergie place toute la chaîne de pensées dans un état d’excitation qui persiste d’abord un moment, puis s’éteint, tandis que l’excitation qui cherche à se décharger se transforme en investissement quiescent. Dans ce cas le processus n’a plus d’intérêt pour la formation du rêve. Mais d’autres représentations-but sont aux aguets dans notre préconscient, elles jaillissent de nos désirs inconscients toujours actifs. Elles peuvent s’emparer de l’excitation liée à la sphère de pensées laissée à elle-même, elles feront la liaison entre elle et un désir inconscient, transféreront sur elle l’énergie propre à ce désir, et dès lors le cours de pensées délaissé ou réprimé pourra se maintenir, bien que ce renforcement ne lui ouvre nullement le droit d’accès à la conscience. Nous pouvons dire que des pensées jusque-là préconscientes ont été attirées dans l’inconscient.

Il peut y avoir d’autres constellations préliminaires à la formation du rêve. Le courant de pensée préconscient peut être déjà en relation avec le désir inconscient et avoir été rejeté, à cause de cela, par l’investissement de but qui domine ; ou bien un désir inconscient jailli d’autres sources (somatiques, par exemple), et à la rencontre duquel rien ne venait, a cherché à se transférer sur des résidus psychiques préconscients qui n’avaient pas encore reçu d’investissement. Ces trois cas aboutissent finalement au même résultat ; il naît dans le préconscient une pensée qui, n’ayant pas reçu d’investissement du préconscient, a été investie par les désirs inconscients.

À partir de là, le courant de pensées subit une série de transformations, qui ne sont plus des processus psychiques normaux et dont le résultat surprenant est une formation psychopathologique.

1° Les intensités des diverses représentations paraissent capables de s’écouler en bloc et elles vont d’une représentation à l’autre, si bien qu’il se forme des représentations pourvues de grandes intensités. Comme ce processus peut se renouveler plusieurs fois, l’intensité de toute une suite de pensées peut finalement s’accumuler sur un seul élément représentatif. C’est là la compression ou condensation, que nous avons rencontrée dans le travail du rêve. Elle est la principale responsable de l’impression d’étrangeté que le rêve produit ; nous ne connaissons, en effet, rien d’analogue dans la vie psychique normale accessible à la conscience. Nous connaissons sans doute des représentations qui sont le nœud ou le résultat final de longues chaînes de pensées et ont, comme telles, une grande importance psychique, mais cette valeur ne se manifeste par aucun caractère sensible, accessible à la perception interne ; ce qu’elles représentent ne devient pas pour cela plus intense. Dans le processus de condensation, toute la cohésion psychique est transposée en intensité du contenu représentatif. C’est comme lorsque je mets en italique ou en caractères gras un mot qui me paraît particulièrement important pour la compréhension d’un texte. En parlant, je prononcerais ce même mot plus haut et plus lentement que les autres, j’insisterais. La première comparaison rappelle aussitôt un exemple emprunté au travail du rêve (triméthylamine dans le rêve de l’injection faite à Irma). Les historiens de l’art nous font remarquer que les sculpteurs primitifs avaient un principe analogue : ils exprimaient le rang des personnages par leur taille. Le roi était figuré deux ou trois fois plus grand que les gens de sa suite ou que les ennemis vaincus. Un bas-relief romain emploiera dans le même but des moyens plus choisis. L’imperator sera placé au centre, dressé de toute sa hauteur, on soignera particulièrement cette figure, on mettra l’ennemi à ses pieds ; mais on ne le représentera plus comme un géant parmi des nains. On pourrait dire que de nos jours encore le salut qui incline l’inférieur devant son supérieur rappelle cet antique procédé de figuration.

La direction dans laquelle se poursuit la condensation du rêve est prescrite d’une part par les relations ordinaires préconscientes des pensées de rêve, d’autre part par l’attraction des souvenirs visuels de l’inconscient. Le résultat du travail de condensation est d’obtenir les intensités nécessaires pour faire irruption dans le système perceptif.

2° Grâce au libre transfert des intensités et en vue de la condensation, il se forme des représentations intermédiaires, des compromis en quelque sorte (voir les exemples, très nombreux). C’est là encore quelque chose de tout à fait étranger au cours normal des représentations qui vise avant tout à choisir et à maintenir les éléments de représentations adéquats. On trouve fréquemment ces formes mixtes, ces compromis lorsqu’on cherche à exprimer verbalement des pensées préconscientes : ainsi les lapsus.

3° Les représentations qui transfèrent leurs intensités l’une sur l’autre sont dans les relations les plus lâches et elles sont unies par des associations que notre pensée méprise et qu’elle n’emploie que dans les jeux de mots. Ainsi, des associations par homophonie et par assonance sont considérées comme l’équivalent des autres.

4° Des pensées contradictoires non seulement ne tendent pas à se détruire, mais encore se juxtaposent et souvent se condensent, comme s’il n’y avait entre elles aucune contradiction, ou forment des compromis que nous n’admettrions jamais dans notre pensée normale, mais que notre action approuve souvent.

Voilà quelques-uns des processus anormaux les plus frappants que connaissent, au cours du travail du rêve, les pensées du rêve, rationnelles à l’origine. Leur caractère essentiel est de viser avant tout à rendre l’énergie d’investissement mobile et susceptible de se décharger ; le contenu et la signification propre des éléments psychiques auxquels ces investissements s’attachent sont secondaires. On pourrait penser que la condensation et la formation de compromis n’ont lieu qu’en vue de la régression, quand il s’agit de transformer des pensées en images. Mais l’analyse et, plus nettement encore, la synthèse de rêves qui ne présentent pas de régression en images A)(par exemple, le rêve : « Autodidasker » la conversation avec le Pr N…) montrent l’existence des mêmes procédés de déplacement et de condensation.

Il faut donc admettre que deux processus psychiques essentiellement différents participent à la formation du rêve. L’un crée des pensées de rêve semblables en tout point à celles de la veille, l’autre en dispose d’une façon étrange et tout à fait anormale. C’est ce dernier processus, le travail du rêve au sens strict, que nous avons étudié séparément dans le chapitre VI. D’où le ferons-nous dériver maintenant ?

Nous ne saurions que répondre si nous n’avions pas quelque peu pénétré dans la psychologie des névroses et particulièrement de l’hystérie. Nous avons vu que ces mêmes processus psychiques incorrects – et d’autres encore, d’ailleurs – dominent la production des symptômes hystériques. L’hystérie nous présente, elle aussi, une série de pensées correctes et tout aussi valables que les pensées conscientes, mais nous ne savons rien de leur existence sous cette forme : nous ne les reconstruisons qu’après coup. Quand elles ont pénétré de force dans la perception par un moyen quelconque, l’analyse d’un symptôme hystérique nous montre que ces pensées normales ont été traitées d’une manière anormale et qu’elles sont parvenues dans le symptôme par condensation et par formation de compromis, grâce à des associations superficielles, sans égard aux contradictions, éventuellement par régression. L’identité totale que nous constatons entre les particularités du travail du rêve et l’activité psychique qui apparaît dans les psychonévroses nous autorise à transférer aux rêves les conclusions auxquelles nous avons été amené en étudiant l’hystérie.

Nous empruntons à la théorie de l’hystérie le principe suivant : cette élaboration psychique anormale d’une pensée normale ne peut avoir lieu que lorsque a été transféré, sur cette pensée normale, un désir inconscient d’origine infantile et qui se trouve refoulé. C’est à cause de ce principe que nous avons construit la théorie du rêve sur l’hypothèse que le désir formateur du rêve provenait toujours de l’inconscient. Ainsi que nous l’avons dit, on ne peut toujours le démontrer, mais on ne peut non plus prouver le contraire. Mais, pour définir exactement ce refoulement dont nous avons si souvent parlé, il faut que nous revenions à notre édifice psychologique.

Nous avons adopté la fiction d’un appareil psychique primitif, dont le travail est caractérisé par la tendance à éviter une accumulation d’excitations et à se mettre le plus possible à l’abri de l’excitation. Il était construit sur le plan d’un appareil réflexe : la motilité, voie première des changements internes du corps, était sa voie de décharge. Nous avons ensuite indiqué les conséquences psychiques de la satisfaction et nous aurions pu introduire ici notre seconde hypothèse : l’accumulation de l’excitation, selon certaines modalités, dont nous n’avons pas à parler ici, est éprouvée comme déplaisir, et elle provoque l’activité de l’appareil en vue de répéter l’expérience de satisfaction qui impliquait une diminution de l’excitation et était ressentie comme plaisir. Nous avons appelé désir ce courant de l’appareil psychique qui va du déplaisir au plaisir ; nous avons dit que seul un désir pouvait mettre l’appareil en mouvement et que le cours de l’excitation y était automatiquement réglé par la perception du plaisir et du déplaisir. Désirer a dû être d’abord un investissement hallucinatoire du souvenir de la satisfaction. Mais cette hallucination, si on ne voulait pas la maintenir jusqu’à l’épuisement, se révélait incapable de faire cesser le besoin, d’amener l’agréable lié à la satisfaction.

Ainsi une seconde activité – l’activité d’un second système, pour parler notre langage – était devenue nécessaire. Elle devait interdire à l’investissement mnésique d’atteindre la perception et de ficeler alors les forces psychiques ; mais plutôt faire prendre à l’excitation née du besoin un chemin détourné qui finalement, par la motilité volontaire, altère le monde externe, si bien qu’apparaisse la perception réelle de l’objet de satisfaction. Voilà jusqu’où nous avons déjà conduit notre schéma de l’appareil psychique ; les deux systèmes sont le germe de ce que nous nommerons, dans l’appareil achevé, l’inconscient et le préconscient.

Pour que la motilité puisse transformer utilement le monde extérieur, il faut que le système mnésique ait accumulé un grand nombre d’expériences et que les relations qui peuvent exister entre les diverses représentations-but que nous nous rappelons soient fixées de multiples manières. Revenons à nos hypothèses. L’activité du second système, qui tâtonne, fluctue, fait des investissements en tous sens puis les retire, doit, d’une part, disposer librement de tout le matériel mnésique ; mais, d’autre part, il serait tout à fait superflu de diriger, sur les diverses voies de la pensée, de grandes masses d’investissements, qui s’écouleraient sans utilité et diminueraient par là la quantité nécessaire à la transformation du monde extérieur. Je suppose donc, pour des motifs de finalité, que le second système parvient à réserver la plus grande partie de ses investissements d’énergie et à n’en employer que peu en vue du déplacement. J’ignore ce que peut être le mécanisme de ce processus ; si quelqu’un s’y intéressait, il faudrait qu’il recourût à des analogies physiques et qu’il essayât de se représenter les processus moteurs qui accompagnent l’excitation des neurones. Je m’en tiens à l’idée que l’activité du premier système Ψ tend à faire écouler librement les quantités d’excitation, et que le second système, au moyen des investissements qui émanent de lui, inhibe cet écoulement et en fait un investissement tranquille, probablement en élevant son potentiel. J’admets donc que l’écoulement de l’excitation se trouve dans des conditions mécaniques toutes différentes selon que c’est le second système qui domine ou le premier. Quand le second système a achevé son travail exploratoire, il relâche inhibitions et digues et laisse les excitations s’écouler vers la motilité.

Il est intéressant d’examiner les rapports entre cette inhibition par le second système et la régularisation par le principe du déplaisir. Prenons la contrepartie de l’expérience primaire de satisfaction : l’expérience externe d’effroi. Un stimulus perceptif agit sur l’appareil primitif et ce stimulus est la source d’une excitation douloureuse. Il en résultera des manifestations motrices désordonnées qui dureront jusqu’à ce que l’une d’entre elles arrache l’appareil à la perception et en même temps à la douleur ; cette manifestation motrice se répétera (sous forme de mouvements de fuite, par exemple) chaque fois que la perception apparaîtra à nouveau. Mais il ne subsistera cette fois aucune tendance à réinvestir la perception de la source de douleur, d’une manière hallucinatoire ou non. Au contraire, l’appareil primaire conservera une tendance à abandonner cette image mnésique, pénible, chaque fois et dès qu’elle sera éveillée, parce que le débordement de son excitation sur la perception provoquerait du déplaisir (ou plus exactement parce qu’il commence déjà à en provoquer). Cet évitement (Abwendung) du souvenir, répétition de la fuite initiale devant la perception, est facilité par le fait que le souvenir ne possède pas, comme la perception, la somme de qualités nécessaire pour exciter la conscience et attirer par là un nouvel investissement. La fuite devant le souvenir de la douleur, qui apparaît régulièrement et sans nul effort, nous présente le modèle et le premier exemple du refoulement psychique. Chacun sait combien même l’adulte normal excelle à éviter tout ce qui est pénible, à pratiquer la politique de l’autruche.

En vertu du principe du déplaisir, le premier système Ψ est donc incapable d’introduire dans le cours de ses pensées un élément pénible. Il ne peut que désirer. S’il en restait là, le travail de pensée du second système serait entravé : il faut en effet que celui-ci puisse disposer de tous les souvenirs laissés par l’expérience. Deux voies s’ouvrent dès lors : ou bien le travail du second système se libère complètement du principe du déplaisir et poursuit sa route sans se préoccuper du déplaisir contenu dans les souvenirs, ou bien il trouve moyen d’investir ces souvenirs du déplaisir d’une manière telle qu’il évite le dégagement du déplaisir. Nous pouvons écarter la première possibilité : nous savons en effet que le principe du déplaisir règle aussi le cours des excitations du second système ; nous sommes donc ramené à la seconde, selon laquelle le second système investit le souvenir de telle sorte qu’il en inhibe l’écoulement, donc aussi l’écoulement, comparable à une innervation motrice, du développement du déplaisir. Nous sommes ainsi conduit, en partant de deux principes différents, à l’hypothèse selon laquelle l’investissement par le second système implique en même temps une inhibition de l’écoulement de l’excitation ; ces deux principes de départ sont le principe du déplaisir et le principe de la plus petite dépense possible d’innervation. Maintenons solidement – c’est la clef de la théorie du refoulement – que le second système ne peut investir une représentation que lorsqu’il est capable d’inhiber le développement du déplaisir qui peut en venir. Ce qui pourrait échapper à cette inhibition resterait inaccessible pour le second système aussi et serait bientôt abandonné par suite du principe du déplaisir. L’inhibition du déplaisir n’a pas besoin d’être complète ; un début de déplaisir est nécessaire pour montrer au second système la nature du souvenir et son inaptitude éventuelle au but que poursuit la pensée.

J’appellerai processus primaire celui qu’admet le premier système seul, processus secondaire celui qui se produit sous l’influence inhibitrice du second. Je peux montrer sur un autre point encore dans quel but le second système doit corriger le processus primaire. Le processus primaire s’efforce de faire se décharger l’excitation pour établir, grâce aux quantités d’excitation ainsi rassemblées, une identité de perception ; le processus secondaire a abandonné cette intention et l’a remplacée par une autre : atteindre une identité de pensée. La pensée n’est qu’un chemin détourné, qui va du souvenir de la satisfaction, pris comme représentation-but, à l’investissement identique de ce même souvenir, investissement qui sera atteint par le moyen de l’expérience motrice. La pensée doit s’intéresser aux voies de communication entre les représentations sans se laisser détourner par leur intensité. Mais il est clair que les condensations de représentations, les formations intermédiaires et de compromis empêchent d’atteindre cette identité visée. Le remplacement d’une représentation par une autre entraîne un changement de direction. C’est pourquoi la pensée secondaire évite soigneusement ces sortes de processus. D’autre part, on voit aisément que le principe du déplaisir, qui par ailleurs offre à la pensée des points d’appui importants, la gêne dans sa poursuite de l’identité. La tendance de la pensée doit donc être de s’affranchir toujours davantage de la régularisation exclusive par le principe du déplaisir et de réduire le développement des affects à un minimum, utilisable comme signal. Cet affinement doit être obtenu par un nouveau surinvestissement, œuvre de la conscience. Mais nous savons qu’il est bien rarement atteint, même dans la vie psychique la plus normale, et que notre pensée risque toujours d’être faussée par l’interférence du principe du déplaisir.

Mais ce n’est pas cette lacune de l’efficience fonctionnelle de notre appareil psychique qui permet aux pensées produites par notre travail secondaire d’être happées par le processus psychique primaire : formule qui résume le travail qui mène aux rêves et aux symptômes hystériques. L’insuffisance provient de la rencontre de deux facteurs de notre évolution dont l’un est le propre de l’appareil psychique et a exercé une influence dominante sur le rapport des deux systèmes, dont l’autre agit de façon variable et introduit dans la vie mentale des forces pulsionnelles d’origine organique. Tous deux proviennent de notre enfance et témoignent des transformations que notre organisme, tant psychique que somatique, a éprouvées à cette époque.

En appelant l’un des processus psychiques se déroulant dans l’appareil mental « primaire », je ne songeais pas seulement à sa place et à son efficacité, mais aux rapports dans le temps. Sans doute, nous ne connaissons pas d’appareil psychique qui ne présente que des processus primaires, et à ce point de vue c’est une fiction théorique. Mais il est de fait que les processus primaires sont donnés dès le début, alors que les processus secondaires se forment peu à peu au cours de la vie, entravent les processus primaires, les recouvrent et n’établissent peut-être sur eux leur entière domination qu’à notre maturité. Cette apparition tardive des processus secondaires fait que le fond même de notre être, constitué par des impulsions de désirs de l’inconscient, reste à l’abri des atteintes et des inhibitions du préconscient, dont le rôle est restreint une fois pour toutes à indiquer aux impulsions de désirs venus de l’inconscient les voies qui les mèneront le mieux à leur but. Ces désirs inconscients seront, pour tous nos efforts psychiques ultérieurs, une contrainte que ceux-ci devront accepter et qu’ils pourront tout au plus tenter de détourner et d’élever avec eux vers des buts plus nobles. C’est aussi à ce retard qu’est dû le fait qu’une partie de notre matériel mnésique demeure inaccessible à l’investissement préconscient.

Parmi ces désirs d’origine infantile que l’on ne saurait détruire ni inhiber, il en est aussi dont la réalisation serait contraire aux représentations-but de la pensée secondaire. L’accomplissement de ces désirs provoquerait un sentiment non de plaisir mais de déplaisir, et c’est précisément cette transformation d’affects qui est l’essence de ce que nous avons appelé « refoulement ». De quelles manières et sous l’influence de quelles forces pulsionnelles cette transformation peut-elle se produire ? C’est là le problème du refoulement, qu’il nous suffit d’indiquer ici. Maintenons que cette transformation affective se produit au cours du développement (que l’on songe à l’apparition du dégoût, qui, primitivement, n’existe pas chez l’enfant) et qu’elle est liée à l’activité du système secondaire. Les souvenirs à partir desquels le désir inconscient produit ce déclenchement des affects n’ont jamais été accessibles au préconscient qui, pour cette raison, ne peut inhiber ce déclenchement. C’est aussi à cause de ce développement affectif que ces représentations ne sont pas accessibles même aux pensées préconscientes, auxquelles elles ont transféré leur force de désir. Le principe du déplaisir fait, de plus, que le préconscient se détourne de ces pensées de transfert. Celles-ci sont laissées à elles-mêmes, « refoulées », et c’est ainsi que l’existence d’un fond de souvenirs infantile, soustraits dès le début à la surveillance du préconscient, est la première condition du refoulement.

Dans les cas les plus favorables, le développement du déplaisir prend fin avec le retrait de l’investissement des pensées de transfert, dans le préconscient ; on voit par là quelle est l’utilité du déplaisir. Mais il en va autrement quand le désir inconscient refoulé est renforcé organiquement et prête cette force nouvelle à ses pensées de transfert, de sorte qu’elles peuvent essayer de pénétrer de force, lors même qu’elles ont été abandonnées par l’investissement du préconscient. Il y a alors renforcement de l’opposition du préconscient aux pensées refoulées (contre-investissement), puis compromis, passage des pensées de transfert (chargées du désir inconscient) sous une forme intermédiaire et création du symptôme. Mais, à partir du moment où les pensées refoulées (fortement investies par le désir inconscient) sont abandonnées par l’investissement préconscient, elles succombent au processus primaire et ne peuvent dès lors se résoudre qu’en décharge motrice ou en reviviscence hallucinatoire de l’identité de perception désirée. Nous avons déjà trouvé empiriquement que les processus irrationnels que nous avons décrits ne se manifestent qu’avec les pensées refoulées. Nous voyons maintenant qu’il s’agit de processus primaires ; ils apparaissent chaque fois que des représentations, abandonnées par l’investissement préconscient et laissées à elles-mêmes, se chargent de l’énergie de l’inconscient, libre et qui cherche à s’écouler. Quelques autres observations nous permettent d’affirmer que ces processus dits anormaux ne sont pas des déviations, des fautes de pensée, mais les modes de travail de l’appareil psychique lorsqu’il est libéré de toute inhibition. Nous voyons que le transport de l’excitation préconsciente sur la motilité se produit selon les mêmes modes, et que la liaison des mots avec des représentations préconscientes donne facilement lieu aux mêmes déplacements et confusions, attribués jusqu’à présent à l’inattention. On pourrait montrer quel surcroît de travail exige l’inhibition de ces modes primaires en signalant que nous obtenons un effet comique, un excédent qui se décharge en rire, lorsque nous les laissons pénétrer dans la conscience.

La théorie des psychonévroses affirme avec une certitude entière que seules les impulsions de désir sexuelles infantiles qui ont été refoulées (donc dont l’affect a été transformé) au cours du développement de l’enfant ont pu se renouveler au cours du développement ultérieur – soit par suite d’une constitution sexuelle qui s’est dégagée de la bisexualité primitive, soit par suite d’influences sexuelles défavorables –, elles peuvent donc être les forces pulsionnelles des symptômes névropathiques. Seule l’introduction de ces forces sexuelles peut combler les lacunes qui subsistent encore dans la théorie du refoulement. Je laisse là la question de savoir si les notions de sexuel et d’infantile sont indispensables également à la théorie du rêve. En admettant que le désir du rêve jaillit toujours de l’inconscient, je suis déjà allé un peu au-delà de ce que je pouvais prouver290. Je ne rechercherai pas non plus quelle est exactement la différence entre le jeu des forces psychiques dans la formation du rêve et dans celle de la névrose, l’un des termes de la comparaison nous est trop peu connu pour cela. Mais j’insiste sur un autre point important et j’avoue tout de suite que c’est pour cela que j’ai entrepris de donner toutes ces explications sur les deux systèmes psychiques, leur mode de travail et le refoulement. Il importe peu de savoir si je suis arrivé à une approximation exacte des faits psychologiques en question, ou si, comme il est possible en des matières aussi difficiles, j’ai dit des choses fausses et incomplètes. Ce qu’il faut retenir, c’est le point suivant. De quelque manière que l’on interprète la censure psychique et l’élaboration normale aussi bien que l’élaboration anormale du contenu du rêve, il est certain que ces processus agissent au cours de la formation du rêve, et que, pour l’essentiel, ils manifestent la plus grande analogie avec ceux qui se produisent dans la formation des symptômes hystériques. Or le rêve n’est pas un phénomène pathologique, il ne suppose aucun trouble de l’équilibre mental, il ne laisse après lui aucun affaiblissement intellectuel. Négligeons l’objection que de mes rêves et de ceux de mes malades on ne peut rien conclure pour les rêves d’individus sains. Si nous concluons du phénomène aux forces pulsionnelles qui le provoquent, nous reconnaîtrons que le mécanisme psychique de la névrose n’est pas lié à l’invasion d’un trouble morbide, mais était tout prêt dans la structure de notre vie psychique normale. Les deux systèmes psychiques, la censure qui les sépare, le fait qu’une activité en inhibe, en recouvre une autre, les rapports des deux avec la conscience – ou tout ce que pourra découvrir au lieu de cela une interprétation plus exacte –, tout cela appartient à la structure normale de notre appareil psychique, et le rêve est une des voies qui permettent de le connaître. Si nous voulons nous contenter d’un minimum de notions tout à fait certaines, nous dirons que le rêve montre que ce qui est réprimé persiste et subsiste chez l’homme normal aussi et reste capable de rendement psychique. Le rêve est une manifestation de ce matériel, il l’est théoriquement toujours, il l’est pratiquement dans un grand nombre de cas, et ceux-ci mettent précisément en pleine lumière son mécanisme propre. Tout ce qui est réprimé dans notre esprit, qui n’a pu, pendant la veille, réussir à s’exprimer, parce que ce qu’il y a de contradictoire en lui s’oppose, ce qui a été coupé de la perception interne, tout cela trouve pendant la nuit, alors que les compromis règnent, le moyen et le chemin pour pénétrer de force dans la conscience.

Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo

L’interprétation des rêves est la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient dans la vie psychique.

En analysant le rêve, nous pénétrons quelque peu la structure de cet instrument, le plus stupéfiant et le plus mystérieux de tous. Un peu seulement, il est vrai, mais c’est un commencement, et d’autres formations – pathologiques cette fois – nous permettront d’aller plus avant. Car la maladie – celle du moins qu’on nomme à bon droit fonctionnelle – ne suppose ni destruction de l’appareil, ni création de nouveaux clivages internes ; il faut l’interpréter d’une manière dynamique, comme un renforcement ou un affaiblissement des composantes d’un jeu de forces, dont les fonctions normales nous dissimulent beaucoup l’effet. On pourrait encore montrer comment le fait que l’appareil est composé de deux instances procure un affinement des activités normales elles-mêmes, qu’une seule instance ne permettrait pas291.

VI. L’inconscient et la conscience La réalité

Si l’on y regarde de plus près, ce que les chapitres précédents nous ont conduit à admettre, ce n’est pas l’existence de deux systèmes situés près de l’extrémité motrice de l’appareil, mais l’existence de deux processus ou de deux espèces d’écoulement de l’excitation. La différence nous importe peu, car nous devons être toujours prêts à abandonner nos représentations auxiliaires, quand nous croyons pouvoir les remplacer par d’autres, plus proches de la réalité inconnue. Essayons maintenant de redresser quelques notions qui risquent d’avoir été mal comprises, parce que, pour simplifier, nous présentions les deux systèmes comme deux régions à l’intérieur de l’appareil psychique. C’est là ce que traduisent les mots « refouler » et « pénétrer de force ». Lorsque nous disons qu’une pensée inconsciente s’efforce de se faire traduire en préconscient, pour pénétrer de force ensuite dans la conscience, nous n’entendons pas par là qu’il y a formation d’une seconde idée, située en un autre lieu, quelque chose comme une transcription, à côté de laquelle subsisterait le texte original. Nous n’entendons pas non plus que pénétrer dans la conscience implique un changement de lieu. Lorsque nous disons qu’une pensée préconsciente est refoulée et prise en charge par l’inconscient, nous risquons aussi de nous laisser entraîner par cette métaphore et d’imaginer qu’un certain ordre, détruit dans une région psychique, a été remplacé par un ordre nouveau, dans une autre région psychique. Laissons là ces images et disons, ce qui paraît plus près de la réalité, qu’une certaine énergie a été investie ou a été retirée à une organisation, de telle sorte que la formation psychique s’est trouvée contrôlée par une instance ou a été soustraite à son pouvoir. Ici, de nouveau nous remplaçons un mode de représentation topique par un mode de représentation dynamique ; ce n’est pas la formation psychique qui nous paraît changer, mais son innervation292.

Cependant je crois utile et possible de continuer à représenter les deux systèmes de cette manière concrète. Évitons seulement tout malentendu, en rappelant que les représentations, les pensées, les formations psychiques en général ne sauraient être localisées dans des éléments organiques du système nerveux, mais en quelque sorte entre eux, là où se trouvent des résistances ou des « frayages » qui leur correspondent. Tout ce qui peut devenir objet de perception interne est virtuel, un peu comme l’image produite par le passage des rayons dans une longue-vue. Nous pouvons comparer nos systèmes, qui ne sont point psychiques par eux-mêmes et que notre perception psychique ne saurait atteindre, aux lentilles qui projettent l’image. La censure entre les deux systèmes correspondrait à la réfraction lors du passage des rayons dans un nouveau milieu.

Nous avons fait jusqu’ici de la psychologie par nos propres moyens ; il est temps d’examiner les théories qui régissent la science psychologique à l’heure actuelle et de voir quels sont leurs rapports avec nos propres conceptions. Le problème de l’inconscient en psychologie est, selon les fortes paroles de Lipps293, moins un problème psychologique que le problème de la psychologie elle-même. Aussi longtemps que la psychologie s’est contentée d’y répondre que « psychique » et « conscient » étaient termes équivalents et que l’expression « processus psychique inconscient » était un visible non-sens, elle ne pouvait songer à utiliser les observations que le médecin peut faire sur les états psychiques anormaux. Pour que le médecin et le philosophe collaborent, il faut que tous deux reconnaissent dans les mots processus psychologiques inconscients « l’expression appropriée et justifiée d’un fait bien établi ». Le médecin ne peut que hausser les épaules quand on affirme que « le conscient est le caractère indispensable du psychique », et tout son respect pour les philosophes l’amènera seulement à admettre qu’ils ne parlent pas de la même chose et que leur science est entièrement différente. Car une seule observation compréhensive de la vie psychique d’un névropathe, une seule analyse de rêve doit le convaincre d’une manière absolue que les processus de pensée les plus compliqués et les plus parfaits peuvent se dérouler sans exciter la conscience du malade294. Sans doute, le médecin ne connaît ces processus inconscients que lorsqu’ils ont exercé sur la conscience une influence que le malade exprime ou que le médecin peut observer. Mais le caractère psychique de l’effet conscient peut être bien différent de celui du processus inconscient, si bien qu’il est impossible à la perception interne de considérer l’un comme remplaçant l’autre. Il faut que le médecin puisse toujours conclure de l’effet conscient au processus psychique inconscient. Il apprendra par là que l’effet conscient n’est qu’un résultat éloigné du processus inconscient, que ce dernier n’a pu, comme tel, devenir conscient ; il verra aussi qu’il a pu longtemps exister et agir sans se trahir à la conscience.

Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer la conscience. Il faut, comme l’a dit Lipps, voir dans l’inconscient le fond de toute vie psychique. L’inconscient est pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un cercle plus petit. Il ne peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient, tandis que l’inconscient peut se passer de stade conscient et avoir cependant une valeur psychique. L’inconscient est le psychique lui-même et son essentielle réalité. Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur.

La notion d’inconscient, en supprimant l’ancienne opposition de la vie consciente et de la vie du rêve, supprime du même coup une série de problèmes qui avaient préoccupé les anciens auteurs. On n’attribue plus au rêve, mais à la pensée inconsciente de veille, les activités dont le résultat étonnant apparaît pendant le rêve. Quand le rêve semble s’amuser, selon l’expression de Scherner, à représenter le corps de façon symbolique, nous savons que c’est là le résultat de fantasmes inconscients, qui correspondent probablement à des impulsions sexuelles et qui ne s’expriment pas seulement dans le rêve, mais encore dans des phobies hystériques et dans d’autres symptômes. Quand le rêve poursuit et achève les travaux de la veille et découvre des idées de quelque valeur, nous n’avons qu’à retirer le déguisement dû au rêve, qui est le résultat du travail du rêve et la marque de l’assistance de forces obscures venues du fond de l’âme (cf. le diable dans le rêve de la sonate de Tartini). Le travail intellectuel lui-même est l’œuvre des forces psychiques qui en accomplissent un semblable pendant le jour. Même dans les créations intellectuelles et artistiques, il semble que nous soyons portés à trop surestimer le caractère conscient. Les renseignements que nous ont laissés sur ce point des hommes d’une aussi grande fécondité intellectuelle que Goethe et Helmholtz montrent bien plutôt que ce qu’il y eut d’essentiel et de nouveau dans leur œuvre leur vint par une sorte d’inspiration subite, et presque complètement achevé. Il n’est pas étonnant que dans d’autres cas, alors que toutes les forces intellectuelles sont nécessaires pour résoudre une question, l’activité consciente collabore. Mais elle abuse beaucoup de son privilège en dissimulant toute autre activité partout où elle-même entre en jeu.

Il est à peu près inutile d’étudier à part l’importance historique des rêves. Qu’un capitaine du passé ait été déterminé par un rêve à quelque expédition audacieuse dont le succès a changé le cours de l’Histoire, il n’y a là de problème que pour ceux qui opposent le rêve, comme une puissance étrangère, à d’autres forces psychiques plus familières. La difficulté disparaît dès qu’on voit dans le rêve une forme d’expressions d’impulsions sur lesquelles, pendant le jour, pèse une résistance, mais qui, la nuit, puisent des forces à des sources d’excitation profondes295. Le respect des Anciens pour le rêve montre qu’ils pressentaient à bon droit l’importance de ce que l’âme humaine garde d’indompté et d’indestructible, le pouvoir démoniaque qui crée le désir du rêve et que nous retrouvons dans notre inconscient.

Je dis à dessein « dans notre inconscient », car ce que nous appelons ainsi n’est pas l’inconscient des philosophes et n’est pas non plus celui de Lipps. Les philosophes désignent sous ce nom l’opposé du conscient et discutent âprement pour et contre le bien-fondé de cette notion. Lipps apporte une théorie plus large : tout ce qui est psychique est d’abord inconscient, il en parvient une partie seulement à la conscience. Pour démontrer un pareil principe, nous n’aurions pas eu besoin d’évoquer les phénomènes du rêve et la formation de symptômes hystériques : l’observation de la vie normale de veille y suffisait. Ce que l’analyse des formations psychopathologiques et du rêve, premier membre de leur série, nous a appris, c’est que l’inconscient – le psychique – se révèle être une fonction de deux systèmes bien distincts et cela déjà dans la vie normale. Il y a donc deux sortes d’inconscients, que les psychologues n’avaient pas encore distinguées. Tous deux sont inconscients, au sens que donne à ce mot la psychologie. Pour nous, l’un des deux, celui que nous appelons inconscient, ne peut en aucun cas parvenir à la conscience, l’autre, que pour cette raison nous nommons préconscient, peut y parvenir après que ses excitations se sont conformées à certaines règles, peut-être seulement après le contrôle d’une nouvelle censure, mais cela sans avoir égard au système inconscient. Le fait que, pour parvenir à la conscience, les excitations doivent subir une marche déterminée, à travers une série d’instances que nous révèlent les changements imposés par la censure, nous a conduit à une comparaison spatiale. Nous avons décrit les relations des deux systèmes entre eux et avec la conscience, en disant que le préconscient joue le rôle d’un écran entre l’inconscient et la conscience. Le système préconscient ne fait pas qu’interdire l’accès de la conscience, il commande aussi l’accès à la motilité volontaire et dispose de la répartition d’une énergie d’investissement mobile dont une partie, l’attention, nous est familière296.

Écartons également la distinction de conscience supérieure et de conscience inférieure si fréquente dans les ouvrages récents sur les psychonévroses : elle paraît accentuer l’identité du psychique et du conscient.

Quel rôle garde donc, dans notre conception, la conscience jadis toute-puissante et qui recouvrait et cachait tous les autres phénomènes ? Elle n’est plus qu’un organe des sens qui permet de percevoir les qualités psychiques. Notre conception fondamentale considère la perception de la conscience comme l’activité propre d’un système déterminé. Nous nous représentons ce système avec des caractères mécaniques analogues à ceux du système perceptif, c’est-à-dire qu’il peut être excité par des qualités et qu’il ne peut conserver la trace des modifications. Il est donc sans mémoire. L’appareil psychique, qui est tourné vers le monde extérieur par les organes des sens de son système perceptif, est lui-même monde extérieur pour l’organe des sens de la conscience, qui trouve d’ailleurs dans ce rapport sa justification téléologique. Une fois de plus nous rencontrons ici le principe des instances successives, qui paraît régir la construction même de l’appareil. Les excitations affluent de deux côtés vers l’organe des sens de la conscience : elles proviennent d’une part du système perceptif, dont l’excitation déterminée par les qualités subit vraisemblablement un remaniement nouveau avant de devenir sensation consciente ; d’autre part de l’intérieur même de l’appareil, dont les processus quantitatifs sont ressentis qualitativement comme plaisir et déplaisir, après qu’ils ont subi certaines modifications.

Quelques philosophes se sont aperçus que des pensées parfaites et très cohérentes pouvaient être formées sans l’aide de la conscience. Ils se sont demandé dès lors quelle fonction attribuer à la conscience ; elle leur apparaissait comme un inutile reflet des phénomènes psychiques accomplis. L’analogie entre le système de la conscience tel que nous le concevons et le système perceptif nous épargne cet embarras. Nous voyons que la perception par nos organes des sens a pour conséquence de diriger un investissement d’attention vers les voies où se propage l’excitation sensorielle qui arrive ; l’excitation qualitative du système perceptif sert à régulariser le débit de la quantité mobile dans l’appareil psychique. Nous pouvons attribuer la même fonction à l’organe sensoriel supérieur du système de la conscience. En percevant de nouvelles qualités, il dirige et répartit utilement les quantités mobiles d’investissement. Par la perception du plaisir et du déplaisir, il influence le cours des investissements à l’intérieur de l’appareil psychique, ordinairement inconscient et qui travaille par déplacement de quantités. Il semble que le principe du déplaisir règle d’abord automatiquement ces déplacements, mais il se peut fort bien que la conscience fasse subir à ces qualités un second réglage plus fin. Celui-ci pourrait même s’opposer au premier et perfectionner l’appareil, en lui permettant, malgré sa disposition primitive, de soumettre à l’investissement et à l’élaboration même ce qui dégage du déplaisir. La psychologie des névroses nous montre que ce réglage par l’excitation qualitative des organes sensoriels joue un grand rôle dans l’activité de l’appareil. Ce réglage, lui-même automatique, fait cesser le contrôle automatique du principe primaire du déplaisir et la limitation de l’activité qui lui est inhérente. On constate que le refoulement, utile à l’origine, mais qui devient un renoncement dangereux à toute inhibition et tout contrôle psychique, s’applique plus aisément aux souvenirs qu’aux perceptions, parce que les souvenirs ne connaissent pas l’accroissement d’investissement fourni par l’excitation de l’organe des sens psychiques. Une pensée qu’il faudrait écarter ne parviendra certes pas à la conscience parce qu’elle est refoulée ; mais d’autres fois elle peut n’être refoulée que parce que, pour d’autres motifs, elle est soustraite à la perception de la conscience. La psychothérapie doit se guider d’après ces indications pour supprimer des refoulements.

Le surinvestissement produit par l’influence régulatrice de l’organe des sens de la conscience crée donc une nouvelle série qualitative, et par là un nouveau réglage, qui constitue peut-être un des privilèges de l’homme sur l’animal. Rien ne démontre mieux sa valeur, d’un point de vue téléologique. Les processus de pensée sont en eux-mêmes dépourvus de qualité ; le plaisir et le déplaisir qui les accompagnent sont, en effet, freinés, parce qu’ils pourraient troubler la pensée. Pour donner une qualité à ces processus, l’homme les associe à des souvenirs de mots dont les restes de qualité suffisent à appeler l’attention de la conscience et à obtenir par là un nouvel investissement mobile.

On ne peut saisir le problème de la conscience dans toute sa diversité que lorsqu’on a analysé les processus de pensée hystériques. On a alors l’impression que le passage du préconscient à l’investissement conscient dépend d’une censure analogue à la censure entre l’inconscient et le préconscient. Cette censure ne s’exerce elle aussi qu’à partir d’une certaine valeur quantitative, de sorte que les formations de pensée peu intenses lui échappent. On trouve rassemblés dans le cadre des psychonévroses tous les cas où il y a ou arrêt avant le seuil de la conscience ou pénétration de force dans celle-ci, moyennant certaines limitations. Ils montrent tous quelle dépendance intime et bilatérale il y a entre la conscience et la censure. Voici, pour conclure, deux cas de cette espèce.

Je suis appelé l’année dernière, en consultation auprès d’une fillette au regard intelligent et candide. Son aspect est bizarre. Tandis que les femmes soignent ordinairement les moindres détails de leur toilette, elle laisse pendre un de ses bas et deux boutons de son corsage sont défaits. Elle se plaint de douleurs dans une jambe et montre son mollet sans qu’on le lui demande. Mais sa plainte principale est, textuellement, la suivante. Elle a l’impression d’avoir dans le corps « quelque chose de caché » qui va et vient et la « secoue » tout entière. Souvent alors tout son corps se raidit. Mon collègue me jette un coup d’œil, il trouve cela très clair. Il nous paraît bizarre que la mère de la malade n’y comprenne rien ; elle a pourtant dû se trouver souvent dans la situation que son enfant décrit. La fillette n’imagine pas la portée de ce qu’elle dit, sinon elle ne le dirait pas. Ici la censure a été à tel point aveuglée qu’une rêverie ordinairement inconsciente a pu franchir le seuil de la conscience sous le déguisement ingénu d’une plainte.

Second exemple : On m’amène un jeune garçon de quatorze ans qui souffre de tics convulsifs, vomissements hystériques, migraines, etc. Pour commencer le traitement psychanalytique, je le prie de fermer les yeux et de me dire quelles images ou quelles idées lui viennent à l’esprit. Il répond par des images. La dernière impression qu’il a eue avant de venir me trouver reparaît sous une forme visuelle. Il avait joué aux dames avec son oncle, il voit l’échiquier. Il parle de la place des pions, plus ou moins favorable, des coups que l’on peut tenter. Puis il voit sur l’échiquier un poignard, qui appartient à son père. Puis une faucille, ensuite une faux. Il a l’image d’un vieux paysan qui fauche le gazon devant la maison paternelle, pourtant bien éloignée. Au bout de peu de jours j’avais compris le sens de cette accumulation d’images. Le garçon avait été impressionné par une vie de famille orageuse. Son père était un homme dur et coléreux, qui vivait en mauvais termes avec sa mère et ne connaissait d’autres moyens d’éducation que les menaces ; il y avait eu divorce et l’enfant s’était trouvé séparé d’une mère tendre et douce ; un beau jour le père s’était remarié et avait amené à la maison une jeune femme qui devait être la nouvelle maman. C’est aussitôt après que le garçon tomba malade. La fureur contre son père, qu’il s’efforce d’étouffer, rassemble les images précédentes qui contiennent des allusions fort claires. La mythologie en a fourni les éléments. La faucille est celle avec laquelle Zeus a émasculé son père, et le paysan est Kronos, le méchant vieillard qui mange ses enfants et dont Zeus tire une vengeance si peu filiale. Le mariage du père est une occasion de lui retourner les reproches et les menaces qu’il fit autrefois à l’enfant parce qu’il jouait avec ses organes génitaux (le jeu de dames, les coups défendus, le poignard meurtrier). Voilà les souvenirs longtemps refoulés et leurs dérivés inconscients qui se sont glissés dans la conscience sous forme d’images en apparence vides de sens.

Ainsi la valeur théorique des études sur le rêve réside pour moi dans la contribution qu’elles apportent à la connaissance psychologique des psychonévroses. Dès maintenant, le peu que nous savons nous permet d’exercer une influence favorable sur les formes guérissables des psychonévroses ; qui peut dire l’importance qu’aurait une connaissance profonde de la structure et du fonctionnement de l’appareil psychique ?

On m’a demandé quelle était la valeur pratique de ces études pour la connaissance de l’âme et la découverte des traits de caractère cachés. Les tendances inconscientes qui se révèlent dans nos rêves ne sont-elles pas les véritables puissances de notre vie psychique ? Les désirs réprimés qui créent les rêves et peuvent quelque jour créer d’autres activités ont-ils donc une médiocre importance morale ?

Ce n’est pas à moi de répondre à ces questions. Je n’ai pas examiné de près cet aspect du problème. Mais je pense que l’empereur romain qui fit exécuter un de ses sujets parce que celui-ci l’avait assassiné en rêve a eu tort. Il aurait dû se demander d’abord quelle était la signification de ce rêve. Ce n’était probablement pas celle qui apparaissait immédiatement. Et alors même qu’un rêve, d’autre apparence, aurait eu ce sens de lèse-majesté, il aurait dû songer que, selon Platon, l’homme de bien se contente de rêver ce que le méchant fait réellement. Le mieux est donc de ne point juger les rêves. Je ne peux dire dès maintenant s’il faut accorder une réalité aux désirs inconscients et de quelle sorte elle pourrait être. Il n’y en a certainement aucune dans les pensées de transition et de liaison. Une fois les désirs inconscients ramenés à leur expression dernière et la plus vraie, on peut dire que la réalité psychique est une forme d’existence particulière, qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle. Il semble donc injuste que les hommes se refusent à accepter la responsabilité de leurs rêves immoraux. Si l’on considère le fonctionnement de l’appareil psychique et les relations du conscient et de l’inconscient, tout ce que nos rêves et nos rêveries peuvent avoir de choquant disparaît presque complètement.

« Il faut rechercher dans la conscience ce que le rêve nous révèle de rapports avec le présent (réalité) et ne pas s’étonner d’y retrouver gros comme un infusoire le monstre que nous a révélé le verre grossissant de l’analyse. » (H. Sachs.)

Il suffit, le plus souvent, pour juger le caractère d’un homme autant que cela nous est pratiquement nécessaire, de considérer ses actions et les opinions qu’il manifeste consciemment. Ses actions surtout, car beaucoup d’impulsions parvenues à la conscience sont détruites par les forces réelles de la vie psychique avant d’aboutir à l’action. Souvent même elles n’ont pas rencontré sur leur route d’obstacles psychiques, parce que l’inconscient savait qu’elles n’aboutiraient pas. Il est bon en tout cas de savoir sur quel sol tourmenté se dressent fièrement nos vertus. Mobile et agitée en toutes directions, la complexité d’un caractère humain se résout très rarement par les solutions simples de notre morale périmée.

Le rêve, enfin, peut-il révéler l’avenir ?

Il n’en peut être question. Il faudrait dire bien plutôt : le rêve révèle le passé. Car c’est dans le passé qu’il a toutes ses racines.

Certes, l’antique croyance aux rêves prophétiques n’est pas fausse en tous points. Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du passé.