I.
Dans un cercle où l’on pensait que l’auteur de cet écrit, dans ses travaux, avait résolu les principales énigmes du rêve2, la curiosité s’éveilla un jour à propos des rêves qui ne furent jamais vraiment rêvés, mais attribués par les romanciers à leurs personnages imaginaires. L’idée de soumettre à un examen cette classe de rêves peut sembler surprenante et oiseuse ; envisagée sous un certain angle, elle n’a rien d’injustifié. Que le rêve soit susceptible d’un sens et d’une interprétation ne constitue pas une croyance généralement répandue. Les hommes de science, et, avec eux, la majorité des lettrés, sourient lorsqu’on leur propose d’interpréter un rêve ; seule la superstition populaire, qui renoue la tradition de l’antiquité, ne veut pas cesser de croire les rêves interprétables, et l’auteur de la Science des Rêves a osé prendre le parti de l’antiquité et de la superstition populaire contre l’ostracisme de la science positive. Il est toutefois loin de reconnaître au rêve la prescience de l’avenir ; or, lever le voile recouvrant l’avenir a été de tous temps le but, vainement poursuivi par tous les moyens, de l’aspiration des hommes. L’auteur ne pouvait cependant rompre les ponts entre le rêve et l’avenir, puisqu’une exégèse laborieuse lui avait montré le rêve comme étant la représentation d’un désir réalisé du dormeur ; or, on ne saurait nier que la majorité des désirs regarde vers l’avenir.
Je viens de dire : le rêve est un désir réalisé. Celui qui ne craint pas d’approfondir un ouvrage ardu, qui ne demande pas à un auteur de simplifier ou d’alléger un problème complexe en faveur de sa propre paresse et au détriment de la vérité et de l’exactitude, pourra puiser dans ma Science des Rêves d’amples preuves de cette proposition et les objections qu’il avait sûrement jusque-là contre l’assimilation du rêve à la réalisation des désirs tomberont.
Mais nous avons peut-être un peu anticipé. Il ne s’agit pas encore d’établir si le sens de tous les rêves est un désir réalisé ou bien si, tout aussi souvent, il ne serait pas une attente angoissée, un projet, un débat intérieur, etc. Demandons-nous plutôt d’abord si le rêve a un sens quelconque, si on peut lui accorder la valeur d’un processus psychique. La science répond : « Non » ; elle déclare que le rêve est un simple processus physiologique, derrière lequel il n’y a à rechercher ni sens, ni signification, ni intention. Des excitations somatiques ébranleraient, durant le sommeil, les cordes de l’instrument psychique et amèneraient à la conscience tantôt cette représentation-ci, tantôt celle-là, dépouillées de toute cohésion psychique. Les rêves ne seraient que des soubresauts, et non des mouvements expressifs de la vie psychique.
Dans ce débat relatif à l’estimation du rêve, les poètes et les romanciers semblent être du même côté que l’antiquité, la superstition populaire et l’auteur de la Science des Rêves. Lorsqu’ils font rêver les personnages engendrés par leur fantaisie, ils se conforment à l’expérience quotidienne, qui montre que la pensée et l’affectivité des hommes se poursuivent dans les rêves et ils ne cherchent rien d’autre qu’à figurer, par leurs rêves, les états d’âme de leurs héros. Mais les poètes et romanciers sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science. Que le poète ne s’est-il prononcé plus nettement encore en faveur de la nature, pleine de sens, des rêves ! Une critique plus sévère pourrait en effet objecter que les romanciers et les poètes n’ont pris parti ni pour ni contre la signification psychique du rêve ; ils se sont bornés à montrer comment l’âme endormie frémit aux émotions demeurées en elle actives, en tant que restes de la vie diurne.
Ces réserves n’atteindront en rien l’intérêt que nous portons à la façon dont les romanciers et poètes se sont servis du rêve. Même si cette recherche ne nous fournissait aucun élément nouveau concernant l’essence du rêve, elle nous apporterait peut-être, de ce point de vue, un petit aperçu sur la nature de la production poétique. Cependant, les rêves réels passent déjà pour ne connaître ni frein ni loi et alors que dire de la libre reproduction de ces rêves dans la fiction ! Mais la vie psychique a beaucoup moins de liberté et de caprice qu’on ne tendrait à le croire ; peut-être même n’en a-t-elle point du tout. Ce que, dans le monde extérieur, nous appelons hasard, finit par se résoudre, comme nous le savons, en des lois ; ce que, dans la vie psychique, nous nommons caprice, repose aussi sur des lois — que nous ne pressentons qu’obscurément encore. Regardons-y de plus près.
Deux voies s’ouvrent à nos investigations. La première consisterait à approfondir un cas particulier ; les rêves imaginés par un romancier dans l’une de ses œuvres, la seconde, à rassembler et à comparer tous les exemples qu’on trouverait dans les œuvres de différents poètes ou romanciers ayant usé du rêve. Cette seconde voie semble de beaucoup supérieure, peut-être même être la seule qu’il soit justifié de suivre, car elle nous évite d’emblée le dommage auquel nous expose la conception uniciste de l’art d’un romancier ou d’un poète. Ce point de vue unilatéral disparaît quand nos recherches s’étendent à un ensemble d’individualités poétiques, chacune différant de l’autre, mais devant se ranger parmi ces plus profonds connaisseurs de l’âme humaine que nous sommes accoutumés à honorer dans les poètes. Cependant, ces pages seront consacrées à une investigation du premier type. Dans ce cercle dont j’ai parlé, et d’où partit-l’impulsion à cette sorte de recherche, l’un des membres se rappela que, dans un roman lui ayant plu récemment, se trouvaient plusieurs rêves, dont plus d’un trait lui avait semblé, en quelque sorte, familier, et incitateur à essayer sur eux les méthodes de la Science des Rêves. Il avoua que la donnée et le décor du petit roman étaient, certes, pour une part prépondérante dans le plaisir que lui en procura la lecture, car l’action se passait à Pompéi et mettait en scène un jeune archéologue, dont l’intérêt s’était détourné de la vie réelle pour s’attacher aux débris du passé classique, et qui, par un étrange mais très régulier détour, est ramené à la vie réelle. Au cours de cette narration, si poétique, le lecteur sent vibrer en lui à l’unisson toutes sortes de cordes familières. Le roman en question est la petite nouvelle intitulée Gradiva, de Wilhelm Jensen, que l’auteur lui-même qualifie de Fantaisie pompéienne.
Et maintenant, il me faut prier mes lecteurs de déposer ce livre-ci et de prendre à sa place, pour un bon bout de temps, l’édition de Gradiva parue en 1903, afin que je puisse me référer ensuite à chose connue d’eux. À ceux qui ont déjà lu Gradiva, je tenterai de rafraîchir la mémoire, en leur rappelant brièvement le sujet du roman, et je compte sur leurs propres souvenirs pour ajouter à mon récit le charme dont il est forcément dépouillé.
Un jeune archéologue, Norbert Hanold, a découvert dans une collection d’antiques, à Rome, un bas-relief lui ayant tellement plu qu’il est heureux d’en obtenir un excellent moulage, moulage qu’il peut suspendre en son cabinet d’études, dans une petite ville universitaire allemande, et étudier à loisir. Cette image représente une jeune fille dans tout l’épanouissement de la jeunesse ; elle marche et relève un peu sa robe à plis nombreux, de telle sorte que se voient les pieds chaussés de sandales. L’un des pieds repose à plat sur le sol ; l’autre, le quittant déjà, le frôle à peine du bout des orteils, tandis que la semelle et le talon s’élèvent presque perpendiculaires. Cette démarche inusitée et d’une grâce si particulière avait, sans doute, attiré l’attention de l’artiste et fascine à présent à des siècles de distance, les regards de notre archéologue.
L’intérêt du héros de ce récit pour ce bas-relief constitue le fait psychologique fondamental du petit roman. Il ne va pas de soi. « Le Docteur Norbert Hanold, Dozent d’archéologie, ne trouvait en vérité, du point de vue de la science qu’il enseignait, rien de particulièrement remarquable à ce bas-relief. » (Gradiva, p. 1) « Il ne pouvait pas s’expliquer ce qui avait ainsi arrêté son attention ; mais quelque chose l’avait attiré et il était, depuis le premier instant, resté sous cette impression. » Cependant son imagination ne cesse de s’occuper de l’image. Il lui trouve quelque chose d’actuel conme si l’artiste avait croqué le modèle dans la rue, « sur le vif ». Il donne un nom à cette jeune fille surprise dans sa marche : Gradiva, c’est-à-dire celle qui s'avance ; il s’imagine qu’elle appartient à une noble maison, peut-être « était-elle la fille d’un édile patricien, qui exerçait ses fonctions sous les auspices de Cérès », dont elle serait en train de gagner le temple. Il répugne alors à situer sa silhouette calme et placide dans l’agitation d’une grande ville, bien plus, il se crée la conviction qu’il faut la transférer à Pompéi. Là, elle s’avance sur ces dalles particulières récemment exhumées qui permettaient, les jours de pluie, de traverser la rue à pied sec, tout en laissant la place aux roues des chars. La coupe de son visage lui semble grecque, sa descendance hellénique ne fait aucun doute ; toute la science de l’antiquité du jeune archéologue se met peu à peu au service des fantasmes relatifs au primitif modèle du bas-relief.
Alors, un problème soi-disant scientifique vient hanter le jeune homme, problème qui demande à être résolu. Il s’agit pour lui de porter un jugement critique : « La démarche de Gradiva, telle que l’avait reproduite l’artiste, était-elle conforme à la vie ? » Lui-même ne peut parvenir à marcher ainsi. En cherchant à établir si cette démarche est réelle, il en arrive à se décider à « faire lui-même des observations d’après nature, afin de tirer cette affaire au clair. » (Gradiva, p. 1). Mais cela l’oblige à agir d’une façon toute contraire à sa façon passée. « Le sexe féminin n’existait jusqu’ici pour lui que sous les espèces du bronze ou du marbre, et jamais il n’avait accordé la moindre attention à ses représentantes contemporaines. » Les relations mondaines n’avaient jamais été pour lui qu’une corvée inévitable ; les jeunes femmes qu’il rencontrait dans le monde, il les voyait et les entendait si peu qu’il pouvait ensuite les croiser sans les saluer, ce qui, naturellement, lui créait parmi elles une fort mauvaise presse. Mais le nouveau problème scientifique qu’il s’était posé le contraignait maintenant, par les temps secs et surtout par les temps humides, à épier dans la rue les pieds alors visibles des dames et des jeunes filles, ce qui lui valut, de la part des intéressées, des regards tantôt courroucés et tantôt aguichants, « mais il ne comprenait, des sens de ces regards, ni l’un ni l’autre ». (Gradiva, p. 1.) Ces études attentives l’amenèrent à cette conclusion que la démarche de Gradiva n’avait pas sa réplique dans la réalité, ce qui l’emplit de regret et d’irritation.
Peu après, il eut un songe terrible et angoissant qui le transporta dans l’antique Pompéi, aux temps de l’éruption du Vésuve et le fit assister à l’ensevelissement de la ville. « Il se trouvait à la lisière du Forum, près du temple de Jupiter, lorsque tout à coup il aperçut Gradiva devant lui, à peu de distance. Jusqu’à ce moment, la pensée qu’elle pût être présente ne l’avait pas même effleuré ; maintenant cette idée surgissait et lui paraissait toute naturelle ! Gradiva était pompéienne, elle vivait dans sa ville natale, et sans qu’il s’en fût douté, en même temps que lui. » (Gradiva, p. 1.) Il tremble en songeant au destin qui attend cette femme ; il jette un cri d’alarme, qui fait se retourner vers lui l’apparition impassible qui continue à cheminer. Mais elle poursuit, sans se soucier de rien, son chemin vers le portique du temple, s’assied là sur un des degrés, y pose doucement la tête, tandis que son visage blêmit toujours davantage, comme s’il se changeait en marbre blanc. Il l’approche, lui trouve le visage paisible ; elle semble dormir, étendue sur la large dalle, jusqu’au moment où une pluie de cendres la vient ensevelir.
À son réveil, il crut encore entendre les mille cris des habitants de Pompéi, clamant au secours, et le sourd mugissement des flots de la mer en furie. Mais, même après qu’il eut repris ses esprits et reconnu dans ces bruits le réveil bruyant de la grande ville, il garda longtemps la croyance à la réalité de ce qu’il avait rêvé ; après s’être enfin débarrassé de l’idée qu’il avait lui-même assisté à la ruine de Pompéi, voici près de deux mille ans, il lui restait cependant une conviction réelle que Gradiva avait vécu à Pompéi. L’effet de ce rêve fut tel, il renforça tellement ses fantasmes relatifs à Gradiva, que seulement maintenant il se mit à la pleurer comme une amie perdue.
Plein de ces idées, il s’accouda à sa fenêtre ; son attention fut attirée par un canari, qui chantait dans une cage appendue à une fenêtre ouverte de la maison d’en face. Pas encore, semble-t-il, tout à fait réveillé de son rêve, il sentit soudain comme un choc. Il crut avoir vu dans la rue une forme semblable à celle de sa Gradiva ; il crut même avoir reconnu sa démarche caractéristique et s’élança sans réfléchir dans la rue pour la rejoindre : les rires et les quolibets des passants, égayés par son saut de lit, lui firent seuls, à la hâte, regagner son logis. Dans sa chambre, le chant du canari captiva à nouveau son attention et l’incita à un parallèle avec lui-même. Lui aussi, pensa-t-il, est comme en cage, mais il pourrait plus aisément s’évader de sa cage. Dès lors, en écho au songe et peut-être aussi en complicité probable avec les douces brises du printemps, se forma en lui la décision d’un voyage printanier en Italie. Un prétexte scientifique y serait bientôt trouvé, « bien qu’il ait été poussé à ce voyage par un sentiment indéfinissable ». (Gradiva, p. 1.)
Avant de raconter ce voyage, motivé de façon si curieuse et si vague, arrêtons-nous un instant et observons de plus près la personnalité et les faits et gestes de notre héros. Il nous apparaît encore comme incompréhensible et quelque peu fou. Nous ne saisissons pas par quel chemin sa folie particulière pourra entrer en rapport avec l’humanité, afin de conquérir notre intérêt. Le romancier a tous les droits de nous laisser dans cette incertitude ; le charme de sa langue, l’ascendant de ses fictions, nous paient largement la confiance que nous lui accordons et la sympathie anticipée que nous réservons à son héros. Il nous apprend encore que la tradition familiale avait d’avance voué celui-ci à l’archéologie, que, dans son isolement ultérieur et son indépendance, il se plongea tout entier dans sa science et tourna le dos à la vie et à ses plaisirs. Seuls pour lui vivaient le marbre et le bronze ; à eux seuls, ils exprimaient le but et le prix de l’existence humaine. Mais la nature, dans une intention sans doute bienveillante, lui avait mis dans le sang un correctif fort peu scientifique : une imagination des plus ardentes, qui se manifestait non seulement en rêve, mais encore souvent pendant la veille. Une telle séparation de l’imagination d’avec la pensée raisonnante le destinait à devenir poète ou névropathe ; il était de ces êtres dont le royaume n’est pas de ce monde. Il était, en effet, capable de se laisser captiver par un bas-relief représentant une jeune fille marchant de façon particulière, de l’auréoler de ses fantasmes, de lui attribuer un nom et une origine imaginaires, de transporter ce personnage de sa création à plus de dix-huit cents ans de distance, en plein ensevelissement de Pompéi, puis de convertir, à la suite d’un étrange cauchemar, le fantasme de l’existence et de l’enfouissement de la jeune fille dénommée Gradiva en un délire, qui devait enfin influer sur sa conduite. Ces effets de l’imagination nous paraîtraient singuliers et peu compréhensibles si nous les rencontrions chez un vivant. Mais notre héros, Norbert Hanold, étant une pure création du romancier, nous voudrions adresser à celui-ci timidement cette question : son imagination a-t-elle été soumise à d’autres forces que le propre arbitraire de celle-ci ?
Nous avions abandonné notre héros au moment où le chant d’un canari, semble-t-il, l’avait décidé à entreprendre un voyage en Italie, dont le motif ne lui était évidemment pas clair. Nous voyons plus loin qu’il n’était pas encore très fixé sur l’objet et le but de ce voyage. Une sorte d’inquiétude, de malaise intérieur, le pousse de Rome à Naples, et de là plus loin. Il tombe dans l’essaim des voyages de noces, et, tout en ne pouvant se dérober au spectacle des tendresses d'Auguste et de Grete, il reste absolument incapable de rien comprendre aux faits et gestes de ces couples. Il en vient à penser « que si, parmi toutes les folies humaines, le premier rang revient en tout cas au mariage, comme à la plus grande et à la plus inconcevable, il convient néanmoins de réserver le sceptre de la folie à ces absurdes voyages de noces en Italie. » (Gradiva, p. 1.) Troublé à Rome, dans son sommeil, par la proximité d’un tendre couple, il s’enfuit aussitôt à Naples pour y retomber sur d’autres Auguste et Grete. Croyant avoir saisi dans leurs propos que la majorité de ces tourtereaux n’avait pas l’intention de nicher parmi les décombres de Pompéi, mais de s’envoler vers Capri, il décide de faire ce qu’eux ne feront pas et se trouve ainsi, « contre toute attente et toute intention », peu de jours après son départ, à Pompéi.
Il ne devait pas y trouver le repos cherché. Le rôle dévolu jusqu’ici aux jeunes mariés qui échauffaient sa bile et importunaient ses sens, passe maintenant aux mouches domestiques, dans lesquelles il tend à voir l’incarnation de tout ce que le monde recèle de méchant et d’importun. Ces deux groupes d’esprits malins s’identifient l’un et l’autre, bien des couples de mouches lui rappellent les jeunes mariés, ils se disent sans doute aussi dans leur langage : Mon Auguste chéri ! et Ma douce Grete ! Il ne peut enfin s’empêcher de reconnaître « que son mécontentement n’était pas seulement provoqué par ce qui l’entourait, mais qu’il provenait aussi un peu de lui-même. » (Gradiva, p. 1.) Il se sent de « mauvaise humeur, parce qu’il lui manque quelque chose, sans qu’il puisse comprendre quoi. »
Le lendemain matin, il gagne Pompéi par l'Ingresso, congédie son guide et erre à l’aventure par la ville, sans se souvenir — chose étrange ! — que, récemment, dans un rêve, il a assisté au sinistre de Pompéi. À l’heure chaude et sacrée de midi, qui, pour les Anciens, était l’heure des spectres, les autres visiteurs se sont dispersés ; les monceaux de ruines arides et poudreuses flamboient sous l’ardeur du soleil ; alors s’éveille en Hanold la faculté de se replonger dans cette vie ensevelie, mais cela nullement grâce au secours de la science. « Ce que la science professait, c’était une vision archéologique sans vie, et ce qu’elle parlait, c’était une langue morte à l’usage des philologues. Elle ne permettait pas de saisir avec l’âme, le sentiment, le cœur, peu importe le nom. Mais celui qui aspirait à cette compréhension-là devait, seul être vivant dans le silence embrasé de midi, demeurer ici parmi les débris du passé, pour ne plus voir avec les yeux du corps, pour ne plus entendre avec les oreilles charnelles. Alors... les morts se réveillaient et Pompéi recommençait à vivre. » (Gradiva, p. 1.)
Son imagination animait ainsi le passé, lorsque soudain il voit, sans en pouvoir douter, la Gradiva du bas-relief sortir de l’une des maisons et traverser avec aisance la rue sur les dalles de lave ; elle est telle qu’il l’avait vue en rêve, alors qu’elle s’était étendue sur les marches du temple d’Apollon comme pour s’y endormir. « Et en même temps que ce souvenir, une autre pensée surgit pour la première fois à sa conscience : sans comprendre lui-même son impulsion intime, il était parti pour l’Italie, l’avait traversée, brûlant Rome et Naple, jusqu’à Pompéi, afin de voir s’il pourrait retrouver ici la trace de Gradiva et cela, au sens littéral, son pas si particulier ayant dû laisser dans la cendre une empreinte distincte de toutes les autres, sur laquelle se lirait la pression de ses orteils. » (Gradiva, p. 1.)
La tension, dans laquelle le romancier nous a maintenus jusqu’alors, devient ici, pour un instant, pénible désorientation. Ce n’est pas seulement que notre héros perde ostensiblement l’équilibre, mais nous voici face à face avec l’apparition de Gradiva, et assez mal à notre aise, l’ayant vue d’abord sous les traits d’une statue, puis sous ceux d’un fantasme. Est-ce une hallucination de notre héros que le délire égare ? Est-ce un vrai fantôme ou une personne réellement en vie ? Point n’est besoin de croire aux revenants pour édifier cette série d’hypothèses. Le romancier, qui a intitulé son œuvre fantaisie, n’a pas encore trouvé occasion de nous dire s’il veut nous laisser dans notre monde décrié pour son prosaïsme, monde que dominent les lois de la science, ou bien s’il veut nous mener dans un autre monde fantastique où les esprits et les revenants prennent la valeur de réalités. Comme les exemples d’Hamlet et de Macbeth le font voir, nous sommes prêts à le suivre sans hésitation sur un pareil terrain. Il nous faudrait, en ce cas, mesurer le délire du fantaisiste archéologue à un autre gabarit. Davantage : si nous réfléchissons à l’invraisemblance de l’existence d’une personne dont l’apparition reproduise trait pour trait l’antique image de pierre, notre série d’hypothèses se réduit à une alternative : hallucination ou spectre de midi. Un petit trait de la description élimine bientôt la première éventualité. Un gros lézard est étendu, immobile, au soleil ; l’approche du pied de Gradiva le met en fuite et il se coule entre les dalles de lave de la rue. Donc pas d’hallucination ; quelque chose se passe là en dehors des sens de notre rêveur. Mais la réalité d’une revenante pourrait-elle troubler ainsi un lézard ?
Gradiva disparaît devant la maison de Méléagre. Nous ne nous étonnons pas que le délire de Norbert Hanold en vienne alors à croire ceci : à cette heure de midi, heure des spectres, Pompéi s’est remise à vivre et Gradiva a elle-même ressuscité et est entrée dans la maison qu’elle habitait avant le jour fatal d’août 79. Des hypothèses subtiles, touchant la personnalité du propriétaire de la maison, d’après lequel elle eût été nommée, et touchant les relations qui l’unissaient à Gradiva, passent par la tête de Hanold et démontrent que sa science s’est mise maintenant tout entière au service de son fantasme. Entré dans la maison, soudain il aperçoit à nouveau l’apparition assise sur des marches basses entre deux des colonnes jaunes. « Elle avait sur les genoux quelque chose de blanc qu’il était incapable de discerner, mais qui lui semblait être une feuille de papyrus. » Conformément aux suppositions de la dernière hypothèse relative à son origine, il lui adresse la parole en grec, attendant avec émotion de voir si l’apparition fantomatique a gardé le don de la parole. Pas de réponse ; il change de langue : il parle latin. Mais les lèvres souriantes de Gradiva font alors entendre ces mots : « Si vous voulez causer avec moi, il faut que vous parliez allemand. »
Quelle honte pour nous, lecteurs ! Ainsi l’auteur s’est joué de nous aussi, et comme par le reflet du soleil de Pompéi, nous a fait tomber dans un petit délire, afin de nous rendre plus indulgents au malheureux sur qui darde le véritable soleil de midi. Mais nous savons à présent, revenus de notre égarement éphémère, que Gradiva est une jeune Allemande, en chair et en os, hypothèse que nous voulions justement rejeter comme étant la plus invraisemblable. Nous pouvons maintenant attendre, tranquilles et supérieurs, le moment où la jeune fille apprendra le rapport existant entre elle et son image de pierre et comment notre jeune archéologue en est venu à ces fantasmes qui convergent vers sa personnalité réelle.
Moins vite que nous, notre héros sera arraché à son délire, car « lorsque la foi apporte le bonheur, dit le romancier, elle fait accepter par-dessus le marché quantité de choses invraisemblables. » (Gradiva, p. 1.) De plus, ce délire a sans doute ses racines au plus profond de Norbert Hanold, racines dont nous ne savons rien et qui n’existent pas chez nous. Hanold doit avoir besoin d’un traitement énergique pour être ramené à la réalité. Pour l’instant, il ne lui reste rien d’autre à faire que d’adapter son délire à l’incident miraculeux qu’il vient de vivre. La Gradiva qui a succombé dans l’ensevelissement de Pompéi ne peut ainsi être qu’un spectre de midi, revenu pendant la brève heure des spectres à l’existence. Mais comment, alors, après la réponse de Gradiva en allemand, cette exclamation lui échappe-t-elle : « Je savais que tel était le son de ta voix ! » La jeune fille doit se poser la même question que nous et Hanold est forcé d’avouer qu’il n’a jamais entendu sa voix, mais qu’il s’attendait à l’entendre, au cours de ce rêve où il l’appelait, tandis qu’elle s’étendait sur les degrés du temple pour s’y endormir. Il la prie de le refaire, comme alors ; à ce moment elle se lève, lui lance un regard glaçant et, après quelques pas, disparaît entre les colonnes de la cour. Un beau papillon avait auparavant voleté à plusieurs reprises autour d’elle ; c’était, d’après notre héros, un messager de l’Hadès, chargé de rappeler la défunte, puisque l’heure de midi était passée. Hanold peut encore crier à celle qui disparaît : « Reviendras-tu ici demain à l’heure de midi ? » Il nous semble à nous, qui avons à présent des interprétations plus terre à terre, que la jeune dame à dû trouver quelque impertinence à l’invitation de Hanold ; c’est pourquoi, offusquée, elle l’a quitté, ne pouvant en effet rien connaître de son rêve. Sa délicatesse n’aurait-elle pas perçu la nature érotique du désir de Hanold, motivé pour celui-ci par son rêve ?
Après la disparation de Gradiva, notre héros dévisage tous les hôtes attablés à l’Hôtel Diomède et même à l’Hôtel Suisse et il se dit alors que, dans aucun des deux seuls établissements connus de lui à Pompéi, ne se trouve une personne ayant avec Gradiva la moindre ressemblance. Évidemment, il eût considéré comme insensé de s’attendre à vraiment trouver Gradiva dans l’un de ces deux hôtels. Le vin cuvé sur le sol brûlant du Vésuve contribue alors à accentuer le trouble dans lequel il avait passé le jour.
Du lendemain, il n’y avait que ceci de certain : Hanold devait retourner à midi à la maison de Méléagre et, en attendant cette heure, il gagne Pompéi par un chemin inaccoutumé passant par les vieux remparts. Un rameau d’asphodèle, garni de ses clochettes blanches, lui semble assez clairement être un message de l’au-delà pour qu’il le cueille et l’emporte avec lui. Cependant, toute la science de l’antiquité lui apparaît, durant cette attente, comme la plus vaine et la plus indifférente du monde, car un autre souci le hante, à savoir ce problème : « De quelle essence était l’apparition corporelle d’un être tel que Gradiva qui était à la fois morte et vivante, quoiqu’elle ne revêtit ce dernier état qu’à midi, l’heure des fantômes [ ?] » (Gradiva, p. 1.) Il craint également de ne plus retrouver celle qu’il cherche, car, après tout, son retour n’est peut-être permis qu’à intervalles assez éloignés ; et lorsqu’il la revoit entre les colonnes, il la prend pour une jonglerie de son imagination, ce qui lui arrache ce cri de détresse : « Oh ! que n’existes-tu et que n’es-tu vivante ! » Seulement, cette fois, il a eu évidemment l’esprit trop critique, car l’apparition dispose d’une voix qui lui demande si c’est à elle qu’il apporte cette fleur blanche et qui entraîne son interlocuteur, à nouveau décontenancé, dans un long entretien. Nous autres lecteurs, nous nous sommes déjà intéressés à Gradiva en tant qu’être vivant et le romancier nous apprend que la mauvaise grâce et la froideur qui s’étaient manifestées la veille dans son regard ont fait place à une expression curieuse et intriguée. Elle étudie Hanold à fond, lui demande compte de sa remarque de la veille ; comment s’était-il trouvé auprès d’elle lorsqu’elle s’étendait pour dormir ? Elle apprend ainsi l’existence de ce rêve, au cours duquel elle aurait disparu avec sa ville natale, puis celle du bas-relief, avec la position du pied qui avait tant séduit l’archéologue. Elle est maintenant prête à laisser étudier sa démarche, en tout point conforme à celle du bas-relief ; seul, un détail diffère : les sandales sont remplacées par des souliers jaune sable, du cuir le plus fin, mieux adaptés, dit-elle, aux temps présents. Elle se conforme évidemment au délire de son ami, et elle lui en fait avouer toute l’ampleur, se gardant bien de le contredire. Une fois seulement elle semble, de par son propre état affectif, oublier son rôle, c’est lorsque l’esprit fixé sur l’image de pierre, il affirme l’avoir reconnue au premier regard. Ne connaissant, à ce moment de l’entretien, rien encore du bas-relief, elle comprend mal les propos de Hanold, mais elle se ressaisit aussitôt et ce n’est qu’à nous que certains de ses discours semblent ambigus et contenir, en dehors du sens en rapport avec le délire, encore une allusion au réel et au présent : par exemple quand elle regrette qu’il n’ait pu alors arriver à établir dans la rue la démarche de Gradiva :
— Quel dommage, dit-elle, tu te serais peut-être épargné ce long voyage jusqu’ici. (Gradiva, P. 1.)
Elle apprend aussi qu’il a donné à son bas-relief le nom de Gradiva et lui dit que son véritable nom est Zoé.
— Ce nom te va fort bien, mais il sonne à mon oreille comme une amère ironie, car Zoé veut dire la vie.
— Il faut se résigner à ce que l’on ne peut changer, répond-elle, et voilà longtemps que j’ai pris l’habitude d’être morte.
Elle le quitte en lui promettant de le retrouver le lendemain, à midi, au même endroit, après lui avoir redemandé le rameau d’asphodèle. « À d’autres, mieux partagées, les roses du printemps ; à moi, venant de ta main, ne convient que la fleur de l’oubli. » (Gradiva, p. 1.) La mélancolie est bien à sa place chez une femme morte depuis si longtemps et ne revivant que pour quelques heures.
Nous commençons à comprendre et à concevoir un espoir. Si la jeune femme, sous la forme de laquelle Gradiva revit, adopte si pleinement le délire de Hanold, c’est sans doute dans l’intention de l’en libérer. Il n’y a pas d’autre moyen ; par la contradiction on s’en fermerait le chemin. De même dans la cure réelle d’un délire véritable, on ne pourrait faire autrement que de se placer d’abord sur le terrain même du délire ; et, dans cette attitude, de l’étudier aussi à fond que possible. Si Zoé est la personne apte à cette tâche, nous allons voir comment on guérit un délire tel que celui de notre héros. Nous voudrions encore saisir sa genèse. Il serait curieux, mais non point sans exemple ni pendant que le traitement et l’investigation d’un délire coïncidassent et que l’explication de sa genèse fût donnée au cours de sa désintégration. Nous pressentons que ce cas pathologique pourra alors aboutir à une « banale » histoire d’amour, mais il ne faut pas sous-estimer la puissance curative de l’amour dans le délire. Et d’ailleurs, la possession de notre héros par l’image de sa Gradiva n’était-elle pas aussi une vraie passion amoureuse, bien qu’orientée vers le passé et un objet inanimé ?
Après la disparition de Gradiva, on n’entend plus, dans le lointain, que ce qui paraît être le cri rieur d’un oiseau survolant la ville en ruine. Le héros, demeuré en dernier, ramasse un objet blanc que Gradiva a laissé : ce n’est pas un papyrus, mais un carnet d’esquisses, qui renferme des croquis au crayon représentant différents coins de Pompéi. Nous dirions que c’est en gage d’un prochain retour que Gradiva a oublié ici son carnet, car nous prétendons qu’on n’oublie rien sans un mobile secret ou un motif caché.
Le reste de la journée apporte à notre Hanold toute une série de découvertes étonnantes et de possibilités de certitude, qu’il néglige d’envisager comme constituant un ensemble. Dans la muraille du portique par où Gradiva a disparu, il aperçoit une fente étroite, mais pourtant suffisante à livrer passage à une personne d’une sveltesse inaccoutumée. Il reconnaît que Zoé-Gradiva n’a pas besoin de s’enfoncer dans le sol (ce qui eût été si insensé qu’il rougit d’y avoir un moment cru), mais qu’elle utilise cette faille pour rejoindre son tombeau. Il croit voir s’évanouir une ombre légère au bout de la rue des Tombeaux, devant la villa dite de Diomède. Pris du même vertige que la veille et absorbé par les mêmes problèmes, il erre aux alentours de Pompéi. Quelle est l’essence corporelle de Zoé-Gradiva et sentirait-on quelque chose en touchant sa main ? Un ascendant singulier le poussait à tenter cette expérience, mais une timidité non moins grande l’en écartait, même en imagination. Sur une pente, en plein soleil, il avait rencontré un homme d’un certain âge, dont l’arsenal trahissait un zoologiste ou un botaniste et dont toute l’attention était absorbée par la capture d’un animal. Celui-ci s’était tourné vers lui et lui avait dit : « Vous intéressez-vous aussi à la Faraglionensis ? Je l’aurais à peine cru, mais il me paraît probable qu’elle ne se trouve pas seulement au Faraglione, près de Capri, mais encore ici sur la terre ferme, si l’on a la patience de l’y chercher. Le procédé indiqué par mon collègue Eimer est vraiment bon, je l’ai déjà plusieurs fois appliqué avec un plein succès. Je vous en prie, ne bougez pas. » (Gradiva, p. 1.) L’orateur s’était alors tu et avait présenté devant une fente de rocher un nœud coulant fait d’un long brin d’herbe ; dans la fente apparaissait la tête brillante et bleue d’un lézard. Hanold avait abandonné le chasseur de lacertoïdes en roulant dans sa tête cette critique : il est à peine croyable qu’il existe de tels fous, capables d’entreprendre un aussi long voyage à la poursuite de pareilles sornettes ; sa critique faisait, bien entendu, abstraction de lui-même, qui cherchait, dans les cendres de Pompéi, l’empreinte des pieds de Gradiva. Le visage de cet homme ne lui semblait d’ailleurs pas inconnu, comme s’il l’avait entrevu en passant à l’une des deux auberges, et même les paroles du vieux monsieur semblaient s’adresser à quelqu’un de connaissance.
Au cours de ses pérégrinations, un sentier de traverse l’avait amené devant une maison qu’il n’avait pas encore vue et qu’il découvre être une troisième auberge, l'Albergo del Sole. L’hôtelier saisit l’occasion de faire l’éloge de sa maison et des trésors archéologiques qu’elle contenait. Il affirma avoir vu de ses yeux exhumer, auprès du Forum, le couple amoureux qui, sentant la catastrophe inévitable, était demeuré enlacé et avait ainsi attendu la mort. Hanold connaissait depuis longtemps cette anecdote, qu’il considérait comme la fable de quelque conteur fantaisiste, et qui lui faisait hausser les épaules : aujourd’hui, il ajouta foi aux paroles de l’hôtelier, même lorsque celui-ci lui présenta une agrafe de métal recouverte d’une patine verte, qui aurait été, en sa présence, exhumée des cendres auprès des ossements de la jeune femme. Sans aucune réflexion critique, Hanold acheta cette agrafe, et lorsqu’en quittant l’Albergo il vit, d’une fenêtre ouverte, retomber une grappe d’asphodèles garnie de ses fleurs blanches, l’aspect de ces fleurs tombales le frappa soudain comme une confirmation de l’authenticité de sa récente emplette.
Cette agrafe avait fait surgir un délire nouveau, ou plutôt avait ajouté à l’ancien, ce qui apparaît comme de mauvais augure au point de vue du pronostic de la thérapeutique en cours. On avait donc, auprès du Forum, exhumé un jeune couple ainsi tendrement enlacé, et c’était justement dans ces parages, près du temple d’Apollon, qu’il avait vu en rêve Gradiva s’étendre et s’endormir. N’aurait-elle pu, en vérité, dépasser le Forum pour retrouver quelqu’un avec qui elle se serait unie dans la mort. Cette hypothèse éveilla en lui un sentiment fort pénible que l’on pourrait peut-être identifier à la jalousie. Il l’étouffa en pensant à l’incertitude de cette conjecture, et se remit au point de pouvoir consommer le dîner de l’hôtel Diomède. Deux hôtes nouveaux venus (lui et elle) qu’une certaine ressemblance lui faisait prendre pour le frère et la sœur, malgré la différence de nuance de leurs cheveux, attirèrent là son attention. C’étaient les premières personnes qui, au cours de ce voyage, lui eussent inspiré quelque sympathie. Une rose rouge de Sorrente, que portait la jeune personne, éveilla chez lui un souvenir, mais il n’aurait pu dire lequel. Il se coucha enfin et se mit à rêver un rêve étrangement absurde, mais composé évidemment de tous les éléments de la journée brassés ensemble :
Quelque part, au soleil, Gradiva est assise et fait d'un brin d'herbe un nœud coulant pour capturer un lézard en disant : « Je t'en prie, ne bouge pas, ma collègue a raison, le procédé est vraiment bon et elle l'a appliqué avec un plein succès. »
Il lutta encore, en plein sommeil, contre ce rêve, par cette critique qui lui semblait folie et il parvint à s’en débarrasser grâce à un oiseau invisible qui poussa un cri bref semblable à un éclat de rire et emporta dans son bec le lézard.
Malgré tous ces fantômes, il se réveilla l’esprit plutôt plus clair et raffermi. Un rosier, qui portait des fleurs pareilles à celles qu’il avait remarquées la veille au corsage de la jeune dame, lui rappela que, dans la nuit, quelqu’un avait dit qu’au printemps l’on offre des roses. Il cueillit involontairement quelques-unes des roses ; à ces fleurs devait s’attacher quelque chose qui exerçait sur son esprit une influence libératrice. Faisant trêve à sa sauvagerie, il se rendit à Pompéi par la route habituelle, chargé des roses, de l’agrafe de métal et du carnet d’esquisses, et ruminant dans son cerveau toutes sortes de problèmes relatifs à Gradiva. Le vieux délire commençait à s’effriter : Hanold doutait déjà si, à cette heure seule de midi et non point aussi à d’autres, Gradiva pouvait être dans Pompéi. L’accent s’était en compensation déplacé sur le dernier chaînon et la jalousie y attenante tourmentait Hanold sous tous les déguisements possibles. Il aurait presque souhaité que l’apparition ne restât visible que pour ses yeux à lui et se dérobât à la perception d’autrui ; il pourrait ainsi la considérer comme sa propriété exclusive. Pendant ses pérégrinations en attendant l’heure de midi, il fit une surprenante rencontre : il tomba sur deux personnages qui pouvaient se croire bien cachés dans leur coin ; ils se tenaient, en effet, étroitement enlacés, les lèvres sur les lèvres. Il reconnut en eux, avec étonnement, le couple sympathique de la veille. Mais, pour des frère et sœur, ces attitudes, ces étreintes, ces baisers, lui paraissaient trop prolongés ; c’était donc un couple amoureux, probablement des jeunes mariés, encore un Auguste et une Grete. Chose extraordinaire, ce spectacle n’éveilla en lui rien d’autre qu’une sensation agréable et, timidement, comme s’il avait troublé un mystère sacré, il se retira sans avoir été vu. Un respect, qui lui avait longtemps manqué, s’était fait jour en lui.
Devant la maison de Méléagre, il fut à nouveau assailli par la crainte de trouver Gradiva en compagnie d’un autre ; cette crainte était si violente qu’il ne put saluer l’apparition que par cette question : Es-tu seule ? Avec difficulté, elle lui fait comprendre que c’est pour elle qu’il a cueilli les roses, il lui confesse son dernier délire, d’après lequel elle aurait été cette jeune fille, trouvée près du Forum dans l’étreinte amoureuse et à qui aurait appartenu l’agrafe verte. Elle lui demande, non sans ironie, s’il n’a pas trouvé cette agrafe au Soleil. Ce qu’on nomme ici Sole produit toute sorte de pareilles choses. Pour guérir le vertige qu’il avoue, elle l’invite à partager avec elle son petit repas et lui offre la moitié d’un petit pain blanc, enveloppé dans du papier de soie ; elle en croque elle-même l’autre moitié avec un visible appétit. Ses lèvres laissent cependant entrevoir des dents irréprochables, qui en mordant la croûte font entendre un craquement léger. Elle lui dit : « Il me semble qu’il y a deux mille ans nous avons déjà de la sorte partagé notre pain. Ne t’en souvient-il pas ? » (Gradiva, p. 1.) Il ne sut que répondre, mais l’alimentation lui avait rendu la tête plus solide et tous les témoignages de réalité que Gradiva lui avait apportés ne manquèrent pas de produire leur effet. La raison s’éveilla en lui, et l’amena à douter de tout ce délire, qui lui faisait considérer Gradiva comme un simple spectre de midi ; en revanche, on pouvait objecter qu’elle venait juste de dire avoir partagé un repas avec lui voici deux mille ans. Dans une telle perplexité, une expérience s’offrait à lui qui devait lui fournir la clef du mystère ; il l’exécuta avec astuce et en retrouvant courage. La main gauche de Gradiva, aux doigts effilés, reposait tranquillement sur ses genoux ; une de ces mouches domestiques dont, auparavant, l’importunité et l’effronterie avaient tellement révolté Hanold, se posa sur cette main. Tout à coup Hanold leva la main en l’air et donna une grande claque sur la mouche et sur la main de Gradiva.
Son audace lui valut un double succès, d’abord l’agréable conviction d’avoir touché une main chaude, vivante, indubitablement réelle, mais ensuite une réprimande qui le fit sauter effarouché de son siège sur la marche. En effet, dès que Gradiva fut remise de son étonnement, ses lèvres laissèrent échapper ces paroles : « Tu es évidemment fou, Norbert Hanold. » Appeler par son nom un dormeur ou un somnambule est, on le sait, le meilleur moyen de le réveiller. Les conséquences, pour Norbert Hanold, de cet appel de Gradiva par son propre nom, qu’il n’avait communiqué à personne à Pompéi, nous ne sommes malheureusement pas à même de les observer. Car, à ce moment critique surgit le couple amoureux et sympathique de la Casa del Fauno et la jeune dame s’écrie sur un ton de joyeuse surprise : « Zoé, toi aussi ici ! Et aussi en voyage de noces ! Tu ne m’en avais rien écrit ! » Devant ce nouveau témoignage de la réalité vivante de Gradiva, Hanold s’enfuit.
Zoé-Gradiva n’avait pas été agréablement surprise par cette rencontre imprévue qui la troublait dans un travail, semble-t-il, important. Mais elle se ressaisit bientôt, répond à ses questions avec volubilité, donne à son amie, et plus encore à nous, des éclaircissements sur sa situation et elle se libère ainsi du jeune couple. Elle les félicite, eux, mais elle-même n’est pas en voyage de noces. « Le jeune homme qui vient de partir file aussi en son cerveau une toile étrange, il me semble qu’il se figure qu’une mouche lui bourdonne dans la tête ; d’ailleurs, chacun n’a-t-il pas, plus ou moins, son araignée au plafond ? Je suis tenue d’avoir quelques connaissances d’entomologie ; je puis donc, dans de tels cas, être de quelque utilité. Mon père et moi habitons au Sole, il a eu, lui aussi, un accès subit et avec cela la bonne inspiration de m’emmener avec lui à la condition que je me distrairais seule à Pompéi et ne l’ennuierais pas. Je me disais que j’arriverais bien toute seule à déterrer ici quelque chose d’intéressant. Mais sur la trouvaille que j’ai faite — je veux parler de la chance de t’avoir rencontrée, Gisa — je n’avais pas osé compter. » (Gradiva, p. 1.) Mais à présent il lui faut vite s’en aller pour tenir société à son père à la table du Soleil. Et ainsi elle s’éloigne, après s’être présentée à nous comme la fille du zoologiste et trappeur de lézards et avoir avoué, par une série de mots à double entente, ses intentions de thérapeute et un certain nombre d’autres, plus cachées.
Cependant la direction qu’elle prit n’était pas celle de l’hôtellerie du Soleil où son père l’attendait, mais il devait lui sembler à elle-même qu’une ombre, aux environs de la villa Diomède, cherchait son tumulus et disparaissait sous un des monuments funéraires et c’est pourquoi elle dirigea ses pas, le pied chaque fois dressé presque à angle droit, vers la voie des tombeaux. Là, Hanold s’était réfugié dans sa confusion et dans son désarroi et se promenait sans fin de long en large sous les portiques des jardins, absorbé à résoudre, par un effort de pensée, le reste de son problème. Une chose était devenue évidente ; il avait manqué totalement de sens et de raison en croyant s’être entretenu avec une jeune Pompéienne plus ou moins incarnée et ressuscitée ; cette claire intelligence de sa propre folie réalisait à coup sûr un progrès essentiel sur le chemin du retour à la saine raison. Mais, d’autre part, cette vivante avec laquelle d’autres avaient des rapports de vivant à vivant, était Gradiva, et elle savait son nom, et la solution de cette énigme dépassait la puissance de la raison de Hanold à peine éveillée. De plus, ses sentiments étaient à peine assez apaisés pour qu’il se sentît à la hauteur d’une pareille entreprise, car il eût préféré avoir été enseveli, lui aussi, voici deux mille ans, dans la villa Diomède, rien que pour être sûr de ne plus rencontrer Zoé-Gradiva.
Une nostalgie poignante de la revoir s’opposait pourtant à son désir déclinant de prendre la fuite, désir qui néanmoins persistait en lui.
En tournant à l’un des quatre angles du Passage du Sagittaire, il recula soudain. Sur un fragment de muraille était assise une des jeunes filles qui avaient trouvé la mort ici, dans la villa Diomède. Mais ce fut là la dernière tentative, bien vite réprimée, de fuir au royaume de la folie ; non, c’était Gradiva, venue évidemment offrir à Hanold l’aide nécessaire à achever sa cure. Elle interpréta justement le premier mouvement instinctif de Hanold comme une tentative de fuite ; elle lui montra qu’il ne pouvait plus s’échapper, car au-dehors une violente chute d’eau commençait à retentir. Impitoyable, elle préluda à son réquisitoire en lui demandant où il voulait en venir avec sa mouche qui lui courait sur la main. Il ne trouva pas le courage d’employer un certain pronom, mais il eut celui de poser la question importante, décisive : « J’avais, comme l’on dit, le cerveau un peu confus et je demande pardon d’avoir ainsi... cette main... je ne puis m’expliquer comment j’ai pu être aussi insensé ; mais je ne suis pas non plus en état de comprendre comment celle qui possède cette main a pu me reprocher ma déraison en m’interpellant par mon nom. » (Gradiva, p. 1.)
« Ta compréhension n’est pas encore assez avancée, Norbert Hanold. Cela ne saurait d’ailleurs m’étonner, car voici longtemps que tu m’y as habituée. Pour renouveler cette expérience, point ne m’eût été besoin de venir à Pompéi, tu aurais pu m’en convaincre, certes, à une centaine de lieues d’ici.
— À cent lieues d’ici...
— Face à ta maison, de biais, dans la maison du coin, il y a, à ma fenêtre, une cage avec un canari, explique-t-elle sans se faire encore comprendre. »
Ces dernières paroles effleurent l’auditeur comme un souvenir fort lointain. C’était en effet ce même oiseau dont le chant avait inspiré la résolution du voyage en Italie.
« Dans cette maison habite mon père, Richard Bertgang, professeur de zoologie. »
C’était ainsi à titre de voisine qu’elle connaissait sa personne et son nom. Nous nous sentons menacés comme d’une déception. Nous voilà exposés à nous payer d’une explication simpliste, indigne de notre attente.
Norbert Hanold ne semble pas avoir repris la pleine possession de sa pensée ; il ajoute en effet : « Vous êtes alors..., vous êtes mademoiselle Zoé Bertgang ? Mais celle-ci me semblait tout autre... » La réponse de Mlle Bertgang montre alors que leurs relations d’autrefois dépassaient cependant celles du simple voisinage. Elle prend fait et cause pour ce tutoiement familier, qu’il avait naturellement accordé au spectre de midi, puis retiré dès qu’il avait été conscient de parler à une vivante, et auquel pourtant elle a des droits fort anciens qu’elle fait valoir :
« Si tu trouves le vouvoiement plus convenable entre nous, je puis aussi l’employer, mais le tutoiement me venait plus naturellement aux lèvres. Je ne sais si, dans le passé, lorsque nous jouions amicalement tous les jours, et échangions à l’occasion des taloches et des bourrades, je t’apparaissais sous un autre jour. Mais si, ces dernières années, vous aviez pris la peine de jeter les yeux sur moi, les écailles vous en seraient peut-être tombées, et vous vous seriez aperçu que je suis telle depuis déjà quelque temps. »
Une amitié, peut-être un amour d’enfance, les avait donc unis et justifiait le tutoiement. Cette solution n’est-elle pas peut-être aussi simpliste que celle que l’on supposait d’abord ? Mais nous comprenons soudain — ce qui contribue essentiellement à la rendre plus profonde — que ces rapports d’enfance expliquent de façon insoupçonnée bien des détails de la rencontre actuelle, le coup sur la main de Zoé-Gradiva, que Norbert Hanold motive, de façon si plausible, par le besoin de résoudre expérimentalement le problème de la substantialité de l’apparition, ce coup ne semble-t-il point, par ailleurs, étrangement ressembler à une reviviscence de cette impulsion à « échanger des coups et des bourrades », impulsion, d’après les paroles de Zoé, dominante dans leur enfance ? Et quand Gradiva demande à l’archéologue s’il ne lui paraît pas avoir, il y a quelque deux mille ans, partagé ainsi un repas avec elle, cette question incompréhensible ne prend-elle pas tout à coup un sens, si nous remplaçons le passé historique par le passé personnel, c’est-à-dire ce temps de l’enfance dont les souvenirs, si vivaces chez la jeune fille, semblent oubliés chez le jeune homme ? Ne sentons-nous pas soudain poindre l’idée que les fantasmes du jeune archéologue, dont l’héroïne est Gradiva, pourraient n’être qu’un écho de ses souvenirs d’enfance oubliés ? Ils ne seraient alors pas élucubrations arbitraires de son imagination, mais auraient été déterminés, à son insu, par les impressions de son enfance, impressions oubliées mais pleines encore en lui de vitalité. Nous devrions pouvoir établir cette genèse des fantasmes un à un, ne serait-ce que par des suppositions. Si, par exemple, Gradiva doit absolument être d’origine grecque, et fille d’un homme en vue, peut-être d’un prêtre de Cérès, cela ne cadrerait pas si mal avec la réaction produite par la notion de son nom grec (Zoé) et même de sa famille, qui est celle d’un professeur de zoologie. Si, d’autre part, les fantasmes de Hanold ne représentent que des souvenirs transformés, nous devons nous attendre à trouver dans les confidences de Zoé Bertgang l’indication des sources de ces fantasmes. Écoutons-là : elle nous conte l’étroite camaraderie de leur enfance, et nous allons maintenant apprendre quelle évolution ultérieure ces relations d’enfance ont subie chez chacun d’eux.
« Alors, jusqu’à cet âge où, je ne sais trop pourquoi, on nous traite de « Backfisch », je m’étais vraiment étrangement attachée à vous et je croyais ne jamais pouvoir trouver au monde un ami plus charmant. Je n’avais ni mère, ni frère, ni sœur, et quant à mon père, le premier orvet venu, conservé dans l’alcool, lui semblait beaucoup plus intéressant que moi ; or, il faut de toute nécessité à quiconque, même à une jeune fille, de quoi occuper ses pensées et tout ce qui s’ensuit. Ce quelque chose, c’était alors vous, mais lorsque la science de l’antiquité vous eut submergé, je fis cette découverte que tu — excusez, mais que votre innovation protocolaire me semble donc insipide et peu appropriée à ce que je veux exprimer — je voulais dire, alors il m’apparut que tu étais devenu un homme insupportable qui, pour moi tout au moins, n’avait plus d’yeux dans le visage, plus de langue dans la bouche, plus de souvenirs à cette place où je conservais intacte toute notre amitié d’enfance. C’est sans doute pourquoi je n’avais plus mon air d’autrefois, car lorsque nous nous rencontrions de-ci de-là dans le monde, l’hiver dernier encore, tu ne me voyais pas, j’entendais encore moins le son de ta voix, ce qui ne me semblait d’ailleurs pas spécial, car tu en faisais autant avec toutes les autres. Je n’étais pour toi que du vent, et avec ce toupet blond que je t’ai autrefois si souvent ébouriffé, tu étais aussi ennuyeux, desséché et chiche de paroles qu’un cacatoès empaillé et avec cela gonflé d’importance comme un archéoptéryx (c’est bien le nom d’un oiseau monstre fossile antédiluvien). Mais que ta tête édifiât un fantasme tout aussi monumental que de me prendre ici, à Pompéi, aussi pour quelque chose d’exhumé et de ressuscité, voilà ce que je n’aurais pas attendu de toi, et lorsque tu surgis à l’improviste devant moi, j’eus grand-peine, tout d’abord, à saisir ce qu’il y avait derrière l’incroyable toile tissée par ton imagination dans ton cerveau. Puis j’y trouvai de l’amusement et le goûtai, malgré son relent de maison de fous. Car, comme je te le disais, je ne m’y serais pas attendue de ta part. » ( Gradiva, p. 1.)
C’est nous dire assez explicitement ce que les années avaient fait de leur amitié d’enfance. Chez elle, cette amitié s’était haussée jusqu'à devenir une véritable inclination amoureuse, car il faut bien que le cœur d’une jeune fille s’attache à quelque objet. Mlle Zoé, incarnation de la clarté et du bon sens, nous fait aussi voir, de façon transparente, sa vie psychique. S’il est déjà régulier, général, qu’une jeune fille normale porte tout d’abord son inclination sur son père, une jeune fille dont la famille se réduisait au père y était tout particulièrement inclinée. Mais ce père ne gardait pour Zoé aucune place disponible, sa science avait accaparé tout l’intérêt dont il était capable. Il lui fallait donc chercher d’autres personnes autour d’elle, et elle s’attacha avec une tendresse particulière au compagnon de son enfance. Lorsque celui-ci, à son tour, n’eut plus d’yeux pour elle, son amour demeura intact, que dis-je, il s’exalta plutôt, car Hanold était devenu pareil à son père, comme celui-ci enfoui dans sa science et tenu par elle à l’écart et de la vie et de Zoé. Elle put donc demeurer fidèle dans l’infidélité, retrouver son père dans celui qu’elle aimait, embrasser l’un et l’autre dans un même sentiment, ou, comme nous pouvons dire, les identifier dans son affectivité. Où trouvons-nous la justification de cette petite analyse psychologique, qui pourrait aisément sembler arbitraire ? Le romancier nous l’a donnée dans un seul détail, mais celui-là fort caractéristique. Lorsque Zoé veut décrire le changement, pour elle si affligeant, survenu chez son camarade d’enfance, elle le gronde en le comparant à l’archéoptéryx, à cet oiseau monstre qui appartient à l’archéologie de la zoologie. Ainsi, elle a trouvé un seul et même terme concret exprimant l’identification des deux personnages : son ressentiment frappe du même mot son père et son ami. L’archéoptéryx est, pourrait-on dire, le type de compromis, le type intermédiaire en lequel fusionnent les deux pensées de la folie de l’ami et de celle, analogue, du père.
Chez le jeune homme, cette amitié avait évolué bien différemment. La science de l’antiquité l’avait submergé, ne lui laissant plus d’intérêt que pour les femmes de pierre et de bronze. L’amitié d’enfance sombra au lieu de devenir passion, et les souvenirs en tombèrent dans un oubli si profond, qu’il ne reconnaissait plus son amie d’enfance et ne lui accordait aucune attention lorsqu’il la rencontrait dans le monde. Toutefois, en tenant compte de ce qui va suivre, nous pouvons douter que le terme « oubli » soit l’expression psychologique adéquate au sort de ces souvenirs chez notre archéologue. Il est une sorte d’oubli qui se distingue des autres par la difficulté avec laquelle le souvenir est évoqué, même au prix des sollicitations extérieures les plus impérieuses, comme si une résistance interne s’opposait à cette reviviscence. Un tel oubli a reçu, en psychopathologie, le nom de refoulement ; le cas, que nous présente notre romancier, semble être un tel exemple de refoulement. Nous ne savons point si, en général, l’oubli d’une impression est lié à la disparition de sa trace au sein de notre mémoire psychique ; mais, en ce qui touche le refoulement, nous pouvons affirmer en toute certitude qu’il ne coïncide pas avec la disparition, l’extinction du souvenir. En général, le refoulé ne peut, de lui-même, remonter en surface sous forme de souvenir, mais il reste capable d’action et d’effet, et un jour, sous l’influence d’une circonstance extérieure, apparaissent des résultantes psychiques, que l’on peut concevoir comme produits de transformations et rejetons du souvenir oublié, et qui demeurent incompréhensibles tant qu’on ne les conçoit pas comme tels. Dans les fantasmes de Norbert Hanold touchant Gradiva, nous avons déjà cru reconnaître les rejetons de souvenirs refoulés relatifs à son amitié d’enfance pour Zoé Bertgang. On peut s’attendre avec une régularité particulière à un retour offensif de tels refoulements, quand les sentiments érotiques du sujet sont restés attachés aux impressions refoulées, quand la vie amoureuse a été frappée par le refoulement. Là s’applique de plein droit le vieil adage latin qui, sans doute à l’origine, ne visait que des exorcismes par des influences externes et non des conflits internes : Naturam furca expellas semper redibit. Mais ce proverbe ne dit pas tout : il ne fait qu’énoncer le fait du retour de ce qui a été refoulé, il ne décrit pas le mécanisme vraiment merveilleux de ce retour, comme au moyen de la plus traîtresse des ruses. Ce qui justement servait à refouler — telle la fourche du proverbe — devient l’agent du retour du refoulé ; dans et derrière l’instance refoulante, le refoulé finit par s'affirmer triomphalement. Plus suggestivement que toutes les explications du monde, une gravure connue de Félicien Rops illustre ce fait peu remarqué et digne pourtant de la plus grande attention : l’artiste a figuré le cas type du refoulement chez les saints et les pénitents. Un moine ascète a fui — sans aucun doute, les tentations du monde — au pied de la croix portant le Sauveur. Voilà que la croix s’effondre comme une ombre, et qu’en sa place, tel son truchement, s’élève, radieuse, l’image d’une femme superbe et nue dans la même pose de la crucifixion. D’autres peintres, au sens psychologique moins aigu, dans de telles figurations de la tentation, ont représenté le péché, dans une attitude de défi et de triomphe, quelque part à côté du Sauveur lui-même sur la croix ; lui, semble avoir su que le refoulé, dans ses retours, émerge de l’instance refoulante elle-même.
Il vaut la peine de se convaincre directement, sur des cas morbides, de l’infinie sensibilité de la vie psychique quand cette vie psychique se trouve en état de refoulement, dès qu’on approche du refoulé ; des ressemblances légères, infimes, suffisent à travers et de par l’instance refoulante, pour mettre cette vie psychique en action. J’eus un jour l’occasion de m’occuper médicalement d’un jeune homme, je dirais presque d’un enfant qui, à la suite de la première révélation indésirée des choses sexuelles, avait pris la fuite devant la poussée montante de ses désirs et pour cela mis en œuvre divers moyens de refoulement ; il s’acharnait à ses études, exagérait son attachement infantile à sa mère et adoptait en général une attitude enfantine. Je ne veux pas développer ici comment, justement dans ses rapports avec sa mère, la sexualité refoulée remontait en surface, mais décrire de quelle manière, ce qui est plus rare et plus étrange, l’un des autres remparts qu’il avait élevés contre elle s’écroula dans une occasion qui semblait à peine y pouvoir suffire. Les mathématiques jouissent d’un grand renom comme dérivatif sexuel ; déjà J.-J. Rousseau avait reçu d’une dame, qui lui en voulait quelque peu, le conseil suivant : Lascia le donne e studia le matematiche. De même, notre fugitif se jeta aussi à corps perdu dans les mathématiques et dans la géométrie enseignées à l’école, jusqu’au jour où la compréhension lui faillit en présence de quelques problèmes anodins. On put ainsi rétablir le texte de ces problèmes : Deux corps se heurtent, l’un avec une rapidité de... etc. et : On inscrit dans un cylindre de section donnée, un cône... etc. Ces allusions à des choses sexuelles, qui n’eussent certes point frappé d’autres, firent qu’il se sentit trahi aussi par les mathématiques et se mit aussi en devoir de les fuir.
Si Norbert Hanold eût été un personnage pris dans la vie, qui eût ainsi chassé, par l’archéologie, l’amour et le souvenir de son amie d’enfance, il ne serait que régulier et naturel que justement un bas-relief antique réveillât le souvenir oublié de celle qu’il avait aimée avec sa tendresse d’enfant ; son juste destin serait de s’éprendre de l’image en pierre de Gradiva, derrière laquelle, à l’appel de quelque ressemblance mal éclaircie, la Zoé aimante et négligée reprendrait son pouvoir.
Mlle Zoé semble partager notre conception relative au délire du jeune archéologue, car la satisfaction qu’elle exprime à l’issue de son « sermon sévère, sans fard, circonstancié et instructif », peut à peine s’interpréter autrement qu’ainsi : elle est toute prête à reporter sur elle-même, dès l’origine, l’intérêt de l’archéologue pour Gradiva. Voilà en effet ce à quoi elle ne se serait d’abord pas attendue de sa part et ce qu’elle a, malgré tous les travestissements du délire, pourtant reconnu. Mais le traitement psychique entrepris par elle avait à présent produit son effet bienfaisant : Hanold se sentait délivré maintenant que le délire était remplacé par cela dont il ne pouvait en effet être qu’une réplique insuffisante et déformée. Il n’hésitait pas non plus maintenant à se ressouvenir et à reconnaître en Gradiva sa bonne camarade, gaie et avisée, qui n’avait, au fond, pas du tout changé. Mais une autre chose lui paraît très singulière.
« Que quelqu’un doive d’abord mourir afin de trouver la vie... », disait la jeune fille. « Mais c’est sans doute nécessaire en archéologie... » ( Gradiva, p. 1.) Elle ne lui avait évidemment pas encore pardonné son détour par les sciences et l’antiquité, depuis leur amitié d’enfance jusqu’aux relations qui étaient en train de se renouer.
« Non, je veux parler de ton nom... Car Bertgang et Gradiva ont le même sens et veulent tous les deux dire celle qui resplendit en marchant. » (Gradiva, p. 1.)
Nous n’y étions pas non plus préparés. Notre héros commence à sortir de son humilité et à jouer un rôle actif. Il est évidemment tout à fait guéri de son délire, il le domine, ce qu’il démontre en brisant lui-même les derniers fils de la toile. Telle est également l’attitude des malades lorsque la contrainte que leur imposaient leurs idées délirantes se trouve relâchée par la découverte du refoulé qui se cache derrière elles. Ont-ils compris, ils apportent eux-mêmes les solutions des dernières et principales énigmes de leur singulier état ; le tout surgit comme en une explosion soudaine. Nous avions déjà supposé que l’origine grecque de la fabuleuse Gradiva était un vague écho du nom grec de Zoé, mais nous n’avions pas osé aborder le nom de Gradiva, nous l’avions laissé n’être qu’une libre création de l’imagination de Norbert Hanold. Et voyez, justement ce nom se trouve être un dérivé, la traduction même du nom de famille de l’amie d’enfance soi-disant oubliée, et dont il avait refoulé le vocable.
La dérivation et la résolution de ce délire sont maintenant choses faites. Les développements ultérieurs du roman concourent à un dénouement harmonieux du récit. Cela ne peut que nous plaire, du point de vue du pronostic, de voir progresser le relèvement de cet homme, qui avait joué d’abord, en tant que malade, un rôle si pitoyable ; il réussit maintenant à éveiller en Zoé un peu des sentiments dont il avait jusqu’à présent lui-même souffert.
Il advient qu’il la rend jalouse en mentionnant la sympathique jeune femme qui venait de troubler leur tête-à-tête dans la maison de Méléagre, et en avouant que cette dame est la première qui lui ait autant plu. Zoé veut lui ménager un adieu fort tiède, en lui faisant remarquer qu’à présent tout est revenu à la raison, elle-même pas moins que les autres ; il peut aller retrouver Gisa Hartleben — ou quel que soit maintenant son nom — il pourra lui être scientifiquement utile, pendant son séjour à Pompéi ; elle-même, Zoé, doit maintenant regagner l'Ablergo del Sole où son père l’attend pour déjeuner ; peut-être se reverront-ils un jour dans le monde, en Allemagne, ou dans la lune. Hanold n’a alors qu’à reprendre le prétexte de la mouche importune pour s’emparer d’abord de sa joue, puis de ses lèvres, et perpétrer ainsi l’agression qui est donc le devoir de l’homme dans le jeu de l’amour. Une seule fois, une ombre semble encore s’étendre sur son bonheur, c’est lorsque Zoé déclare qu’il lui faut vraiment retourner chez son père qui, sans cela, mourra de faim au Sole. « Mais ton père, qu’est-ce qu’il va... » (Gradiva, p. 1.) Mais l’adroite jeune fille sait vite imposer silence à ce souci : « Oh ! rien probablement. Je ne suis pas une pièce indispensable à sa collection zoologique. Si je l’avais été, mon cœur ne se serait peut-être pas aussi sottement attaché à toi. »
Mais si, par hasard, son père était d’un autre avis qu’elle-même, il y aurait pour Hanold un moyen infaillible. Il n’aurait qu’à faire la traversée de Capri, y capturer une Lacerta Faraglionensis — il pourra en apprendre la technique sur son petit doigt à elle — il laisserait ici courir l’animal et le rattraperait sous les yeux du zoologue et lui donnerait le choix entre la faraglionensis continentale et sa fille. Une proposition dans laquelle, comme on peut le remarquer, l’ironie se mêle à l’amertume, un avertissement de plus au fiancé de ne pas trop fidèlement copier le modèle d’après lequel la fiancée l’a choisi. Norbert Hanold nous rassure aussi sur ce point, car la grande transformation survenue en lui se révèle par toutes sortes d’indices en apparence insignifiants. Il propose à sa Zoé de faire leur voyage de noces en Italie et à Pompéi, comme s’il n’avait jamais pesté contre les tourtereaux Auguste et Grete. Il a oublié tout son ressentiment envers ces couples heureux qui, sans raison, s’étaient éloignés de plus de cent lieues de leur patrie allemande. Le romancier a incontestablement raison de se servir de ces défaillances de mémoire comme de signes très précieux de modification d’idées. À ce désir de voyage de « son ami d’enfance, lui-même comme exhumé d'un long ensevelissement » (Gradiva, p. 1), Zoé répond qu’elle ne se sent pas encore assez pleinement vivante pour prendre une décision géographique pareille.
La belle réalité a maintenant vaincu le délire, mais il fallait encore, avant que les amants ne quittassent Pompéi, rendre à celui-ci un dernier hommage. Arrivés à la porte d’Hercule, là où les dalles antiques barrent l’entrée de la Strada Consolare, Norbert Hanold s’arrête et prie la jeune fille de passer devant lui. Elle le comprend, « et retroussant légèrement sa robe de la main gauche, Gradiva-Rediviva-Zoé Bertgang, enveloppée des regards rêveurs de Hanold, de sa démarche souple et tranquille, en plein soleil, sur les dalles, passa de l’autre côté de la rue ». Dans le triomphe d’Éros se révèle à présent ce que le délire aussi contenait de précieux et de beau.
Par cette dernière comparaison « de l’ami d’enfance exhumé de l’ensevelissement » le romancier nous a cependant livré la clef de la symbolique que le délire chez notre héros mit en œuvre pour travestir le souvenir refoulé. Le refoulement, qui rend le psychique à la fois inabordable et le conserve intact, ne peut en effet mieux se comparer qu’à l’ensevelissement, tel qu’il fut dans le destin de Pompéi de le subir, et hors duquel la ville put renaître sous le travail de la bêche. C’est pourquoi le jeune archéologue devait, dans sa fantaisie, transporter l’original du bas-relief qui lui rappelait son amie d’enfance oubliée à Pompéi. Le romancier était de son côté dans son plein droit en insistant sur la ressemblance précieuse, que son sens aiguisé avait pressenti, entre un épisode de la vie psychique individuelle et un événement historique isolé de l’histoire de l’humanité.
2 Freud, Die Traumdeutung, 1900 (Gesammelte Schriften, vol. II.) — La Science des Rêves, trad. Meyeraon, Alcan, 1925.