Troisième partie. Théorie générale des névroses

16. Psychanalyse et psychiatrie

Je me réjouis de pouvoir reprendre avec vous le fil de nos causeries. Je vous ai parlé précédemment de la conception psychanalytique des actes man­qués et des rêves ; je voudrais vous familiariser maintenant avec les phénomè­nes névrotiques qui, ainsi que vous le verrez par la suite, ont plus d'un trait commun avec les uns et avec les autres. Mais je vous préviens qu'en ce qui concerne ces derniers phénomènes, je ne puis vous suggérer à mon égard la même attitude que précédemment. Alors je m'étais imposé l'obligation de ne point faire un pas sans m'être mis au préalable d'accord avec vous ; j'ai beau­coup discuté avec vous et j'ai tenu compte de vos objections ; je suis même allé jusqu'à voir en vous et dans votre « bon sens » l'instance décisive. Il ne peut plus en être de même aujourd'hui, et cela pour une raison bien simple. Et tant que phénomènes, actes manqués et rêves ne vous étaient pas tout à fait inconnus, on pouvait dire que vous possédiez ou pouviez posséder à leur sujet la même expérience que moi. Mais le domaine des phénomènes névrotiques vous est étranger ; si vous n'êtes pas médecins, vous n'y avez pas d'autre accès que celui que peuvent vous ouvrir mes renseignements, et le jugement le meilleur en apparence est sans valeur lorsque celui qui le formule n'est pas familiarisé avec les matériaux à juger.

Ne croyez cependant pas que je me propose de vous faire des conférences dogmatiques ni que j'exige de vous une adhésion sans conditions. Si vous le croyiez, il en résulterait un malentendu qui me ferait le plus grand tort. Il n'entre pas dans mes intentions d'imposer des convictions : il me suffit d'exercer une action stimulante et d'ébranler des préjugés. Lorsque, par suite d'une ignorance matérielle, vous n'êtes pas à même de juger, vous ne devez ni croire ni rejeter. Vous n'avez qu'à écouter et à laisser agir sur vous ce qu'on vous dit. Il n'est pas facile d'acquérir des convictions, et celles auxquelles on arrive sans peine se montrent le plus souvent sans valeur et sans résistance. Celui-là seul a le droit d'avoir des convictions qui a, pendant des années, travaillé sur les mêmes matériaux et assisté personnellement à la répétition de ces expériences nouvelles et surprenantes dont j'aurai à vous parler. À quoi servent, dans le domaine intellectuel, ces convictions rapides, ces conversions s'accomplissant avec l'instantanéité d'un éclair, ces répulsions violentes ? Ne voyez-vous donc pas que le « coup de foudre », l'amour instantané font partie d'une région tout à fait différente, du domaine affectif notamment ? Nous ne demandons pas à nos patients d'être convaincus de l'efficacité de la psycha­nalyse on de donner leur adhésion à celle-ci. S'ils le faisaient, cela nous les rendrait suspects. L'attitude que nous apprécions le plus chez eux est celle d'un scepticisme bienveillant. Essayez donc, vous aussi, de laisser lentement mûrir en vous la conception psychanalytique, à côté de la conception populaire ou psychologique, jusqu'à ce que l'occasion se présente où l'une et l'autre puissent entrer dans une relation réciproque, se mesurer et en s'associant faire naître finalement une conception décisive.

D'autre part, vous auriez tort de croire que ce que je vous expose comme étant la conception psychanalytique soit un système spéculatif. Il s'agit plutôt d'un fait d'expérience, d'une expression directe de l'observation ou du résultat de l'élaboration de celle-ci. C'est par les progrès de la science que nous pourrons juger si cette élaboration a été suffisante et justifiée et, sans vouloir me vanter, je puis dire, ayant derrière mot une vie déjà assez longue et une carrière s'étendant sur 25 années environ, qu'il m'a fallu, pour réunir les expé­riences sur lesquelles repose ma conception, un travail intensif et approfondi. J'ai souvent eu l'impression que nos adversaires ne voulaient tenir aucun compte de cette source de nos affirmations, comme s'il s'agissait d'idées pure­ment subjectives auxquelles on pourrait, à volonté, en opposer d'autres. Je n'arrive pas à bien comprendre cette attitude de nos adversaires. Elle tient peut-être au fait que les médecins répugnent à entrer en relations trop étroites avec leurs patients atteints de névroses et que, ne prêtant pas une attention suffisante à ce que ceux-ci leur disent, ils se mettent dans l'impossibilité de tirer de leurs communications des renseignements précieux et de faire sur leurs malades des observations susceptibles de servir de point de départ à des déductions d'ordre général. Je vous promets, à cette occasion, de me livrer, au cours des leçons qui vont suivre, aussi peu que possible à des discussions polémiques, surtout avec tel ou tel auteur en particulier. Je ne crois pas à la vérité de la maxime qui proclame que la guerre est mère de toutes choses. Cette maxime me paraît être un produit de la sophistique grecque et pécher, comme celle-ci, par l'attribution d'une valeur exagérée à la dialectique. J'estime, quant à moi, que ce qu'on appelle la polémique scientifique est une œuvre tout à fait stérile, d'autant plus qu'elle a toujours une tendance à revêtir un caractère personnel. Je pouvais nie vanter, jusqu'à il y a quelques années, de n'avoir usé des armes de la polémique que contre un seul savant (Löwen­feld, de Munich), avec ce résultat que d'adversaires, nous sommes devenus amis et que notre amitié se maintient toujours. Et comme je n'étais pas sûr d'arriver toujours au même résultat, je m'étais longtemps gardé de recommen­cer  l'expérience.

Vous pourriez croire qu'une pareille répugnance pour toute discussion littéraire atteste soit une impuissance devant les objections, soit un extrême entêtement ou, pour me servir d'une expression de l'aimable langage scientifi­que courant, un « fourvoiement ». À quoi je vous répondrais que lorsqu'on a, aux prix de pénibles efforts, acquis une conviction, on a aussi, jusqu'à un certain point, le droit de vouloir la maintenir envers et contre tout. Je tiens d'ailleurs à ajouter que sur plus d'un point important j'ai, au cours de mes travaux, changé, modifié ou remplacé par d'autres certaines de mes opinions et que je n'ai jamais manqué de faire de ces variations une déclaration publi­que. Et quel fat le résultat de ma franchise ? Les uns n'ont eu aucune connais­sance de corrections que j'ai introduites et me critiquent encore aujourd'hui pour des propositions auxquelles je n'attache plus le même sens que jadis. D'autres me reprochent précisément ces variations et déclarent qu'on ne peut pas me prendre au sérieux. On dirait que celui qui modifie de temps à autre ses idées ne mérite aucune confiance, car il laisse supposer que ces dernières propositions sont aussi erronées que les précédentes. Mais, d'autre part, celui qui maintient ses idées premières et ne s'en laisse pas détourner facilement passe pour un entêté et un fourvoyé. Devant ces deux jugements opposés de la critique, il n'y a qu'un parti à prendre : rester ce qu'on est et ne suivre que son propre jugement, C'est bien à quoi je suis décidé, et rien ne m'empêchera de modifier et de corriger mes théories avec le progrès de mon expérience. Quant à mes idées fondamentales, je n'ai encore rien trouvé à y changer, et j'espère qu'il en sera de même à l'avenir.

Je dois donc vous exposer la conception psychanalytique des phénomènes névrotiques. Il m'est facile de rattacher cet exposé à celui des phénomènes dont je vous ai déjà parlé, à cause aussi bien des analogies que des contrastes qui existent entre les uns et les autres. Je prends une action symptomatique que j'ai vu beaucoup de personnes accomplir au cours de ma consultation. Les gens qui viennent exposer en un quart d'heure toutes les misères de leur vie plus ou moins longue n'intéressent pas le psychanalyste. Ses connaissances plus approfondies ne lui permettent pas de se débarrasser du malade en lui disant qu'il n'a pas grand-chose et en lui ordonnant une légère cure hydro­thé­rapique. Un de nos collègues, à qui l'on avait demandé comment il se com­portait à l'égard des patients venant à sa consultation, a répondu en haussant les épaules : je le frappe d'une contribution de tant de couronnes. Aussi ne vous étonnerai-je pas en vous disant que les consultants du psychanalyste, même le plus occupé, ne sont généralement pas très nombreux. J'ai fait dou­bler et capitonner la porte qui sépare ma salle d'attente de mon cabinet. Il s'agit là d'une précaution dont le sens n'est pas difficile à saisir. Or, il arrive toujours que les personnes que je fais passer de la salle d'attente dans mon cabinet oublient de fermer derrière elles les deux portes. Dès que je m'en aperçois, et quelle que soit la qualité sociale de la personne, je ne manque pas, sur un ton d'irritation, de lui en faire la remarque et de la prier de réparer sa négligence. Vous lirez que c'est là du pédantisme poussé à l'excès. Je me suis parfois reproché moi-même cette exigence, car il s'agissait souvent de person­nes incapables de toucher à un bouton de porte et contentes de se décharger de cette besogne sur d'autres. Mais j'avais raison dans la majorité des cas, car ceux qui se conduisent de la sorte et laissent ouvertes derrière eux les portes qui séparent la salle d'attente du médecin de son cabinet de consultations sont des gens mal élevés et ne méritent pas un accueil amical. Ne vous prononcez cependant pas avant de connaître le reste. Cette négligence du patient ne se produit que lorsqu'il se trouve seul dans la salle d'attente et qu'en la quittant il ne laisse personne derrière lui. Mais le patient a, au contraire, bien soin de fermer les portes lorsqu'il laisse dans la salle d'attente d'autres personnes qui ont attendu en même temps que lui. Dans ce dernier cas, il comprend fort bien qu'il n'est pas dans son intérêt de permettre à d'autres d'écouter sa conversa­tion avec le médecin.

Ainsi déterminée, la négligence du patient n'est ni accidentelle, ni dépour­vue de sens et même d'importance, car, ainsi que nous le verrous, elle illustre son attitude à l'égard du médecin. Le patient appartient à la nombreuse caté­gorie de ceux qui ne rêvent que célébrités médicales, qui veulent être éblouis, secoués. Il a peut-être déjà téléphoné pour savoir à quelle heure il sera le plus facilement reçu et il s'imagine trouver devant la maison du méde­cin une queue de clients aussi longue que devant une succursale d'une grande maison d'épicerie. Or, le voilà qui entre dans une salle d'attente vide et, par-dessus le marché, très modestement meublée. Il est déçu et, voulant se venger sur le médecin du respect exagéré qu'il se proposait de lui témoigner, il exprime son état d'âme en négligeant de fermer les portes qui séparent la salle d'attente du cabinet de consultations. Ce faisant, il semble vouloir dire au médecin : « À quoi bon fermer les portes, puisqu'il n'y a personne dans la salle d'attente et que personne probablement n'y entrera, tant que je serai dans votre cabinet ? » Il arrive même qu'il fasse preuve, pendant la consultation, d'un grand sans-gêne et de manque de respect, si l'on ne prend garde de le remettre incontinent à sa place.

L'analyse de cette petite action symptomatique ne nous apprend rien que vous ne sachiez déjà, à savoir qu'elle n'est pas accidentelle, qu'elle a son mobile, un sens et une intention, qu'elle fait partie d'un ensemble psychique défini, qu'elle est une petite indication d'un état psychique important. Mais cette action symptomatique nous apprend surtout que le processus dont elle est l'expression se déroule en dehors de la connaissance de celui qui l'accom­plit, car pas un des patients qui laissent les deux portes ouvertes n'avouerait qu'il veut par cette négligence me témoigner son mépris. Il est probable que plus d'un conviendra avoir éprouvé un sentiment de déception en entrant dans la salle d'attente, mais il est certain que le lien entre cette impression et l'action symptomatique qui la suit échappe à la conscience.

Je vais mettre en parallèle avec cette petite action symptomatique une observation faite sur une malade. L'observation que je choisis est encore fraî­che dans ma mémoire et se prête à une description brève. Je vous préviens d'ailleurs que dans toute communication de ce genre certaines longueurs sont inévitables.

Un jeune officier en permission me prie de me charger du traitement de sa belle-mère qui, quoique vivant dans des conditions on ne peut plus heureuses, empoisonne son existence et l'existence de tous les siens par une idée absurde. Je me trouve en présence d'une dame âgée de 53 ans, bien conservée, d'un abord aimable et simple. Elle me raconte volontiers l'histoire suivante. Elle vit très heureuse à la campagne avec son mari qui dirige une grande usine. Elle n'a qu'à se louer des égards et prévenances que son mari a pour elle. Ils ont fait un mariage d'amour il y a 30 ans et, depuis le jour du mariage, nulle discorde, aucun motif de jalousie ne sont venus troubler la paix du ménage. Ses deux enfants sont bien mariés et son mari, voulant remplir ses devoirs de chef de famille jusqu'au bout, ne consent pas encore à se retirer des affaires. Un fait incroyable, à elle-même incompréhensible, s'est produit il y a un an : elle n'hésita pas à ajouter foi à une lettre anonyme qui accusait son excellent mari de relations amoureuses avec une jeune fille. Depuis qu'elle a reçu cette lettre, son bonheur est brisé. Une enquête un peu serrée révéla qu'une femme de chambre, que cette dame admettait peut-être trop dans son intimité, pour­suivait d'une haine féroce une autre jeune fille qui, étant de même extraction qu'elle, avait infiniment mieux réussi dans sa vie : au lieu de se faire domes­tique, elle avait fait des études qui lui avaient permis d'entrer à l'usine en qualité d'employée. La mobilisation ayant raréfié le personnel de l'usine, cette jeune fille avait fini par occuper une belle situation : elle était logée à l'usine même, ne fréquentait que des « messieurs » et tout le monde l'appelait « ma­demoiselle ». Jalouse de cette supériorité, la femme de chambre était prête à dire tout le mal possible de son ancienne compagne d'école. Un jour sa maîtresse lui parle d'un vieux monsieur qui était venu en visite et qu'on savait séparé de sa femme et vivant avec une maîtresse. Notre malade ignore ce qui la poussa, à ce propos, à dire à sa femme de chambre qu'il n'y aurait pour elle rien de plus terrible que d'apprendre que son bon mari a une liaison. Le lendemain elle reçoit par la poste la lettre anonyme dans laquelle lui était annoncée, d'une écriture déformée, la fatale nouvelle. Elle soupçonna aussitôt que cette lettre était l’œuvre de sa méchante femme de chambre, car c'était précisément la jeune fille que celle-ci poursuivait de sa haine qui y était accusée d'être la maîtresse du mari. Mais bien que la patiente ne tardât pas à deviner l'intrigue et qu'elle eût assez d'expérience pour savoir combien sont peu dignes de foi ces lâches dénonciations, cette lettre ne l'en a pas moins profondément bouleversée. Elle eut une crise d'excitation terrible et envoya chercher son mari auquel elle adressa, dès son apparition, les plus amers reproches. Le mari accueillit l'accusation en riant et fit tout ce qu'il put pour calmer sa femme.

Il fit venir le médecin de la famille et de l'usine qui joignit ses efforts aux siens. L'attitude ultérieure du mari et de la femme fut des plus naturelles : la femme de chambre fut renvoyée, mais la prétendue maîtresse resta en place. Depuis ce jour, la malade prétendait souvent qu'elle était calmée et ne croyait plus au contenu de la lettre anonyme. Mais son calme n'était jamais profond ni durable. Il lui suffisait d'entendre prononcer le nom de la jeune fille ou de rencontrer celle-ci dans la rue pour entrer dans une nouvelle crise de mé­fiance, de douleurs et de reproches.

Telle est l'histoire de cette brave dame. Il ne faut pas posséder une grande expérience psychiatrique pour comprendre que, contrairement à d'autres malades nerveux, elle était plutôt encline à atténuer son cas ou, comme nous le disons, à dissimuler, et qu'elle n'a jamais réussi à vaincre sa foi dans l'accu­sation formulée dans la lettre anonyme.

Quelle attitude peut adopter le psychiatre en présence d'un cas pareil ? Nous savons déjà comment il se comporterait à l'égard de l'action sympto­matique du patient qui ne ferme pas les portes de la salle d'attente. Il voit dans cette action un accident dépourvu de tout intérêt psychologique. Mais il ne peut maintenir la même attitude en présence de la femme morbidement jalouse. L'action symptomatique apparaît comme une chose indifférente, mais le symptôme s'impose à nous comme un phénomène important. Au point de vue subjectif, ce symptôme est accompagné d'une douleur intense ; au point de vue objectif, il menace le bonheur d'une famille. Aussi présente-t-il un intérêt psychiatrique indéniable. Le psychiatre essaie d'abord de caractériser le symptôme par une de ses propriétés essentielles. On ne peut pas dire que l'idée qui tourmente cette femme soit absurde en elle-même, car il arrive que des hommes mariés, même âgés, aient pour maîtresses des jeunes filles. Mais il y a autre chose qui est absurde et inconcevable. En dehors des affirmations contenues dans la lettre anonyme, la patiente n'a aucune raison de croire que son tendre et fidèle mari fasse partie de cette catégorie des époux infidèles. Elle sait aussi que la lettre ne mérite aucune confiance et elle en connaît la provenance. Elle devrait donc se dire que sa jalousie n'est justifiée par rien ; elle se le dit, en effet, mais elle n'en souffre pas moins, comme si elle possé­dait des preuves irréfutables de l'infidélité de son mari. On est convenu d'appeler obsessions les idées de ce genre, c'est-à-dire les idées réfractaires aux arguments logiques et aux arguments tirés de la réalité. La brave dame souffre donc de l'obsession de la jalousie. Telle est en effet la caractéristique essentielle de notre cas morbide.

 À la suite de cette première constatation, notre intérêt psychiatrique se trouve encore plus éveillé. Si une obsession résiste aux épreuves de la réalité, c'est qu'elle n'a pas sa source dans la réalité. D'où vient-elle donc ? Le contenu des obsessions varie à l'infini ; pourquoi dans notre cas l'obsession a-t-elle précisément pour contenu la jalousie ? Ici nous écouterions volontiers le psychiatre, mais celui-ci n'a rien à nous dire. De toutes nos questions, une seule l'intéresse. Il recherchera les antécédents héréditaires de cette femme et nous donnera peut-être la réponse suivante : les obsessions se produisent chez des personnes qui accusent dans leurs antécédents héréditaires des troubles analogues ou d'autres troubles psychiques. Autrement dit, si une obsession s'est développée chez cette femme, c'est qu'elle y était prédisposée héréditai­rement. Ce renseignement est sans doute intéressant, mais est-ce tout ce que nous voulons savoir ? N'y a-t-il pas d'autres causes ayant déterminé la pro­duction de notre cas morbide ? Nous constatons qu'une obsession de la jalousie s'est développée de préférence à toute autre : serait-ce là un fait indif­férent, arbitraire ou inexplicable ? Et la proposition qui proclame la toute-puissance de l'hérédité doit-elle également être comprise au sens négatif, autrement dit devons-nous admettre que dès l'instant où une âme est prédisposée à devenir la proie d'une obsession, peu importent les événements susceptibles d'agir sur elle ? Vous seriez sans doute désireux de savoir pourquoi la psychia­trie scientifique se refuse à nous renseigner davantage. À cela je vous répon­drai : celui qui donne plus qu'il n'a est malhonnête. Le psychiatre ne possède pas de moyen de pénétrer plus avant dans l'interprétation d'un cas de ce genre. Il est obligé de se borner à formuler le diagnostic et, malgré sa riche expé­rience, un pronostic incertain quant à la marche ultérieure de la maladie.

Pouvons-nous attendre davantage de la psychanalyse ? Certainement, et j'espère pouvoir vous montrer que même dans un cas aussi difficilement accessible que celui qui nous occupe, elle est capable de mettre au jour des faits propres à nous le rendre intelligible. Veuillez d'abord vous souvenir de ce détail insignifiant en apparence qu'à vrai dire la patiente a provoqué la lettre anonyme, point de départ de son obsession : n'a-t-elle pas notamment dit la veille à la jeune intrigante que son plus grand malheur serait d'apprendre que son mari a une maîtresse ? En disant cela, elle avait suggéré à la femme de chambre l'idée d'envoyer la lettre anonyme. L'obsession devient ainsi, dans une certaine mesure, indépendante de la lettre ; elle a dû exister antérieu­rement chez la malade, à l'état d'appréhension (ou de désir ?). Ajoutez à cela les quelques petits faits que j'ai pu dégager à la suite de deux heures d'analyse. La malade se montrait très peu disposée à obéir lorsque, son histoire racontée, je l'avais priée de me faire part d'autres idées et souvenirs pouvant s'y ratta­cher. Elle prétendait qu'elle n'avait plus rien à dire et, au bout de deux heures, il a fallu cesser l'expérience, la malade ayant déclaré qu'elle se sentait tout à fait bien et qu'elle était certaine d'être débarrassée de son idée morbide. Il va sans dire que cette déclaration lui a été dictée par la crainte de me voir poursuivre l'analyse. Mais, au cours de ces deux heures, elle n'en a pas moins laissé échapper quelques remarques qui autorisèrent, qui imposèrent mêne une certaine interprétation projetant une vive lumière sur la genèse de son obsession. Elle éprouvait elle-même un profond sentiment pour un jeune homme, pour ce gendre sur les instances duquel je m'étais rendu auprès d'elle. De ce sentiment, elle ne se rendait pas compte, ; elle en était à peine consciente : vu les liens de parenté qui l'unissaient à ce jeune homme, son affection amoureuse n'eut pas de peine à revêtir le masque d'une tendresse inoffensive. Or, nous possédons une expérience suffisante de ces situations pour pouvoir pénétrer sans difficulté dans la vie psychique de cette honnête femme et excellente mère de 53 ans. L'affection qu'elle éprouvait était trop monstrueuse et impossible pour être consciente ; elle en persistait pas moins à l'état inconscient et exerçait ainsi une forte pression. Il lui fallait quelque chose pour la délivrer de cette pression, et elle dut son soulagement au méca­nisme du déplacement qui joue si souvent un rôle dans la production de la jalousie obsédante. Une fois convaincue que si elle, vieille femme, était amoureuse d'un jeune homme, son mari, en revanche, avait pour maîtresse une jeune fille, elle se sentit délivrée du remords que pouvait lui causer son infidélité. L'idée fixe de l'infidélité du mari devait agir comme un baume calmant appliqué sur une plaie brûlante. Inconsciente de son propre amour, elle avait une conscience obsédante, allant jusqu'à la manie, du reflet de cet amour, reflet dont elle retirait un si grand avantage. Tous les arguments qu'on pouvait opposer à son idée devaient rester sans effet, car ils étaient dirigés non contre le modèle, mais contre son image réfléchie, celui-là communiquant sa force à celle-ci et restant caché inattaquable, dans l'inconscient.

Récapitulons les données que nous avons pu obtenir par ce bref et difficile effort psychanalytique. Elles nous permettront peut-être de comprendre ce cas morbide, à supposer naturellement que nous ayons procédé correctement, ce dont vous ne pouvez pas être juges ici. Première donnée : l'idée fixe n'est plus quelque chose d'absurde ni d'incompréhensible ; elle a un sens, elle est bien motivée, fait partie d'un événement affectif survenu dans la vie de la malade. Deuxième donnée : cette idée fixe est un fait nécessaire, en tant que réaction contre un processus psychique inconscient que nous avons pu dégager d'après d'autres signes ; et c'est précisément au lien qui la rattache à ce processus psychique inconscient qu'elle doit son caractère obsédant, sa résistance à tous les arguments fournis par la logique et la réalité. Cette idée fixe est même quelque chose de bienvenu, une sorte de consolation. Troisième donnée : si la malade a fait la veille à la jeune intrigante la confidence que vous savez, il est incontestable qu'elle y a été poussée par le sentiment secret qu'elle éprouvait à l'égard de son gendre et qui forme comme l'arrière-fond de sa maladie. Ce cas présente ainsi, avec l'action symptomatique que nous avons analysée plus haut, des analogies importantes, car, ici comme là, nous avons réussi à déga­ger le sens ou l'intention de la manifestation psychique, ainsi que ces rapports avec un élément inconscient faisant partie de la situation.

Il va sans dire que nous n'avons pas résolu toutes les questions se ratta­chant à notre cas. Celui-ci est plutôt hérissé de problèmes dont quelques-uns ne sont pas encore susceptibles de solution, tandis que d'autres n'ont pu être résolus, à cause des circonstances défavorables particulières à ce cas. Pour­quoi, par exemple, cette femme, si heureuse en ménage, devient-elle amou­reuse de son gendre et pourquoi la délivrance, qui aurait bien pu revêtir une autre forme quelconque, se produit-elle sous la forme d'un reflet, d'une pro­jection sur son mari de son état à elle ? Ne croyez pas que ce soit là des questions oiseuses et malicieuses. Elles comportent des réponses en vue des­quelles nous disposons déjà de nombreux éléments. Notre malade se trouve à l'âge critique qui comporte une exaltation subite et indésirée du besoin sexuel : ce fait pourrait, à la rigueur, suffire à lui seul à expliquer tout le reste. Mais il se peut encore que le bon et fidèle mari ne soit plus, depuis quelques années, en possession d'une puissance sexuelle en rapport avec le besoin de sa femme, mieux conservée. Nous savons par expérience que ces maris, dont la fidélité n'a d'ailleurs pas besoin d'autre explication, témoignent précisément à leurs femmes une tendresse particulière et se montrent d'une grande indul­gence pour leurs troubles nerveux. De plus, il n'est pas du tout indifférent que l'amour morbide de cette dame se soit précisément porté sur le jeune mari de sa fille. Un fort attachement érotique à la fille, attachement qui peut être rame­né, en dernière analyse, à la constitution sexuelle de la mère, trouve souvent le moyen de se maintenir à la faveur d'une pareille transformation. Dois-je vous rappeler, à ce propos, que les relations sexuelles entre belle-mère et gendre ont toujours été considérées comme particulièrement abjectes et étaient frap­pées chez les peuples primitifs d'interdictions tabou et de « flétrissures » rigoureuses  29 ? Aussi bien dans le sens positif que dans le sens négatif, ces relations dépassent souvent la mesure socialement désirable. Comme il ne m'a pas été possible de poursuivre l'analyse de ce cas pendant plus de deux heures, je ne saurais vous dire lequel de ces trois facteurs doit être incriminé chez la malade qui nous occupe ; sa névrose a pu être produite par l'action de l'un ou de deux d'entre eux, comme par celle de tous les trois réunis.

Je m'aperçois maintenant que je viens de vous parler de choses que vous n'êtes pas encore préparés à comprendre. Je l'ai fait pour établir un parallèle entre la psychiatrie et la psychanalyse. Eh bien, vous êtes-vous aperçus quel­que part d'une opposition entre l'une et l'autre ? La psychiatrie n'applique pas les méthodes techniques de la psychanalyse, elle ne se soucie pas de rattacher quoi que ce soit à l'idée fixe et se contente de nous montrer dans l'hérédité un facteur étiologique général et éloigné, au lieu de se livrer à la recherche de causes plus spéciales et plus proches. Mais y a-t-il là une contradiction, une opposition ? Ne voyez-vous pas que, loin de se contredire, la psychiatrie et la psychanalyse se complètent l'une l'autre en même temps que le facteur héré­ditaire et l'événement psychique, loin de se combattre et de s'exclure, colla­borent de la manière la plus efficace en vue du même résultat ? Vous m'accor­derez qu'il n'y a rien dans la nature du travail psychiatrique qui puisse servir d'argument contre la recherche psychanalytique. C'est le psychiatre, et non la psychiatrie, qui s'oppose à la psychanalyse. Celle-ci est à la psychiatrie à peu près ce que l'histologie est à l'anatomie : l'une étudie les formes extérieures des organes, l'autre les tissus et les cellules dont ces organes sont faits. Une contradiction entre ces deux ordres d'études, dont l'une continue l'autre, est inconcevable. L'anatomie constitue aujourd'hui la base de la médecine scien­tifique, mais il fut un temps où la dissection de cadavres humains, en vue de connaître la structure intime du corps, était défendue, de même qu'on trouve de nos jours presque condamnable de se livrer à la psychanalyse, en vue de connaître le fonctionnement intime de la vie psychique. Tout porte cependant à croire que le temps n'est pas loin où l'on se rendra compte que la psychiatrie vraiment scientifique suppose une bonne connaissance des processus profonds et inconscient de la vie psychique.

Cette psychanalyse tant combattue a peut-être parmi vous quelques amis qui la verraient avec plaisir s'affirmer aussi comme un procédé thérapeutique. Vous savez que les moyens psychiatriques dont nous disposons n'ont aucune action sur les idées fixes. La psychanalyse, qui connaît le mécanisme de ces symptômes, serait-elle plus heureuse sous ce rapport ? Non ; elle n'a pas plus de prise sur ces affections que n'importe quel autre moyen thérapeutique. Actuellement du moins. Nous pouvons, grâce à la psychanalyse, comprendre ce qui se passe chez le malade, mais nous n'avons aucun moyen de le faire comprendre au malade lui-même. Je vous ai déjà dit que, dans le cas dont je vous ai entretenus dans cette leçon, je n'ai pas pu pousser l'analyse au-delà des premières couches. Doit-on en conclure que l'analyse de cas de ce genre soit à abandonner, parce que stérile ? Je ne le pense pas. Nous avons le droit et mê­me le devoir de poursuivre nos recherches, sans nous préoccuper de leur utilité immédiate. À la fin, nous ne savons ni où ni quand le peu de savoir que nous aurons acquis se trouvera transformé en pouvoir thérapeutique. Alors même qu'à l'égard des autres affections nerveuses et psychiques la psychana­lyse se serait montrée aussi impuissante qu'à l'égard des idées fixes, elle n'en resterait pas moins parfaitement justifiée comme moyen irremplaçable de recherche scientifique. Il est vrai que nous ne serions pas alors en mesure de l'exercer ; les hommes sur lesquels nous voulons apprendre, les hommes qui vivent, qui sont doués de volonté propre et ont besoin de motifs personnels pour nous aider, nous refuseraient leur collaboration. Aussi ne veux-je pas terminer cette leçon sans vous dire qu'il existe de vastes groupes de troubles nerveux où une meilleure compréhension se laisse facilement transformer en pouvoir thérapeutique et que, sous certaines conditions, la psychanalyse nous permet d'obtenir dans ces affections difficilement accessibles des résultats qui ne le cèdent en rien à ceux qu'on obtient dans n'importe quelle autre branche de la thérapeutique interne.

17. Le sens des symptômes

Je vous ai montré dans le chapitre précédent qu'alors que la psychiatrie ne se préoccupe pas du mode de manifestation et du contenu de chaque symp­tôme, la psychanalyse porte sa principale attention sur l'un et sur l'autre et a réussi à établir que chaque symptôme a un sens et se rattache étroitement à la vie psychique du malade. C'est J. Breuer qui, grâce à l'étude et à l'heureuse reconstitution d'un cas d'hystérie devenu depuis lors célèbre (1880-1882), a le premier découvert des symptômes névrotiques. Il est vrai que P. Janet a fait la même découverte, et indépendamment de Breuer ; au savant français appar­tient même la priorité de la publication, Breuer n'ayant publié son observation que dix ans plus tard (1893-95), à l'époque de sa collaboration avec moi. Il importe d'ailleurs peu de savoir à qui appartient la découverte, car une dé­couverte est toujours faite plusieurs fois ; aucune n'est faite en une fois et le succès n'est pas toujours attaché au mérite. L'Amérique n'a pas reçu son nom de Colomb. Avant Breuer et Janet, le grand psychiatre Leuret a émis l'opinion qu'on trouverait un sens même aux délires des aliénés si l'on savait les tra­duire. J'avoue que j'ai été longtemps disposé à attribuer à P. Janet un mérite tout particulier pour son explication des symptômes névrotiques qu'il con­cevait comme des expressions des « idées inconscientes » qui dominent les malades. Mais plus tard, faisant preuve d'une réserve exagérée, Janet s'est exprimé comme s'il avait voulu faire comprendre que l'inconscient n'était pour lui qu'une « façon de parler » et que dans son idée ce terme ne correspondait à rien de réel. Depuis lors, je ne comprends plus les déductions de Janet, mais je pense qu'il s'est fait beaucoup de tort, alors qu'il aurait pu avoir beaucoup de mérite.

Les symptômes névrotiques ont donc leur sens, tout comme les actes man­qués et les rêves et, comme ceux-ci, ils sont en rapport avec la vie des person­nes qui les présentent. Je voudrais vous rendre familière cette impor­tante manière de voir à l'aide de quelques exemples. Qu'il en soit ainsi toujours et dans tous les cas, c'est ce que je puis seulement affirmer, sans être à même de le prouver. Ceux qui cherchent eux-mêmes des expériences finiront par être convaincus de ce que je dis. Mais, pour certaines raisons, j'emprunterai mes exemples non à l'hystérie, mais à une autre névrose, tout à fait remarquable, au fond très voisine de l'hystérie, et dont je dois vous dire quelques mots à titre d'introduction. Cette névrose, qu'on appelle névrose obsessionnelle, n'est pas aussi populaire que l'hystérie que tout le monde connaît. Elle est, si je puis m'exprimer ainsi, moins importunément bruyante, se comporte plutôt comme une affaire privée du malade, renonce presque complètement aux manifesta­tions somatiques et concentre tous ses symptômes dans le domaine psychique. La névrose obsessionnelle et l'hystérie sont les formes de névrose qui ont fourni la première base à l'étude de la psychanalyse, et c'est dans le traitement de ces névroses que notre thérapeutique a remporté ses plus beaux succès. Mais la névrose obsessionnelle, à laquelle manque cette mystérieuse exten­sion du psychique au corporel, nous est rendue par la psychanalyse plus claire et plus familière que l'hystérie, et nous avons pu constater qu'elle manifeste avec beaucoup plus de netteté certains caractères extrêmes des affections névrotiques.

La névrose obsessionnelle se manifeste en ce que les malades sont préoc­cupés par des idées auxquelles ils ne s'intéressent pas, éprouvent des impul­sions qui leur paraissent tout à fait bizarres et sont poussés à des actions dont l'exécution ne leur procure aucun plaisir, mais auxquelles ils ne peuvent pas échapper. Les idées (représentations obsédantes) peuvent être en elles-mêmes dépourvues de sens ou seulement indifférentes pour l'individu, elles sont sou­vent tout à fait absurdes et déclenchent dans tous les cas une activité intellec­tuelle intense qui épuise le malade et à laquelle il se livre à son corps défen­dant. Il est obligé, contre sa volonté, de scruter et de spéculer, comme s'il s'agissait de ses affaires vitales les plus importantes. Les impulsions que le malade éprouve peuvent également paraître enfantines et absurdes, mais elles ont le plus souvent un contenu terrifiant, le malade se sentant incité à com­mettre des crimes graves, de sorte qu'il ne les repousse pas seulement comme lui étant étrangères, mais les fait effraye et se défend contre la tentation par toutes sortes d'interdictions, de renoncements et de limitations de sa liberté. Il est bon de dire que ces crimes et mauvaises actions ne reçoivent jamais même un commencement d'exécution : la fuite et la prudence finissent toujours par en avoir raison. Les actions que le malade accomplit réellement, les actes dits obsédants, ne sont que des actions inoffensives, vraiment insignifiantes, le plus souvent des répétitions, des enjolivements cérémonieux des actes ordi­naires de la vie courante, avec ce résultat que les démarches les plus nécessaires, telles que le fait de se coucher, de se laver, de faire sa toilette, d'aller se promener deviennent des problèmes pénibles, à peine solubles. Les représentations, impulsions et actions morbides ne sont pas, dans chaque forme et cas de névrose obsessionnelle, mélangées dans des proportions éga­les : le plus souvent, c'est l'un ou l'autre de ces facteurs qui domine le tableau et donne son nom à la maladie, mais toutes les formes et tous les cas ont des traits communs qu'il est impossible de méconnaître.

Il s'agit là certainement d'une maladie bizarre. Je pense que la fantaisie la plus extravagante d'un psychiatre en délire n'aurait jamais réussi à construire quelque chose de semblable et si l'on n'avait pas l'occasion de voir tous les jours des cas de ce genre, on ne croirait pas à leur existence. Ne croyez cepen­dant pas que vous rendez service au malade en lui conseillant de se distraire, de ne pas se livrer à ses idées absurdes et de mettre à leur place quelque chose de raisonnable. Il voudrait lui-même faire ce que vous lui conseillez, il est parfaitement lucide, partage votre opinion sur ses symptômes obsédants, il vous l'exprime même avant que vous l'ayez formulée. Seulement, il ne peut rien contre son état : ce qui, dans la névrose obsessionnelle, s'impose à l'ac­tion, est supporté par une énergie pour laquelle nous manquons probablement de comparaison dans la vie normale. Il ne peut qu'une chose : déplacer, échan­ger, mettre à la place d'une idée absurde une autre, peut-être atténuée, rempla­cer une précaution ou une interdiction par une autre, accomplir un cérémonial à la place d'un autre. Il peut déplacer la contrainte, mais il est impuissant à la supprimer. Le déplacement des symptômes, grâce à quoi ils s'éloignent sou­vent beaucoup de leur forme primitive, constitue un des principaux caractères de sa maladie ; on est frappé, en outre, par ce fait que les oppositions (pola­rités) qui caractérisent la vie psychique sont particulièrement prononcées dans son cas. À côté de la contrainte ou obsession à contenu négatif ou positif, on voit apparaître, dans le domaine intellectuel, le doute qui s'attache aux choses généralement les plus certaines. Et cependant, notre malade fut jadis un homme très énergique, excessivement persévérant, d'une intelligence au-dessus de la moyenne. Il présente le plus souvent un niveau moral très élevé, se montre très scrupuleux, d'une rare correction. Vous vous doutez bien du travail qu'il faut accomplir pour arriver à s'orienter dans cet ensemble contradictoire de traits de caractère et de symptômes morbides. Aussi n'ambitionnons-nous pour le moment que peu de chose : pouvoir comprendre et interpréter quelques-uns de ces symptômes.

Vous seriez peut-être désireux de savoir, en vue de la discussion qui va suivre, comment la psychiatrie actuelle se comporte à l'égard des problèmes de la névrose obsessionnelle. Le chapitre qui se rapporte à ce sujet est bien maigre. La psychiatrie distribue des noms aux différentes obsessions, et rien de plus. Elle insiste, en revanche, sur le fait que les porteurs de ces symptô­mes sont des « dégénérés ». Affirmation peu satisfaisante : elle constitue, non une explication, mais un jugement de valeur, une condamnation. Sans doute, les gens qui sortent de l'ordinaire peuvent présenter toutes les singularités possibles, et nous concevons fort bien que des personnes chez lesquelles se développent des symptômes comme ceux de la névrose obsessionnelle doi­vent avoir reçu de la nature une constitution différente de celle des autres hommes. Mais, demanderons-nous, sont-ils plus « dégénérés » que les autres nerveux, par exemple les hystériques et les malades atteints de psychoses ? La caractéristique est évidemment trop générale. On peut même se demander si elle est justifiée, lorsqu'on apprend que des hommes excellents, d'une très haute valeur sociale, peuvent présenter les mêmes symptômes. Généralement, nous savons peu de chose sur la vie intime de nos grands hommes : cela est dû aussi bien à leur propre discrétion qu'au manque de sincérité de leurs bio­graphes. Il arrive cependant qu'un fanatique de la vérité, comme Émile Zola, mette à nu devant nous sa vie, et alors nous apprenons de combien d'habitudes obsédantes il a été tourmenté 30.

Pour ces névrosés supérieurs, la psychiatrie a créé la catégorie des « dégé­nérés supérieurs ». Rien de mieux. Mais la Psychanalyse nous a appris qu'il est possible de faire disparaître définitivement ces symptômes obsédants sin­guliers, comme on fait disparaître beaucoup d'autres affections, et cela aussi bien que chez des hommes non dégénérés. J'y ai moi-même réussi plus d'une fois.

Je vais vous citer deux exemples d'analyse d'un symptôme obsédant. Un de ces exemples est emprunté à une observation déjà ancienne et je ne saurais lui en substituer de plus beau ; l'autre est plus récent. Je me contente de ces deux exemples, car les cas de ce genre demandent à être exposés tout au long, sans négliger aucun détail.

Une dame âgée de 30 ans environ, qui souffrait de phénomènes d'obses­sion très graves et que j'aurais peut-être réussi à soulager, sans un perfide accident qui a rendu vain tout mon travail (je vous en parlerai peut-être un jour), exécutait plusieurs fois par jour, entre beaucoup d'autres, l'action obsé­dante suivante, tout à fait remarquable. Elle se précipitait de sa chambre dans une autre pièce contiguë, s'y plaçait dans un endroit déterminé devant la table occupant le milieu de la pièce, sonnait sa femme de chambre, lui donnait un ordre quelconque ou la renvoyait purement et simplement et s'enfuyait de nouveau précipitamment dans sa chambre. Certes, ce symptôme morbide n'était pas grave, mais il était de nature à exciter la curiosité. L'explication a été obtenue de la façon la plus certaine et irréfutable, sans la moindre inter­vention du médecin. Je ne vois même pas comment j'aurais pu même soup­çonner le sens de cette action obsédante, entrevoir la moindre possibilité de son interprétation. Toutes les fois que je demandais à la malade : « pourquoi le faites-vous ? » elle me répondait : « je n'en sais rien ». Mais un jour, après que j'eus réussi à vaincre chez elle un grave scrupule de conscience, elle trouva subitement l'explication et me raconta des faits se rattachant à cette action obsédante. il y a plus de dix ans, elle avait épousé un homme beaucoup plus âgé qu'elle et qui, la nuit de noces, se montra impuissant. Il avait passé la nuit à courir de sa chambre dans celle de sa femme, pour renouveler la tentative, mais chaque fois sans succès. Le matin il dît, contrarié : « j'ai honte devant la femme de chambre qui va faire le lit ». Ceci dit, il saisit un flacon d'encre rouge, qui se trouvait par hasard dans la chambre, et en versa le contenu sur le drap de lit, mais pas à l'endroit précis où auraient dû se trouver les taches de sang. je n'avais pas compris tout d'abord quel rapport il y avait entre ce souvenir et l'action obsédante de ma malade ; le passage répété d'une pièce dans une autre et l'apparition de la femme de chambre étaient les seuls faits qu'elle avait en commun avec l'événement réel. Alors la malade, m'ame­nant dans la deuxième chambre et me plaçant devant la table, me fit découvrir sur le tapis de celle-ci une grande tache rouge. Et elle m'expliqua qu'elle se mettait devant la table dans une position telle que la femme de chambre qu'elle appelait ne pût pas ne pas apercevoir la tache. Je n'eus plus alors de doute quant aux rapports étroits existant entre la scène de la nuit de noces et l'action obsédante actuelle. Mais ce cas comportait encore beaucoup d'autres enseignements.

Il est avant tout évident que la malade s'identifie avec son mari ; elle joue son rôle en imitant sa course d'une pièce à l'autre. Mais pour que l'identifica­tion soit complète, nous devons admettre qu'elle remplace le lit et le drap de lit par la table et le tapis de table. Ceci peut paraître arbitraire, mais ce n'est pas pour rien que nous avons étudié le symbolisme des rêves. Dans le rêve aussi on voit souvent une table qui doit être interprétée comme figurant un lit. Table et lit réunis figurent le mariage. Aussi l'un remplace-t-il facilement l'autre.

La preuve serait ainsi faite que l'action obsédante a un sens ; elle paraît être une représentation, une répétition de la scène significative que nous avons décrite plus haut. Mais rien ne nous oblige à nous en tenir à cette apparence ; en soumettant à un examen plus approfondi les rapports entre la scène et l'action obsédante, nous obtiendrons peut-être des renseignements sur des faits plus éloignés, sur l'intention de l'action. Le noyau de celle-ci consiste mani­festement dans l'appel adressé à la femme de chambre dont le regard est attiré sur la tache, contrairement à l'observation du mari : « nous devrions avoir honte devant la femme de chambre ». Jouant le rôle du mari, elle le représente donc comme n'ayant pas honte devant la femme de chambre, la tache se trouvant à la bonne place. Nous voyons donc que notre malade ne s'est pas contentée de reproduire la scène : elle l'a continuée et corrigée, elle l'a rendue réussie. Mais, ce faisant, elle corrige également un autre accident pénible de la fameuse nuit, accident qui avait rendu nécessaire le recours à l'encre rouge : l'impuissance du mari. L'action obsédante signifie donc : « Non, ce n'est pas vrai ; il n'avait pas à avoir honte ; il ne fut pas impuissant. » Tout comme dans un rêve, elle représente ce désir comme réalisé dans une action actuelle, elle obéit à la tendance consistant à élever son mari au-dessus de son échec de jadis.

À l'appui de ce que je viens de dire, je pourrais vous citer tout ce que je sais encore sur cette femme. Autrement dit : tout ce que nous savons encore sur son compte nous impose cette interprétation de son action obsédante, en elle-même inintelligible. Cette femme vit depuis des années séparée de son mari et lutte contre l'intention de demander une rupture légale du mariage. Mais il ne peut être question pour elle de se libérer de son mari ; elle se sent contrainte de lui rester fidèle, elle vit dans la retraite, afin de ne pas succom­ber à une tentation, elle excuse son mari et le grandit dans son imagination. Mieux que cela, le mystère le plus profond de sa maladie consiste en ce que par celle-ci elle protège son mari contre de méchants propos, justifie leur séparation dans l'espace et lui rend possible une existence séparée agréable. C'est ainsi que l'analyse d'une anodine action obsédante nous conduit directe­ment jusqu'au noyau le plus caché d'un cas morbide et nous révèle en même temps une partie non négligeable du mystère de la névrose obsessionnelle. Je me suis volontiers attardé à cet exemple parce qu'il réunit des conditions auxquelles on ne peut pas raisonnablement s'attendre dans tous les cas. L'in­terprétation des symptômes a été trouvée ici d'emblée par la malade, en dehors de toute direction ou intervention de l'analyse, et cela en corrélation avec un événement qui s'était produit, non à une période reculée de l'enfance, mais alors que la malade était déjà en pleine maturité, cet événement ayant persisté intact dans sa mémoire. Toutes les objections que la critique adresse générale­ment à nos interprétations de symptômes, se brisent contre ce seul cas. Il va sans dire qu'on n'a pas toujours la chance de rencontrer des cas pareils.

Quelques mots encore, avant de passer au cas suivant. N'avez-vous pas été frappés par le fait que cette action obsédante peu apparente nous a introduits dans la vie la plus intime de la malade ? Quoi de plus intime dans la vie d'une femme que l'histoire de sa nuit de noces ?

Et serait-ce un fait accidentel et sans importance que notre analyse nous ait introduits dans l'intimité de la vie sexuelle de la malade ? Il se peut, sans doute, que j'aie eu dans mon choix la main heureuse. Mais ne concluons pas trop vite et abordons notre deuxième exemple, d'un genre tout à fait différent, un échantillon d'une espèce très commune : un cérémonial accompagnant le coucher.

Il s'agit d'une belle jeune fille de 19 ans, très douée, enfant unique de ses parents, auxquels elle est supérieure par son instruction et sa vivacité intellectuelle. Enfant, elle était d'un caractère sauvage et orgueilleux et était devenue, au cours des dernières années et sans aucune cause extérieure appa­rente, morbidement nerveuse. Elle se montre particulièrement irritée contre sa mère ; elle est mécontente, déprimée, portée à l'indécision et au doute et finit par avouer qu'elle ne peut plus traverser seule des places et des rues un peu larges. Il y a là un état morbide compliqué, qui comporte au moins deux diagnostics : celui d'agoraphobie et celui de névrose obsessionnelle. Nous ne nous y arrêterons pas longtemps : la seule chose qui nous intéresse dans le cas de cette malade, c'est son cérémonial du coucher qui est une source de souffrances pour ses parents. On peut dire que, dans un certain sens, tout sujet normal a son cérémonial du coucher ou tient à la réalisation de certaines conditions dont la non-exécution l'empêche de s'endormir ; il a entouré le passage de l'état de veille à l'état de sommeil de certaines formes qu'il repro­duit exactement tous les soirs. Mais toutes les conditions dont l'homme sain entoure le sommeil sont rationnelles et, comme telles, se laissent facilement comprendre ; et, lorsque les circonstances extérieures lui imposent un chan­gement, il s'y adapte facilement et sans perte de temps. Mais, le cérémonial pathologique manque de souplesse, il sait s'imposer au prix des plus grands sacrifices, s'abriter derrière des raisons en apparence rationnelles et, à l'examen superficiel, il ne semble se distinguer du cérémonial normal que par une minutie exagérée. Mais, à un examen plus attentif, on constate que le cérémonial morbide comporte des conditions que nulle raison ne justifie, et d'autres qui sont nettement antirationnelles. Notre malade justifie les précau­tions qu'elle prend pour la nuit par cette raison que pour dormir elle a besoin de calme ; elle doit donc éliminer toutes les sources de bruit. Pour réaliser ce but, elle prend tous les soirs, avant le sommeil, les deux précautions suivan­tes : en premier lieu, elle arrête la grande pendule qui se trouve dans sa chambre et fait emporter toutes les autres pendules, sans même faire une exception pour sa petite montre-bracelet dans son écrin ; en deuxième lieu, elle réunit sur son bureau tous les pots à fleurs et vases, de telle sorte qu'aucun d'entre eux ne puisse, pendant la nuit, se casser en tombant et ainsi troubler son sommeil. Elle sait parfaitement bien que le besoin de repos ne justifie ces mesures qu'en apparence ; elle se rend compte que la petite montre-bracelet, laissée dans son écrin, ne saurait troubler son sommeil par son tic-tac, et nous savons tous par expérience que le tic-tac régulier et monotone d'une pendule, loin de troubler le sommeil, ne fait que le favoriser. Elle convient, en outre, que la crainte pour les pots à fleurs et les vases ne repose sur aucune vraisemblance. Les autres conditions du cérémonial n'ont rien à voir avec le besoin de repos. Au contraire : la malade exige, par exemple, que la porte qui sépare sa chambre de celle de ses parents reste entrouverte et, pour obtenir ce résultat, elle immobilise la porte ouverte à l'aide de divers objets, précaution susceptible d'engendrer des bruits qui, sans elle, pourraient être évités. Mais les précautions les plus importantes portent sur le lit même. L'oreiller qui se trouve à la tête du lit ne doit pas toucher au bois de lit. Le petit coussin de tête doit être disposé en losange sur le grand, et la malade place sa tête dans la direction du diamètre longitudinal de ce losange. L'édredon de plumes doit au préalable être secoué, de façon à ce que le côté correspondant aux pieds devienne plus épais que le côté opposé ; mais, cela fait, la malade ne tarde pas à défaire son travail et à aplatir cet épaississement.

Je vous fais grâce des autres détails, souvent très minutieux, de ce cérémonial ; ils ne nous apprendraient d'ailleurs rien de nouveau et nous entraîneraient trop loin du but que nous nous proposons. Mais sachez bien que tout cela ne s'accomplit pas aussi facilement et aussi simplement qu'on pour­rait le croire. Il y a toujours la crainte que tout ne soit pas fait avec les soins nécessaires : chaque acte doit être contrôlé, répété, le doute s'attaque tantôt à l'une, tantôt à une autre précaution, et tout ce travail dure une heure ou deux pendant lesquelles ni la jeune fille ni ses parents terrifiés ne peuvent s'endormir.

L'analyse de ces tracasseries n'a pas été aussi facile que celle de l'action obsédante de notre précédente malade. J'ai été obligé de guider la jeune fille et de lui proposer des projets d'interprétation qu'elle repoussait invariablement par un non catégorique ou qu'elle n'accueillait qu'avec un doute méprisant. Mais cette première réaction de négation fut suivie d'une période pendant laquelle elle était préoccupée elle-même par les possibilités qui lui étaient proposées, cherchant à faire surgir des idées se rapportant à ces possibilités, évoquant des souvenirs, reconstituant des ensembles, et elle a fini par accepter toutes nos interprétations, mais à la suite d'une élaboration personnelle. À mesure que ce travail s'accomplissait en elle, elle devenait de moins en moins méticuleuse dans l'exécution de ses actions obsédantes, et avant même la fin du traitement tout son cérémonial était abandonné. Vous devez savoir aussi que le travail analytique, tel que nous le pratiquons aujourd'hui, ne s'attache pas à chaque symptôme en particulier jusqu'à sa complète élucidation. On est obligé à chaque instant d'abandonner tel thème donné, car on est sûr d'y être ramené en abordant d'autres ensembles d'idées. Aussi l'interprétation des symptômes que je vais vous soumettre aujourd'hui, constitue-t-elle une syn­thèse de résultats qu'il a fallu, en raison d'autres travaux entrepris entre-temps, des semaines et des mois pour obtenir.

Notre malade commence peu à peu à comprendre que c'est à titre de symbole génital féminin qu'elle ne supportait pas, pendant la nuit, la présence de la pendule dans sa chambre. La pendule, dont nous connaissons encore d'autres interprétations symboliques, assume ce rôle de symbole génital féminin à cause de la périodicité de son fonctionnement qui s'accomplit à des intervalles égaux. Une femme peut souvent se vanter en disant que ses menstrues s'accomplissent avec la régularité d'une pendule. Mais ce que notre malade craignait surtout, c'était d'être troublée dans son sommeil par le tic-tac de la pendule. Ce tic-tac peut être considéré comme une représentation sym­bo­lique des battements du clitoris lors de l'excitation sexuelle. Elle était en effet souvent réveillée par cette sensation pénible, et c'est la crainte de l'érection qui lui avait fait écarter de son voisinage, pendant la nuit, toutes les pendules et montres en marche. Pots à fleurs et vases sont, comme tous les récipients, également des symboles féminins. Aussi la crainte de les exposer pendant la nuit à tomber et à se briser n'est-elle pas tout à fait dépourvue de sens. Vous connaissez tous cette coutume très répandue qui consiste à briser, pendant les fiançailles, un vase ou une assiette. Chacun des assistants s'en approprie un fragment, ce que nous devons considérer, en nous plaçant au point de vue d'une organisation matrimoniale pré-monogamique, comme un renoncement aux droits que chacun pouvait ou croyait avoir sur la fiancée. À cette partie de son cérémonial se rattachaient, chez notre jeune fille, un souvenir et plusieurs idées. Étant enfant, elle tomba, pendant qu'elle avait à la main un vase en verre ou en terre, et se fit au doigt une blessure qui saigna abondamment. Devenue jeune fille et ayant eu connaissance des faits se rattachant aux relations sexuelles, elle fut obsédée par la crainte angoissante qu'elle pourrait ne pas saigner pendant sa nuit de noces, ce qui ferait naître dans l'esprit de son mari des doutes quant à sa virginité. Ses précautions contre le bris des vases constituent donc une sorte de protestation contre tout le complexe en rapport avec la virginité et l'hémorragie consécutive aux premiers rapports sexuels, une protestation aussi bien contre la crainte de saigner que contre la crainte opposée, celle de ne pas saigner. Quant aux pré­cautions contre le bruit, auxquelles elle subordonnait ces mesures, elle n'avaient rien, ou à peu près rien, à voir avec celles-ci.

Elle révéla le sens central de son cérémonial un jour où elle eut la compréhension subite de la raison pour laquelle elle ne voulait pas que l'oreiller touchât au bois de lit : l'oreiller, disait-elle, est toujours femme, et la paroi verticale du lit est homme. Elle voulait ainsi, par une sorte d'action magique, pourrions-nous dire, séparer l'homme et la femme, c'est-à-dire empêcher ses parents d'avoir des rapports sexuels. Longtemps avant d'avoir établi son cérémonial, elle avait cherché à atteindre le même but d'une manière plus directe. Elle avait simulé la peur ou utilisé une peur réelle pour obtenir que la porte qui séparait la chambre à coucher des parents de la sienne fût laissée ouverte pendant la nuit. Et elle avait conservé cette mesure dans son céré­monial actuel. Elle s'offrait ainsi l'occasion d'épier les parents et, à force de vouloir profiter de cette occasion, elle s'était attiré une insomnie qui avait duré plusieurs mois. Non contente de troubler ainsi ses parents, elle venait de temps à autre s'installer dans leur lit, entre le père et la mère. Et c'est alors que l'« oreiller » et le « bois de lit » se trouvaient réellement séparés. Lorsqu'elle eut enfin grandi, au point de ne plus pouvoir coucher avec ses parents sans les gêner et sans être gênée elle-même, elle s'ingéniait encore à simuler la peur, afin d'obtenir que la mère lui cédât sa place auprès du père et vint elle-même coucher dans le lit de sa fille. Cette situation fut certainement le point de départ de quelques inventions dont nous retrouvons la trace dans son cérémonial.

Si un oreiller est un symbole féminin, l'acte consistant à secouer l'édredon jusqu'à ce que toutes les plumes s'étant amassées dans sa partie inférieure y forment une boursouflure, avait également un sens : il signifiait rendre la femme enceinte ; mais notre malade ne tardait pas à dissiper cette grossesse, car elle avait vécu pendant des années dans la crainte que des rapports de ses parents ne naquît un nouvel enfant qui lui aurait fait concurrence. D'autre part, si le grand oreiller, symbole féminin, représentait la mère, le petit oreiller de tête ne pouvait représenter que la fille. Pourquoi ce dernier oreiller devait-il être disposé en losange, et pourquoi la tête de notre malade devait-elle être placée dans le sens de la ligne médiane de ce losange ? Parce que le losange représente la forme de l'appareil génital de la femme, lorsqu'il est ouvert. C'est donc elle-même qui jouait le rôle du mâle, sa tête remplaçant l'appareil sexuel masculin. (Cf. : « La décapitation comme représentation symbolique de la castration. »)

Ce sont là de tristes choses, direz-vous, que celles qui ont germé dans la tête de cette jeune fille vierge. J'en conviens, mais n'oubliez pas que ces choses-là, je ne les ai pas inventées : je les ai seulement interprétées. Le céré­monial que je viens de vous décrire est également une chose singulière et il existe une correspondance que vous ne devez pas méconnaître entre ce cérémonial et les idées fantaisistes que nous révèle l'interprétation. Mais ce qui m'importe davantage, c'est que vous ayez compris que le cérémonial en question était inspiré, non par une seule et unique idée fantaisiste, mais par un grand nombre de ces idées qui convergeaient toutes en un point situé quelque part. Et vous vous êtes sans doute aperçus également que les prescriptions de ce cérémonial traduisaient les désirs sexuels dans un sens tantôt positif, à titre de substitutions, tantôt négatif, à titre de moyens de défense.

L'analyse de ce cérémonial aurait pu nous fournir d'autres résultats encore si nous avions tenu exactement compte de tous les autres symptômes pré­sentés par la malade. Mais ceci ne se rattachait pas au but que nous nous étions proposé. Contentez-vous de savoir que cette jeune fille éprouvait pour son père une attirance érotique dont les débuts remontaient à son enfance, et il faut peut-être voir dans ce fait la raison de son attitude peu amicale envers sa mère. C'est ainsi que l'analyse de ce symptôme nous a encore introduits dans la vie sexuelle de la malade, et nous trouverons ce fait de moins en moins étonnant, à mesure que nous apprendrons à mieux connaître le sens et l'inten­tion des symptômes névrotiques.

Je vous ai donc montré sur deux exemples choisis que, tout comme les actes manqués et les rêves, les symptômes névrotiques ont un sens et se rattachent étroitement à la vie intime des malades. Je ne puis certes pas vous demander d'adhérer à ma  proposition sur la foi de ces deux exemples. Mais, de votre côté, vous ne pouvez pas exiger de moi de vous produire des exem­ples en nombre illimité, jusqu'à ce que votre conviction soit faite. Vu en effet les détails avec lesquels je suis obligé de traiter chaque cas, il me faudrait un cours semestriel de cinq heures par semaine pour élucider ce seul point de la théorie des névroses. Je me contente donc de ces deux preuves en faveur de ma proposition et vous renvoie pour le reste aux communications qui ont été publiées dans la littérature sur ce sujet, et notamment aux classiques inter­prétations de symptômes par J. Breuer (Hystérie), aux frappantes explications de très obscurs symptômes observés dans la démence précoce, explications publiées par C.-G. Jung à l'époque où cet auteur n'était encore que psycha­nalyste et ne prétendait pas au rôle de prophète ; je vous renvoie en outre à tous les autres travaux qui ont depuis rempli nos périodiques. Les recherches de ce genre ne manquent précisément pas. L'analyse, l'interprétation et la tra­duction des symptômes névrotiques ont accaparé l'attention des psychana­lystes au point de leur faire négliger tous les autres problèmes se rattachant aux névroses.

Ceux d'entre vous qui voudront bien s'imposer ce travail de documentation seront certainement impressionnés par la quantité et la force des matériaux réunis sur cette question. Mais ils se heurteront aussi à une difficulté. Nous savons que le sens d'un symptôme réside dans les rapports qu'il présente avec la vie intime des malades. Plus un symptôme est individualisé, et plus nous devons nous attacher à définir ces rapports. La tâche qui nous incombe, lorsque nous nous trouvons en présence d'une idée dépourvue de sens et d'une action sans but, consiste à retrouver la situation passée dans laquelle l'idée en question était justifiée et l'action conforme à un but. L'action obsessionnelle de notre malade, qui courait à la table et sonnait la femme de chambre, constitue le prototype direct de ce genre de symptômes. Mais on observe aussi, et très fréquemment, des symptômes ayant un tout autre caractère. On doit les désigner comme les symptômes « typiques » de la maladie, car ils sont à peu près les mêmes dans tous les cas, les différences individuelles ayant disparu ou s'étant effacées au point qu'il devient difficile de rattacher ces symptômes à la vie individuelle des malades ou de les mettre en relation avec des situations vécues. Déjà le cérémonial de notre deuxième malade présente beaucoup de ces traits typiques ; mais il présente aussi pas mal de traits individuels qui rendent possible l'interprétation pour ainsi dire historique de ce cas. Mais tous ces malades obsédés ont une tendance à répéter les mêmes actions, à les rythmer, à les isoler des autres. La plupart d'entre eux ont la manie de laver. Les malades atteints d'agoraphobie (topophobie, peur de l'espace), affection qui ne rentre plus dans le cadre de la névrose obses­sionnelle, mais que nous désignons sous le nom d'hystérie d'angoisse, reproduisent dans leurs tableaux nosologiques, avec une monotonie souvent fatigante, les mêmes traits : peur des espaces confinés, de grandes places découvertes, de rues et allées s'allongeant à perte de vue. Ils se croient protégés lorsqu'ils sont accompagnés par une personne de leur connaissance ou lorsqu'ils entendent une voiture derrière eux. Mais sur ce fond uniforme chaque malade présente ses conditions individuelles, des fantaisies, pourrait-on dire, qui sont souvent diamétralement opposées d'un cas à l'autre. Tel redoute les rues étroites, tel autre les rues larges ; l'un ne peut marcher dans la rue que lorsqu'il y a peu de inonde, tel autre ne se sent à l'aise que lorsqu'il y a foule dans les rues. De même l'hystérie, malgré toute sa richesse en traits individuels, présente de très nombreux caractères généraux et typiques qui semblent rendre difficile la rétrospection historique. N'oublions cependant pas que c'est sur ces symptômes typiques que nous nous guidons pour l'établisse­ment de notre diagnostic. Si, dans un cas donné d'hystérie, nous avons réellement réussi à ramener un symptôme typique à un événement personnel ou à une série d'événements personnels analogues, par exemple un vomisse­ment hystérique à une série d'impressions de nausées, nous sommes tout à fait désorientés lorsque l'analyse nous révèle dans un autre cas de vomissements l'action présumée d'événements personnels d'une nature toute différente. On est alors porté à admettre que les vomissements des hystériques tiennent à des causes que nous ignorons, les données historiques révélées par l'analyse n'étant pour ainsi dire que des prétextes qui, lorsqu'ils se présentent, sont utili­sés par cette nécessité interne.

C'est ainsi que nous arrivons à cette conclusion décourageante que s'il nous est possible d'obtenir une explication satisfaisante du sens des symptô­mes névrotiques individuels à la lumière des faits et événements vécus par le malade, notre art ne suffit pas à trouver le sens des symptômes typiques, beau­coup plus fréquents. En outre, je suis loin de vous avoir fait connaître toutes les difficultés auxquelles on se heurte lorsqu'on veut poursuivre rigoureuse­ment l'interprétation historique des symptômes. Je m'abstiendrai d'ailleurs de cette énumération, non que je veuille enjoliver les choses ou vous dissimuler les choses désagréables, mais parce que je ne me soucie pas de vous découra­ger ou de vous embrouiller dès le début de nos études communes. Il est vrai que nous n'avons encore fait que les premiers pas dans la vole de la com­préhension de ce que les symptômes signifient, mais nous devons nous en tenir provisoirement aux résultats acquis et n'avancer que progressivement dans la direction de l'inconnu. Je vais donc essayer de vous consoler en vous disant qu'une différence fondamentale entre les deux catégories de symptômes est difficilement admissible. Si les symptômes individuels dépendent incon­testablement des événements vécus par le malade, il est permis d'admettre que les symptômes typiques peuvent être ramenés à des événements également typiques, c'est-à-dire communs à tous les hommes. Les autres traits qu'on observe régulièrement dans les névroses peuvent être des réactions générales que la nature même des altérations morbides impose au malade, comme par exemple la répétition et le doute dans la névrose obsessionnelle. Bref, nous n'avons aucune raison de nous laisser aller au découragement, avant de connaître les résultats que nous pourrons obtenir ultérieurement.

Dans la théorie des rêves, nous nous trouvons en présence d'une difficulté toute pareille, que je n'ai pas pu faire ressortir dans nos précédents entretiens sur le rêve. Le contenu manifeste des rêves présente des variations et diffé­rences individuelles considérables, et nous avons montré tout au long ce qu'on peut, grâce à l'analyse, tirer de ce contenu. Mais, à côté de ces rêves, il en existe d'autres qu'on peut également appeler « typiques » et qui se produisent d'une manière identique chez tous les hommes. Ce sont des rêves à contenu uniforme qui opposent à l'interprétation les mêmes difficultés : rêves dans lesquels on se sent tomber, voler, planer, nager, dans lesquels on se sent entravé ou dans lesquels on se voit tout nu, et autres rêves angoissants se prêtant, selon les personnes, à diverses interprétations, sans qu'on trouve en même temps l'explication de leur monotonie et de leur production typique. Mais dans ces rêves nous constatons, comme dans les névroses typiques, que le fond commun est animé par des détails individuels et variables, et il est probable qu'en élargissant notre conception nous réussirons à les faire entrer, sans leur infliger la moindre violence, dans le cadre que nous avons obtenu à la suite de l'étude des autres rêves.

18. Rattachement à une action traumatique. L'inconscient

Je vous ai dit plus haut que, pour poursuivre notre travail, je voulais prendre pour point de départ, non nos doutes, mais nos données acquises. Les deux analyses que je vous ai données dans le chapitre précédent comportent deux conséquences très intéressantes dont je ne vous ai pas encore parlé.

Premièrement : les deux malades nous laissent l'impression d'être pour ainsi dire fixées à un certain fragment de leur passé, de ne pas pouvoir s'en dégager et d'être par conséquent étrangères au présent et au futur. Elles sont enfoncées dans leur maladie, comme on avait jadis l'habitude de se retirer dans des couvents pour fuir un mauvais destin. Chez notre première malade, c'est l'union non consommée avec son mari qui fut la cause de tout le malheur. C'est dans ses symptômes que s'exprime le procès qu'elle engage contre son mari ; nous avons appris à connaître les voix qui plaident pour lui, qui l'excusent, le relèvent, regrettent sa perte. Bien que jeune et désirable, elle a recours à toutes les précautions réelles et imaginaires (magiques) pour lui conserver sa fidélité. Elle ne se montre pas devant des étrangers, néglige son extérieur, éprouve de la difficulté à se relever du fauteuil dans lequel elle est assise, hésite lorsqu'il s'agit de signer, son nom, est incapable de faire un cadeau à quelqu'un, sous prétexte que personne ne doit rien avoir d'elle.

Chez notre deuxième malade, c'est un attachement érotique à son père qui, s'étant déclaré pendant les années de puberté, exerce la même influence décisive sur sa vie ultérieure. Elle a tiré de son état la conclusion qu'elle ne peut pas se marier tant qu'elle restera malade. Mais nous avons tout lieu de soupçonner que c'est pour ne pas se marier et pour rester auprès du père qu'elle est devenue malade.

Nous ne devons pas négliger la question de savoir comment, par quelles voies et pour quels motifs, on assume une attitude aussi étrange et aussi désavantageuse à l'égard de la vie ; à supposer toutefois que cette attitude constitue un caractère général de la névrose, et non un caractère particulier à nos deux malades. Or, nous savons qu'il s'agit là d'un trait commun à toutes les névroses et dont l'importance pratique est considérable. La première malade hystérique de Breuer était également fixée à l'époque où elle avait perdu son père gravement malade. Malgré sa guérison, elle avait depuis, dans une certaine mesure, renoncé à la vie ; tout en ayant recouvré la santé et l'accomplissement normal de toutes ses fonctions, elle s'est soustraite au sort normal de la femme. En analysant chacune de nos malades, nous pourrons constater que, par ses symptômes morbides et les conséquences qui en décou­lent, elle se trouve replacée dans une certaine période de son passé. Dans la majorité des cas, le malade choisit même à cet effet une phase très précoce de sa vie, sa première enfance, et même, tout ridicule que cela puisse paraître, la période où il était encore nourrisson.

Les névroses traumatiques dont on a observé tant de cas au cours de la guerre présentent, sous ce rapport, une grande analogie avec les névroses dont nous nous occupons. Avant la guerre, on a naturellement vu se produire des cas du même genre à la suite de catastrophes de chemin de fer et d'autres désastres terrifiants. Au fond, les névroses traumatiques ne peuvent être entiè­rement assimilées aux névroses spontanées que nous soumettons générale­ment à l'examen et au traitement analytique ; il ne nous a pas encore été possible de les ranger sous nos critères et j'espère pouvoir vous en donner un jour la raison. Mais l'assimilation des unes aux autres est complète sur un point :  les névroses traumatiques sont, tout comme les névroses spontanées, fixées au moment de l'accident traumatique. Dans leurs rêves, les malades reproduisent régulièrement la situation traumatique ; et dans les cas accom­pagnés d'accès hystériformes accessibles à l'analyse, on constate que chaque accès correspond à, un replacement complet dans cette situation. On dirait que les malades n'en ont pas encore fini avec la situation traumatique, que celle-ci se dresse encore devant eux comme une tâche actuelle, urgente, et nous prenons cette conception tout à fait au sérieux : elle nous montre le chemin d'une conception pour ainsi dire économique des processus psychiques. Et même, le terme traumatique n'a pas d'autre sens qu'un sens économique. Nous appelons ainsi un événement vécu qui, en l'espace de peu de temps, apporte dans la vie psychique un tel surcroît d'excitation que sa suppression ou son assimilation par les voies normales devient une tâche impossible, ce qui a pour effet des troubles durables dans l'utilisation de l'énergie.

Cette analogie nous encourage à désigner également comme traumatiques les événements vécus auxquels nos nerveux paraissent fixés. Nous obtenons ainsi pour l'affection névrotique une condition très simple : la névrose pourrait être assimilée à une affection traumatique et s'expliquerait par l'incapacité où se trouve le malade de réagir normalement à un événement psychique d'un caractère affectif très prononcé. C'est ce qui était en effet énoncé dans la première formule dans laquelle nous avons, Breuer et moi, résumé en 1893-1895 les résultats de nos nouvelles observations. Un cas comme celui de notre première malade, de la jeune femme séparée de son mari, cadre très bien avec cette manière de voir. Elle n'a pas obtenu la cicatrisation de la plaie morale occasionnée par la non-consommation de son mariage et est restée comme suspendue à ce traumatisme. Mais déjà notre deuxième cas, celui de la jeune fille érotiquement attachée à son père, montre que notre formule n'est pas assez compréhensive. D'une part, l'amour d'une petite fille pour son père est un fait tellement courant et un sentiment si facile à vaincre que la désignation « traumatique », appliquée à ce cas, risque de perdre toute signification ; d'autre part, il résulte de l'histoire de la malade que cette première fixation érotique semblait avoir au début un caractère tout à fait inoffensif et ne s'exprima que beaucoup plus tard par les symptômes de la névrose obsession­nelle. Nous prévoyons donc ici des complications, les conditions de l'état morbide devant être plus nombreuses et variées que nous ne l'avions supposé ; mais nous avons aussi la conviction que le point de vue traumatique ne doit pas être abandonné comme étant erroné : il occupera seulement une autre place et sera soumis à d'autres conditions.

Nous abandonnons donc de nouveau la voie dans laquelle nous nous étions engagés. D'abord, elle ne conduit pas plus loin ; et ensuite, nous aurons encore beaucoup de choses à apprendre avant de pouvoir retrouver sa suite exacte. À propos de la fixation à une phase déterminée du passé, faisons encore remarquer que ce fait déborde les limites de la névrose. Chaque névrose comporte une fixation de ce genre, mais toute fixation ne conduit pas nécessairement à la névrose, ne se confond pas avec la névrose, ne s'introduit pas furtivement au cours de la névrose. Un exemple frappant d'une fixation affective au passé nous est donné dans la tristesse qui comporte même un détachement complet du passé et du futur. Mais, même au jugement du profane, la tristesse se distingue nettement de la névrose. Il y a en revanche des névroses qui peuvent être considérées comme une forme pathologique de la tristesse.

Il arrive encore qu'à la suite d'un événement traumatique ayant secoué la base même de leur vie, les hommes se trouvent abattus au point de renoncer à tout intérêt pour le présent et pour le futur, toutes les facultés de leur âme étant fixées sur le passé. Mais ces malheureux ne sont pas névrotiques pour cela. Nous n'allons donc pas, en caractérisant la névrose, exagérer la valeur de ce trait, quelles que soient et son importance et la régularité avec laquelle il se manifeste.

Nous arrivons maintenant au second résultat de nos analyses pour lequel nous n'avons pas à prévoir une limitation ultérieure. Nous avons dit, à propos de notre première malade, combien était dépourvue de sens l'action obsession­nelle qu'elle accomplissait et quels souvenirs intimes de sa vie elle y ratta­chait ; nous avons ensuite examiné les rapports pouvant exister entre cette action et ces souvenirs et découvert l'intention de celle-là d'après la nature de ceux-ci. Mais nous avons alors complètement laissé de côté un détail qui mérite toute notre attention. Tant que la malade accomplissait l'action obses­sionnelle, elle ignorait que ce faisant elle se reportait à l'événement en question. Le lien existant entre l'action et l'événement lui échappait ; elle disait la vérité, lorsqu'elle affirmait qu'elle ignorait les mobiles qui la font agir. Et voilà que, sous l'influence du traitement, elle eut un jour la révélation de ce lien dont elle devient capable de nous faire part. Mais elle ignorait tou­jours l'intention au service de laquelle elle accomplissait son action obsession­nelle : il s'agissait notamment pour elle de corriger un pénible événement du passé et d'élever le mari qu'elle aimait à un niveau supérieur. Ce n'est qu'après un travail long et pénible qu'elle a fini par comprendre et convenir que ce motif-là pouvait bien être la seule cause déterminante de son action obsessionnelle.

C'est du rapport avec la scène qui a suivi l'infortunée nuit de noces et des mobiles de la malade inspirés par la tendresse, que nous déduisons ce que nous avons appelé le « sens » de l'action obsessionnelle. Mais pendant qu'elle exécutait celle-ci, ce sens lui était inconnu aussi bien en ce qui concerne l'origine de l'action que son but. Des processus psychiques agissaient donc en elle, processus dont l'action obsessionnelle était le produit. Elle percevait bien ce produit par son organisation psychique normale, mais aucune de ses con­ditions psychiques n'était parvenue à sa connaissance consciente. Elle se comportait exactement comme cet hypnotisé auquel Bernheim avait ordonné d'ouvrir un parapluie dans la salle de démonstrations cinq minutes après son réveil et qui, une fois réveillé, exécuta cet ordre sans pouvoir motiver son acte. C'est à des situations de ce genre que nous pensons lorsque nous parlons de processus psychiques inconscients. Nous défions n'importe qui de rendre compte de cette situation d'une manière scientifique plus correcte et, quand ce sera fait, nous renoncerons volontiers à l'hypothèse des processus psychiques inconscients. D'ici là, nous la maintiendrons et nous accueillerons avec un haussement d'épaules résigné l'objection d'après laquelle l'inconscient n'aurait aucune réalité au sens scientifique du mot, qu'il ne serait qu'un pis aller, une façon de parler. Objection inconcevable dans le cas qui nous occupe, puisque cet inconscient auquel on veut contester toute réalité produit des effets  d'une réalité aussi palpable et saisissable que l'action obsessionnelle.

La situation est au fond identique dans le cas de notre deuxième patiente. Elle a créé un principe d'après lequel l'oreiller ne doit pas toucher à la paroi du lit, et elle doit obéir à ce principe, sans connaître son origine, sans savoir ce qu'il signifie ni à quels motifs il est redevable de sa force. Qu'elle le considère elle-même comme indifférent, qu'elle s'indigne ou se révolte contre lui ou qu'elle se propose enfin de lui désobéir, tout cela n'a aucune importance au point de vue de l'exécution de l'acte. Elle se sent poussée à obéir et se deman­de en vain pourquoi. Eh bien, dans ces symptômes de la névrose obsession­nelle, dans ces représentations et impulsions qui surgissent on ne sait d'où, qui se montrent si réfractaires à toutes les influences de la vie normale et qui apparaissent au malade lui-même comme des hôtes tout-puissants venant d'un monde étranger, comme des immortels venant se mêler au tumulte de la vie des mortels, comment ne pas reconnaître l'indice d'une région psychique particulière, isolée de tout le reste, de toutes les autres activités et manifes­tations de la vie intérieure ? Ces symptômes, représentations et impulsions, nous amènent infailliblement à la conviction de l'existence de l'inconscient psychique, et c'est pourquoi la psychiatrie clinique, qui ne connaît qu'une psychologie du conscient, ne sait se tirer d'affaire autrement qu'en déclarant que toutes ces manifestations ne sont que des produits de dégénérescence. Il va sans dire qu'en elles-mêmes les représentations et les impulsions obses­sionnelles ne sont pas inconscientes, de même que l'exécution d'actions obsessionnelles n'échappe pas à la perception consciente. Ces représentations et impulsions ne seraient pas devenues des symptômes si elles n'avaient pas pénétré jusqu'à la conscience. Mais les conditions psychiques auxquelles, d'après l'analyse que nous en avons faite, elles sont soumises, ainsi que les en­sembles dans lesquels notre interprétation permet de les ranger, sont incon­scients, du moins jusqu'au moment où nous les rendons conscients au malade par notre travail d'analyse.

Si vous ajoutez à cela que cet état de choses que nous avons constaté chez nos deux malades se retrouve dans tous les symptômes de toutes les affections névrotiques, que partout et toujours le sens des symptômes est inconnu au malade, que l'analyse révèle toujours que ces symptômes sont des produits de processus inconscients qui peuvent cependant, dans certaines conditions variées et favorables, être rendus conscients, vous comprendrez sans peine que la psychanalyse ne puisse se passer de l'hypothèse de l'inconscient et que nous ayons pris l'habitude de manier l'inconscient comme quelque chose de palpable. Et vous comprendrez peut-être aussi combien peu compétents dans cette question sont tous ceux qui ne connaissent l'inconscient qu'à titre de notion, qui n'ont jamais pratiqué d'analyse, jamais interprété un rêve, jamais cherché le sens et l'intention de symptômes névrotiques. Disons-le donc une fois de plus : le fait seul qu'il est possible, grâce à une interprétation analyti­que, d'attribuer un sens aux symptômes névrotiques constitue une preuve irréfutable de l'existence de processus psychiques inconscients ou, si vous aimez mieux, de la nécessité d'admettre l'existence de ces processus.

Mais ce n'est pas tout. Une autre découverte de Breuer, découverte que je trouve encore plus importante que la première et qu'il a faite sans collabo­ration aucune, nous en apprend encore davantage sur les rapports entre l'inconscient et les symptômes névrotiques. Non seulement le sens des symp­tômes est généralement inconscient ; mais Il existe, entre cette Inconscience et la possibilité d'existence des symptômes, une relation de remplacement réciproque. Vous allez bientôt me comprendre. J'affirme avec Breuer ceci : toutes les fois que nous nous trouvons en présence d'un symptôme, nous devons conclure à l'existence chez le malade de certains processus incon­scients qui contiennent précisément le sens de ce symptôme. Mais il faut aussi que ce sens soit inconscient pour que le symptôme se produise. Les processus conscients n'engendrent pas de symptômes névrotiques ; et d'autre part, dès que les processus inconscients deviennent conscients, les symptômes disparaissent. Vous avez là un accès à la thérapeutique, un moyen de faire disparaître les symptômes. C'est en effet par ce moyen que Breuer avait obtenu la guérison de sa malade hystérique, autrement dit la disparition de ses symptômes ; il avait trouvé une technique qui lui a permis d'amener à la conscience les processus inconscients qui cachaient le sens des symptômes et, cela fait, d'obtenir la disparition de ceux-ci.

Cette découverte de Breuer fut le résultat, non d'une spéculation logique, mais d'une heureuse observation due à la collaboration de la malade. Ne cherchez pas à comprendre cette découverte en la ramenant à un autre fait déjà connu : acceptez-la plutôt comme un fait fondamental qui permet d'en expliquer beaucoup d'autres. Aussi vous demanderai-je la permission de vous l'exprimer sous d'autres formes.

Un symptôme se forme à titre de substitution à la place de quelque chose qui n'a pas réussi à se manifester au-dehors. Certains processus psychiques n'ayant pas pu se développer normalement, de façon à arriver jusqu'à la conscience, ont donné lieu à un symptôme névrotique. Celui-ci est donc le produit d'un processus dont le développement a été interrompu, troublé par une cause quelconque. Il y a eu là une sorte de permutation ; et la thérapeu­tique des symptômes névrotiques a rempli sa tâche lorsqu'elle a réussi à supprimer ce rapport.

La découverte de Breuer forme encore de nos jours la base du traitement psychanalytique. La proposition que les symptômes disparaissent lorsque leurs conditions inconscientes ont été rendues conscientes a été confirmée par toutes les recherches ultérieures, malgré les complications les plus bizarres et les plus inattendues auxquelles on se heurte dans son application pratique. Notre thérapeutique agit en transformant l'inconscient en conscient, et elle n'agit que dans la mesure où elle est à même d'opérer cette transformation.

Ici permettez-moi une brève digression destinée à vous mettre en garde contre l'apparente facilité de ce travail thérapeutique. D'après ce que nous avons dit jusqu'à présent, la névrose serait la conséquence d'une sorte d'igno­rance, de non-connaissance de processus psychiques dont on devrait avoir connaissance. Cette proposition rappelle beaucoup la théorie socratique d'après laquelle le vice lui-même serait un effet de l'ignorance. Or, un méde­cin ayant l'habitude de l'analyse n'éprouvera généralement aucune difficulté à découvrir les mouvements psychiques dont tel malade particulier n'a pas conscience. Aussi devrait-il pouvoir facilement rétablir son malade, en le délivrant de son ignorance par la communication de ce qu'il sait. Il devrait du moins pouvoir supprimer de la sorte une partie du sens inconscient des symptômes : quant aux rapports existant entre les symptômes et les événe­ments vécus, le médecin, qui ne connaît pas ces derniers, ne peut naturelle­ment pas les deviner et doit attendre que le malade se souvienne et parle. Mais sur ce point encore on peut, dans certains cas, obtenir des renseignements par une vole détournée, en s'adressant notamment à l'entourage du malade qui, étant au courant de la vie de ce dernier, pourra souvent reconnaître, parmi les événements de cette vie, ceux qui présentent un caractère traumatique, et même nous renseigner sur des événements que le malade ignore, parce qu'ils se sont produits à une époque très reculée de sa vie. En combinant ces deux procédés, on pourrait espérer aboutir, en peu de temps et avec un minimum d'effort, au résultat voulu qui consiste à amener à la conscience du malade ses processus psychiques inconscients.

Ce serait en effet parfait ! Nous avons acquis là des expériences auxquelles nous n'étions pas préparés dès l'abord. De même que, d'après Molière, il y a fagots et fagots, il y a savoir et savoir, il y a différentes sortes de savoir qui n'ont pas toutes la même valeur psychologique. Le savoir du médecin n'est pas celui du malade et ne peut pas manifester les mêmes effets. Lorsque le médecin communique au malade le savoir qu'il a acquis, il n'obtient aucun succès. Ou, plutôt, le succès qu'il obtient consiste, non à supprimer les symptômes, mais à mettre en marche l'analyse dont les premiers indices sont souvent fournis par les contradictions exprimées par le malade. Le malade sait alors quelque chose qu'il ignorait auparavant, à savoir le sens de son symptôme, et pourtant il ne le sait pas plus qu'auparavant. Nous apprenons ainsi qu'il y a plus d'une sorte de non-savoir. Il faut des connaissances psycho­logiques profondes pour se rendre compte en quoi consistent les différences. Mais notre proposition que les symptômes disparaissent dès que leur sens devient conscient n'en reste pas moins vraie. Seulement, le savoir doit avoir pour base un changement intérieur du malade, changement qui ne peut être provoqué que par un travail psychique poursuivi en vue d'un but déterminé. Nous sommes ici en présence de problèmes dont la synthèse nous apparaîtra bientôt comme une dynamique de la formation de symptômes.

Et maintenant, je vous demande : ce que je vous dis là, ne le trouvez-vous pas trop obscur et compliqué ? N'êtes-vous pas désorientés de me voir si souvent retirer ce que je viens d'avancer, entourer mes propositions de toutes sortes de limitations, m'engager dans des directions pour aussitôt les abandonner ? Je regretterais qu'il en fût ainsi. Mais je n'ai aucun goût pour les simplifications aux dépens de la vérité, ne vois aucun inconvénient à ce que vous sachiez que le sujet que nous traitons présente des côtés multiples et une complication extraordinaire, et je pense en outre qu'il n'y a pas de mal à ce que je vous dise sur chaque point plus de choses que vous n'en pourriez utiliser momentanément. Je sais parfaitement bien que chaque auditeur ou lecteur arrange en idées le sujet qu'on lui expose, abrège l'exposé, le simplifie et en extrait ce qu'il désire en conserver. Il est vrai, dans une certaine mesure, que plus il y a de choses, plus il en reste. Laissez-moi donc espérer que, malgré tous les accessoires dont j'ai cru devoir la surcharger, vous avez réussi à vous faire une idée claire de la partie essentielle de mon exposé, c'est-à-dire de celle relative au sens des symptômes, à l'inconscient et aux rapports existant entre ceux-là et celui-ci. Sans doute avez-vous également compris que nos efforts ultérieurs tendront dans deux directions : apprendre, d'une part, comment les hommes deviennent malades, tombent victimes d'une névrose qui dure parfois toute la vie, ce qui est un problème clinique ; recher­cher, d'autre part, comment les symptômes morbides se développent à partir des conditions de la névrose, ce qui reste un problème de dynamique psychi­que. Il doit d'ailleurs y avoir quelque part un point où ces deux problèmes se rencontrent.

Je ne voudrais pas aller plus loin aujourd'hui, mais, comme il nous reste encore un peu de temps, j'en profite pour attirer votre attention sur un autre caractère de nos deux analyses, caractère dont vous ne saisirez toute la portée que plus tard : il s'agit des lacunes de la mémoire ou amnésies. Je vous ai dit que toute la tâche du traitement psychanalytique pouvait être résumée dans la formule : transformer tout l'inconscient pathogénique en conscient. Or, vous serez peut-être étonnés d'apprendre que cette formule peut être remplacée par cette autre : combler toutes les lacunes de la mémoire des malades, supprimer leurs amnésies. Cela reviendrait au même. Les amnésies des névrotiques auraient donc une grande part dans la production de leurs symptômes. En réfléchissant cependant au cas qui a fait l'objet de notre première analyse, vous trouverez que ce rôle attribué à l'amnésie n'est pas justifiée. La malade, loin d'avoir oublié la scène à laquelle se rattache son action obsessionnelle, en garde le souvenir le plus vif, et il ne s'agit d'aucun autre oubli dans la produc­tion de son symptôme. Moins nette, mais tout à fait analogue est la situation dans le cas de notre deuxième malade, de la jeune fille au cérémonial obses­sionnel. Elle aussi se souvient nettement, bien qu'avec hésitation et peu volontiers, de sa conduite d'autrefois, alors qu'elle insistait pour que la porte qui séparait la chambre à coucher de ses parents de la sienne restât ouverte la nuit et pour que sa mère lui cédât sa place dans le lit conjugal. La seule chose qui puisse nous paraître étonnante, c'est que la première malade, qui a pourtant accompli son action obsessionnelle un nombre incalculable de fois, n'ait jamais eu la moindre idée de ses rapports avec l'événement survenu la nuit de noces, et que le souvenir de cet événement ne lui soit pas venu, alors même qu'elle a été amenée, par un interrogatoire direct, à rechercher les motifs de son action. On peut en dire autant de la jeune fille qui rapporte d'ailleurs son cérémonial et les occasions qui le provoquaient à la situation qui se repro­duisait identique tous les soirs. Dans aucun de ces cas, il ne s'agit d'amnésie proprement dite, de perte de souvenirs : il y a seulement rupture d'un lien qui devrait amener la reproduction, la réapparition de l'événement dans la mémoi­re. Mais si ce trouble de la mémoire suffit à expliquer la névrose obsession­nelle, il n'en est pas de même de l'hystérie. Cette dernière névrose se carac­térise le plus souvent par des amnésies de très grande envergure. En analysant chaque symptôme hystérique, on découvre généralement toute une série d'impressions de la vie passée que le malade affirme expressément avoir oubliées. D'une part, cette série s'étend jusqu'aux premières années de la vie, de sorte que l'amnésie hystérique peut être considérée comme une suite directe de l'amnésie infantile qui cache les premières phases de la vie psychi­que, même aux sujets normaux. D'autre part, nous apprenons avec étonnement que les événements les plus récents de la vie des malades peuvent également succomber à l'oubli et qu'en particulier les occasions qui ont favorisé l'explosion de la maladie ou renforcé celle-ci sont entamées, sinon complè­tement absorbées, par l'amnésie. Le plus souvent, ce sont des détails impor­tants qui ont disparu de l'ensemble d'un souvenir récent de ce genre ou y ont été remplacés par des souvenirs faux. Il arrive même, et presque régulière­ment, que c'est peu de temps avant la fin d'une analyse qu'on voit surgir certains souvenirs d'événements récents, souvenirs qui ont pu rester si long­temps refoulés en laissant dans l'ensemble des lacunes considérables.

Ces troubles de la mémoire sont, nous l'avons dit, caractéristiques de l'hystérie qui présente aussi, à titre de symptômes, des états (crises d'hystérie) ne laissant généralement aucune trace dans la mémoire. Et puisqu'il en est autrement dans la névrose obsessionnelle, vous êtes autorisés à en conclure que ces amnésies constituent un caractère psychologique de l'altération hysté­rique, et non un trait commun à toutes les névroses. L'importance de cette différence se trouve diminuée par la considération suivante. Le « sens » d'un symptôme peut être conçu et envisagé de deux manières : au point de vue de ses origines et au point de vue de son but, autrement dit en considérant, d'une part, les impressions et les événements qui lui ont donné naissance et, d'autre part, l'intention qu'il sert. L'origine d'un symptôme se ramène donc à des impressions venues de l'extérieur, qui ont été nécessairement conscientes à un moment donné, mais sont devenues ensuite inconscientes par suite de l'oubli dans lequel elles sont tombées. Le but du symptôme, sa tendance est, au contraire, dans tous les cas, un processus endopsychique qui a pu devenir conscient à un moment donné, mais qui peut tout aussi bien rester toujours enfoui dans l'inconscient. Peu importe donc que l'amnésie ait porté sur les origines, c'est-à-dire sur les événements sur lesquels le symptôme s'appuie, comme c'est le cas dans l'hystérie ; c'est le but, c'est la tendance du symptôme, but et tendance qui ont pu être inconscients dès le début, - ce sont eux, disons-nous, qui déterminent la dépendance du symptôme à l'égard de l'inconscient, et cela dans la névrose obsessionnelle non moins que dans l'hystérie.

C'est en attribuant une importance pareille à l'inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résis­tance qu'on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l'inconscient ou à l'inaccessibilité des expériences qui s'y rapportent. Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démons­tration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestruc­tibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédéces­seurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contempo­rains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse acadé­mique, le déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale. Ajoutez à tout cela que nos théories menacent de troubler la paix du monde d'une autre manière encore, ainsi que vous le verrez plus loin.

19. Résistance et refoulement

Pour nous faire des névroses une idée plus adéquate, nous avons besoin de nouvelles expériences, et nous en possédons deux, très remarquables et qui ont fait beaucoup de bruit à l'époque où elles ont été connues.

Première expérience : lorsque nous nous chargeons de guérir un malade, de le débarrasser de ses symptômes morbides, il nous oppose une résistance violente, opiniâtre et qui se maintient pendant toute la durée du traitement. Le fait est tellement singulier que nous ne pouvons nous attendre à ce qu'il trouve créance. Nous nous gardons bien d'en parler à l'entourage du malade, car on pourrait voir là de notre part un prétexte destiné à justifier la longue durée ou l'insuccès de notre traitement. Le malade lui-même manifeste tous les phéno­mènes de la résistance, sans s'en rendre compte, et l'on obtient déjà un gros succès lorsqu'on réussit à l'amener à reconnaître sa résistance et à compter avec elle. Pensez donc : ce malade qui souffre tant de ses symptômes, qui fait souffrir son entourage, qui s'impose tant de sacrifices de temps, d'argent, de peine et d'efforts sur soi-même pour se débarrasser de ses symptômes, com­ment pouvez-vous l'accuser de favoriser sa maladie en résistant à celui qui est là pour l'en guérir ? Combien invraisemblable doit paraître à lui et à ses proches votre affirmation ! Et pourtant, rien de plus exact, et quand on nous oppose cette invraisemblance, nous n'avons qu'à répondre que le fait que nous affirmons n'est pas sans avoir des analogies, nombreux étant ceux, par exem­ple, qui, tout en souffrant d'une rage de dents, opposent la plus vive résistance au dentiste lorsqu'il veut appliquer sur la dent malade l'instrument libérateur.

La résistance du malade se manifeste sous des formes très variées, raffinées, souvent difficiles à reconnaître. Cela s'appelle se méfier du médecin et se mettre en garde contre lui. Nous appliquons, dans la thérapeutique psy­chanalytique, la technique que vous connaissez déjà pour m'avoir vu l'appli­quer à l'interprétation des rêves. Nous invitons le malade à se mettre dans un état d'auto-observation, sans arrière-pensée, et à nous faire part de toutes les perceptions internes qu'il fera ainsi, et dans l'ordre même où il les fera : sentiments, idées, souvenirs. Nous lui enjoignons expressément de ne céder à aucun motif qui pourrait lui dicter un choix ou une exclusion de certaines perceptions, soit parce qu'elles sont trop désagréables ou trop indiscrètes, ou trop peu importantes ou trop absurdes pour qu'on en parle. Nous lui disons bien de ne s'en tenir qu'à la surface de sa conscience, d'écarter toute critique, quelle qu'elle soit, dirigée contre ce qu'il trouve, et nous l'assurons que le succès et, surtout, la durée du traitement dépendent de la fidélité avec laquelle il se conformera à cette règle fondamentale de l'analyse. Nous savons déjà, par les résultats obtenus grâce à cette technique dans l'interprétation des rêves, que ce sont précisément les idées et souvenirs qui soulèvent le plus de doutes et d'objections qui renferment généralement les matériaux les plus suscepti­bles de nous aider à découvrir l'inconscient.

Le premier résultat que nous obtenons en formulant cette règle fonda­mentale de notre technique consiste à dresser contre elle la résistance du malade. Celui-ci cherche à se soustraire à ses commandements par tous les moyens possibles. Il prétend tantôt ne percevoir aucune idée, aucun sentiment ou souvenir, tantôt en percevoir tant qu'il lui est impossible de les saisir et de s'orienter. Nous constatons alors, avec un étonnement qui n'a rien d'agréable, qu'il cède à telle ou telle autre objection critique ; il se trahit notamment par les pauses prolongées dont il coupe ses discours. Il finit par convenir qu'il sait des choses qu'il ne peut pas dire, qu'il a honte d'avouer, et il obéit à ce motif, contrairement à sa promesse. Ou bien il avoue avoir trouvé quelque chose, mais que cela regard-, une tierce personne et ne peut pour cette raison être divulgué. Ou encore, ce qu'il a trouvé est vraiment trop insignifiant, stupide ou absurde et on ne peut vraiment pas lui demander de donner suite à des idées pareilles. Et il continue, variant ses objections à l'infini, et il ne reste qu'à lui faire comprendre que tout dire signifie réellement tout dire.

On trouverait difficilement un malade qui n'ait pas essayé de se réserver un compartiment psychique, afin de le rendre inaccessible au traitement. Un de mes malades, que je considère comme un des hommes les plus intelligents que j'aie jamais rencontrés, m'avait ainsi caché pendant des semaines une liaison amoureuse et, lorsque je lui reprochai d'enfreindre la règle sacrée, il se défendit en disant qu'il croyait que c'était là son affaire privée. Il va sans dire que le traitement psychanalytique n'admet pas ce droit d'asile. Qu'on essaie, par exemple, de décréter, dans une ville comme Vienne, qu'aucune arrestation ne sera opérée dans des endroits tels que le Grand-Marché ou la cathédrale Saint-Étienne et qu'on se donne ensuite la peine de capturer un malfaiteur déterminé. On peut être certain qu'il ne se trouvera pas ailleurs que dans l'un de ces deux asiles. J'avais cru pouvoir accorder ce droit d'exception à un malade qui me semblait capable de tenir ses promesses et qui, étant lié par le secret professionnel, ne pouvait pas communiquer certaines choses à des tiers. Il fut d'ailleurs satisfait du succès du traitement ; mais je le fus beaucoup moins et je m'étais promis de ne jamais recommencer un essai de ce genre dans les mêmes conditions.

Les névrosés obsessionnels s'entendent fort bien à rendre à peu près inapplicable la règle de la technique en exagérant leurs scrupules de conscience et leurs doutes. Les hystériques angoissés réussissent même à l'occasion à la réduire à l'absurde en n'avouant qu'idées, sentiments et sou­venirs tellement éloignés de ce qu'on cherche que l'analyse porte pour ainsi dire à faux. Mais il n'entre pas dans mes intentions de vous initier à tous les détails de ces difficultés techniques. Qu'il me suffise de vous dire que lorsqu'on a enfin réussi, à force d'énergie et de persévérance, à imposer au malade une certaine obéissance à la règle technique fondamentale, la résistan­ce, vaincue d'un côté, se transporte aussitôt dans un autre domaine. On voit en effet se produire une résistance intellectuelle qui combat à l'aide d'arguments, s'empare des difficultés et invraisemblances que la pensée normale, mais mal informée, découvre dans les théories analytiques. Nous entendons alors de la bouche de ce seul malade toutes les critiques et objections dont le chœur nous assaille dans la littérature scientifique, comme, d'autre part, les voix qui nous viennent du dehors ne nous apportent rien que nous n'ayons déjà entendu de la bouche de nos malades. Une vraie tempête dans un verre d'eau. Mais le patient souffre bien qu'on lui parle ; il veut bien qu'on le renseigne, l'instruise, le réfute, qu'on lui indique la littérature où il puisse s'informer. Il est tout disposé à devenir partisan de la psychanalyse, mais à condition que l'analyse l'épargne, lui personnellement. Nous sentons dans cette curiosité une résis­tance, le désir de nous détourner de notre tâche spéciale. Aussi la repoussons-nous. Chez les névrosés obsessionnels, la résistance se sert d'une tactique spéciale. Le malade nous laisse sans opposition poursuivre notre analyse qui peut ainsi se flatter de répandre une lumière de plus en plus vive sur les mystères du cas morbide dont on s'occupe ; mais finalement on est tout étonné de constater qu'aucun progrès pratique, aucune atténuation des symptômes ne correspondent à cette élucidation. Nous pouvons alors découvrir que la résistance s'est réfugiée dans le doute qui fait partie de la névrose obses­sionnelle et que c'est de cette position retirée qu'elle dirige contre nous sa pointe. Le malade s'est dit à peu près ceci : « Tout cela est très beau et fort intéressant. Je ne demande pas mieux que de continuer. Cela changerait bien ma maladie, si c'était vrai. Mais je ne crois pas du tout que ce soit vrai et, tant que je n'y crois pas, cela ne touche en rien à ma maladie. » Cette situation peut durer longtemps, jusqu'à ce qu'on vienne attaquer la résistance dans son refuge même, et alors commence la lutte décisive.

Les résistances intellectuelles ne sont pas les plus graves ; on en vient toujours à bout. Mais, tout en restant dans le cadre de l'analyse, la malade s'entend aussi à susciter des résistances contre lesquelles la lutte est exces­sivement difficile. Au lieu de se souvenir, il reproduit des attitudes et des sentiments de sa vie qui, moyennant le « transfert », se laissent utiliser comme moyens de résistance contre le médecin et le traitement. Quand c'est un homme, il emprunte généralement ces matériaux à ses rapports avec son père dont la place est prise par le médecin : il transforme en résistances à l'action de celui-ci ses aspirations à l'indépendance de sa personne et de son jugement, son amour-propre qui l'avait poussé jadis à égaler ou même à dépasser son père, la répugnance à se charger une fois de plus dans sa vie du fardeau de la reconnaissance. On a par moments l'impression que l'intention de confondre le médecin, de lui faire sentir son impuissance, de triompher de lui, l'emporte chez le malade sur cette autre et meilleure intention de voir mettre fin à sa maladie. Les femmes s'entendent à merveille à utiliser en vue de la résistance un « transfert » où il entre, à l'égard du médecin, beaucoup de tendresse, un sentiment fortement teinté d'érotisme. Lorsque cette tendance a atteint un certain degré, tout intérêt pour la situation actuelle disparaît, la malade ne pense plus à sa maladie, elle oublie toutes les obligations qu'elle avait acceptées en commençant le traitement ; d'autre part, la jalousie qui ne manque jamais, ainsi que la déception causée à la malade par la froideur que lui manifeste sous ce rapport le médecin, ne peuvent que contribuer à nuire aux relations personnelles devant exister entre l'une et l'autre et à éliminer ainsi un des plus puissants facteurs de l'analyse.

Les résistances de cette sorte ne doivent pas être condamnées sans réserve. Telles quelles, elles contiennent de nombreux matériaux très importants se rapportant à la vie du malade et exprimés avec une conviction telle qu'ils sont susceptibles de fournir à l'analyse un excellent appui, si l'on sait, par une habile technique, leur donner une orientation appropriée. Il est seulement à noter que ces matériaux commencent toujours par se mettre au service de la résistance et par ne laisser apparaître que leur façade hostile au traitement. On peut dire aussi que ce sont là des traits de caractère, des attitudes du moi que le malade a mobilisés pour combattre les modifications qu'on cherche à obtenir par le traitement. En étudiant ces traits de caractère, on se rend compte qu'ils ont apparu sous l'influence des conditions de la névrose et par réaction contre ses exigences ; on peut donc les désigner comme latents, en ce sens qu'ils ne seraient jamais présentés ou ne se seraient pas présentés au même degré ou avec la même intensité en dehors de la névrose. Ne croyons cepen­dant pas que l'apparition de ces résistances soit de nature à porter atteinte à l'efficacité du traitement analytique. Ces résistances ne constituent pour l'analyste rien d'imprévu. Nous savons qu'elles doivent se manifester et nous sommes seulement mécontents lorsque nous n'avons pas réussi à les provo­quer avec une netteté suffisante et à faire comprendre leur nature au malade. Nous comprenons enfin que la suppression de ces résistances forme la tâche essentielle de l'analyse, la seule partie de notre travail qui, si nous avons réussi à le mener à bien, soit susceptible de nous donner la certitude que nous avons rendu quelque service au malade.

Ajoutez à cela que le malade profite de la moindre occasion pour relâcher son effort, qu'il s'agisse d'un accident quelconque survenu pendant le traite­ment, d'un événement extérieur susceptible de distraire son attention, d'une marque d'hostilité à l'égard de la névrose de la part d'une personne de son entourage, d'une maladie organique accidentelle ou survenant à titre de complication de la névrose, qu'il s'agisse même d'une amélioration de son état, ajoutez tout cela, dis-je, et vous aurez un tableau, je ne dirai pas complet, mais approximatif, des formes et des moyens de résistance au milieu desquels s'accomplit l'analyse. Si j'ai traité ce point avec tant de détails, c'était pour dire que c'est l'expérience que nous avons acquise relativement à la résistance opposée par le malade à la suppression de ses symptômes, qui a servi de base à notre conception dynamique des névroses. Nous avons commencé, Breuer et moi, par pratiquer la psychothérapie à l'aide de l'hypnose ; la première malade de Breuer n'a d'ailleurs été traitée que dans l'état de suggestion hypnotique, et je n'ai pas tardé à suivre cet exemple. Je conviens que le travail fut alors plus facile, plus agréable et durait moins longtemps. Mais les résultats obtenus étaient capricieux et non durables. Aussi ai-je bientôt abandonné l'hypnose. Et c'est alors seulement que j'ai compris que, tant que je m'étais servi de l'hyp­nose, j'étais dans l'impossibilité de comprendre la dynamique de ces affections. Grâce à l'hypnose, en effet, l'existence de la résistance échappait à la perception du médecin. En refoulant la résistance, l'hypnose laissait un certain espace libre où pouvait s'exercer l'analyse, et derrière cet espace la résistance était si bien dissimulée qu'elle en était rendue impénétrable, tout comme le doute dans la névrose obsessionnelle. Je suis donc en droit de dire que la psychanalyse proprement dite ne date que du jour où on a renoncé à avoir recours à l'hypnose.

Mais, bien que la constatation de la résistance ait atteint une telle impor­tance, nous n'en devons pas moins, par mesure de précaution, laisser place au doute et nous demander si nous ne sommes pas trop prompts à admettre des résistances, si, en le faisant, nous ne procédons pas parfois avec une certaine légèreté. Il peut y avoir des cas de névrose où les associations ne réussissent pas pour d'autres raisons ; il se peut que les arguments qu'on nous oppose sur ce point méritent d'être pris en considération et que nous ayons tort d'écarter la critique intellectuelle de nos analysés, en lui appliquant la qualification commode de résistance. Je dois cependant vous dire que ce n'est pas sans peine que nous avons abouti à ce jugement. Nous avons eu l'occasion d'ob­server chacun de ces patients critiques au moment de l'apparition et après la disparition de la résistance. C'est que la résistance varie sans cesse d'intensité au cours du traitement ; cette intensité augmente toujours lorsqu'on aborde un thème nouveau, atteint son point maximum au plus fort de l'élaboration de ce thème, et baisse de nouveau lorsque celui-ci est épuisé. En outre, et à moins de maladresses techniques particulières, nous n'avons jamais pu provoquer le maximum de résistance dont le malade fût capable. Nous avons pu constater de la sorte que le même malade abandonne et reprend son attitude critique un nombre incalculable de fois au cours de l'analyse. Lorsque nous sommes sur le point d'amener à sa conscience une fraction nouvelle et particulièrement pénible des matériaux inconscients, il devient critique au plus haut degré ; s'il a réussi précédemment à comprendre et à accepter beaucoup de choses, toutes ses acquisitions se trouvent du coup perdues ; dans son attitude d'opposition à tout prix, il peut présenter le tableau complet de l'imbécillité affective. Mais si l'on a pu l'aider à vaincre cette résistance, il retrouve ses idées et recouvre sa faculté de comprendre. Sa critique n'est donc pas une fonction indépendante et, comme telle, digne de respect : elle est un expédient au service de ses attitudes affectives, un expédient guidé et dirigé par sa résistance. Si quelque chose ne lui convient pas, il est capable de se défendre avec beaucoup d'ingé­niosité et beaucoup d'esprit critique ; lorsqu'au contraire quelque chose lui convient, il l'accepte avec une grande crédulité. Nous en faisons peut-être tous autant ; mais chez l'analysé cette subordination de l'intellect à la vie affective n'apparaît avec tant de netteté que parce que nous le repoussons par notre analyse dans ses derniers retranchements.

Le malade se défendant avec tant d'énergie contre la suppression de ses symptômes et le rétablissement du cours normal de ses processus psychiques, comment expliquons-nous ce fait ? Nous nous disons que ces forces qui s'opposent au changement de l'état morbide doivent être les mêmes que celles qui, à un moment donné, ont provoqué cet état. Les symptômes ont dû se former à la suite d'un processus que l'expérience que nous avons acquise lors de la dissociation des symptômes nous permet de reconstituer. Nous savons déjà, depuis l'observation de Breuer, que l'existence du symptôme a pour condition le fait qu'un processus psychique n'a pu aboutir à sa fin normale, de façon à pouvoir devenir conscient. Le symptôme vient se substituer à ce qui n'a pas été achevé. Nous savons ainsi où nous devons situer l'action de la force présumée. Il a dû se manifester une violente opposition contre la péné­tration du processus psychique jusqu'à la conscience ; aussi ce processus est-il resté inconscient, et en tant qu'inconscient il avait la force de former un symptôme. La même opposition se manifeste, au cours du traitement contre les efforts de transformer l'inconscient en conscient. C'est ce que nous percevons comme une résistance. Nous donnerons le nom de refoulement au processus pathogène qui se manifeste à nous par l'intermédiaire d'une résistance.

Nous devons maintenant chercher à nous représenter d'une façon plus définie ce processus de refoulement. Il est la condition préliminaire de la formation d'un symptôme, mais il est aussi quelque chose dont nous ne connaissons rien d'analogue. Prenons une impulsion, un processus psychique doué d'une tendance à se transformer en acte : nous savons que cette impul­sion peut être écartée, rejetée, condamnée. De ce fait, l'énergie dont elle dispose lui est retirée, elle devient impuissante, mais peut persister en qualité de souvenir. Toutes les décisions dont l'impulsion est l'objet se font sous le contrôle conscient du moi. Les choses devraient se passer autrement lorsque la même impulsion subit un refoulement. Elle conserverait son énergie, mais ne laisserait après elle aucun souvenir ; le processus même du refoulement s'accomplirait en dehors de la conscience du moi. On voit que cette compa­raison ne nous rapproche nullement de la compréhension de la nature du refoulement.

Je vais vous exposer les représentations théoriques qui se sont montrées les plus utiles sous ce rapport, c'est-à-dire les plus aptes à rattacher la notion du refoulement à une image définie. Mais, pour que cet exposé soit clair, il faut avant tout que nous substituions au sens descriptif du mot « inconscient » son sens systématique ; autrement dit nous devons nous décider à reconnaître que la conscience ou l'inconscience d'un processus psychique n'est qu'une des propriétés, et qui n'est pas nécessairement univoque, de celui-ci. Quand un processus reste inconscient, sa séparation de la conscience constitue peut-être un indice du sort qu'il a subi, et non ce sort lui-même. Pour nous faire une idée exacte de ce sort, nous admettons que chaque processus psychique, à une exception près dont nous parlerons tout à l'heure, existe d'abord à une phase ou à un stade inconscient pour passer ensuite à la phase consciente, à peu près comme une image photographique commence par être négative et ne devient l'image définitive qu'après avoir passé à la phase positive. Or, de même que toute image négative ne devient pas nécessairement une image positive, tout processus psychique inconscient ne se transforme pas nécessairement en processus conscient. Nous avons tout avantage à dire que chaque processus fait d'abord partie du système psychique de l'inconscient et peut, dans certai­nes circonstances, passer dans le système du conscient.

La représentation la plus simple de ce système est pour nous la plus commode : c'est la représentation spatiale. Nous assimilons donc le système de l'inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les tendances psychi­ques se pressent, telles des êtres vivants. À cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne la con­science. Mais à l'entrée de l'antichambre, dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l'empêche d'entrer au salon si elle lui déplaît. Que le gardien renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu'il lui fasse repasser le seuil après qu'elle ait pénétré dans le salon, la différence n'est pas bien grande et le résultat est à peu près le même. Tout dépend du degré de sa vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous cet avantage qu'elle nous permet de développer notre nomenclature. Les tendances qui se trouvent dans l'antichambre réservée à l'inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont donc tout d'abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu'au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c'est qu'elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu'elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appelle­rons donc cette deuxième pièce : système de la pré-conscience. Le fait pour un processus de devenir conscient garde ainsi son sens purement descriptif. L'essence du refoulement consiste en ce qu'une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l'inconscient dans le pré-conscient. Et c'est ce gardien qui nous apparaît sous la forme d'une résistance, lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de mettre fin au refoulement.

Vous me direz, sans doute, que ces représentations, à la fois simples et un peu fantaisistes, ne peuvent trouver place dans un exposé scientifique. Vous avez raison, et je sais fort bien moi-même qu'elles sont, de plus, incorrectes et, si je ne me trompe pas trop, nous aurons bientôt quelque chose de plus inté­ressant à mettre à leur place. J'ignore si, corrigées et complétées, elles vous sembleront moins fantastiques. Sachez, en attendant, que ces représentations auxiliaires, dont nous avons un exemple dans le bonhomme d'Ampère nageant dans le circuit électrique, ne sont pas à dédaigner, car elles aident, malgré tout, à comprendre certaines observations. Je puis vous assurer que cette hypothèse brute de deux locaux, avec le gardien se tenant sur le seuil entre les deux pièces et avec la conscience jouant le rôle de spectatrice au bout de la seconde pièce, fournit une idée très approchée de l'état de chose réel. Je voudrais aussi vous entendre convenir que nos désignations : inconscient, pré­conscient, conscient, préjugent beaucoup moins et se justifient davantage que tant d'autres, proposées ou en usage : sub-conscient, para-conscient, inter-conscient, etc.

Une remarque à laquelle j'attacherais beaucoup plus d'importance serait celle que vous feriez en disant que l'organisation de l'appareil psychique, telle que je la postule ici pour les besoins de ma cause, qui est celle de l'explica­tion des symptômes névrotiques, doit, pour être valable, avoir une portée générale et nous rendre compte également de la fonction normale. Rien de plus exact. Je ne puis pour le moment donner à cette remarque la suite qu'elle comporte, mais notre intérêt pour la psychologie de la formation de symp­tômes ne peut qu'augmenter dans des proportions extraordinaires, si nous pouvons vraiment espérer obtenir, grâce à l'étude de ces conditions patholo­giques, des informations sur le devenir psychique normal qui nous reste encore si caché.

Cet exposé que je viens de vous faire concernant les deux systèmes, leurs rapports réciproques et les liens qui les rattachent à la conscience, ne vous rappelle-t-il donc rien ? Réfléchissez-y bien, et vous vous apercevrez que le gardien qui est en faction entre l'inconscient et le préconscient n'est que la personnification de la censure qui, nous l'avons vu, donne au rêve manifeste sa forme définitive. Les restes diurnes, dans lesquels nous avions reconnu les excitateurs du rêve, étaient, dans notre conception, des matériaux précon­scients qui, ayant subi pendant la nuit l'influence de désirs inconscients et refoulés, s'associent à ces désirs et forment, avec leur collaboration et grâce à l'énergie dont ils sont doués, le rêve latent. Sous la domination du système inconscient, les matériaux préconscients, avons-nous dit encore, subissent une élaboration consistant en une condensation et un déplacement qu'on n'observe qu'exceptionnellement dans la vie psychique normale, c'est-à-dire dans le système préconscient. Et nous avons caractérisé chacun des deux systèmes par le mode de travail qui s'y accomplit ; selon le rapport qu'il présentait avec la conscience, elle-même prolongement de la préconscience, on pouvait dire si tel phénomène donné fait partie de l'un ou de l'autre de ces deux systèmes. Or le rêve, d'après cette manière de voir, ne présente rien d'un phénomène pathologique : il peut survenir chez n'importe quel homme sain, dans les con­ditions qui caractérisent l'état de sommeil. Cette hypothèse sur la structure de l'appareil psychique, hypothèse qui englobe dans la même explication la formation du rêve et celle des symptômes névrotiques, a toutes les chances d'être également valable pour la vie psychique normale.

 Voici, jusqu'à nouvel ordre, comment il faut comprendre le refoulement. Celui-ci n'est qu'une condition préalable de la formation de symptômes. Nous savons que le symptôme vient se substituer à quelque chose que le refoule­ment empêche de s'extérioriser. Mais quand on sait ce qu'est le refoulement, on est encore loin de comprendre cette formation substitutive. À l'autre bout du problème, la constatation du refoulement soulève les questions suivantes : Quelles sont les tendances psychiques qui subissent le refoulement ? Quelles sont les forces qui imposent le refoulement ? À quels mobiles obéit-il ? Pour répondre à ces questions, nous ne disposons pour le moment que d'un seul élément. En examinant la résistance, nous avons appris qu'elle est un produit des forces du moi, de propriétés connues et latentes de son caractère. Ce sont donc aussi ces forces et ces propriétés qui doivent avoir déterminé le refoulement ou, tout au moins, avoir contribué à le produire. Tout le reste nous est encore inconnu.

Mais ici vient à notre secours l'autre aspect des expériences que j'ai annoncées plus haut. L'analyse nous permet de définir d'une façon tout à fait générale l'intention que servent les symptômes névrotiques. Il n'y a là d'ailleurs pour vous rien de nouveau. Ne vous l'ai-je pas montré sur ces deux cas de névrose ? Oui, mais que signifient deux cas ? Vous avez le droit d'exiger que je vous prouve mon affirmation sur des centaines de cas, sur des cas innombrables. Je regrette de ne pouvoir le faire. Je dois vous renvoyer de nouveau à votre propre expérience ou invoquer la conviction qui, en ce qui concerne ce point, s'appuie sur l'affirmation unanime de tous les psycha­nalystes.

Vous vous rappelez sans doute que, dans ces deux cas, dont nous avions soumis les symptômes à un examen détaillé, l'analyse nous a fait pénétrer dans la vie sexuelle intime des malades. Dans le premier cas, en outre, nous avons reconnu d'une façon particulièrement nette l'intention ou la tendance des symptômes examinés ; il se peut que dans le deuxième cas cette intention ou tendance ait été masquée par quelque chose dont nous aurons l'occasion de parler plus loin. Or, tous les autres cas que nous soumettrions à l'analyse nous révéleraient exactement les mêmes détails que ceux constatés dans les deux cas en question. Dans tous les cas l'analyse introduirait dans les événements sexuels et nous révélerait les désirs sexuels des malades, et chaque fois nous aurions à constater que leurs symptômes sont au service de la même intention. Cette intention n'est autre que la satisfaction des désirs sexuels ; les symptômes servent à la satisfaction sexuelle du malade, ils se substituent à cette satisfaction lorsque le malade en est privé dans la vie normale.

Souvenez-vous de l'action obsessionnelle de notre première malade. La femme est privée de son mari qu'elle aime profondément et dont elle ne peut partager la vie à cause de ses défauts et de ses faiblesses. Elle doit lui rester fidèle, ne chercher à le remplacer par personne. Son symptôme obsessionnel lui procure ce à quoi elle aspire, relève son mari, nie, corrige ses faiblesses, en premier lieu son impuissance. Ce symptôme n'est au fond, tout comme un rêve, qu'une satisfaction d'un désir et, ce que le rêve n'est pas toujours, qu'une satisfaction d'un désir érotique. À propos de notre deuxième malade, vous avez pu au moins apprendre que son cérémonial avait pour but de s'opposer aux relations sexuelles des parents, afin de rendre impossible la naissance d'un nouvel enfant. Vous avez appris également que par ce cérémonial notre mala­de tendait au fond à se substituer à sa mère. Il s'agit donc ici, comme dans le premier cas, de suppression d'obstacles s'opposant à la satisfaction sexuel­le et de réalisation de désirs érotiques, Quant à la complication à laquelle nous avons fait allusion, il en sera question dans un instant.

Afin de justifier les restrictions que j'aurai à apporter dans la suite à la généralité de mes propositions, j'attire votre attention sur le fait que tout ce que je dis ici concernant le refoulement, la formation et la signification des symptômes a été déduit de l'analyse de trois formes de névrose : l'hystérie d'angoisse, l'hystérie de conversion et la névrose obsessionnelle, et ne s'appli­que en premier lieu qu'à ces trois formes. Ces trois affections, que nous avons l'habitude de réunir dans le même groupe sous le nom générique de « névro­ses de transfert », circonscrivent également le domaine sur lequel peut s'exercer l'activité psychanalytique. Les autres névroses ont fait, de la part de la psychanalyse, l'objet d'études moins approfondies. En ce qui concerne un de leurs groupes, l'impossibilité de toute intervention thérapeutique a été la raison de sa mise de côté. N'oubliez pas que la psychanalyse est encore une science très jeune, que pour s'y préparer il faut beaucoup de travail et de temps et qu'il n'y a pas encore bien longtemps elle ne comptait qu'un seul partisan. Partout cependant se manifeste un effort de pénétrer et de com­prendre la nature de ces autres affections qui ne sont pas des névroses de transfert. J'espère encore pouvoir vous montrer quels développements nos hypothèses et résultats subissent du fait de leur application à ces nouveaux matériaux, ces nouvelles études ayant abouti, non à la réfutation de nos premières acquisitions, mais à l'établissement d'ensembles supérieurs. Et puisque tout ce qui a été dit ici s'applique aux trois névroses de transfert, je me permets de rehausser la valeur des symptômes en vous faisant part d'un détail nouveau. Un examen comparé des causes occasionnelles de ces trois affections donne un résultat qui peut se résumer dans la formule suivante : les malades en question souffrent d'une privation, la réalité leur refusant la satisfaction de leurs désirs sexuels. Vous le voyez - l'accord est parfait entre ces deux résultats. La seule manière adéquate de comprendre les symptômes consiste à les considérer comme une satisfaction substitutive, destinée à remplacer celle qu'on se voit refuser dans la vie normale.

Certes, on peut encore opposer de nombreuses objections à la proposition que les symptômes névrotiques sont des symptômes substitutifs. Je vais m'occuper aujourd'hui de deux de ces objections. Si vous avez vous-mêmes soumis à l'examen psychanalytique un certain nombre de malades, vous me direz peut-être sur un ton de reproche - il y a toute une série de cas où votre proposition ne se vérifie pas ; dans ces cas, les symptômes semblent avoir une destination contraire, qui consiste à exclure ou à supprimer la satisfaction sexuelle. Je ne vais pas contester l'exactitude de votre interprétation. Dans la psychanalyse, les choses se révèlent souvent beaucoup plus compliquées que nous le voudrions. Si elles étaient simples, on n'aurait peut-être pas besoin de la psychanalyse pour les élucider. Certaines parties du cérémonial de notre deuxième malade laissent en effet apparaître ce caractère ascétique, hostile à la satisfaction sexuelle, par exemple lorsqu'elle écarte pendules et montres, acte magique par lequel elle pense s'épargner des érections nocturnes, ou lorsqu'elle veut empêcher la chute et le bris de vases, espérant par là préserver sa virginité. Dans d'autres cas de cérémonial précédant le coucher, que j'ai eu l'occasion d'analyser, ce caractère négatif était beaucoup plus prononcé ; dans certains d'entre eux, tout le cérémonial se composait de mesures de préserva­tion contre les souvenirs et les tentations sexuels. La psychanalyse nous a cependant déjà montré plus d'une fois qu'opposition n'est pas toujours contradiction. Nous pourrions élargir notre proposition, en disant que les symptômes ont pour but soit de procurer une satisfaction sexuelle, soit de l'éluder ; le caractère positif, au sens de la satisfaction, étant prédominant dans l'hystérie, le caractère négatif, ascétique dominant dans la névrose obsession­nelle. Si les symptômes peuvent servir aussi bien à la satisfaction sexuelle qu'à son contraire, cette double destination ou cette bipolarité des symptômes s'explique parfaitement bien par un des rouages de leur mécanisme dont nous n'avons pas encore eu l'occasion de parler. Ils sont notamment, ainsi que nous le verrons, des effets de compromis, résultant de l'interférence de deux ten­dances opposées, et ils expriment aussi bien ce qui a été refoulé que ce qui a été la cause du refoulement et a ainsi contribué à leur production. La substitu­tion peut se faire plus au profit de l'une de ces tendances que de l'autre ; elle se fait rarement au profit exclusif d'une seule. Dans l'hystérie, les deux intentions s'expriment le plus souvent par un seul et même symptôme ; dans la névrose obsessionnelle il y a séparation entre les deux intentions : le symptôme, qui est à deux temps, se compose de deux actions s'accomplissant l'une après l'autre et s'annulant réciproquement. Il nous sera moins facile de dissiper un autre doute. En passant en revue un certain nombre d'interprétations de symptômes, vous serez probablement tentés de dire que c'est abuser quelque peu que de vouloir les expliquer tous par la satisfaction substitutive des désirs sexuels. Vous ne tarderez pas à faire ressortir que ces symptômes n'offrent à la satisfaction aucun élément réel, qu'ils se bornent le plus souvent à ranimer une sensation ou à représenter une image fantaisiste appartenant à un com­plexe sexuel. Vous trouverez, en outre, que la prétendue satisfaction sexuelle présente souvent un caractère puéril et indigne, se rapproche d'un acte masturbatoire ou rappelle ces pratiques malpropres qu'on défend déjà aux enfants et dont on cherche à les déshabituer. Et, par dessus tout, vous manifes­terez votre étonnement de voir qu'on considère comme une satisfaction sexuelle ce qui ne devrait être décrit que comme une satisfaction de désirs cruels ou affreux, voire de désirs contre nature. Sur ces derniers points, il nous sera impossible de nous mettre d'accord tant que nous n'aurons pas soumis à un examen approfondi la vie sexuelle de l'homme et tant que nous n'aurons pas défini ce qu'il est permis, sans risque d'erreur, de considérer comme sexuel.

20. La vie sexuelle de l'homme

On pourrait croire que tout le monde s'accorde sur le sens qu'il faut attacher au mot « sexuel ». Avant tout, le sexuel n'est-il pas l'indécent, ce dont il ne faut pas parler ? Je me suis laissé raconter que les élèves d'un célèbre psychiatre, voulant convaincre leur maître que les symptômes des hystériques ont le plus souvent un caractère sexuel, l'ont amené devant le lit d'une hystérique dont les crises simulaient incontestablement le travail de l'accou­chement. Ce que voyant, le professeur dit avec dédain : « L'accouchement n'a rien d'un acte sexuel. » Sans doute, un accouchement n'est pas toujours et nécessairement un acte indécent.

Vous me blâmez sans doute de plaisanter à propos de choses aussi sérieu­ses. Mais ce que je vous dis là est loin d'être une plaisanterie. C'est que le contenu de la notion de « sexuel » ne se laisse pas définir facilement. On pourrait dire que tout ce qui se rattache aux différences séparant les sexes est sexuel, mais ce serait là une définition aussi vague que vaste. En tenant principalement compte de l'acte sexuel lui-même, vous pourriez dire qu'est sexuel tout ce qui se rapporte à l'intention de se procurer une jouissance à l'aide du corps, et plus particulièrement des organes génitaux, du sexe opposé, bref tout ce qui se rapporte au désir de l'accouplement et de l'accomplissement de l'acte sexuel. Par cette définition, vous vous rapprocheriez de ceux qui identifient le sexuel avec l'indécent et vous auriez raison de dire que l'accou­chement n'a rien de sexuel. Mais en faisant de la procréation le noyau de la sexualité, vous courez le risque d'exclure de votre définition une foule d'actes qui, tels que la masturbation ou même le baiser, sans avoir la procréation pour but, n'en sont pas moins de nature sexuelle. Mais nous savons déjà que tous les essais de définition font naître des difficultés ; n'espérons donc pas qu'il en sera autrement dans le cas qui nous occupe. Nous pouvons soupçonner qu'au cours du développement de la notion de « sexuel », il s'est produit quelque chose qui, selon l'excellente expression de H. Silberer, a eu pour conséquence une « erreur par dissimulation ». Tout bien considéré, nous ne sommes cepen­dant pas privés de toute orientation quant à ce que les hommes appellent « sexuel ».

Une définition tenant compte à la fois de l'opposition des sexes, de la jouissance sexuelle, de la fonction de la procréation et du caractère indécent d'une série d'actes et d'objets qui doivent rester cachés, - une telle définition disons-nous, peut suffire à tous les besoins pratiques de la vie. Mais la science ne saurait s'en contenter. Grâce à des recherches minutieuses et qui ont exigé de la part des sujets examinés beaucoup de désintéressement et une grande maîtrise sur eux-mêmes, nous avons pu constater l'existence de groupes entiers d'individus dont la « vie sexuelle » diffère d'une façon frappante de la représentation moyenne et courante. Quelques-uns de ces « pervers ont, pour ainsi dire, rayé de leur programme la différence sexuelle. Seuls des individus du même sexe qu'eux sont susceptibles d'exciter leurs désirs sexuels ; le sexe opposé, parfois les organes sexuels du sexe opposé, ne présentent à leurs yeux rien de sexuel et constituent, dans des cas extrêmes, un objet d'aversion. Il va, sans dire que ces pervers ont renoncé à prendre la moindre part à la procré­ation. Nous appelons ces personnes homosexuelles ou inverties. Ce sont des hommes et des femmes ayant souvent, pas toujours, reçu une instruction et une éducation irréprochables, d'un niveau moral et intellectuel très élevé, affectés de cette seule et triste anomalie. Par l'organe de leurs représentants scientifiques, ils se donnent pour une variété humaine particulière, pour un « troisième sexe » pouvant prétendre aux mêmes droits que les deux autres. Nous aurons peut-être l'occasion de faire un examen critique de leurs préten­tions. Ils ne forment naturellement pas, ainsi qu'ils seraient tentés de nous le faire croire, une « élite » de l'humanité ; on trouve dans leurs rangs tout autant d'individus sans valeur et inutiles que dans les rangs de ceux qui ont une sexualité normale.

Ces pervers se comportent envers leur objet sexuel à peu près de la même manière que les normaux envers le leur. Mais ensuite vient toute une série d'anormaux dont l'activité sexuelle s'écarte de plus en plus de ce qu'un homme raisonnable estime désirable. Par leur variété et leur singularité, on ne pourrait les comparer qu'aux monstres difformes et grotesques qui, dans le tableau de P. Breughel, viennent tenter saint Antoine, ou aux dieux et aux croyants depuis longtemps oubliés que G. Flaubert fait défiler dans une longue proces­sion sous les yeux de son pieux pénitent. Leur foule bigarrée appelle une classification, sans laquelle on serait dans l'impossibilité de s'orienter. Nous les divisons en deux groupes : ceux qui, comme les homosexuels, se distin­guent des normaux par leur objet sexuel, et ceux qui, avant tout, poursuivent un autre but sexuel que les normaux. Font partie du premier groupe ceux qui ont renoncé à l'accouplement des organes génitaux opposés et qui, dans leur acte sexuel, remplacent chez leur partenaire l'organe sexuel par une autre partie ou région du corps. Peu importe que cette partie ou région se prête mal, par sa structure, à l'acte en question : les individus de ce groupe font abstrac­tion de cette considération, ainsi que de l'obstacle que peut opposer la sensa­tion de dégoût (ils remplacent le vagin par la bouche, par l'anus).  Font encore partie du même groupe ceux qui demandent leur satisfaction aux organes génitaux, non à cause de leurs fonctions sexuelles, mais à  cause d'autres fonctions auxquelles ces organes prennent part pour des raisons anatomiques ou de voisinage. Chez ces individus les fonctions d'excrétion que l'éducation s'applique à faire considérer comme indécentes monopolisent à leur profit tout l'intérêt sexuel. Viennent ensuite d'autres individus qui ont totalement renoncé aux organes génitaux comme objets de satisfaction sexuelle et ont élevé à cette dignité des parties du corps tout à fait différentes : le sein ou le pied de la femme, sa natte. D'autres individus encore ne cherchent même pas à satisfaire leur désir sexuel à l'aide d'une partie quelconque du corps ; un objet de toilette leur suffit : un soulier, un linge blanc. Ce sont les fétichistes. Citons enfin la catégorie de ceux qui désirent bien l'objet sexuel complet et normal, mais lui demandent des choses déterminées, singulières ou horribles, jusqu'à vouloir transformer le porteur de l'objet sexuel désiré en un cadavre inanimé, et ne sont pas capables d'en jouir tant qu'ils n'ont pas obéi à leur criminelle impulsion. Mais assez de ces horreurs !

L'autre grand groupe de pervers se compose d'individus qui assignent pour but à leurs désirs sexuels ce qui, chez les normaux, ne constitue qu'un acte de préparation ou d'introduction. Ils inspectent, palpent et tâtent la personne du sexe opposé, cherchent à entrevoir les parties cachées et intimes de son corps, ou découvrent leurs propres parties cachées, dans l'espoir secret d'être récom­pensés par la réciprocité. Viennent ensuite les énigmatiques sadiques qui ne connaissent d'autre plaisir que celui d'infliger à leur objet des douleurs et des souffrances, depuis la simple humiliation jusqu'à de graves lésions corpo­relles ; et ils ont leur pendant dans les masochistes dont l'unique plaisir consiste à recevoir de l'objet aimé toutes les humiliations et toutes les souf­frances, sous une forme symbolique ou réelle. D'autres encore présentent une association et entrecroisement de plusieurs de ces tendances anormales, mais nous devons ajouter, pour finir, que chacun des deux grands groupes dont nous venons de nous occuper présente deux grandes subdivisions : l'une de celles-ci comprend les individus qui cherchent leur satisfaction sexuelle dans la réalité, tandis que les individus composant l'autre subdivision se contentent de la simple représentation de cette satisfaction et, au lieu de rechercher un objet réel, concentrent tout leur intérêt sur un produit de leur imagination.

Que ces folies, singularités et horreurs représentent réellement l'activité sexuelle des individus en question, - c'est là un point qui n'admet pas le moindre doute. C'est ainsi d'ailleurs que ces individus conçoivent eux-mêmes leurs sympathies et leurs goûts. Ils se rendent parfois compte qu'il s'agit là de substitutions, mais nous devons ajouter, pour notre part, que leurs folies, singularités et horreurs jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction sexuelle normale dans la nôtre ; qu'ils font, pour obtenir leur satisfaction, les mêmes sacrifices, souvent très grands, que nous, et qu'en s'attachant à tous les détails de leur vie sexuelle, on peut découvrir les points sur lesquels ces anomalies se rapprochent de l'état normal et ceux sur lesquels elles s'en écartent. Vous constaterez que dans ces anomalies le caractère d'indécence, inhérent à l'activité sexuelle, est poussé à l'extrême degré, à un point où l'indécence devient de la turpitude.

Et maintenant, quelle attitude devons-nous adopter à l'égard de ces modes extraordinaires de satisfaction sexuelle ? Déclarer que nous sommes indignés, manifester notre aversion personnelle, assurer que nous ne partagerons pas ces vices - tout cela ne signifie rien et, d'ailleurs, ce sont des choses qu'on ne nous demande pas. Il s'agit, après tout, d'un ordre de phénomènes qui sollicite notre attention au même titre que n'importe quel autre ordre. Se réfugier derrière l'affirmation que ce sont là des faits rares, de simples curiosités, c'est s'exposer à recevoir un rapide démenti. Les phénomènes dont nous nous occupons sont, au contraire, très fréquents, très répandus, Mais si l'on venait nous dire que ces déviations et perversions de l'instinct sexuel ne doivent pas nous induire en erreur quant à notre manière de concevoir la vie sexuelle en général, notre réponse serait toute prête : tant que nous n'aurons pas compris ces formes morbides de la sexualité, tant que nous n'aurons pas établi leurs rapports avec la vie sexuelle normale, il nous sera également impossible de comprendre cette dernière. Bref, nous nous trouvons devant une tâche théorique urgente, qui consiste à rendre compte des perversions dont nous avons parlé et de leurs rapports avec la sexualité dite normale.

Nous serons aidés dans cette tâche par une remarque et deux nouvelles expériences. La première est d'Ivan Bloch qui, à la conception qui voit dans toutes ces perversions des « signes de dégénérescence », ajoute ce correctif que ces écarts du but sexuel, que ces attitudes perverses à l'égard de l'objet sexuel ont existé à toutes les époques connues, chez tous les peuples, aussi bien chez les plus primitifs que chez les plus civilisés, et qu'ils ont parfois joui de la tolérance et de la reconnaissance générales. Quant aux deux expériences, elles ont été faites au cours de recherches psychanalytiques sur des névrosés ; elles sont de nature à orienter d'une façon décisive notre conception des perversions sexuelles.

Les symptômes névrotiques, avons-nous dit, sont des satisfactions substitutives, et je vous ai fait entrevoir que la confirmation de cette proposi­tion par l'analyse des symptômes se heurterait à beaucoup de difficultés. Elle ne se justifie que si, en parlant de « satisfaction sexuelle », nous sous-entendons également les besoins sexuels dits pervers, car une pareille interprétation des symptômes s'impose à nous avec une fréquence étonnante. La prétention par laquelle les homosexuels et les invertis affirment qu'ils sont des êtres exceptionnels disparaît devant la constatation qu'il n'est pas un seul névrosé chez lequel on ne puisse prouver l'existence de tendances homosexuelles et que bon nombre de symptômes névrotiques ne sont que l'expression de cette inversion latente. Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont que  les invertis conscients et manifestes, et leur nombre est minime à côté de celui des homosexuels latents. Nous sommes obligés de voir dans l'homosexualité une excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse, et son importance grandit à nos yeux à mesure que nous approfondissons celle-ci. Sans doute, les différences qui existent entre l'homosexualité manifeste et la vie sexuelle normale ne se trouvent pas supprimées de ce fait ; si la valeur théorique de celle-là s'en trouve considérablement réduite, sa valeur pratique demeure intacte. Nous apprenons même que la paranoïa, que nous ne pouvons pas ranger dans la catégorie des névroses par transfert, résulte rigoureusement de la tentative de défense contre des impulsions homosexuelles trop violentes. Vous vous rappelez peut-être encore qu'une de nos malades, au cours de son acte obsessionnel, simulait son propre mari dont elle vivait séparée ; pareille production de symptômes simulant un homme est fréquente chez les femmes névrotiques. Bien qu'il ne s'agisse pas là d'homosexualité proprement dite, ces cas n'en réalisent pas moins certaines de ses conditions.

Ainsi que vous le savez probablement, la névrose hystérique peut mani­fester ses symptômes dans tous les systèmes d'organes et ainsi troubler toutes les fonctions. L'analyse nous révèle dans ces cas une manifestation de toutes les tendances dites perverses, lesquelles cherchent à substituer aux organes génitaux d'autres organes qui se comportent alors comme des organes génitaux de substitution. C'est précisément grâce à la symptomatologie de l'hystérie que nous sommes arrivés à la conception d'après laquelle tous les organes du corps, en plus de leur fonction normale, joueraient aussi un rôle sexuel, érogène, qui devient parfois dominant au point de troubler le fonc­tionnement normal. D'innombrables sensations et innervations qui, à titre de symptômes de l'hystérie, se localisent sur des organes n'ayant en apparence aucun rapport avec la sexualité, nous révèlent ainsi leur nature véritable : elles constituent autant de satisfactions de désirs sexuels pervers en vue desquelles d'autres organes ont assumé le rôle d'organes sexuels. Nous avons alors l'occasion de constater la fréquence avec laquelle les organes d'absorption d'aliments et les organes d'excrétion deviennent les porteurs des excitations sexuelles. Il s'agit ainsi de la même constatation que celle que nous avons faite à propos des perversions, avec cette différence que dans ces dernières le fait qui nous occupe peut être constaté sans difficulté et sans erreur possible, tandis que dans l'hystérie nous devons commencer par l'interprétation des symptômes et reléguer ensuite les tendances sexuelles perverses dans l'inconscient, au lieu de les attribuer à la conscience de l'individu.

Des nombreux tableaux symptomatiques que revêt la névrose obsession­nelle, les plus importants sont ceux provoqués par la pression des tendances sexuelles fortement sadiques, donc perverses quant à leur but ; et, en confor­mité avec la structure d'une névrose obsessionnelles, ces symptômes servent de moyen de défense contre ces désirs ou bien expriment la lutte contre la volonté de satisfaction et la volonté de défense. Mais la satisfaction elle-même, an lieu de se produire en empruntant le chemin le plus court, sait se manifester dans l'attitude des malades par les voies les plus détournées et se tourne de préférence contre la personne même du malade qui s'inflige ainsi toutes sortes de tortures. D'autres formes de cette névrose, celles qu'on peut appeler scrutatrices, correspondent à une sexualisation excessive d'actes qui, dans les cas normaux, ne sont que les actes préparatoires de la satisfaction sexuelle : les malades veulent voir, toucher, fouiller. Nous avons là l'expli­cation de l'énorme importance que revêtent parfois chez ces malades la crainte de tout attouchement et l'obsession ablutioniste. On ne soupçonne pas com­bien nombreux sont les actes obsessionnels qui représentent une répétition ou une modification masquée de la masturbation, laquelle, on le sait, accompa­gne, en tant qu'acte unique et uniforme, les formes les plus variées de la déviation sexuelle.

Il me serait facile de multiplier les liens qui rattachent la perversion à la névrose, mais ce que je vous ai dit suffit à notre intention. Mais nous devons nous garder d'exagérer l'importance symptomatique, la présence et l'intensité des tendances perverses chez l'homme. Vous avez entendu dire qu'on peut contracter une névrose lorsqu'on est privé de satisfaction sexuelle normale. Le besoin emprunte alors les voies de satisfaction anormales. Vous verrez plus tard comment les choses se passent dans ces cas. Mais vous comprenez d'ores et déjà que devenues perverses, par suite de ce refoulement « collatéral », les tendances doivent apparaître plus violentes qu'elles ne le seraient si aucun obstacle réel ne s'était opposé à la satisfaction sexuelle normale. On constate d'ailleurs une influence analogue en ce qui concerne les perversions manifes­tes. Elles sont provoquées ou favorisées dans certains cas par le fait que, par suite de circonstances passagères ou de conditions sociales durables, la satisfaction sexuelle normale se heurte à des difficultés insurmontables. Il va sans dire que dans d'autres cas les tendances perverses sont indépendantes des circonstances ou conditions susceptibles de les favoriser et constituent pour les individus qui en sont porteurs la forme normale de leur vie sexuelle.

Vous venez peut-être d'éprouver l'impression que, loin d'élucider les rap­ports existant entre la sexualité normale et la sexualité perverse, nous n'avons fait que les embrouiller. Réfléchissez cependant à ceci : s'il est exact que chez les personnes privées de la possibilité d'obtenir une satisfaction sexuelle nor­male, on voit apparaître des tendances perverses qui, sans cela, ne se seraient jamais manifestées, on doit admettre qu'il existait tout de même chez ces personnes quelque chose qui les prédisposait à ces perversions ; ou, si vous aimez mieux, que ces perversions existaient chez elles à l'état latent. Cela admis, nous arrivons à l'autre des faits nouveaux que je vous avais annoncés. La recherche psychanalytique s'est notamment vue obligée de porter aussi son attention sur la vie sexuelle de l'enfant, et elle y a été amenée par le fait que les souvenirs et les idées qui surgissent chez les sujets au cours de l'analyse de leurs symptômes ramènent régulièrement l'analyse aux premières années de l'enfance de ces sujets. Toutes les conclusions que nous avions formulées à propos de ce fait ont été vérifiées point par point à la suite d'observations directes sur des enfants. Et nous avons constaté que toutes les tendances perverses plongent par leurs racines dans l'enfance, que les enfants portent en eux toutes les prédispositions à ces tendances qu'ils manifestent dans la mesu­re compatible avec leur immaturité, bref que la sexualité perverse n'est pas autre chose que la sexualité infantile grossie et décomposée en ses tendances particulières.

Cette fois vous apercevez les perversions sous un tout autre jour et vous ne pourrez plus méconnaître leurs rapports avec la vie sexuelle de l'homme. Mais au prix de combien de surprises et de pénibles déceptions ! Vous serez tout d'abord tentés de nier tout : et le fait que les enfants possèdent quelque chose qui mérite le nom de vie sexuelle, et l'exactitude de nos observations, et mon droit de trouver dans l'attitude des enfants une affinité avec ce que nous condamnons chez des personnes plus âgées comme étant une perversion. Permettez-moi donc tout d'abord de vous expliquer les raisons de votre résis­tance, je vous exposerai ensuite l'ensemble de mes observations. Prétendre que les enfants n'ont pas de vie sexuelle, - excitations sexuelles, besoins sexuels, une sorte de satisfaction sexuelle, - mais que cette vie s'éveille chez eux brusquement à l'âge de 12 à 14 ans, c'est, abstraction faite de toutes les observations, avancer une affirmation qui, au point de vue biologique, est aussi invraisemblable, voire aussi absurde que le serait celle d'après laquelle les enfants naîtraient sans organes génitaux, lesquels ne feraient leur appari­tion qu'à l'âge de la puberté. Ce qui s'éveille chez les enfants à cet âge, c'est la fonction de la reproduction qui se sert, pour réaliser ses buts, d'un appareil corporel et psychique déjà existant. Vous tombez dans l'erreur qui consiste à confondre sexualité et reproduction, et par cette erreur vous vous fermez l'accès à la compréhension de la sexualité, des perversions et des névroses. C'est là cependant une erreur tendancieuse. Chose étonnante, elle a sa source dans le fait que vous avez été enfants vous-mêmes et avez, comme tels, subi l'influence de l'éducation. Au point de vue de l'éducation, la société considère comme une de ses tâches essentielles de refréner l'instinct sexuel lorsqu'il se manifeste comme besoin de procréation, de le limiter, de le soumettre à une volonté individuelle se pliant à la contrainte sociale. La société est également intéressée à ce que le développement complet dit besoin sexuel soit retardé jusqu'à ce que l'enfant ait atteint un certain degré de maturité sociale, car dès que ce développement est atteint, l'éducation n'a plus de prise sur l'enfant. La sexualité, si elle se manifestait d'une façon trop précoce, romprait toutes les barrières et emporterait tous les résultats si péniblement acquis par la culture. La tâche de refréner le besoin sexuel n'est d'ailleurs jamais facile ; on réussit à la réaliser tantôt trop, tantôt trop peu. La base sur laquelle repose la société humaine est, en dernière analyse, de nature économique : ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses membres de vivre sans travailler, la société est obligée de limiter  le nombre de ses membres et de détourner leur énergie de l'activité sexuelle vers le travail. Nous sommes là en présence de l'éternel besoin vital qui, né en même temps que l'homme, persiste jusqu'à nos jours.

L'expérience a bien dû montrer aux éducateurs que la tâche d'assouplir la volonté sexuelle de la nouvelle génération n'est réalisable que si, sans attendre l'explosion tumultueuse de la puberté, on commence dès les premières années à amener les enfants à soumettre à une discipline leur vie sexuelle, qui n'est qu'une préparation à celle de l'âge mûr. Dans ce but, on interdit aux enfants toutes les activités sexuelles infantiles ; on les en détourne, dans l'espoir idéal de rendre leur vie asexuelle, et on en est arrivé peu à peu à la considérer réellement comme telle, croyance à laquelle la science a apporté sa confirma­tion. Afin de ne pas se mettre en contradiction avec les croyances qu'on professe et les intentions qu'on poursuit, on néglige l'activité sexuelle de l'enfant, ce qui est loin d'être une attitude facile, ou bien on se contente, dans la science, de la concevoir différemment. L'enfant est considéré comme pur, comme innocent, et quiconque le décrit autrement est accusé de commettre un sacrilège, de se livrer à un attentat impie contre les sentiments les plus tendres et les plus sacrés de l'humanité.

Les enfants sont les seuls à ne pas être dupes de ces conventions ; ils font valoir en toute naïveté leurs droits anormaux et montrent à chaque instant que, pour eux, le chemin de la pureté est encore à parcourir tout entier. Il est assez singulier que ceux qui nient la sexualité infantile ne renoncent pas pour cela à l'éducation et condamnent le plus sévèrement, à titre de « mauvaises habi­tudes », les manifestations de ce qu'ils nient. Il est en outre extrêmement intéressant, au point de vue théorique, que les cinq ou six premières années de la vie, c'est-à-dire l'âge auquel le préjugé d'une enfance asexuelle s'applique le moins, est enveloppé chez la plupart des personnes d'un brouillard d'amnésie que seule la recherche analytique réussit à dissiper, mais qui auparavant s'était déjà montré perméable pour certaines formations de rêves.

Et maintenant, je vais vous exposer ce qui apparaît avec le plus de netteté lorsqu'on étudie la vie sexuelle de l'enfant. Pour plus de clarté, je vous deman­derai la permission d'introduire à cet effet la notion de la libido. Analogue à la faim en général, la libido désigne la force avec laquelle se manifeste l' instinct sexuel, comme la faim désigne la force avec laquelle se manifeste l'instinct d'absorption de nourriture. D'autres notions, telles qu'excitation et satisfaction sexuelles, n'ont pas besoin d'explication. Vous allez voir, et vous en tirerez peut-être un argument contre moi, que les activités sexuelles du nourrisson ouvrent à l'interprétation un champ infini. On obtient ces interprétations en soumettant les symptômes à une analyse régressive. Les premières manifes­tations de la sexualité, qui se montrent chez le nourrisson, se rattachent à d'autres fonctions vitales. Ainsi que vous le savez, son principal intérêt porte sur l'absorption de nourriture ; lorsqu'il s'endort rassasié devant le sein de sa mère, il présente une expression d'heureuse satisfaction qu'on retrouve plus tard à la suite de la satisfaction sexuelle. Ceci ne suffirait pas à justifier une conclusion. Mais nous observons que le nourrisson est toujours disposé à recommencer l'absorption de nourriture, non parce qu'il a encore besoin de celle-ci, mais pour la seule action que cette absorption comporte. Nous disons alors qu'il suce ; et le fait que, ce faisant, il s'endort de nouveau avec une expression béate, nous montre que l'action de sucer lui a, comme telle, procuré une satisfaction. Il finit généralement par ne plus pouvoir s'endormir sans sucer. C'est un pédiatre de Budapest, le Dr Lindner, qui a le premier affirmé la nature sexuelle de cet acte. Les personnes qui soignent l'enfant et qui ne cherchent nullement à adopter une attitude théorique, semblent porter sur cet acte un jugement analogue. Elles se rendent parfaitement compte qu'il ne sert qu'à procurer un plaisir, y voient une « mauvaise habitude », et lorsque l'enfant ne veut pas renoncer spontanément à cette habitude, elles cherchent à l'en débarrasser en y associant des impressions désagréables. Nous apprenons ainsi que le nourrisson accomplit des actes qui ne servent qu'à lui procurer un plaisir. Nous croyons qu'il a commencé à éprouver ce plaisir à l'occasion de l'absorption de nourriture, mais qu'il n'a pas tardé à apprendre à la séparer de cette condition. Nous rapportons cette sensation de plaisir à la zone bucco-labiale, désignons cette zone sous le nom de zone érogène et considérons le plaisir procuré par l'acte de sucer comme un plaisir sexuel. Nous aurons certai­nement encore à discuter la légitimité de ces désignations.

Si le nourrisson était capable de faire part de ce qu'il éprouve, il déclarerait certainement que sucer le sein maternel constitue l'acte le plus important de la vie. Ce disant, il n'aurait pas tout à fait tort, car il satisfait par ce seul acte deux grands besoins de la vie. Et ce n'est pas sans surprise que nous appre­nons par la psychanalyse combien profonde est l'importance psychique de cet acte dont les traces persistent ensuite la vie durant. L'acte qui consiste à sucer le sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l'idéal jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure, idéal auquel l'imagina­tion aspire dans des moments de grand besoin et de grande privation. C'est ainsi que le sein maternel forme le premier objet de l'instinct sexuel ; et je ne saurais vous donner une idée assez exacte de l'importance de ce premier objet pour toute recherche ultérieure d'objets sexuels, de l'influence profonde qu'il exerce, dans toutes ses transformations et substitutions, jusque dans les domaines les plus éloignés de notre vie psychique. Mais bientôt l'enfant cesse de sucer le sein qu'il remplace par une partie de son propre corps. L'enfant se met à sucer son pouce, sa langue. Il se procure ainsi du plaisir, sans avoir pour cela besoin du consentement du monde extérieur, et l'appel à une deuxième zone du corps renforce en outre le stimulant de l'excitation. Toutes les zones érogènes ne sont pas également efficaces ; aussi est-ce un événement impor­tant dans la vie de l'enfant lorsque, à force d'explorer son corps, il découvre les parties particulièrement excitables de ses organes génitaux et trouve ainsi le chemin qui finira par le conduire à l'onanisme.

En faisant ressortir l'importance de l'acte de sucer, nous avons dégagé deux caractères essentiels de la sexualité infantile. Celle-ci se rattache notam­ment à la satisfaction des grands besoins organiques et elle se comporte, en outre, d'une façon auto-érotique, c'est-à-dire qu'elle trouve ses objets sur son propre corps. Ce qui est apparu avec la plus grande netteté à propos de l'absorption d'aliments, se renouvelle en partie à propos des excrétions. Nous en concluons que l'élimination de l'urine et du contenu intestinal est pour le nourrisson une source de jouissance et qu'il s'efforce bientôt d'organiser ces actions de façon qu'elles lui procurent le maximum de plaisir, grâce à des excitations correspondantes des zones érogènes des muqueuses. Lorsqu'il en est arrivé à ce point, le monde extérieur lui apparaît, selon la fine remarque de Lou Andreas, comme un obstacle, comme une force hostile à sa recherche de jouissance et lui laisse entrevoir, à l'avenir, des luttes extérieures et inté­rieures. On lui défend de se débarrasser de ses excrétions quand et comment il veut ; ou le force à se conformer aux indications d'autres personnes. Pour obtenir sa renonciation à ces sources de jouissance, on lui inculque la conviction que tout ce qui se rapporte à ces fonctions est indécent, doit rester caché. Il est obligé de renoncer au plaisir, au nom de la dignité sociale. Il n'éprouve au début aucun dégoût devant ses excréments qu'il considère comme faisant partie de son corps ; il s'en sépare à contre cœur et s'en sert comme premier « cadeau » pour distinguer les personnes qu'il apprécie particulièrement. Et après même que l'éducation a réussi à la débarrasser de ces penchants, il transporte sur le « cadeau » et l' « argent » la valeur qu'il avait accordée aux excréments. Il semble en revanche être particulièrement fier des exploits qu'il rattache à l'acte d'uriner.

Je sens que vous faites un effort sur vous-mêmes pour ne pas m'interrom­pre et me crier : « Assez de ces horreurs ! Prétendre que la défécation est une source de satisfaction sexuelle, déjà utilisée par le nourrisson ! Que les excréments sont une substance précieuse, l'anus une sorte d'organe sexuel ! Nous n'y croirons jamais ; mais nous comprenons fort bien pourquoi pédiatres et pédagogues ne veulent rien savoir de la psychanalyse et de ses résultats ». Calmez-vous. Vous avez tout simplement oublié, que si je vous ai parlé des faits que comporte la vie sexuelle infantile, ce fut à l'occasion des faits se rattachant aux perversions sexuelles. Pourquoi ne sauriez-vous pas que chez de nombreux adultes, tant homosexuels qu'hétérosexuels, l'anus remplace réellement le vagin dans les rapports sexuels ? Et pourquoi ne sauriez-vous pas qu'il y a des individus pour lesquels la défécation reste, toute leur vie durant, une source de volupté qu'ils sont loin de dédaigner ? Quant à l'intérêt que suscite l'acte de défécation et au plaisir qu'on peut éprouver en assistant à cet acte, lorsqu'il est accompli par un autre, vous n'avez, pour vous renseigner, qu'à vous adresser aux enfants mêmes, lorsque, devenus plus âgés, ils sont à même d'en parler. Il va sans dire que vous ne devez pas commencer par intimider ces enfants, car vous comprenez fort bien que, si vous le faites, vous n'obtiendrez rien d'eux. Quant aux autres choses auxquelles vous ne voulez pas croire, je vous renvoie aux résultats de l'analyse et de l'observation directe des enfants, et je vous dis qu'il faut de la mauvaise volonté pour ne pas voir ces choses ou pour les voir autrement. Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous trouviez étonnante l'affinité que je postule entre l'activité sexuelle infantile et les perversions sexuelles. Il s'agit pourtant là d'une relation tout à fait naturelle, car si l'enfant possède une vie sexuelle, celle-ci ne peut être que de nature perverse, attendu que, sauf quelques vagues indications, il lui manque tout ce qui fait de la sexualité une fonction de procréation. Ce qui caractérise, d'autre part, toutes les perversions, c'est qu'elles méconnaissent le but essentiel de la sexualité, c'est-à-dire la procréation. Nous qualifions en effet de perverse toute activité sexuelle qui, ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci. Vous comprenez ainsi que la ligne de rupture et le tournant du développement de la vie sexuelle doivent être cherchés dans sa subordination aux fins de la procréa­tion. Tout ce qui se produit avant ce tournant, tout ce qui s'y soustrait, tout ce qui sert uniquement à procurer de la jouissance, reçoit la dénomination peu recommandable de « pervers » et est, comme tel, voué au mépris.

Laissez-moi, en conséquence, poursuivre mon rapide exposé de la sexua­lité infantile. Tout ce que j'ai dit concernant deux systèmes d'organes pourrait être complété en tenant compte des autres. La vie sexuelle de l'enfant compor­te une série de tendances partielles s'exerçant indépendamment les unes des autres et utilisant, en vue de la jouissance, soit le corps même de l'enfant, soit des objets extérieurs. Parmi les organes sur lesquels s'exerce l'activité sexuelle de l'enfant, les organes sexuels ne tardent pas à prendre la première place ; il est des personnes qui, depuis l'onanisme inconscient de leur première enfance jusqu'à l'onanisme forcé de leur puberté, n'ont jamais connu d'autre source de jouissance que leurs propres organes génitaux, et chez quelques-uns même cette situation persiste bien au-delà de la puberté. L'onanisme n'est d'ailleurs pas un de ces sujets dont on vient facilement à bout ; il y a là matière à de multiples considérations.

Malgré mon désir d'abréger le plus possible mon exposé, je suis obligé de vous dire encore quelques mots sur la curiosité sexuelle des enfants. Elle est très caractéristique de la sexualité infantile et présente une très grande impor­tance au point de vue de la symptomatologie des névroses. La curiosité sexuelle de l'enfant commence de bonne heure, parfois avant la troisième année. Elle n'a pas pour point de départ les différences qui séparent les sexes, ces différences n'existant pas pour les enfants, lesquels (les garçons notam­ment) attribuent aux deux sexes les mêmes organes génitaux, ceux du sexe masculin. Lorsqu'un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade de jeux l'existence du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne peut pas se figurer qu'un être humain soit dépourvu d'un organe auquel il attribue une si grande valeur. Plus tard, il recule effrayé devant la possibilité qui se révèle à lui et il commence à éprouver l'action de certaines menaces qui lui ont été adressées antérieurement à l'occasion de l'excessive attention qu'il accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce que nous appelons le « complexe de castration », dont la forme influe sur son caractère, lorsqu'il reste bien portant, sur sa névrose, lorsqu'il tombe malade, sur ses résistances, lorsqu'il subit un traitement analytique. En ce qui concerne la petite fille, nous savons qu'elle considère comme un signe de son infériorité l'absence d'un pénis long et visible, qu'elle envie le garçon parce qu'il possède cet organe, que de cette envie naît chez elle le désir d'être un homme et que ce désir se trouve plus tard impliqué dans la névrose provoquée par les échecs qu'elle a éprouvés dans l'accomplissement de sa mission de femme. Le clitoris joue d'ailleurs chez la toute petite fille le rôle de pénis, il est le siège d'une excitabilité particulière, l'organe qui procure la satisfaction auto-érotique. La transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité se déplace en temps voulu et totalement du clitoris à l'entrée du vagin. Dans les cas d'anesthésie dite sexuelle des femmes le clitoris conserve intacte sa sensibilité.

L'intérêt sexuel de l'enfant se porte plutôt en premier lieu sur le problème de savoir d'où viennent les enfants, c'est-à-dire sur le problème qui forme le fond de la question posée par le sphinx thébain, et cet intérêt est le plus souvent éveillé par la crainte égoïste que suscite la venue d'un nouvel enfant. La réponse à l'usage de la nursery, c'est-à-dire que c'est la cigogne qui apporte les enfants, est accueillie, plus souvent qu'on ne le pense, avec méfiance, même par les petits enfants. L'impression d'être trompé par les grandes personnes contribue beaucoup à l'isolement de l'enfant et au développement de son indépendance. Mais l'enfant n'est pas à même de résoudre ce problème par ses propres moyens. Sa constitution sexuelle encore insuffisamment déve­loppée oppose des limites à sa faculté de connaître. Il admet d'abord que les enfants viennent à la suite de l'absorption avec la nourriture de certaines substances spéciales, et il ignore encore que seules les femmes sont suscep­tibles d'avoir des enfants. Il apprend ce fait plus tard et relègue dans le domaine des contes l'explication qui fait dépendre la venue d'enfants de l'ab­sorption d'une certaine nourriture. Devenu un peu plus grand, l'enfant se rend compte que le père joue un certain rôle dans l'apparition de nouveaux enfants, mais il est encore incapable de définir ce rôle. S'il lui arrive de surprendre par hasard un acte sexuel, il y voit une tentative de violence, un corps à corps brutal : fausse conception sadique du coït. Toutefois, il n'établit pas immédia­tement un rapport entre cet acte et la venue de nouveaux enfants. Et alors même qu'il aperçoit des traces de sang dans le lit et sur le linge de sa mère, il y voit seulement une preuve des violences auxquelles se serait livré son père. Plus tard encore, il commence bien à soupçonner que l'organe géni­tal de l'homme joue un rôle essentiel dans l'apparition de nouveaux enfants, mais il persiste à ne pas pouvoir assigner à cet organe d'autre fonction que celle d'évacuation d'urine.

Les enfants sont dès le début unanimes à croire que la naissance de l'enfant se fait par l'anus. C'est seulement lorsque leur intérêt se détourne de cet organe qu'ils abandonnent cette théorie et la remplacent par celle d'après laquelle l'enfant naîtrait par le nombril qui s'ouvrirait à cet effet. Ou encore ils situent dans la région sternale, entre les deux seins, l'endroit où l'enfant nouveau-né ferait son apparition. C'est ainsi que l'enfant, dans ses explora­tions, se rapproche des faits sexuels ou, égaré par son ignorance, passe à côté d'eux, jusqu'au moment où l'explication qu'il en reçoit dans les années précé­dant immédiatement la puberté, explication déprimante, souvent incomplète, agissant souvent à la manière d'un traumatisme, vient le tirer de sa naïveté première.

Vous avez sans doute entendu dire que, pour maintenir ses propositions concernant la causalité sexuelle des névroses et l'importance sexuelle des symptômes, la psychanalyse imprime à la notion du sexuel une extension exagérée. Vous êtes maintenant à même de juger si cette extension est vrai­ment injustifiée. Nous n'avons étendu la notion de sexualité que juste assez pour y faire entrer aussi la vie sexuelle des pervers et celles des enfants. Autrement dit, nous n'avons fait que lui restituer l'ampleur qui lui appartient. Ce qu'on entend par sexualité en dehors de la psychanalyse, est une sexualité tout à fait restreinte, une sexualité mise au service de la seule procréation, bref ce qu'on appelle la vie sexuelle normale.

21. Développement de la libido et organisations sexuelles

J'ai l'impression de n'avoir pas réussi à vous convaincre comme je l'aurais voulu de l'importance des perversions pour notre conception de la sexualité. Je vais donc améliorer et compléter, dans la mesure du possible, ce que j'ai dit à ce sujet.

Il ne faut pas croire que ce soit par les seules perversions que nous avons été conduits à cette modification de la notion de la sexualité qui nous a valu une si violente opposition. L'étude de la sexualité infantile y a contribué dans une mesure encore plus grande, et les résultats concordants fournis par l'étude des perversions et par celle de la sexualité infantile ont été pour nous décisifs. Mais les manifestations de la sexualité infantile, quelque évidentes qu'elles soient chez les enfants déjà un peu âgés, semblent cependant au début se perdre dans le vague et l'indéterminé. Ceux qui ne tiennent pas compte du dé­veloppement et des relations analytiques leur refuserons tout caractère sexuel et leur attribueront plutôt un caractère indifférencié. N'oubliez pas que nous ne sommes pas encore en possession d'un signe universellement reconnu et permettant d'affirmer avec certitude la nature sexuelle d'un processus ; nous ne connaissons sous ce rapport que la fonction de reproduction dont nous avons déjà dit qu'elle offrait une définition trop étroite. Les critères biologi­ques, dans le genre des périodicités de 23 et de 28 jours établies par W. Fliess, sont encore très discutables ; les particularités chimiques des processus sexuels, particularités que nous soupçonnons, attendent encore qu'on les découvre. Au contraire, les perversions sexuelles des adultes sont quelque chose de palpable et ne prêtent à aucune équivoque. Ainsi que le prouve leur dénomination généralement admise, elles font incontestablement partie de la sexualité. Qu'on les appelle signes de dégénérescence ou autrement, personne n'a encore eu le courage de les ranger ailleurs que parmi les phénomènes de la vie sexuelle. N'y aurait-il que les perversions seules, nous serions déjà large­ment autorisés à affirmer que la sexualité et la procréation ne coïncident pas, car il est connu que toute perversion constitue une négation des fins assignées à la procréation.

Je vois à ce propos un parallèle qui n'est pas dépourvu d'intérêt. Alors que la plupart confondent le « conscient » avec le « psychique », nous avons été obligés d'élargir la notion de « psychique » et de reconnaître l'existence d'un psychique qui n'est pas conscient. Il en est de même de l'identité que certains établissent entre le « sexuel » et « ce qui se rapporte à la procréation » ou, pour abréger, le « génital », alors que nous ne pouvons faire autrement que d'admettre l'existence d'un « sexuel » qui n'est pas « génital », qui n'a rien à voir avec la procréation. L'identité dont on nous parle n'est que formelle et manque de raisons profondes.

Mais si l'existence des perversions sexuelles apporte à cette question un argument décisif, comment se fait-il que cet argument n'ait pas encore fait sentir sa force et que la question ne soit pas depuis longtemps résolue ? Je ne saurais vous le dire, mais il me semble qu'il faut en voir la cause dans le fait que les perversions sexuelles sont frappées d'une proscription particulière qui se répercute sur la théorie et s'oppose à leur étude scientifique. On dirait que les gens voient dans les perversions une chose non seulement répugnante, mais aussi monstrueuse et dangereuse, qu'ils craignent d'être induits par elles en tentation et qu'au fond ils sont obligés de réprimer en eux-mêmes, à l'égard de ceux qui en sont porteurs, une jalousie secrète dans le genre de celle qu'avoue, dans la célèbre parodie de Tannhäuser, le landgrave justicier :

« À Venusberg, il a oublié honneur et devoir !

- Hélas, ce n'est pas à nous que cette chose-là arriverait ! »

En réalité, les pervers sont plutôt des pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu'ils ont tant de peine à se procurer.

Ce qui, malgré toute l'étrangeté de son objet et de son but, fait de l'activité perverse une activité incontestablement sexuelle, c'est que l'acte de la satisfac­tion sexuelle comporte le plus souvent un orgasme complet et une émission de sperme. Ceci n'est naturellement que le cas de personnes adultes ; chez l'enfant l'orgasme et l'émission de sperme ne sont pas toujours possibles ; ils sont remplacés par des phénomènes auxquels on ne peut pas toujours attribuer avec certitude un caractère sexuel.

Pour compléter ce que j'ai dit concernant l'importance des perversions sexuelles, je tiens encore à ajouter ceci. Malgré tout le discrédit qui s'attache à elles, malgré l'abîme par lequel on veut les séparer de l'activité  sexuelle normale, on n'en est pas moins obligé de s'incliner devant l'observation qui nous montre la vie sexuelle normale entachée de tel ou tel autre trait pervers. Déjà le baiser peut être qualifié d'acte pervers, car il consiste dans l'union de deux zones buccales érogènes, à la place de deux organes sexuels opposés. Et, cependant, personne ne le repousse comme pervers ; on le tolère, au contraire, sur la scène comme une expression voilée de l'acte sexuel. Le baiser notam­ment, lorsqu'il est tellement intense qu'il est accompagné, ce qui arrive encore assez fréquemment, d'orgasme et d'émission de sperme, se transforme facilement et totalement en un acte pervers. Il est d'ailleurs facile de constater que fouiller des yeux et palper l'objet constitue pour certains une condition indispensable de la jouissance sexuelle, tandis que d'autres, lorsqu'ils sont à l'apogée de l'excitation sexuelle, vont jusqu'à pincer et à mordre leur parte­naire et que chez l'amoureux en général l'excitation la plus forte n'est pas toujours provoquée par les organes génitaux, mais par une autre région quelconque du corps de l'objet. Et nous pourrions multiplier ces constatations à l'infini. Il serait absurde d'exclure de la catégorie des normaux et de considérer comme perverses les personnes présentant ces penchants isolés. On reconnaît plutôt avec une netteté de plus en plus grande que le caractère essentiel des perversions consiste, non en ce qu'elles dépassent le but sexuel ou qu'elles remplacent les organes génitaux par d'autres, ou qu'elles com­portent une variation de l'objet, mais plutôt dans le caractère exclusif et invariable de ces déviations, caractère qui les rend incompatibles avec l'acte sexuel en tant que condition de la procréation. Dans la mesure où les actions perverses n'interviennent dans l'accomplissement de l'acte sexuel normal qu'à titre de préparation ou de renforcement, il serait injuste de les qualifier de perversions. Il va sans dire que le fossé qui sépare la sexualité normale de la sexualité perverse se trouve en partie comblé par des faits de ce genre. De ces faits, il résulte avec une évidence incontestable que la sexualité normale est le produit de quelque chose qui avait existé avant elle, et qu'elle n'a pu se former qu'après avoir éliminé comme inutilisables certains de ces matériaux préexis­tants et conservé les autres pour les subordonner au but de la procréation.

Avant d'utiliser les connaissances que nous venons d'acquérir concernant les perversions, pour entreprendre, à leur lumière, une nouvelle étude, plus approfondie, de la sexualité infantile, je tiens à attirer votre attention sur une importante différence qui existe entre celles-là et celle-ci. La sexualité perver­se est généralement centralisée d'une façon parfaite, toutes les manifestations de son activité tendent vers le même but, qui est souvent unique ; une de ses tendances partielles ayant généralement pris le dessus se manifeste soit seule, à l'exclusion des autres, soit après avoir subordonné les autres à ses propres intentions. Sous ce rapport, il n'existe, entre la sexualité normale et la sexua­lité perverse, pas d'autre différence que celle qui correspond à la différence existant cintre leurs tendances partielles dominantes et, par conséquent, entre leurs buts sexuels. On peut dire qu'il existe aussi bien dans l'une que dans l'autre une tyrannie bien organisée, la seule différence portant sur le parti qui a réussi à s'emparer du pouvoir. Au contraire, la sexualité infantile, envisagée dans son ensemble, ne présente ni centralisation, ni organisation, toutes les tendances partielles jouissant des mêmes droits, chacune cherchant la jouis­sance pour son propre compte. L'absence et l'existence de la centralisation s'accordent naturellement avec le fait que les deux sexualités, la perverse et la normale, sont dérivées de l'infantile. Il existe d'ailleurs des cas de sexualité perverse qui présentent une ressemblance beaucoup plus grande avec la sexualité infantile, en ce sens que de nombreuses tendances partielles y pour­suivent leurs buts, chacune indépendamment et sans se soucier de toutes les autres. Ce serait des cas d'infantilisme sexuel, plutôt que de perversions.

Ainsi préparés, nous pouvons aborder la discussion d'une proposition qu'on ne manquera pas de nous faire. On nous dira : « pourquoi vous entêtez-vous à dénommer sexualité ces manifestations de l'enfance que vous consi­dérez vous-même comme indéfinissables et qui ne deviennent sexuelles que plus tard ? Pourquoi, vous contentant de la seule description physiologique, ne diriez-vous pas tout simplement qu'on observe chez le nourrisson des activités qui, telles que l'acte de sucer et la rétention des excréments, montrent seule­ment que, l'enfant recherche le plaisir qu'il peut éprouver par l'intermédiaire de certains organes ? Ce disant, vous éviteriez de froisser les sentiments de vos auditeurs et lecteurs par l'attribution d'une vie sexuelle aux enfants à peine nés à la vie ». Certes, je n'ai aucune objection à élever contre la possibilité de la recherche de plaisirs par l'intermédiaire de tel ou tel organe ; je sais que le plaisir le plus intense, celui que procure l'accouplement, n'est qu'un plaisir qui accompagne l'activité des organes sexuels. Mais sauriez-vous me dire com­ment et pourquoi ce plaisir local, indifférent au début, revêt ce caractère sexuel qu'il présente incontestablement aux phases de développement ulté­rieures ? Sommes-nous plus et mieux renseignés sur « le plaisir local des organes » que sur la sexualité ? Vous me répondriez que le caractère sexuel, apparaît précisément lorsque les organes génitaux commencent à jouer leur rôle, lorsque le sexuel coïncide et se confond avec le génital. Et vous réfute­riez l'objection que je pourrais tirer de l'existence des perversions, en me disant qu'après tout le but de la plupart des perversions consiste à obtenir l'orgasme génital, bien que par un moyen autre que l'accouplement des orga­nes génitaux. Vous améliorez en effet sensiblement votre position par le fait que vous éliminez de la caractéristique du sexuel les rapports que celui-ci présente avec la procréation et qui sont incompatibles avec les perversions. Vous refoulez ainsi la procréation à l'arrière-plan pour accorder la première place à l'activité génitale pure et simple. Mais alors les divergences qui nous séparent sont moins grandes que vous ne le pensez : nous plaçons tout simple­ment les organes génitaux à côté d'autres organes. Que faites-vous cependant des nombreuses observations qui montrent que les organes génitaux, comme source de plaisir, peuvent être remplacés par d'autres organes, comme dans le baiser normal, comme dans les pratiques perverses des débauchés, comme dans la symptomatologie des hystériques ? Dans l'hystérie, notamment, il arrive souvent que des phénomènes d'excitation, des sensations et des inner­vations, voire les processus de l'érection, se trouvent déplacés des organes génitaux sur d'autres régions du corps, souvent éloignées de ceux-ci (la tête et le visage, par exemple). Ainsi convaincus qu'il ne vous reste rien que vous puissiez conserver pour la caractéristique de ce que vous appelez sexuel, vous serez bien obligés de suivre mon exemple et d'étendre la dénomination « sexuel » aux activités de la première enfance enquête de jouissances locales que tel ou tel organe est susceptible de procurer.

Et vous trouverez que j'ai tout à fait raison si vous tenez encore compte des deux considérations suivantes. Ainsi que vous le savez, nous qualifions de sexuelles les activités douteuses et indéfinissables de la première enfance ayant le plaisir pour objectif, parce que nous avons été conduits à cette manière de voir par des matériaux de nature incontestablement sexuelle que nous a fournis l'analyse des symptômes. Mais si ces matériaux sont de nature incontestablement sexuelle, me direz-vous, il n'en résulte pas que les activités infantiles orientées vers la recherche du plaisir soient également sexuelles. D'accord. Prenez cependant un cas analogue. Imaginez-vous que nous n'ayons aucun moyen d'observer le développement de deux plantes dicotylédones, telles que le poirier et la fève, à partir de leurs graines respectives, mais que nous puissions dans les deux cas suivre leur développement par la voie inverse, c'est-à-dire en commençant par l'individu végétal complètement for­mé pour finir par le premier embryon n'ayant que deux cotylédons. Ces derniers paraissent indifférents et sont identiques dans les deux cas. Devons-nous en conclure qu'il s'agit là d'une identité réelle et que la différence spécifique existant entre le poirier et la fève n'apparaît que plus tard au cours de la croissance ? N'est-il pas plus correct, au point de vue biologique, d'admettre que cette différence existe déjà chez les embryons, malgré l'identi­té apparente des cotylédons ? C'est ce que nous faisons, en dénommant sexuel le plaisir procuré par les activités du nourrisson. Quant à savoir si tous les plaisirs procurés par les organes doivent être qualifiés de sexuels ou s'il y a, à côté du plaisir sexuel, un plaisir d'une nature différente, c'est là une question que je ne puis discuter ici. Je sais peu de choses sur le plaisir procuré par les organes et sur ses conditions, et il n'y a rien d'étonnant si notre analyse régressive aboutit en dernier lieu à des facteurs encore indéfinissables.

Encore une remarque ! Tout bien considéré, vous ne gagneriez pas grand-chose en faveur de votre affirmation de la pureté sexuelle de l'enfant, alors même que vous réussiriez à me convaincre qu'il y a de bonnes raisons de ne pas considérer comme sexuelles les activités du nourrisson. C'est que, dès la troisième année, la vie sexuelle de l'enfant ne présente plus le moindre doute. Dès cet âge, les organes génitaux deviennent susceptibles d'érection et on observe alors souvent une période de masturbation infantile, donc de satisfac­tion sexuelle. Les manifestations psychiques et sociales de la vie sexuelle ne prêtent à aucune équivoque : choix de l'objet, préférence affective accordée à telle ou telle personne, décision même en faveur d'un sexe à l'exclusion de l'autre, jalousie, tels sont les faits qui ont été constatés par des observateurs impartiaux, en dehors de la psychanalyse et avant elle, et qui peuvent être vérifiés par tous ceux qui ont la bonne volonté de voir. Vous me direz que vous n'avez jamais mis en doute l'éveil précoce de la tendresse, mais que vous doutez seulement de son caractère « sexuel ». Certes, à l'âge de 3 à 8 ans les enfants ont déjà appris à dissimuler ce caractère, mais, en observant attenti­vement, vous découvrirez de nombreux indices des intentions « sensuelles » de cette tendresse, et ce qui vous échappera au cours de vos observations directes ressortira facilement à la suite d'une enquête analytique. Les buts sexuels de cette période de la vie se rattachent étroitement à l'exploration sexuelle qui préoccupe les enfants à la même époque et dont je vous ai cité quelques exemples. Le caractère pervers de quelques-uns de ces buts s'explique natu­rellement par l'immaturité constitutionnelle de l'enfant qui n'a pas encore découvert la fin à laquelle sert l'acte d'accouplement.

Entre la sixième et la huitième année environ, le développement sexuel subit un temps d'arrêt ou de régression qui, dans les cas socialement les plus favorables, mérite le nom de période de latence. Cette latence peu aussi manquer ; en tout cas, elle n'entraîne pas fatalement une interruption complète de l'activité et des intérêts sexuels. La plupart des événements et tendances psychiques, antérieurs à la période de latence, sont alors frappés d'amnésie infantile, tombent dans cet oubli dont nous avons déjà parlé et qui nous cache et nous rend étrangère notre première jeunesse. La tâche de toute psychana­lyse consiste à faire revivre le souvenir de cette période oubliée de la vie, et on ne peut s'empêcher de soupçonner que la raison de cet oubli réside dans les débuts de la vie sexuelle qui coïncident avec cette période, que l'oubli est, par conséquent, l'effet du refoulement.

À partir de la troisième année, la vie sexuelle de l'enfant présente beau­coup d'analogies avec celle de l'adulte, elle ne se distingue de cette dernière que par l'absence d'une solide organisation sous le primat des organes géni­taux, par son caractère incontestablement perverti et, naturellement, par la moindre intensité de l'instinct dans son ensemble, Mais les phases les plus intéressantes, au point de vue théorique, du développement sexuel ou, dirons-nous, du développement de la libido, sont celles qui précèdent cette période. Ce développement s'accomplit avec une rapidité telle que l'observation directe n'aurait probablement jamais réussi à fixer ses images fuyantes. C'est seule­ment grâce à l'étude psychanalytique des névroses qu'on se trouva à même de découvrir des phases encore plus reculées du développement de la libido. Sans doute, ce ne sont là que des constructions, mais l'exercice pratique de la psychanalyse vous montrera que ces constructions sont nécessaires et utiles. Et vous comprendrez bientôt pourquoi la pathologie est à même de découvrir ici des faits qui nous échappent nécessairement dans les conditions normales.

Nous pouvons maintenant nous rendre compte de l'aspect que revêt la vie sexuelle de l'enfant avant que s'affirme le primat des organes génitaux, primat qui se prépare pendant la première époque infantile précédant la période de latence et commence à s'organiser solidement à partir de la puberté. Il existe, pendant toute cette première période, une sorte d'organisation plus lâche que nous appellerons prégénitale. Mais dans cette phase ce ne sont pas les tendan­ces génitales partielles, mais les tendances sadiques et anales qui occupent le premier plan.

L'opposition entre masculin et féminin ne joue encore aucun rôle ; à sa place, nous trouvons l'opposition entre actif et passif, opposition qu'on peut considérer comme annonciatrice de la polarité sexuelle avec laquelle elle se confond d'ailleurs plus tard. Ce qui, dans les activités de cette phase, nous apparaît comme masculin, puisque nous nous plaçons au point de vue de la phase génitale, se révèle comme l'expression d'une tendance à la domination qui dégénère vite en cruauté. Des tendances à but passif se rattachent à la zone érogène de l'anus qui, dans cette phase, joue un rôle important. Le désir de voir et de savoir s'affirme impérieusement ; le facteur génital ne participe à la vie sexuelle qu'en tant qu'organe d'excrétion de l'urine. Ce ne sont pas les objets qui font défaut aux tendances partielles de cette phase, mais ces objets ne se réunissent pas nécessairement de façon à n'en former qu'un seul. L'orga­nisation sadico-anale constitue la dernière phase préliminaire qui précède celle où s'affirme le primat des organes génitaux. Une étude un peu appro­fondie montre combien d'éléments de cette phase préliminaire entrent dans la constitution de l'aspect définitif ultérieur et par quels moyens les tendances partielles sont amenées à se ranger dans la nouvelle organisation génitale. Au-delà de la phase sadico-anale du développement de la libido, nous apercevons un stade d'organisation encore plus primitif où c'est la zone érogène buccale qui joue le principal rôle. Vous pouvez constater que ce qui caractérise encore ce stade, c'est l'activité sexuelle qui s'exprime par l'action de sucer, et vous admirerez la profondeur et l'esprit d'observation des anciens Égyptiens dont l'art représente l'enfant, entre autres le divin Horus, tenant le doigt dans la bouche. M. Abraham nous a dit combien profondes sont les traces de cette phase primitive orale qu'on retrouve dans toute la vie sexuelle ultérieure.

Je crains fort que tout ce que je viens de vous dire sur les organisations sexuelles ne vous ait fatigués, au lieu de vous instruire. Il est possible que je me sois trop enfoncé dans les détails. Mais prenez patience ; vous aurez l'occa­sion de vous rendre compte de l'importance de ce que vous venez d'entendre par les applications que nous en ferons ultérieurement. En atten­dant, tenez pour acquis que la vie sexuelle ou, comme nous le disons, la fonction de la libido, loin de surgir toute faite, loin même de se développer, en restant sem­blable à elle-même, traverse une série de phases successives entre lesquelles il n'existe aucune ressemblance, qu'elle présente par conséquent un développe­ment qui se répète plusieurs fois, à l'instar de celui qui s'étend de la chrysalide au papillon. Le tournant du développement est constitué par la subordination de toutes les tendances sexuelles partielles au primat des organes génitaux, donc par la soumission de la sexualité à la fonction de la procréation. Nous avons au début une vie sexuelle incohérente, composée d'un grand nombre de tendances partielles exerçant leur activité indépendamment les unes des autres, en vue du plaisir local procuré par les organes. Cette anarchie se trouve tempérée par les prédispositions aux organisations « prégénitales » qui abou­tissent à la phase sadico-anale, à travers la phase orale, qui est peut-être la plus primitive. Ajoutez à cela les divers processus, encore insuffisamment connus, qui assurent le passage d'une phase d'organisation à la phase suivante et supérieure. Nous verrons prochainement l'importance que peut avoir, au point de vue de la conception des névroses, ce développement long et graduel de la libido.

Aujourd'hui nous allons envisager encore un autre côté de ce développe­ment, à savoir les rapports existant entre les tendances partielles et l'objet. Ou, plutôt, nous jetterons sur ce développement un rapide coup d’œil, pour nous arrêter plus longuement à un de ses résultats assez tardifs. Donc quelques-uns des éléments constitutifs de l'instinct sexuel ont dès le début un objet qu'ils maintiennent avec force ; tel est le cas de la tendance à dominer (sadisme), du désir de voir et de savoir. D'autres, qui se rattachent plus manifestement à certaines zones érogènes du corps, n'ont un objet qu'au début, tant qu'ils s'appuient encore sur les fonctions non sexuelles, et y renoncent lorsqu'ils se détachent de ces fonctions. C'est ainsi que le premier objet de l'élément buccal de l'instinct sexuel est constitué par le sein maternel qui satisfait le besoin de nourriture de l'enfant. L'élément érotique, qui tirait sa satisfaction du sein maternel, en même temps que l'enfant satisfaisait sa faim, conquiert son indépendance dans l'acte de sucer qui lui permet de se détacher d'un objet étranger et de le remplacer par un organe ou une région du corps même de l'enfant. La tendance buccale devient auto-érotique, comme le sont dès le début les tendances anales et autres tendances érogènes. Le développement ultérieur poursuit, pour nous exprimer aussi brièvement que possible, deux buts : 1º renoncer à l'auto-érotisme, remplacer l'objet faisant partie du corps même de l'individu par un autre qui lui soit étranger et extérieur ; 2º unifier les différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et unique objet. Ce résultat ne peut être complet, semblable à celui de son propre corps. Il ne peut également être obtenu qu'à la condition qu'un certain nombre de tendances soient éliminées comme inutilisables.

Les processus qui aboutissent au choix de tel ou tel objet sont assez compliqués et n'ont pas encore été décrits d'une façon satisfaisante. Il nous suffira de faire ressortir le fait que lorsque le cycle infantile, qui précède la période de latence, est dans une certaine mesure achevé, l'objet choisi se trouve à peu près identique à celui du plaisir buccal de la période précédente. Cet objet, s'il n'est plus le sein maternel, est cependant toujours la mère. Nous disons donc de celle-ci qu'elle est le premier objet d'amour. Nous parlons notamment d'amour lorsque les tendances psychiques de l'instinct sexuel viennent occuper le premier plan, alors que les exigences corporelles ou « sensuelles », qui forment la base de cet instinct, sont refoulées ou momen­tanément oubliées. À l'époque où la mère devient un objet d'amour, le travail psychique du refoulement est déjà commencé chez l'enfant, travail à la suite duquel une partie de ses buts sexuels se trouve soustraite à sa conscience. À ce choix, qui fait de la mère un objet d'amour, se rattache tout ce qui, sous le nom de complexe d’Oedipe, a acquis une si grande importance dans l'explica­tion psychanalytique des névroses et a peut-être été une des causes détermi­nantes de la résistance qui s'est manifestée contre la psychanalyse.

Écoutez ce petit fait divers qui s'est produit pendant la guerre. Un des vaillants partisans de la psychanalyse est mobilisé comme médecin quelque part en Pologne et attire sur lui l'attention de ses collègues par les résultats inattendus qu'il obtient sur un malade. Questionné, il avoue qu'il se sert des méthodes de la psychanalyse et se déclare tout disposé à y initier ses collè­gues. Tous les soirs, les médecins du corps, collègues et supérieurs,se réunis­sent pour s'instruire dans les mystérieuses théories de l'analyse. Tout se passe bien pendant un certain temps, jusqu'au jour où notre psychanalyste en arrive à parler à ses auditeurs du complexe d’Oedipe : un supérieur se lève alors et dit qu'il n'en croit rien, qu'il est inadmissible qu'on raconte ces choses à de braves gens, pères de famille, qui combattent pour leur patrie. Et il ajoute qu'il interdit désormais toute conférence sur la psychanalyse. Ce fut tout, et notre analyste fut obligé de demander son déplacement dans un autre secteur. Je crois, quant à moi, que ce serait un grand malheur si, pour vaincre, les Allemands avaient besoin d'une pareille « organisation » de la science, et je suis persuadé que la science allemande ne la supporterait pas longtemps.

Vous êtes sans doute impatients d'apprendre en quoi consiste ce terrible complexe d’Oedipe. Son nom seul vous permet déjà de le deviner. Vous connaissez tous la légende grecque du roi Oedipe qui  a été voué par le destin à tuer son père et à épouser sa mère, qui fait tout ce qu'il peut pour échapper à la prédiction de l'oracle et qui, n'y ayant pas réussi, se punit en se, crevant les yeux, dès qu'il a appris qu'il a, sans le savoir, commis les deux crimes qui lui ont été prédits. Je suppose que beaucoup d'entre vous ont été secoués par une violente émotion à la lecture de la tragédie dans laquelle Sophocle a traité ce sujet. L'ouvrage du poète attique nous expose comment le crime commis par Oedipe a été peu à peu dévoilé, à la suite d'une enquête artificiellement retar­dée et sans cesse ranimée à la faveur de nouveaux indices : sous ce rapport, son exposé présente une certaine ressemblance avec les démarches d'une psy­chanalyse. Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la mère-épouse aveuglée par l'amour, s'oppose à la poursuite de l'enquête. Elle invoque,pour justifier son opposition, le fait que beaucoup d'hommes ont rêvé qu'ils vivaient avec leur mère, mais que les rêves ne méritent aucune considération. Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les rêves typiques, ceux qui arrivent à beau­coup d'hommes, et nous sommes persuadés que le rêve mentionné par Jocaste se rattache intimement au contenu étrange et effrayant de la légende.

Il est étonnant que la tragédie de Sophocle ne provoque pas chez l'auditeur le moindre mouvement d'indignation, alors que les inoffensives théories de notre brave médecin militaire ont soulevé une réprobation qui était beaucoup moins justifiée. Cette tragédie est au fond une pièce immorale, parce qu'elle supprime la responsabilité de l'homme, attribue aux puissances divines l'initia­tive du crime et révèle l'impuissance des tendances morales de l'homme à résister aux penchants criminels. Entre les mains d'un poète comme Euripide, qui était brouillé avec les dieux, la tragédie d’Oedipe serait devenue facile­ment un prétexte à récriminations contre les dieux et contre le destin. Mais, chez le croyant Sophocle, il ne pouvait être question de récriminations ; il se tire de la difficulté par une pieuse subtilité, en proclamant que la suprême moralité exige l'obéissance à la volonté des dieux, alors même qu'ils ordon­nent le crime. Je ne trouve pas que cette morale constitue une des forces de la tragédie, mais elle n'influe en rien sur l'effet de celle-ci. Ce n'est pas à cette morale que l'auditeur réagit, mais au sens et au contenu mystérieux de la légende. Il réagit comme s'il retrouvait en lui-même, par l'auto-analyse, le complexe d’Oedipe ; comme s'il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l'oracle, des travestissements idéalisés de son propre inconscient ; comme s'il se souvenait avec horreur d'avoir éprouvé lui-même le désir d'écarter son père et d'épouser sa mère. La voix du poète semble lui dire : « Tu te raidis en vain contre ta responsabilité, et c'est en vain que tu invoques tout ce que tu as fait pour réprimer ces intentions criminelles. Ta faute n'en persiste pas moins puisque, ces intentions, tu n'as pas su les supprimer : elles restent intactes dans ton inconscient. » Et il y a là une vérité psychologique. Alors même qu'ayant refoulé ses mauvaises tendances dans l'inconscient, l'homme croit pouvoir dire qu'il n'en est pas responsable, il n'en éprouve pas moins cette responsabilité comme un sentiment de péché dont il ignore les motifs.

Il est tout à fait certain qu'on doit voir dans le complexe d’Oedipe une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent les névrosés. Mieux que cela : dans une étude sur les commencements de la religion et de la morale humaines que j'ai publiée en 1913 sous le titre : Totem et Tabou, j'avais émis l'hypothèse que c'est le complexe d’Oedipe qui a suggé­ré à l'humanité dans son ensemble, au début de son histoire, la conscience de sa culpabilité, cette source dernière de la religion et de la moralité. Je pourrais vous dire beaucoup de choses là-dessus, mais je préfère laisser ce sujet. Il est difficile de s'en détacher lorsqu'on a commencé à s'en occuper, et j'ai hâte de retourner à la psychologie individuelle.

Que nous révèle donc du complexe d’Oedipe l'observation directe de l'enfant à l'époque du choix de l'objet, avant la période de latence ? On voit facilement que le petit bonhomme veut avoir la mère pour lui tout seul, que la présence du père le contrarie, qu'il boude lorsque celui-ci manifeste à la mère des marques de tendresse, qu'il ne cache pas sa satisfaction lorsque le père est absent ou parti en voyage. Il exprime souvent de vive voix ses sentiments, promet à la mère de l'épouser. On dira que ce sont des enfantillages en comparaison des exploits d’Oedipe, mais cela suffit en tant que faits et cela représente ces exploits en germe. On se trouve souvent dérouté par le fait que le même enfant fait preuve, dans d'autres occasions, d'une grande tendresse à l'égard du père ; mais ces attitudes sentimentales opposées ou plutôt ambiva­lentes qui, chez l'adulte, entreraient fatalement en conflit, se concilient fort bien, et pendant longtemps, chez l'enfant, comme elles vivent ensuite côte à côte, et d'une façon durable, dans l'inconscient. On dirait peut-être que l'attitude du petit garçon s'explique par des motifs égoïstes et n'autorise nullement l'hypothèse d'un complexe érotique. C'est la mère qui veille à tous les besoins de l'enfant, lequel a d'ailleurs tout intérêt à ce que nulle autre personne ne s'en occupe. Ceci est certainement vrai, mais on s'aperçoit aussi­tôt que dans cette situation, comme dans beaucoup d'autres analogues, l'intérêt égoïste ne constitue que le point d'attache de la tendance érotique. Lorsque l'enfant manifeste à l'égard de la mère une curiosité sexuelle peu dissimulée, lorsqu'il insiste pour dormir la nuit à ses côtés, lorsqu'il veut à tout prix assister à sa toilette et use même de moyens de séduction qui n'échappent pas à la mère, laquelle en parle en riant, la nature érotique de l'attachement à la mère paraît hors de doute. Il ne faut pas oublier que la mère entoure des mêmes soins sa petite fille sans provoquer le même effet, et que le père rivalise souvent avec elle d'attentions pour le petit garçon, sans réussir à acquérir aux yeux de celui-ci la même importance. Bref, il n'est pas d'argu­ment critique à l'aide duquel on puisse éliminer de la situation la préférence sexuelle. Au point de vue de l'intérêt égoïste, il ne serait même pas intelligent de la part du petit garçon de ne s'attacher qu'à une seule personne, c'est-à-dire à la mère, alors qu'il pourrait facilement en avoir deux à sa dévotion : la mère et le père.

Vous remarquerez que je n'ai exposé que l'attitude du petit garçon à l'égard du père et de la mère. Celle de la petite fille est, sauf certaines modifications nécessaires, tout à fait identique. La tendre affection pour le père, le besoin d'écarter la mère dont la présence est considérée comme gênante, une coquet­terie qui met déjà en œuvre les moyens dont dispose la femme, forment chez la petite fille un charmant tableau qui nous fait oublier le sérieux et les graves conséquences possibles de cette situation infantile. Ajoutons sans tarder que les parents eux-mêmes exercent souvent une influence décisive sur l'ac­quisition par leurs enfants du complexe d’Oedipe, en cédant de leur côté à l'attraction sexuelle, ce qui fait que, dans les familles où il y a plusieurs enfants, le père préfère manifestement la petite fille, tandis que toute la ten­dresse de la mère se porte sur le petit garçon. Malgré son importance, ce facteur ne constitue cependant pas un argument contre la nature spontanée du complexe d’Oedipe chez l'enfant. Ce complexe en s'élargissant devient le « complexe familial » lorsque la famille s'accroît par la naissance d'autres enfants. Les premiers venus y voient une menace à leurs situations acquises : aussi les nouveaux frères ou sœurs sont-ils accueillis avec peu d'empresse­ment et avec le désir formel de les voir disparaître. Ces sentiments de haine sont même exprimés verbalement par les enfants beaucoup plus souvent que ceux inspirés par le « complexe parental ». Lorsque le mauvais désir de l'enfant se réalise et que la mort emporte rapidement celui ou celle qu'on avait considérés comme des intrus, on peut constater, à l'aide d'une analyse ultérieu­re, quel important événement cette mort a été pour l'enfant qui peut cependant fort bien n'en avoir gardé aucun souvenir. Repoussé au second plan par la naissance d'une sœur ou d'un frère, presque délaissé au début, l'enfant oublie difficilement cet abandon ; celui-ci fait naître en lui des sentiments qui, lorsqu'ils existent chez l'adulte, le font qualifier d'aigri, et ces sentiments peuvent devenir le point de départ d'un refroidissement durable à l'égard de la mère. Nous avons déjà dit que les recherches sur la sexualité, avec toutes leurs conséquences, se rattachent précisément à cette expérience de la vie infantile. À mesure que les frères et les sœurs grandissent, l'attitude de l'enfant envers eux subit les changements les plus significatifs. Le garçon peut reporter sur la sœur l'amour qu'il avait éprouvé auparavant pour la mère dont l'infidélité l'a si profondément froissé ; dès la nursery, on voit naître entre plusieurs frères s'empressant autour de la jeune sœur ces situations d'une hostile rivalité qui jouent un si grand rôle dans la vie ultérieure. La petite fille substitue son frère plus âgé à son père qui ne lui témoigne plus la même tendresse que jadis, ou bien elle substitue sa plus jeune sœur à l'enfant qu'elle avait en vain souhaité du père.

Tels sont les faits, et je pourrais en citer beaucoup d'autres analogues, que révèlent l'observation directe des enfants et l'interprétation impartiale de leurs souvenirs qui ressortent avec une grande netteté, sans avoir été en quoi que ce soit influencés par l'analyse. De ces faits, vous tirerez, entre autres, la conclusion que la place occupée par un enfant dans une famille composée de plusieurs enfants a une grande importance pour la conformation de sa vie ultérieure, et il devrait en être tenu compte dans toute biographie. Mais, et ceci est beaucoup plus important, en présence de ces explications qu'on obtient sans peine et sans effort, vous ne pourrez pas vous rappeler sans en rire tous les efforts que la science a faits pour rendre compte de la prohibition de l'inceste. Ne nous a-t-on pas dit que la vie en commun remontant à l'enfan­ce est de nature à détourner l'attraction sexuelle de l'enfant des membres de sa famille du sexe opposé ; ou que la tendance biologique à éviter les croise­ments consanguins trouve son complément psychique dans l'horreur innée de l'inceste ? En disant cela, on oubliait seulement que si la tentation incestueuse trouvait vraiment dans la nature des barrières sûres et infranchissables, il n'y aurait eu nul besoin de la prohiber par des lois implacables et par les mœurs. C'est le contraire qui est vrai. Le premier objet sur lequel se concentre le désir sexuel de l'homme est de nature incestueuse - la mère ou la sœur -, et c'est seulement à force de prohibitions de la plus grande sévérité qu'on réussit à réprimer ce penchant infantile. Chez les primitifs encore existants, chez les peuples sauvages, les prohibitions d'inceste sont encore plus sévères que chez nous, et Th. Reik a montré, dans un travail brillant, que les rites de la puberté, qui existent chez les sauvages et qui représentent une résurrection, ont pour but de rompre le lien incestueux qui rattache le garçon à la mère et d'opérer sa conciliation avec le père.

La mythologie nous montre que les hommes n'hésitent pas à attribuer aux dieux l'inceste qu'ils ont eux-mêmes en horreur, et l'histoire ancienne vous enseigne que le mariage incestueux avec la sœur était (chez les anciens pharaons, chez les Incas du Pérou) un commandement sacré. Il s'agissait donc d'un privilège interdit au commun des mortels.

L'inceste maternel est un des crimes d’Oedipe, le meurtre du père est son autre crime. Disons en passant que ce sont là les deux grands crimes qui étaient déjà condamnés par la première institution religieuse et sociale des hommes, le totémisme. Passons maintenant de l'observation directe de l'enfant à l'examen analytique de l'adulte névrosé. Quelles sont les contributions de cet examen à une analyse plus approfondie du complexe d'Oedipe ? Elles peuvent être définies très facilement. Il nous présente ce complexe tel que nous l'expose la légende ; il nous montre que chaque névrosé a été lui-même une sorte d’Oedipe ou, ce qui revient au même, est devenu un Hamlet en réagis­sant contre ce complexe. Il va sans dire que la représentation analytique du complexe d’Oedipe n'est qu'un agrandissement et un grossissement de l'ébau­che infantile. La haine pour le père, le souhait de le voir mourir ne sont plus marqués par de timides allusions, la tendresse pour la mère a pour but avoué de la posséder comme épouse. Avons-nous le droit d'attribuer à la tendre enfance ces sentiments crus et extrêmes, ou bien l'analyse nous induit-elle en erreur, par suite de l'intervention d'un nouveau facteur ? Il n'est d'ailleurs pas difficile de découvrir ce nouveau facteur. Toutes les fois qu'un homme parle du passé, cet homme fût-il un historien, nous devons tenir compte de tout ce qu'il introduit, sans intention, du présent ou de l'intervalle qui sépare le passé du présent, dans la période dont il s'occupe et dont il fausse ainsi le tableau. Dans le cas du névrosé, il est même permis de se demander si cette confusion entre le passé et le présent est tout à fait involontaire ; nous apprendrons plus tard les motifs de cette confusion, et nous aurons en général à rendre compte de ce jeu de l'imagination s'exerçant sur les événements et les faits d'un passé reculé. Nous trouvons aussi sans peine que la haine pour le père est renforcée par de nombreux motifs fournis par des époques et des circonstances posté­rieures, que les désirs sexuels ayant pour objet la mère revêtent des formes qui devaient encore être inconnues et étrangères à l'enfant. Mais ce serait un vain effort que de vouloir expliquer le complexe d’Oedipe dans son ensemble par le jeu de l'imagination rétrospective, introduisant dans le passé des éléments empruntés au présent. Le névrosé adulte garde le noyau infantile avec quelques-uns de ses accessoires, tels que nous les révèle l'observation directe de l'enfant.

Le fait clinique, qui s'offre à nous derrière la forme analytiquement établie du complexe d’Oedipe, présente une très grande importance pratique. Nous apprenons qu'à l'époque de la puberté, lorsque l'instinct sexuel s'affirme dans toute sa force, les anciens objets familiaux et incestueux sont repris et pourvus d'un caractère libidineux. Le choix de l'objet par l'enfant n'était qu'un prélude timide, mais décisif, à l'orientation du choix pendant la puberté. À ce moment s'accomplissent des processus affectifs très intenses, orientés soit vers le complexe d’Oedipe, soit vers une réaction contre ce complexe, mais les pré­misses de ces processus n'étant pas avouables doivent pour la plupart être soustraites à la conscience À partir de cette époque, l'individu humain se trouve devant une grande tâche qui consiste à se détacher des parents ; et c'est seulement après avoir rempli cette tâche qu'il pourra cesser d'être un enfant, pour devenir membre de la collectivité sociale. La tâche du fils consiste à détacher de sa mère ses désirs libidineux, pour les reporter sur un objet réel étranger, à se réconcilier avec le père, s'il lui a gardé une certaine hostilité, ou à s'émanciper de sa tyrannie lorsque, par réaction contre sa révolte enfantine, il est devenu son esclave soumis. Ces tâches s'imposent à tous et à chacun ; et il est à remarquer que leur accomplissement réussit rarement d'une façon idéale, c'est-à-dire avec une correction psychologique et sociale parfaite. Les névrosés, eux, échouent totalement dans ces tâches, le fils restant toute sa vie courbé sous l'autorité du père et incapable de reporter sa libido sur un objet sexuel étranger. Tel peut être également, mutatis mutandis, le sort de la fille. C'est en ce sens que le complexe d’Oedipe peut être considéré comme le noyau des névroses.

Vous devinez sans doute que j'écarte rapidement un grand nombre de détails importants, aussi bien pratiques que théoriques, se rattachant au com­plexe d’Oedipe. Je n'insisterai pas davantage sur ses variations et sur son inversion possible. En ce qui concerne ses rapports plus éloignés, je vous dirai seulement qu'il a été une source abondante de production poétique. Otto Rank a montré, dans un livre méritoire, que les dramaturges de tous les temps ont puisé leurs matériaux principalement dans le complexe d’Oedipe et dans le complexe de l'inceste, ainsi que dans leurs variations plus ou moins voilées. Mentionnons encore que les deux désirs criminels qui font partie de ce complexe ont été reconnus, longtemps avant la psychanalyse, comme étant les désirs représentatifs de la vie instinctive sans frein. Dans le dialogue du célèbre encyclopédiste Diderot intitulé : Le neveu de Rameau, dont Goethe lui-même a donné une version allemande, vous trouverez le remarquable passage que voici : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité et qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au berceau la violence des passions de l'homme de trente ans, il tordrait-le cou à son père et coucherait avec sa mère. »

Mais il est un détail que je ne dois pas omettre. Ce n'est pas en vain que l'épouse-mère d’Oedipe nous a fait penser au rêve. Vous souvenez-vous encore du résultat de nos analyses de rêves, à savoir que les désirs formateurs de rêves sont souvent de nature perverse, incestueuse ou révèlent une hostilité insoupçonnée à l'égard de personnes très proches et aimées ? Nous n'avons pas alors expliqué l'origine de ces mauvaises tendances. À présent, cette explica­tion s'impose à nous sans que nous nous donnions la peine de la chercher. Il s'agit ni plus ni moins de produits de la libido et de certaines déformations d'objets qui, datant des premières années de l'enfance et disparus depuis longtemps de la conscience, révèlent encore leur existence pendant la nuit et se montrent dans une certaine mesure susceptibles d'exercer une action. Or, comme tous les hommes font de ces rêves pervers, incestueux, cruels, que ces rêves ne constituent par conséquent pas le monopole des névrosés, nous sommes autorisés à conclure que le développement des normaux s'est égale­ment accompli à travers les perversions et les déformations d'objets caractéris­tiques du complexe d’Oedipe, qu'il faut voir là le mode de développement normal et que les névrosés ne présentent qu'agrandi et grossi ce que l'analyse de rêves nous révèle également chez les hommes bien portants. C'est là une des raisons pour lesquelles nous avons fait précéder l'étude des symptômes névrotiques de celle des rêves.

22. Points de vue du développement et de la régression. Étiologie

Nous venons d'apprendre que la fonction de la libido subit une longue évolution avant d'atteindre la phase dite normale, où elle se trouve mise au service de la procréation. Je voudrais vous dire aujourd'hui le rôle que ce fait joue dans la détermination des névroses.

Je crois être d'accord avec ce qu'enseigne la pathologie générale, en admettant que ce développement comporte deux dangers : celui de l'arrêt et celui de la régression. Cela signifie que vu la tendance à varier que présentent les processus biologiques en général, il peut arriver que toutes les phases préparatoires ne soient pas correctement parcourues et entièrement dépassées ; certaines parties de la fonction peuvent s'attarder d'une façon durable à l'une ou à l'autre de ces premières phases, et l'ensemble du développement présentera de ce fait un certain degré d'arrêt.

 Cherchons un peu dans d'autres domaines des analogies à ce fait. Lorsque tout un peuple abandonne son habitat, pour en chercher un nouveau, ce qui se produisait fréquemment aux époques primitives de l'histoire humaine, il n'atteint certainement pas clins sa totalité le nouveau pays. Abstraction faite d'autres causes de déchet, il a dû arriver fréquemment que ce petits groupes ou associations d'émigrants, arrivés à un endroit, s'y fixaient, alors que le gros du peuple poursuivait son chemin. Pour prendre une comparaison plus proche, vous savez que chez les mammifères supérieurs les glandes germinales qui, à l'origine, sont situées dans la profondeur de la cavité abdominale subissent, à un moment donné de la vie intra-utérine, un déplacement qui les transporte presque immédiatement sous la peau de la partie terminale du bassin. Comme suite de cette migration, on trouve un grand nombre d'individus chez lesquels un de ces deux organes est resté dans la cavité abdominale ou s'est localisé définitivement dans le canal dit inguinal que les deux glandes doivent franchir normalement, ou qu'un de ces canaux est resté ouvert, alors que dans les cas normaux ils doivent tous deux devenir imperméables après le passage des glandes. Lorsque, jeune étudiant encore, j'exécutais mon premier travail scientifique sous la direction de von Brücke, j'ai eu à m'occuper de l'origine des racines nerveuses postérieures de la moelle d'un poisson d'une forme encore très archaïque. J'ai trouvé que les fibres nerveuses de ces racines émer­geaient de grosses cellules situées dans la corne postérieure, ce qui ne s'observe plus chez d'autres vertébrés. Mais je n'ai pas tardé à découvrir également que ces cellules nerveuses se trouvent également en dehors de la substance grise et occupent tout le trajet qui s'étend jusqu'au ganglion dit spinal de la racine postérieure ; d'où je conclus que les cellules de ces amas ganglionnaires ont émigré de la moelle épinière pour venir se placer le long du trajet radiculaire des nerfs. C'est ce qui est confirmé par l'histoire du développement ; mais chez le petit poisson sur lequel avaient porté mes recherches, le trajet de la migration était marqué par des cellules restées en chemin. À un examen approfondi, vous trouverez facilement les points faibles de ces comparaisons. Aussi vous dirai-je directement qu'en ce qui concerne chaque tendance sexuelle, il est, à mon avis, possible que certains de ses éléments se soient attardés à des phases de développement antérieures, alors que d'autres ont atteint le but final. Il reste bien entendu que nous concevons chacune de ces tendances comme un courant qui avance sans interruption depuis le commencement de la vie et que nous usons d'un procédé dans une certaine mesure artificiel lorsque nous le décomposons en plusieurs poussées successi­ves. Vous avez raison de penser que ces représentations ont besoin d'être éclaircies, mais c'est là un travail qui nous entraînerait trop loin. Je me borne à vous prévenir que j'appelle fixation (de la tendance, bien entendu) le fait pour une tendance partielle de s'être attardée à une phase antérieure.

Le second danger de ce développement par degrés consiste en ce que les éléments plus avancés peuvent, par un mouvement rétrograde, retourner à leur tour à une de ces phases antérieures : nous appelons cela régression. La régression a lieu lorsque, dans sa forme plus avancée, une tendance se heurte, dans l'exercice de sa fonction, c'est-à-dire dans la réalisation de sa satisfac­tion, à de grands obstacles extérieurs. Tout porte à croire que fixation et régression ne sont pas indépendantes l'une de l'autre. Plus la fixation est forte au cours du développement, plus il sera facile à la fonction d'échapper aux difficultés extérieures par la régression jusqu'aux éléments fixés et moins la fonction formée sera en état de résister aux obstacles extérieurs qu'elle rencon­trera sur son chemin. Lorsqu'un peuple en mouvement a laissé en cours de route de forts détachements, les fractions plus avancées auront une grande tendance, lorsqu'elles seront battues ou qu'elles se seront heurtées à un ennemi trop fort, à revenir sur leurs pas pour se réfugier auprès de ces détachements. Mais ces fractions avancées auront aussi d'autant plus de chances d'être battues que les éléments restés en arrière seront plus nombreux.

Pour bien comprendre les névroses, il importe beaucoup de ne pas perdre de vue ce rapport entre la fixation et la régression. On acquiert ainsi un point d'appui sûr pour aborder l'examen, que nous allons entreprendre, de la ques­tion relative à la détermination des névroses, à l'étiologie des névroses.

Occupons-nous encore un moment de la régression. D'après ce que vous avez appris concernant le développement de la fonction de la libido, vous devez vous attendre à deux sortes de régression : retour aux premiers objets marqués par la libido et qui sont, nous le savons, de nature incestueuse ; retour de toute l'organisation sexuelle à des phases antérieures. On observe l'un et l'autre genres de régression dans les névroses de transfert, dans le mécanisme desquelles ils jouent un rôle important. C'est surtout le retour aux premiers objets de la libido qu'on observe chez les névrotiques avec une régularité lassante. Il y aurait beaucoup plus à dire sur les régressions de la libido, si l'on tenait compte d'un autre groupe de névroses, et notamment des névroses dites narcissiques. Mais il n'entre pas dans nos intentions de nous en occuper ici. Ces affections nous mettent encore en présence d'autres modes de développement, non encore mentionnés, et nous montrent aussi de nouvelles formes de régression. Je crois cependant devoir maintenant vous mettre en garde contre une confusion possible entre régression et refoulement et vous aider à vous faire une idée nette des rapports existant entre ces deux proces­sus. Le refoulement est, si vous vous en souvenez bien, le processus grâce auquel un acte susceptible de devenir conscient, c'est-à-dire faisant partie de la préconscience, devient inconscient. Et il y a encore refoulement lorsque l'acte psychique inconscient n'est même pas admis dans le système précon­scient voisin, la censure l'arrêtant au passage et lui faisant rebrousser chemin. Il n'existe aucun rapport entre la notion de refoulement et celle de sexualité. J'attire tout particulièrement votre attention sur ce fait. Le refoulement est un processus purement psychologique que nous caractériserons encore mieux en le qualifiant de topique. Nous voulons dire par là que la notion de refoulement est une notion spatiale, en rapport avec notre hypothèse des compartiments psychiques ou, si nous voulons renoncer à cette grossière représentation auxiliaire, nous dirons qu'elle découle du fait que l'appareil psychique se compose de plusieurs systèmes distincts.

De la comparaison que nous venons de faire, il ressort que nous avons employé jusqu'ici le mot « régression », non dans sa signification générale­ment admise, mais dans un sens tout à fait spécial. Si vous lui donnez son sens général, celui du retour d'une phase de développement supérieure à une phase inférieure, le refoulement peut, lui aussi, être conçu comme une régression, comme un retour à une phase antérieure et plus reculée du développement psychique. Seulement, quand nous parlons de refoulement, nous autres, nous ne pensons pas à cette direction rétrograde, car nous voyons encore un refou­lement, au sens dynamique du mot, alors qu'un acte psychique est maintenu à la phase inférieure de l'inconscient. Le refoulement est une notion topique et dynamique ; la régression est une notion purement descriptive. Par la régres­sion, telle que nous l'avons décrite jusqu'ici en la mettant en rapport avec la fixation, nous entendions uniquement le retour de la libido à des phases antérieures de son développement, c'est-à-dire quelque chose qui diffère totalement du refoulement et en est totalement indépendant. Nous ne pouvons même pas affirmer que la régression tic la libido soit un processus purement psychologique et nous ne saurions lui assigner une localisation dans l'appareil psychique. Bien qu'elle exerce sur la vie psychique une influence très profon­de, il n'en reste pas moins vrai que c'est le facteur organique qui domine chez elle.

Ces discussions vous paraîtront sans doute arides. La clinique nous en fournira des applications qui nous les rendront plus claires. Vous savez que l'hystérie et la névrose obsessionnelle sont, les deux principaux représentants du groupe des névroses de transfert. Il existe bien dans l'hystérie une régres­sion de la libido aux premiers objets sexuels, de nature incestueuse, et l'on peut dire qu'elle existe dans tous les cas, alors qu'on n'y observe pas la moindre tendance à la régression vers une phase antérieure de l'organisation sexuelle. En revanche, le refoulement joue dans le mécanisme de l'hystérie le principal rôle. S'il m'était permis de compléter par une construction toutes les connaissances certaines que nous avons acquises jusqu'ici concernant l'hysté­rie, je décrirais la situation de la façon suivante : la réunion des tendan­ces partielles sous le primat des organes génitaux est accomplie, mais les consé­quences qui en découlent se heurtent à la résistance du système préconscient lié à la conscience. L'organisation génitale se rattache donc à l'inconscient, mais n'est pas admise par le préconscient, d'où il résulte un tableau qui pré­sente certaines ressemblances avec l'état antérieur au primat des organes géni­taux, mais qui est en réalité tout autre chose. - Des deux régressions de la libido, celle qui s'effectue vers une phase antérieure de l'organisation sexuelle est de beaucoup la plus remarquable. Comme cette dernière régression man­que dans l'hystérie et que toute notre conception des névroses se ressent encore de l'influence de l'étude de l'hystérie, qui l'avait précédée dans le temps, l'importance de la régression de la libido ne nous est apparue que beau­coup plus tard que celle du refoulement. Attendez-vous à ce que nos points de vue subissent de nouvelles extensions et modifications lorsque nous aurons à tenir compte, en plus de l'hystérie et de la névrose obsessionnelle, des névro­ses narcissiques.

Dans la névrose obsessionnelle, au contraire, la régression de la libido vers la phase préliminaire de l'organisation sadico-anale constitue le fait le plus frappant et celui qui marque de son empreinte toutes les manifestations symp­tomatiques. L'impulsion amoureuse se présente alors sous le masque de l'im­pulsion sadique. La représentation obsédante : je voudrais te tuer, lors­qu'on la débarrasse d'excroissances non accidentelles, mais indispensables, signifie au fond ceci : je voudrais jouir de toi en amour. Supposez encore une régres­sion simultanée intéressant l'objet, c'est-à-dire une régression telle que les impulsions en question ne s'appliquent qu'aux personnes les plus proches et les plus aimées, et vous aurez une idée de l'horreur que peuvent éveiller chez le malade ces représentations obsédantes qui apparaissent à sa con­science comme lui étant tout à fait étrangères. Mais le refoulement joue également dans ces névroses un rôle important qu'il est difficile de définir dans une rapide introduction comme celle-ci. La régression de la libido, lorsqu'elle n'est pas accompagnée de refoulement, aboutirait à une perversion, mais ne donne­rait jamais une névrose. Vous voyez ainsi que le refoulement est le processus le plus propre à la névrose, celui qui la caractérise le mieux. J'aurai peut-être encore l'occasion de vous dire ce que nous savons du mécanisme des perver­sions, et vous verrez alors que tout s'y passe d'une façon infiniment moins simple qu'on se l'imagine.

J'espère que vous ne m'en voudrez pas de m'être livré à ces développe­ments sur la fixation et la régression de la libido, si je vous dis que je vous les ai présenté ; à titre de préparation à l'examen de l'étiologie des névroses. Concernant cette dernière, je ne vous ai encore fait part que d'une seule don­née, à savoir que les hommes deviennent névrosés lorsqu'ils sont privés de la possibilité de satisfaire leur libido, donc par « privation », pour employer le ternie dont je m'étais servi alors, et que leurs symptômes viennent remplacer chez eux satisfaction qui leur est refusée. Il ne faut naturellement pas en conclure que toute privation de satisfaction libidineuse rende névrosé celui qui en est victime ; ma proposition signifie seulement que le facteur privation existait dans tous les cas de névroses examinés. Elle n'est donc pas réversible. Et sans doute, vous vous rendez également compte que cette proposition révèle, non tout le mystère de l'étiologie des névroses, mais seulement une de ses conditions importantes et essentielles.

Nous ignorons encore si, pour la discussion ultérieure de cette proposition, ou doit insister principalement sur la nature de la privation ou sur les particu­larités de celui qui en est frappé. C'est que la privation est rarement complète et absolue ; pour devenir pathogénique, elle doit porter sur la seule satisfac­tion que la personne exige, sur la seule dont elle soit capable. Il y a en général nombre de moyens permettant de supporter, sans en tomber malade, la priva­tion de satisfaction libidineuse. Nous connaissons des hommes capables de s'infliger cette privation sans dommage, ils ne sont pas heureux, ils souffrent de langueur, mais ils ne tombent pas malades. Nous devons en outre tenir compte du fait que les tendances sexuelles sont, si je puis m'exprimer ainsi, extraordinairement plastiques. Elles peuvent se remplacer réciproquement, l'une peut assumer l'intensité des autres ; lorsque la réalité refuse la satisfac­tion de l'une, on peut trouver une compensation dans la satisfaction d'une autre. Elles représentent comme un réseau de canaux remplis de liquide et communiquants, et cela malgré leur subordination au primat génital : deux caractéristiques difficiles à concilier. De plus, les tendances partielles de la sexualité, ainsi que l'instinct sexuel qui résulte de leur synthèse, présentent une grande facilité de varier leur objet, d'échanger chacun de leurs objets con­tre un autre, plus facilement accessible, propriété qui doit opposer une forte résistance à l'action pathogène d'une privation. Parmi ces facteurs qui oppo­sent une action pour ainsi dire prophylactique à l'action nocive des privations, il en est un qui a acquis une importance sociale particulière. Il consiste en ce que la tendance sexuelle, ayant renoncé au plaisir partiel ou à celui que procure l'acte de la procréation, l'a remplacé par un autre but présentant avec le premier des rapports génétiques, mais qui a cessé d'être sexuel pour devenir social. Nous donnons à ce processus le mot de « sublimation », et ce faisant nous nous rangeons à l'opinion générale qui accorde une valeur plus grande aux buts sociaux qu'aux buts sexuels, lesquels sont, au fond, des buts égoïstes. La sublimation n'est d'ailleurs qu'un cas spécial du rattachement de tendances sexuelles à d'autres, non sexuelles. Nous aurons encore à en parler dans une autre occasion.

Vous êtes sans doute tentés de croire que, grâce à tous ces moyens per­mettant de supporter la privation, celle-ci perd toute son importance. Il n'en est pas ainsi, et la privation garde toute sa force pathogène. Les moyens qu'on lui oppose sont généralement insuffisants. Le degré d'insatisfaction de la libido, que l'homme moyen peut supporter, est limité. La plasticité et la mobilité de la libido sont loin d'être complètes chez tous les hommes, et la sublimation ne peut supprimer qu'une partie de la libido, sans parler du fait que beaucoup d'hommes ne possèdent la faculté de sublimer que dans une mesure très restreinte. La principale des restrictions est celle qui porte sur la mobilité de la libido, ce qui a pour effet de ne faire dépendre la satisfaction de l'individu que d'un très petit l'ombre d'objets à atteindre et de buts à réaliser. Souvenez-vous seulement qu'un développement incomplet de la libido com­porte des fixations nombreuses et variées de la libido à des phases antérieures de l'organisation et à des objets antérieurs, phases et objets qui le plus souvent ne sont plus capables de procurer une satisfaction réelle. Vous reconnaîtrez alors que la fixation de la libido constitue, après la privation, le plus puissant facteur étiologique des névroses. Nous pouvons exprimer ce fait par une abréviation schématique, en disant que la fixation de la libido constitue, dans l'étiologie des névroses, le facteur prédisposant, interne, et la privation le facteur accidentel, extérieur.

Je saisis ici l'occasion pour vous engager à vous abstenir de prendre parti dans une discussion tout à fait superflue. On aime beaucoup, dans le monde scientifique, s'emparer d'une partie de la vérité, proclamer cette partie comme étant toute la vérité et contester ensuite, en sa faveur, tout le reste qui n'est cependant pas moins vrai. C'est à la faveur de ce procédé que plusieurs cou­rants se sont détachés du mouvement psychanalytique, les uns ne reconnais­sant que les tendances égoïstes et niant les tendances sexuelles, les autres ne tenant compte que de l'influence exercée par les tâches qu'impose la vie réelle et négligeant complètement celle qu'exerce le passé individuel, etc. On peut de même opposer l'une à l'autre la fixation et la privation et soulever une con­troverse en demandant : les névroses sont-elles des maladies exogènes ou endogènes, sont-elles la conséquence nécessaire d'une certaine constitution ou le produit de certaines actions nocives (traumatiques) ? Et, plus spécialement, sont-elles provoquées par la fixation de la libido (et autres particularités de la constitution sexuelle) ou par la pression qu'exerce la privation ? À tout pren­dre, ce dilemme ne me paraît pas moins déplacé que cet autre que je pourrais vous poser : l'enfant naît-il parce qu'il a été procréé par le père ou parce qu'il a été conçu par la mère ? Les deux conditions sont également indispensables, me direz-vous, et avec raison, Les choses se présentent, sinon tout à fait de même, du moins d'une façon analogue dans l'étiologie des névroses, au point de vue de l'étiologie, les affections névrotiques peuvent être rangées dans une série dans laquelle les deux facteurs : constitution sexuelle et influences extérieures ou, si l'on préfère, fixation de la libido et privation, sont représentés de telle sorte que la part de l'un des  facteurs croît lorsque celle de l'autre diminue. À l'un des bouts de cette série se trouvent les cas extrêmes dont vous pouvez dire avec certitude : étant donné le développement anormal de leur libido, ces hommes seraient tombés malades, quels que fussent les événements extérieurs de leur vie, celle-ci fût-elle aussi exempte d'accidents que possible. À l'autre bout se trouvent les cas dont vous pouvez dire au contraire que ces malades auraient certainement échappé, à la névrose s'ils ne s'étaient pas trouvés dans telle ou telle situation. Dans les cas intermédiaires on se trouve en présence de combinaisons telles qu'à une part de plus en plus grande de la constitution sexuelle prédisposante correspond une part de moins en moins grande des influences nocives subies au cours de la vie, et inversement. Dans ces cas, la constitution sexuelle n'aurait pas produit la névrose sans l'intervention d'influ­ences nocives, et ces influences n'auraient pas été suivies d'un effet traumati­que si les conditions de la libido avaient été différentes. Dans cette série je puis, à la rigueur, reconnaître une certaine prédominance au rôle joué par les facteurs prédisposants, mais ma concession dépend des limites que vous voulez assigner à la nervosité.

Je vous propose d'appeler ces séries séries de complément, en vous préve­nant que nous aurons encore l'occasion d'établir d'autres séries pareilles,

La ténacité avec laquelle la libido adhère à certaines directions et à cer­tains objets, la viscosité pour ainsi dire de la libido, nous apparaît comme un facteur indépendant, variant d'un individu à un autre et dont les causes nous sont totalement inconnues. Si nous ne devons pas sous-estimer son rôle dans l'étiologie des névroses, nous ne devons pas davantage exagérer l'intimité de ses rapports avec cette étiologie. On observe une pareille « viscosité », de cau­se également inconnue, de la libido, dans de nombreuses circonstances, chez l'homme normal et, à titre de facteur déterminant, chez les personnes qui, dans un certain sens, forment une catégorie opposée à celle des nerveux : chez les pervers. On savait déjà avant la psychanalyse (Binet) qu'il est souvent possi­ble de découvrir dans l'anamnèse des pervers une impression très ancienne, laissée par une orientation anormale de l'instinct ou un choix anormal de l'objet et à laquelle la libido du pervers reste attachée toute la vie durant. Il est souvent impossible de dire ce qui rend cette impression capable d'exercer sur la libido une attraction aussi irrésistible. Je vais vous raconter un cas que j'ai observé moi-même. Un homme, que les organes génitaux et tous les autres charmes de la femme laissent aujourd'hui indifférent et qui éprouve cependant une excitation sexuelle irrésistible à la vue d'un pied chaussé d'une certaine forme, se souvient d'un événement qui lui était survenu lorsqu'il était âgé de six ans, et qui a joué un rôle décisif dans la fixation de sa libido. Il était assis sur un tabouret auprès de sa gouvernante qui devait lui donner une leçon d'anglais. La gouvernante, une vieille fille sèche, laide, aux yeux bleu d'eau et avec un nez retroussé, avait ce jour-là mal à un pied qu'elle avait pour cette raison chaussé d'une pantoufle en velours et qu'elle tenait étendu sur un coussin. Sa jambe était cependant cachée de la façon la plus décente. C'est un pied maigre, tendineux, comme celui de la gouvernante, qui était devenu, après un timide essai d'activité sexuelle normale, son unique objet sexuel, et notre homme y était attiré irrésistiblement, lorsqu'à ce pied venaient s'ajouter encore d'autres traits qui rappelaient le type de la gouvernante anglaise. Cette fixation de la libido a fait de notre homme, non un névrosé, mais un pervers, ce que nous appelons un fétichiste du pied. Vous le voyez : bien que la fixation excessive et, de plus, précoce, de la libido constitue un facteur étiolo­gique indispensable de la névrose, son action s'étend bien au-delà du cadre des névroses. La fixation constitue ainsi une condition aussi peu décisive que la privation dont nous avons parlé plus haut.

Le problème de la détermination des névroses paraît donc se compliquer. En fait, la recherche psychanalytique nous révèle un nouveau facteur qui ne figure pas dans notre série étiologique et qui apparaît avec le plus d'évidence chez des personnes en pleine santé qui sont frappées d'une affection névroti­que. On trouve régulièrement chez ces personnes les indices d'une opposition de désirs ou, comme nous avons l'habitude de nous exprimer, d'un conflit psychique. Une partie de la personnalité manifeste certains désirs, une autre partie s'y oppose et les repousse. Sans un conflit de ce genre, il n'y a pas de névrose. Il n'y aurait d'ailleurs là rien de singulier. Vous savez que notre vie psychique est constamment remuée par des conflits dont il nous incombe de trouver la solution. Pour qu'un pareil conflit devienne pathogène, il faut donc des conditions particulières. Aussi avons-nous à nous demander quelles sont ces conditions, entre quelles forces psychiques se déroulent ces conflits pathogènes, quels sont les rapports existant entre le conflit et les autres facteurs déterminants.

J'espère pouvoir donner à ces questions des réponses satisfaisantes, bien qu'abrégées et schématiques. Le conflit est provoqué par la privation, la libido à laquelle est refusée la satisfaction normale étant obligée de chercher d'autres objets et voies. Il a pour condition la désapprobation que ces autres voies et objets provoquent de la part d'une certaine fraction de la personnalité : il en résulte un veto qui rend d'abord le nouveau mode de satisfaction impossible. À partir de ce moment, la formation de symptômes suit une voie que nous parcourrons plus tard. Les tendances libidineuses repoussées cherchent alors à se manifester en empruntant des voies détournées, non sans toutefois s'effor­cer de justifier leurs exigences à l'aide de certaines déformations et atténua­tions. Ces voies détournées sont celles de la formation de symptômes, ceux-ci constituent la satisfaction nouvelle ou substitutive que la privation a rendue nécessaire.

On peut encore faire ressortir l'importance du conflit psychique en disant : « Pour qu'une privation extérieure devienne pathogène, il faut qu'il s'y ajoute une privation intérieure. » Il va sans dire que privation extérieure et privation intérieure se rapportent à des objets différents à suivent des voies différentes. La privation extérieure écarte telle possibilité de satisfaction, la privation intérieure voudrait écarter une autre possibilité, et c'est à propos de ces possi­bilités qu'éclate le conflit. Je préfère cette méthode d'exposition, à cause de son contenu implicite. Elle implique notamment la probabilité qu'aux époques primitives du développement humain les abstentions intérieures ont été déterminées par des obstacles réels extérieurs.

Mais quelles sont les forces d'où émane l'objection contre la tendance libidineuse, quelle est l'autre partie du conflit pathogène ? Ce sont, pour nous exprimer d'une façon très générale, les tendances non sexuelles. Nous les désignons sous le nom générique de « tendances du moi » ; la psychanalyse des névroses de transfert ne nous offre aucun moyen utilisable de poursuivre leur décomposition ultérieure, nous n'arrivons à les connaître dans une certaine mesure que par les résistances qui s'opposent à l'analyse. Le conflit pathogène est un conflit entre les tendances du moi et les tendances sexuelles. Dans certains cas, on a l'impression qu'il s'agit d'un conflit entre différentes tendances purement sexuelles ; cette apparence n'infirme en rien notre propo­sition, car des deux tendances sexuelles en conflit, l'une est toujours celle qui cherche, pour ainsi dire, à satisfaire le moi, tandis que l'autre se pose en défen­seur prétendant préserver le moi. Nous revenons donc au conflit entre le moi et le sexualité.

Toutes les fois que la psychanalyse envisageait tel ou tel événement psychique comme un produit des tendances sexuelles, on lui objectait avec colère que l'homme ne se compose pas seulement de sexualité, qu'il existe dans la vie psychique d'autres tendances et intérêts que les tendances et inté­rêts de nature sexuelle, qu'on ne doit pas faire « tout » dériver de la sexualité, etc. Eh bien, je ne connais rien de plus réconfortant que le fait de se trouver pour une fois d'accord avec ses adversaires. La psychanalyse n'a jamais oublié qu'il existe des tendances non sexuelles, elle a élevé tout son édifice sur le principe de la séparation nette et tranchée entre tendances sexuelles et ten­dances se rapportant au moi et elle a affirmé, sans attendre les objections, que les névroses sont des produits, non de la sexualité, mais du conflit entre le moi et la sexualité. Elle n'a aucune raison plausible de contester l'existence ou l'importance des tendances du moi lorsqu'elle cherche à dégager et à définir le rôle des tendances sexuelles dans la maladie et dans la vie. Si elle a été amenée à s'occuper en première ligne des tendances sexuelles, ce fut parce que les névroses de transfert ont fait ressortir ces tendances avec une évidence particulière et ont ainsi offert à son étude un domaine que d'autres avaient négligé.

De même, il n'est pas exact de prétendre que la psychanalyse ne s'intéresse pas au côté non sexuel de la personnalité. C'est la séparation entre le moi et la sexualité qui a précisément montré avec une clarté particulière que les tendan­ces du moi subissent, elles aussi, un développement significatif qui n'est ni totalement indépendant de la libido, ni tout à fait exempt de réaction contre elle. On doit à la vérité de dire que nous connaissons le développement du moi beaucoup moins bien que celui de la libido, et la raison en est dans le fait que c'est seulement à la suite de l'étude des névroses narcissiques que nous pou­vons espérer pénétrer la structure du moi. Nous connaissons cependant déjà une tentative très intéressante se rapportant à cette question. C'est celle de M. Ferenczi qui avait essayé d'établir théoriquement les phases de développement du moi, et nous possédons du moins deux points d'appui solides pour un jugement relatif à ce développement. Ce n'est pas que les intérêts libidineux d'une personne soient dès le début et nécessairement en opposition avec ses intérêts d'auto-conservation ; on peut dire plutôt que le moi cherche, à chaque étape de son développement, à se mettre en harmonie avec son organisation sexuelle, à se l'adapter. La succession des différentes phases de développe­ment de la libido s'accomplit vraisemblablement selon un programme prééta­bli ; il n'est cependant pas douteux que cette succession peut être influencée par le moi ; qu'il doit exister un certain parallélisme, une certaine concordance entre les phases de développement du moi et celles de la libido et que du trouble de cette concordance peut naître un facteur pathogène. Un point qui nous importe beaucoup, c'est celui de savoir comment le moi se comporte dans les cas où la libido a laissé une fixation à une phase donnée de son développement. Le moi peut s'accommoder de cette fixation, auquel cas il devient, dans une mesure correspondante à celle-ci, pervers ou, ce qui revient au même, infantile. Mais il peut aussi se dresser contre celte fixation de la libido, auquel cas le moi éprouve un refoulement là où la libido a subi une fixation.

En suivant cette vole, nous apprenons que le troisième facteur de l'étiolo­gie des névroses, la tendance aux conflits, dépend aussi bien du développe­ment du moi que de celui de la libido. Nos idées sur la détermination des névroses se trouvent ainsi complétées. En premier lieu, nous avons la condi­tion la plus générale, représentée par la privation, puis vient la fixation de la libido qui la pousse dans certaines directions, et en troisième lieu intervient la tendance au conflit découlant du développement du moi qui s'est détourné de ces tendances de la libido. La situation n'est donc ni aussi compliquée ni aussi difficile à saisir qu'elle vous avait probablement paru pendant que je déve­loppais mes déductions. Il n'en est pas moins vrai que tout n'a pas été dit sur cette question. À ce que nous avons dit, nous aurons encore à ajouter quelque chose de nouveau et nous aurons aussi à soumettre à une analyse plus appro­fondie des choses déjà connues.

Pour vous montrer l'influence qu'exerce le développement du moi sur la naissance du conflit, et par conséquent sur la détermination des névroses, je vous citerai un exemple qui, bien qu'imaginaire, n'a absolument rien d'invrai­semblable. Cet exemple m'est inspiré par le titre d'un vaudeville de Nestroy : « Au rez-de-chaussée et au premier. » Au rez-de-chaussée habite le portier ; au premier le propriétaire de la maison, un homme riche et estimé. L'un et l'autre ont des enfants, et nous supposerons que la fillette du propriétaire a toutes les facilités de jouer, en dehors de toute surveillance, avec l'enfant du prolétaire. Il peut arriver alors que les jeux des enfants prennent un caractère indécent, c'est-à-dire sexuel, qu'ils jouent « au papa » et « à la maman », qu'ils cherchent chacun à voir les parties intimes du corps et à irriter les organes génitaux de l'autre. La fillette du propriétaire qui, malgré ses cinq ou six ans, a pu avoir l'occasion de faire certaines observations concernant la sexualité des adultes, peut bien jouer en cette occasion le rôle de séductrice. Alors même qu'ils ne durent pas longtemps, ces « jeux » suffisent à activer chez les deux enfants certaines tendances sexuelles qui, après la cessation de ces jeux, se manifestent pendant quelques années par la masturbation. Voilà ce qu'il y aura de commun aux deux enfants ; mais le résultat final différera de l'un à l'autre. La fillette du portier se livrera à la masturbation à peu près jusqu'à l'apparition des menstrues, y renoncera ensuite sans difficulté, prendra quelques années plus tard un amant, aura peut-être un enfant, embrassera telle ou telle carrière, deviendra peut-être une artiste en vogue et finira en aristocrate. Il se peut qu'elle ait une destinée moins brillante, mais toujours est-il qu'elle vivra le reste de sa vie sans se ressentir de l'exercice précoce de sa sexualité, exempte de névrose. Il en sera autrement de la fillette du propriétaire. De bonne heure, encore enfant, elle éprouvera le sentiment d'avoir fait quelque chose de mau­vais, renoncera sans tarder, mais à la suite d'une lutte terrible, à la satisfaction masturbatrice, mais n'en gardera pas moins un souvenir et une impression déprimants. Lorsque, devenue jeune fille, elle se trouvera dans le cas d'ap­prendre des faits relatifs aux rapports sexuels, elle s'en détournera avec une aversion inexpliquée et préférera rester ignorante. Il est possible qu'elle subisse alors de nouveau la pression irrésistible de la tendance à la mastur­bation, sans avoir le courage de s'en plaindre. Lorsqu'elle aura atteint l'âge où les jeunes filles commencent à songer au mariage, elle deviendra la proie de la névrose, à la suite de laquelle elle éprouvera une profonde déception relative­ment au mariage et envisagera la vie sous les couleurs les plus sombres. Si l'on réussit par l'analyse à décomposer cette névrose, on constatera que cette jeune fille bien élevée, intelligente, idéaliste, a complètement refoulé ses tendances sexuelles, mais que celles-ci, dont elle n'a aucune conscience, se rattachent aux misérables jeux auxquels elle s'était livrée avec son amie d'enfance.

La différence qui existe entre ces deux destinées, malgré l'identité des événements initiaux, tient à ce que le moi de l'une de nos protagonistes a subi un développement que l'autre n'a pas connu. À la fille du portier l'activité sexuelle s'était présentée plus tard sous un aspect aussi naturel, aussi exempt de toute arrière-pensée que dans son enfance. La fille du propriétaire avait subi l'influence de l'éducation et de ses exigences. Avec les suggestions qu'elle a reçues de son éducation, elle s'était formé de la pureté et de la chasteté de la femme un idéal incompatible avec l'activité sexuelle ; sa forma­tion intellectuelle avait affaibli son intérêt pour le rôle qu'elle était appelée à jouer en tant que femme. C'est à la suite de ce développement moral et intellectuel supérieur à celui de son amie qu'elle s'était trouvée en conflit avec les exigences de sa sexualité.

Je veux encore insister aujourd'hui sur un autre point concernant le développement du moi, et cela à cause de certaines perspectives, assez vastes, qu'il nous ouvre, et aussi parce que les conclusions que nous avons tirer à cette occasion seront de nature à justifier la séparation tranchée, mais dont l'évi­dence ne saute pas aux yeux, que nous postulons entre les tendances du moi et les tendances sexuelles. Pour formuler un jugement sur ces deux développe­ments, nous devons admettre une prémisse dont il n'a pas été suffisamment tenu compte jusqu'à présent. Les deux développements, celui de la libido et celui du moi, ne sont au fond que des legs, des répétitions abrégées du développement que l'humanité entière a parcouru à partir de ses origines et qui s'étend sur une longue durée. En ce qui concerne le développement de la libido, on lui reconnaît volontiers cette origine phylogénique. Rappelez-vous seulement que chez certains animaux l'appareil génital présente des rapports intime avec la bouche, que chez d'autres il est inséparable de l'appareil d'excrétion et que chez d'autres encore il se rattache aux organes servant au mouvement, toutes choses dont vous trouverez un intéressant exposé dans le précieux livre de W. Bölsche. On observe, pour ainsi dire, chez les animaux toutes les variétés de perversion et d'organisation sexuelle à l'état figé. Or, chez l'homme le point de vue phylogénique se trouve en partie masqué par cette circonstance que les particularités qui, au fond, sont héritées, n'en sont pas moins acquises à nouveau au cours du développement individuel, pour la raison probablement que les conditions, qui ont imposé jadis l'acquisition d'une particularité donnée, persistent toujours et continuent d'exercer leur action sur tous les individus qui se succèdent. Je pourrais dire que ces condi­tions, de créatrices qu'elles furent jadis, sont devenues provocatrices. Il est en outre incontestable que la marche du développement prédéterminé peut être troublée et modifiée chez chaque individu par des influences extérieures récentes. Quant à la force qui a imposé à l'humanité ce développement et dont l'action continue à s'exercer dans la même direction, nous la connaissons : c'est encore la privation imposée par la réalité ou, pour l'appeler de son vrai grand nom, la nécessité qui découle de la vie (Άνάγκη). Les névrotiques sont ceux chez lesquels cette rigueur a provoqué des effets désas­treux, mais quelle que soit l'éducation qu'on a reçue, on est exposé au même risque. En proclamant que la nécessité vitale constitue le moteur du dévelop­pement, nous ne diminuons d'ailleurs en rien l'importance des « tendances évolutives internes », lorsque l'existence de celles-ci se laisse démontrer.

Or, il convient de noter que les tendances sexuelles et l'instinct de conservation ne se comportent pas de la même manière à l'égard de la nécessité réelle. Les instincts ayant pour but la conservation et tout ce qui s'y rattache sont plus accessibles à l'éducation ; ils apprennent de bonne heure à se plier à la nécessité et à conformer leur développement aux indications de la réalité. Ceci se conçoit, attendu qu'ils ne peuvent pas se procurer autrement les objets dont ils ont besoin et sans lesquels l'individu risque de périr. Les tendances sexuelles, qui n'ont pas besoin d'objet au début et ignorent ce besoin, sont plus difficiles à éduquer. Menant une existence pour ainsi dire parasitaire associée à celle des autres organes du corps, susceptibles de trouver une satisfaction auto-érotique, sans dépasser le corps même de l'individu, elles échappent à l'influence éducatrice de la nécessité réelle et, chez la plupart des hommes, elles gardent, sous certains rapports, toute la vie durant ce caractère arbitraire, capricieux, réfractaire, « énigmatique ». Ajoutez à cela qu'une jeune personne cesse d'être accessible à l'éducation au moment  même où ses besoins sexuels atteignent leur intensité définitive. Les éducateurs le savent et agissent en conséquence ; mais peut-être se laisseront-ils encore convaincre par les résul­tats de la psychanalyse pour reconnaître que c'est l'éducation reçue dans la première enfance qui laisse la plus profonde empreinte. Le petit bonhomme est déjà entièrement formé dès la quatrième ou la cinquième année et se contente de manifester plus tard ce qui était déposé, en lui dès cet âge.

Pour faire ressortir toute la signification de la différence que nous avons établie entre ces deux groupes d'instincts, nous sommes obligés de faire une longue digression et d'introduire une de ces considérations auxquelles con­vient la qualification d'économiques. Ce faisant, nous aborderons un des domaines les plus importants mais, malheureusement aussi, les plus obscurs de la psychanalyse. Nous posons la question de savoir si une intention fondamentale quelconque est inhérente au travail de notre appareil psychique, et à cette question nous répondons par une première approximation, en disant que selon toute apparence l'ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter le déplaisir, qu'elle est régie automatiquement par le principe de plaisir. Or, nous donnerions tout pour savoir quelles sont les conditions du plaisir et du déplaisir, mais les éléments de cette connaissance nous manquent précisément. La seule chose que nous soyons autorisés à affirmer, c'est que le plaisir est en rapport avec la dimi­nution, l'atténuation ou l'extinction des masses d'excitations accumulées dans l'appareil psychique, tandis que la peine va de pair avec l'augmentation, l'exaspération de ces excitations. L'examen du plaisir le plus intense qui soit accessible à l'homme, c'est-à-dire du plaisir éprouvé au cours de l'accomplis­sement de l'acte sexuel, ne laisse aucun doute sur ce point. Comme il s'agit, dans ces actes accompagnés de plaisir, du sort de grandes quantités d'excitation ou d'énergie psychique, nous donnons aux considérations qui s'y rapportent le nom d'économiques. Nous notons que la tâche incombant à l'appareil psychique et l'action qu'il exerce peuvent encore être décrites autrement et d'une manière plus générale qu'en insistant sur l'acquisition du plaisir. On peut dire que l'appareil psychique sert à maîtriser et à supprimer les excitations et irritations d'origine extérieure et interne. En ce qui concerne les tendances sexuelles, il est évident que du commencement à la fin de leur développement elles sont un moyen d'acquisition de plaisir, et elles remplissent cette fonction sans faiblir. Tel est également, au début, l'objectif des tendances du moi. Mais sous la pression de la grande éducatrice qu'est la nécessité, les tendances du moi ne tardent pas à remplacer le principe de plaisir par une modification. La tâche d'écarter la peine s'impose à elles avec la même urgence que celle d'acquérir du plaisir ; le moi apprend qu'il est indispensable de renoncer à la satisfaction immédiate, de différer l'acquisition de plaisir, de supporter certaines peines et de renoncer en général à certaines sources de plaisir. Le moi ainsi éduqué est devenu « raisonnable », il ne se laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se conforme au principe de réalité qui, au fond, a également pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s'il est différé et atténué, a l'avantage d'offrir la certitude que procurent le contact avec la réalité et la conformité à ses exigences.

Le passage du principe de plaisir au principe de réalité constitue un des progrès les plus importants dans le développement du moi. Nous savons déjà que les tendances sexuelles ne franchissent que tardivement et comme forcées et contraintes cette phase de développement du moi, et nous verrons plus tard quelles conséquences peuvent découler pour l'homme de ces rapports plus lâches qui existent entre sa sexualité et la réalité extérieure. Si le moi de l'homme subit un développement et a son histoire, tout comme la libido, vous ne serez pas étonnés d'apprendre qu'il peut y avoir également une « régression du moi », et vous serez peut-être curieux de connaître le rôle que peut jouer dans les maladies névrotiques ce retour du moi à des phases de développe­ment antérieures.

23. Les modes de formation de symptômes

Aux yeux du profane, ce sont les symptômes qui constitueraient l'essence de la maladie et la guérison consisterait pour lui dans la disparition des symptômes. Le médecin s'attache, au contraire, à distinguer entre symptômes et maladie et prétend que la disparition des symptômes est loin de signifier la guérison de la maladie. Mais ce qui reste de la maladie après la disparition des symptômes, c'est la faculté de former de nouveaux symptômes. Aussi allons-nous provisoirement adopter le point de vue du profane et admettre qu'ana­lyser les symptômes équivaut à comprendre la maladie.

Les symptômes, et nous ne parlons naturellement ici que de symptômes psychiques (ou psychogènes) et de maladie psychique, sont, pour la vie considérée dans son ensemble, des actes nuisibles ou tout au moins inutiles, des actes qu'on accomplit avec aversion et qui sont accompagnés d'un senti­ment pénible ou de souffrance. Leur principal dommage consiste dans l'effort psychique qu'exige leur exécution et dans celui dont on a besoin pour les combattre. Ces deux efforts, lorsqu'il s'agit d'une formation exagérée de symptômes, peuvent entraîner une diminution telle de l'énergie psychique disponible que la personne intéressée devient incapable de suffire aux tâches importantes de la vie. Comme cet effet constitue surtout une expression de la quantité d'énergie dépensée, vous concevez sans peine qu' « être malade » est une notion essentiellement pratique. Si, toutefois, vous plaçant à un point de vue théorique, vous faites abstraction de ces quantités, vous pouvez dire, sans crainte de démenti, que nous sommes tous malades, c'est-à-dire névrosés, attendu que les conditions qui président à la formation de symptômes existent également chez l'homme normal.

Pour ce qui est des symptômes névrotiques, nous savons déjà qu'ils sont l'effet d'un conflit qui s'élève au sujet d'un nouveau mode de satisfaction de la libido. Les deux forces qui s'étaient séparées se réunissent de nouveau dans le symptôme, se réconcilient pour ainsi dire à la faveur d'un compromis qui n'est autre que la formation de symptômes. C'est ce qui explique la capacité de résistance du symptôme : il est maintenu de deux côtés. Nous savons aussi que l'un des deux partenaires du conflit représente la libido insatisfaite, écar­tée de la réalité et obligée de chercher de nouveaux modes de satisfaction. Si la réalité se montre impitoyable, alors même que la libido est disposée à adop­ter un autre objet à la place de celui qui est refusé, celle-ci sera finale­ment obligée de s'engager dans la voie de la régression et de chercher sa satisfaction soit dans l'une des organisations déjà dépassées, soit dans l'un des objets antérieurement abandonnés. Ce qui attire la libido sur la voie de la régression, ce sont les fixations qu'elle a laissées à ces stades de son déve­loppement.

Or, la voie de la régression se sépare nettement de celle, de la névrose. Lorsque les régressions ne soulèvent aucune opposition du moi, tout se passe sans névrose, et la libido obtient une satisfaction réelle, sinon toujours norma­le. Mais lorsque le moi, qui a le contrôle non seulement de la conscience, mais encore des accès à l'innervation motrice, et, par conséquent, de la possibilité de réalisation des tendances psychiques, lorsque le moi, disons-nous, n'ac­cepte pas ces régressions, on se trouve en présence d'un conflit. La libido trouve la vole, pour ainsi dire, bloquée et doit essayer de s'échapper dans une direction où elle puisse dépenser sa réserve d'énergie d'après les exigences du principe du plaisir. Elle doit se séparer du moi. Ce qui lui facilite sa besogne, ce sont les fixations qu'elle a laissées le long du chemin de son développe­ment et contre lesquelles le moi s'était chaque fois défendu à l'aide de refou­lements. En occupant dans sa marche régressive ces positions refoulées, la libido se soustrait au moi et à ses lois et renonce en même temps à toute l'éducation qu'elle a reçue sous son influence. Elle se laissait guider, tant qu'elle pouvait espérer une satisfaction ; mais sous la double pression de la privation extérieure et intérieure, elle devient insubordonnée et pense avec regret au bonheur du temps passé. Tel est son caractère, au fond invariable. Les représentations auxquelles la libido applique désormais son énergie font partie du système de l'inconscient et sont soumises aux processus qui s'accom­plissent dans ce système, en premier lieu à la condensation et au déplacement. Nous nous trouvons ici en présence de la même situation que celle qui carac­térise la formation de rêves. Nous savons que le rêve proprement dit, qui s'est formé dans l'inconscient à titre de réalisation d'un désir imaginaire inconscient, se heurte à une certaine activité (pré)consciente. Celle-ci impose au rêve inconscient sa censure à la suite de laquelle survient un compromis caractérisé par la formation d'un rêve manifeste. Or, il en est de même de la libido, dont l'objet, relégué dans l'inconscient, doit compter avec la force du moi préconscient. L'opposition qui s'est élevée contre cet objet au sein du moi constitue pour la libido une sorte de « contre attaque » dirigée contre sa nouvelle position et l'oblige à choisir un mode d'expression qui puisse devenir aussi celui du moi. Ainsi naît le symptôme, qui est un produit considérable­ment déformé de la satisfaction inconsciente d'un désir libidineux, un produit équivoque, habilement choisi et possédant deux significations diamétralement opposées. Sur ce dernier point, il y a toutefois entre le rêve et le symptôme cette différence que, dans le premier, l'intention préconsciente vise seulement à préserver le sommeil, à ne rien admettre dans la conscience de ce qui soit susceptible de la troubler ; elle n'oppose pas au désir inconscient un veto tranché, elle ne lui crie pas : non ! Au contraire ! Lorsqu'elle a à faire au rêve, l'intention préconsciente doit être plus tolérante, car la situation de l'homme qui dort est moins menacée, l'état de sommeil formant une barrière qui supprime toute communication avec la réalité.

Vous voyez ainsi que, si la libido peut échapper aux conditions créées par le conflit, elle le doit à l'existence de fixations. Par son retour aux fixations, la libido supprime l'effet des refoulements et obtient une dérivation ou une satisfaction, à la condition d'observer les clauses du compromis. Par ses dé­tours à travers l'inconscient et les anciennes fixations, elle réussit enfin à se procurer une satisfaction réelle, bien qu'excessivement limitée et à peine reconnaissable. À propos de ce résultat final, je ferai deux remarques : en premier lieu, j'attire votre attention sur les liens étroits qui existent ici entre la libido et l'inconscient d'une part, la conscience et la réalité d'autre part, bien qu'au début ces deux couples ne soient rattachés entre eux par aucun lien ; en deuxième lieu, je tiens à vous prévenir, en vous priant de ne pas l'oublier, que tout ce que je viens de dire et tout ce que je dirai dans la suite se rapporte uniquement à la formation de symptômes dans la névrose hystérique.

Où la libido trouve-t-elle les fixations dont elle a besoin pour se frayer une vole à travers les refoulements ? Dans les activités et les événements de la sexualité infantile, dans les tendances partielles et les objets abandonnés et délaissés de l'enfance. C'est à tout cela que revient la libido. L'importance de l'enfance est double : d'une part, l'enfant manifeste pour la première fois des instincts et tendances qu'il apporte au monde à titre de dispositions innées et, d'autre part, il subit des influences extérieures, des événements accidentels qui éveillent à l'activité d'autres de ses instincts. Je crois que nous avons un droit incontestable à adopter cette division. La manifestation de dispositions innées ne soulève aucune objection critique, mais l'expérience analytique nous oblige précisément à admettre que des événements purement accidentels survenus dans l'enfance sont capables de laisser des points d'appui pour les fixations de la libido. Je ne vois d'ailleurs là aucune difficulté théorique. Les dispositions constitutionnelles sont incontestablement des traces que nous ont laissées des ancêtres éloignés ; mais il s'agit là de caractères qui, eux aussi, ont été acquis un jour, car sans acquisition il n'y aurait pas d'hérédité. Est-il admissible que la faculté d'acquérir de nouveaux caractères susceptibles d'être transmis héréditairement soit précisément refusée à la génération que nous considérons ? La valeur des événements de la vie infantile ne doit pas, ainsi qu'on le fait volontiers, être diminuée au profit des événements de la vie ancestrale et de la maturité de l'individu considéré ; les faits qui remplissent la vie de l'enfance méritent, bien au contraire, une considération toute particulière. Ils entraînent des conséquences d'autant plus graves qu'ils se produisent à une époque où le développement est encore inachevé, circonstance qui favorise précisément leur action traumatique. Les travaux de Roux et d'autres sur la mécanique du développement nous ont montré que la moindre lésion, une piqûre d'aiguille par exemple, infligée à l'embryon pendant la division cellulaire, peut entraîner des troubles de développement très graves. La même lésion infligée à la larve ou à l'animal achevé ne produit aucun effet nuisible.

La fixation de la libido de l'adulte, que nous avons introduite dans l'équa­tion étiologique des névroses à titre de représentant du facteur constitutionnel, se laisse maintenant décomposer en deux nouveaux facteurs : la disposition héréditaire et la disposition acquise dans la première enfance. Je sais qu'un schéma a toujours la sympathie de ceux qui veulent apprendre. Résumons donc les rapports entre les divers facteurs dans le schéma suivant .

Étiologie
des névroses

=

Disposition
par fixation
de la libido

+

Événement accidentel (traumatique)

 

 

Constitution sexuelle
(Événement de la vie préhistorique)

Événement de la vie infantile

La constitution sexuelle héréditaire présente une grande variété de dispositions, selon que la disposition porte plus particulièrement sur telle ou telle tendance partielle, seule ou combinée avec d'autres. En association avec les événements de la vie infantile, la constitution forme une nouvelle « série complémentaire », tout à fait analogue à celle dont nous avons constaté l'exis­tence comme résultat de l'association entre la disposition et les événements accidentels de la vie de l'adulte. Ici et là nous retrouvons les mêmes cas extrê­mes et les mêmes relations de substitution. On peut à ce propos se demander si la plus remarquable des régressions de la libido, à savoir sa régression à l'une quelconque des phases antérieures de l'organisation sexuelle, n'est pas déterminée principalement par les conditions constitu­tionnelles héréditaires. Mais nous ferons bien de différer la réponse à cette question jusqu'au moment où nous disposerons d'une plus grande série de formes d'affections névro­tiques.

Arrêtons-nous maintenant à ce résultat de la recherche analytique qui nous montre la libido des névrosés liée aux événements de leur vie sexuelle infan­tile. De ce fait, ces événements semblent acquérir une importance vitale pour l'homme et jouer un très grand rôle dans l'éclosion de maladies ner­veuses. Cette importance et ce rôle sont incontestablement très grands, tant qu'on ne tient compte que du travail thérapeutique. Mais si l'on fait abstraction de ce travail, on s'aperçoit facilement qu'on risque d'être victime d'un malen­tendu et de se faire de la vie une conception unilatérale, fondée trop exclusi­vement sur la situation névrotique. L'importance des événements infantiles se trouve diminuée par le fait que la libido, dans son mouvement régressif, ne vient s'y fixer qu'après avoir été chassée de ses positions plus avancées. La conclusion qui semble s'imposer dans ces conditions est que les événements infantiles dont il s'agit n'ont eu, à l'époque ou ils se sont produits, aucune importance et qu'ils ne sont devenus importants que régressivement. Rappelez-vous que nous avons déjà adopté une attitude analogue lors de la discussion du complexe d'Oedipe.

Il ne nous sera pas difficile de prendre parti dans le cas particulier dont nous nous occupons. La remarque d'après laquelle la transformation libidi­neuse et, par conséquent, le rôle pathogène des événements de la vie infantile sont dans une grande mesure renforcés par la régression de la libido, est certainement justifiée, mais serait susceptible de nous induire en erreur si nous l'acceptions sans réserves. D'autres considérations doivent encore entrer en ligne de compte. En premier lieu, l'observation montre d'une manière indiscutable que les événements de la vie infantile possèdent leur importance propre, laquelle apparaît d'ailleurs dès l'enfance. Il y a des névroses infantiles dans lesquelles la régression dans le temps ne joue qu'un rôle insignifiant ou ne se produit pas du tout, l'affection éclatant immédiatement à la suite d'un événement traumatique. L'étude de ces névroses infantiles est faite pour nous préserver de plus d'un malentendu dangereux concernant les névroses des adultes, de même que l'étude des rêves infantiles nous avait mis sur la vole qui nous a conduits à la compréhension des rêves d'adultes. Or, les névroses infantiles sont très fréquentes, beaucoup plus fréquentes qu'on ne le croit. Elles passent souvent inaperçues, sont considérées comme des signes de méchanceté ou de mauvaise éducation, sont souvent réprimées par les autori­tés qui règnent sur la nursery, mais sont faciles à reconnaître après coup, par un examen rétrospectif. Elles se manifestent le plus souvent sous la forme d'une hystérie d'angoisse, et vous apprendrez à une autre occasion ce que cela signifie. Lorsqu'une névrose éclate à l'une des phases ultérieures de la vie, l'analyse révèle régulièrement qu'elle n'est que la suite directe d'une névrose infantile qui, à l'époque, ne s'est peut-être manifestée que sous un aspect voilé, à l'état d'ébauche. Mais il est des cas, avons-nous dit, où cette nervosité infantile se poursuit sans interruption, au point de devenir une maladie qui dure autant que la vie. Nous avons pu examiner sur l'enfant même, dans son état actuel, quelques exemples de névrose infantile ; mais le plus souvent il nous a fallu nous contenter de conclure à l'existence d'une névrose infantile d'après une névrose de l'âge mûr, ce qui a exigé de notre part certaines corrections et précautions.

En deuxième lieu, on est obligé de reconnaître que cette régression régu­lière de la libido vers la période infantile aurait de quoi nous étonner, s'il n'y avait dans cette période quelque chose qui exerce sur la libido une attraction particulière. La fixation, dont nous admettons l'existence sur certains points du trajet suivi par le développement, serait sans contenu si nous ne la conce­vions pas comme la cristallisation d'une certaine quantité d'énergie libidi­neuse. Je dois enfin vous rappeler, qu'en ce qui concerne l'intensité et le rôle pathogène, il existe, entre les événements de la vie infantile et ceux de la vie ultérieure, le même rapport de complément réciproque que celui que vous avons constaté dans les séries précédemment étudiées. Il est des cas dans lesquels le seul facteur étiologique est constitué par les événements sexuels de l'enfance, d'origine sûrement traumatique et dont les effets, pour se manifes­ter, n'exigent pas d'autres conditions que celles offertes par la constitution sexuelle moyenne et par son immaturité. Mais il est, en revanche, des cas où l'étiologie de la névrose doit être cherchée uniquement dans des conflits ultérieurs et où le rôle des impressions infantiles, révélé par l'analyse, apparaît comme un effet de la régression. Nous avons ainsi les extrêmes de « l'arrêt de développement » et de la « régression », et entre ces deux extrêmes, tous les degrés de combinaison de ces deux facteurs.

Tous ces faits présentent un certain intérêt pour la pédagogie qui se pro­pose de prévenir les névroses en instituant de bonne heure un contrôle sur la vie sexuelle de l'enfant. Tant qu'on concentre toute l'attention sur les événe­ments sexuels de l'enfance, ou peut croire qu'on a tout fait pour prévenir les maladies nerveuses lorsqu'on a pris soin de retarder le développement sexuel et d'épargner à l'enfant des impressions d'ordre sexuel. Mais nous savons déjà que les conditions déterminantes des névroses sont beaucoup plus compli­quées et ne se trouvent pas sous l'influence d'un seul facteur. La surveillance rigoureuse de l'enfant est sans aucune valeur, parce qu'elle ne peut rien contre le facteur constitutionnel ; elle est en outre plus difficile à exercer que ne le croient les éducateurs et comporte deux nouveaux dangers qui sont loin d'être négligeables : d'une part, elle dépasse le but en favorisant un refoulement sexuel exagéré, susceptible d'avoir des conséquences nuisibles ; d'autre part, elle lance l'enfant dans la vie sans aucun moyen de défense contre l'afflux de tendances sexuelles que doit amener la puberté. Les avantages de la pro­phylaxie sexuelle de l'enfance sont donc plus que douteux, et l'on peut se demander si ce n'est pas dans une autre attitude à l'égard de l'actualité qu'il convient de chercher un meilleur point d'appui pour la prophylaxie des névroses.

Mais revenons aux symptômes. À la satisfaction dont on est privé, ils créent une substitution en faisant rétrograder la libido à des phases antérieu­res, ce qui comporte le retour aux objets ou à l'organisation qui ont caractérisé ces phases. Nous savions déjà que le névrosé est attaché à un certain moment déterminé de son passé ; il s'agit d'une période dans laquelle sa libido n'était pas privée de satisfaction, d'une période où il était heureux. Il cherche dans son passé, jusqu'à ce qu'il trouve une pareille période, dût-il pour cela remon­ter jusqu'à sa toute première enfance, telle qu'il s'en souvient ou se la repré­sente d'après des indices ultérieurs. Le symptôme reproduit d'une manière ou d'une autre cette satisfaction de la première enfance, satisfaction déformée par la censure qui naît du conflit, accompagnée généralement d'une sensation de souffrance et associée à des facteurs faisant partie de la prédisposition morbi­de. La satisfaction qui naît du symptôme est de nature bizarre. Nous faisons abstraction du fait que la personne intéressée éprouve cette satisfaction com­me une souffrance et s'en plaint : cette transformation est l'effet du conflit psychique sous la pression duquel le symptôme a dû se former. Ce qui fut jadis pour l'individu une satisfaction, doit précisément aujourd'hui provoquer sa résistance ou son aversion. Nous connaissons un exemple peu apparent, mais très instructif de cette transformation de sensations. Le même enfant qui absorbait autrefois avec avidité le lait du sein maternel manifeste quelques années plus tard une forte aversion pour le lait, aversion que l'éducation a beaucoup de difficulté à vaincre. Cette aversion s'aggrave parfois et va jus­qu'au dégoût, lorsque le lait ou la boisson mélangée avec du lait sont recou­verts d'une mince peau. Il est permis de supposer que cette peau réveille le souvenir du sein maternel jadis si ardemment désiré. On doit, ajouter d'ail­leurs que dans l'intervalle se place le sevrage et son action traumatique.

Mais il est encore une autre raison pour laquelle les symptômes nous paraissent singuliers et, en tant que moyen de satisfaction libidineuse, incompréhensibles. Ils ne nous rappellent que ce dont nous attendons généralement et normalement une satisfaction. Ils font le plus souvent abstraction de l'objet et renoncent ainsi à tout rapport avec la réalité extérieure. Nous disons que c'est là une conséquence du renoncement au principe de réalité et du retour au principe de plaisir. Mais il y a là aussi un retour à une sorte d'auto-érotisme élargi, à celui qui avait procuré à la tendance sexuelle ses premières satisfac­tions. Les symptômes remplacent une modification du monde extérieur par une modification du corps, donc une action extérieure par une action inté­rieure, un acte par une adaptation, ce qui, au point de vue phylogénique, cor­res­pond encore à une régression tout à fait significative. Nous ne com­prendrons bien tout cela qu'à l'occasion d'une nouvelle donnée que nous révélerons plus tard nos recherches analytiques sur la formation des symptômes. Rappelons-nous en outre qu'à la formation de symptômes coopèrent les mêmes processus de l'inconscient que ceux que nous avons vus à l’œuvre lors de la formation de rêves, à savoir la condensation et le déplacement. Comme le rêve, le symptôme représente quelque chose comme étant réalisé, une satis­faction à la manière infantile, mais par une condensation poussée à l'extrême degré cette satisfaction peut être enfermée en une seule sensation ou inner­vation, et par un déplacement extrême elle peut être limitée à un seul petit détail de tout le complexe libidineux. Rien d'étonnant si nous éprouvons, nous aussi, une certaine difficulté à reconnaître dans le symptôme la satisfaction libidineuse soupçonnée et toujours confirmée.

Je viens de vous annoncer que vous alliez apprendre encore quelque chose de nouveau. Il s'agit en effet d'une chose non seulement nouvelle, mais encore étonnante et troublante. Vous savez que par l'analyse ayant pour point de départ les symptômes nous arrivons à la connaissance des événements de la vie infantile auxquels est fixée la libido et dont sont faits les symptômes. Or, l'étonnant c'est que ces scènes infantiles ne sont pas toujours vraies. Oui, le plus souvent elles ne sont pas vraies, et dans quelques cas elles sont même directement contraires à la vérité historique. Plus que tout autre argument, cette découverte est de nature à discréditer ou l'analyse qui a abouti à un résul­tat pareil ou le malade sur les dires duquel reposent tout l'édifice de l'analyse et la compréhension des névroses. Cette découverte est, en outre, extrême­ment troublante. Si les événements infantiles dégagés par l'analyse étaient toujours réels, nous aurions le sentiment de nous mouvoir sur un terrain solide ; s'ils étaient toujours faux, s'ils se révélaient clans tous les cas comme des inventions des fantaisies des malades, il ne nous resterait qu'à abandonner ce terrain mouvant pour nous réfugier sur un autre. Mais nous ne nous trou­vons devant aucune de ces deux alternatives : les événements infantiles, reconstitués ou évoqués par l'analyse, sont tantôt incontestablement faux, tantôt non moins incontestablement réels, et dans la plupart des cas ils sont un mélange de vrai et de faux. Les symptômes représentent donc tantôt des événements ayant réellement eu lieu et auxquels on doit reconnaître une influence sur la fixation de la libido, tantôt des fantaisies des malades aux­quelles on ne peut reconnaître aucun rôle étiologique. Cette situation est de nature à nous mettre dans un très grand embarras. Je vous rappellerai cepen­dant que certains souvenirs d'enfance que les hommes gardent toujours dans leur conscience, en dehors et indépendamment de toute analyse, peuvent également être faux ou du moins présenter un mélange de vrai ou de faux. Or, dans ces cas, la preuve de l'inexactitude est rarement difficile à faire, ce qui nous procure tout au moins la consolation de penser que l'embarras dont je viens de parler est le fait non de l'analyse, mais du malade.

Il suffit de réfléchir un peu pour comprendre ce qui nous trouble dans cette situation : c'est le mépris de la réalité, c'est le fait de ne tenir aucun compte de la différence qui existe entre la réalité et l'imagination. Nous sommes tentés d'en vouloir au malade, parce qu'il nous ennuie avec ses histoires imaginaires. La réalité nous paraît séparée de l'imagination par un abîme infranchissable, et nous l'apprécions tout autrement. Tel est d'ailleurs aussi le point de vue du malade lorsqu'il pense normalement. Lorsqu'il nous produit les matériaux qui, dissimulés derrière les symptômes, révèlent des situations modelées sur les événements de la vie infantile et dont le noyau est formé par un désir qui cher­che à se satisfaire, nous commençons toujours par nous demander s'il s'agit de choses réelles ou imaginaires. Plus tard, certains signes apparaissent qui nous permettent de résoudre cette question dans mi sens ou dans un autre, et nous nous empressons de mettre le malade au courant de notre solution. Mais cette initiation du malade ne va pas sans difficultés. Si nous lui disons dès le début qu'il est en train de raconter des événements imaginaires avec lesquels il voile l'histoire de son enfance, comme, les peuples substituent les légendes à l'histoire de leur passé oublié, nous constatons que son intérêt à poursuivre le récit baisse subitement, résul­tat que nous étions loin de désirer. Il veut, lui aussi, avoir l'expérience de choses réelles et se déclare plein de mépris pour les choses imaginaires. Mais si, pour mener notre travail à bonne fin, nous maintenons le malade dans la conviction que ce qu'il nous raconte représente les événements réels de son enfance, nous nous exposons à ce qu'il nous reproche plus tard notre erreur et se moque de notre prétendue crédulité. Il a de la peine à nous comprendre lorsque nous l'engageons à mettre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de savoir si les événements de sa vie infantile, que nous voulons élucider et tels qu'il nous les raconte, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c'est là la seule attitude à recommander à l'égard de ces productions psychiques. C'est que ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notamment le fait que c'est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et, au point de vue de la névrose, ce fait n'est pas moins important que si le malade avait réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant.

Parmi les événements qui figurent dans toutes ou presque toutes les histoires d'enfance des névrosés, il en est quelques-uns qui méritent d'être relevés tout particulièrement à cause de leur grande importance. Ce sont : des observations relatives aux rapports sexuels des parents, le détournement par une personne adulte, la menace de castration. Ce serait une erreur de croire qu'il ne s'agit là que de choses imaginaires, sans aucune base réelle. Il est, au contraire, possible d'établir indiscutablement la matérialité de ces faits en interrogeant les parents plus âgés des malades. Il n'est pas rare d'apprendre, par exemple, que tel petit garçon qui a commencé a jouer indécemment avec son organe génital et qui ne sait pas encore que c'est là un amusement qu'on doit cacher, est menacé par les parents et les personnes préposées à ses soins, d'une amputation de la verge ou de la main pécheresse. Les parents, interro­gés, n'hésitent pas à en convenir, car ils estiment avoir eu raison d'intimider l'enfant ; certains malades gardent un souvenir correct et conscient de cette menace, surtout lorsque celle-ci s'est produite quand ils avaient déjà un certain âge. Lorsque c'est la mère ou une autre personne du sexe féminin qui profère cette menace, elle en fait entrevoir l'exécution par le père ou par le médecin. Dans le célèbre « Struwwelpeter » du pédiatre francfortois Hoffmann, qui doit son charme à la profonde intelligence des complexes sexuels et autres de l'enfance, la castration se trouve remplacée par l'amputation du pouce, dont l'enfant est menacé pour son obstination à le sucer. Il est cependant tout à fait invraisemblable que les enfants soient aussi souvent menacés de castration qu'on pourrait le croire d'après les analyses des névrosés. Il y a tout lieu de supposer que l'enfant imagine cette menace, d'abord en se basant sur certaines allusions, ensuite parce qu'il sait que la satisfaction auto-érotique est défendue et enfin sous l'impression que lui a laissée la découverte de l'organe génital féminin. De même il n'est pas du tout invraisemblable que, même dans les familles non prolétariennes, l'enfant, qu'on croit incapable de comprendre et de se souvenir, ait pu être témoin. des rapports sexuels entre ses parents ou d'autres personnes adultes et qu'ayant compris plus tard ce qu'il avait vu il ait réagi à l'impression reçue. Mais lorsqu'il décrit les rapports sexuels, dont il a pu être témoin, avec des détails trop minutieux pour avoir pu être observés, ou lorsqu'il les décrit, ce qui est le cas de beaucoup le plus fréquent, comme des rapports more ferarum, il apparaît hors de doute que cette fantaisie se rattache à l'observation d'actes d'accouplement chez les bêtes (les chiens) et s'explique par l'état d'insatisfaction que l'enfant, qui n'a subi que l'impression visuelle, éprouve au moment de la puberté. Mais le cas le plus extrême de ce genre est celui où l'enfant prétend avoir observé le coït des parents, alors qu'il se trouvait encore dans le sein de sa mère. La fantaisie relativement au détourne­ment présente un intérêt particulier, parce que le plus souvent il s'agit, non d'un fait imaginaire, mais du souvenir d'un événement réel. Mais, tout en étant fréquent, cet événement réel l'est beaucoup moins que ne pourraient le faire croire les résultats des analyses. Le détournement par des enfants plus âgés ou du même âge est plus fréquent que le détournement par des adultes, et lorsque dans les récits de petites filles c'est le père qui apparaît (et c'est presque la règle) comme le séducteur, le caractère imaginaire de cette accusation appa­raît hors de doute, de même que nul doute n'est possible quant au motif qui la détermine. C'est par l'invention du détournement, alors que rien de ce qui peut ressembler à un détournement n'a eu lieu, que l'enfant justifie généralement la période auto-érotique de son activité sexuelle. En situant par l'imagination l'objet de son désir sexuel dans cette période reculée de son enfance, il se dispense d'avoir honte du fait qu'il se livre à la masturbation. Ne croyez d'ail­leurs pas que l'abus sexuel commis sur des enfants par les parents masculins les plus proches soit un fait appartenant entièrement au domaine de la fantaisie. La plupart des analystes auront eu à traiter des cas où cet abus a réellement existé et a pu être établi d'une manière indiscutable ; seulement cet abus avait eu lieu à une époque beaucoup plus tardive que celle à laquelle l'enfant le situe.

On a l'impression que tous ces événements de la vie infantile constituent l'élément nécessaire, indispensable de la névrose. Si ces événements correspondent à la réalité, tant mieux ; si la réalité les récuse, ils sont formés d'après tels ou tels indices et complétés par l'imagination. Le résultat est le même, et il ne nous a pas encore été donné de constater une différence quant aux effets, selon que les événements de la vie infantile sont un produit de la fantaisie ou de la réalité. Nous avons un de ces rapports de complément dont il a déjà été question si souvent, mais ce dernier rapport est le plus étrange de tous que ceux nous connaissions. D'où vient le besoin de ces inventions et où l'enfant puisse-t-il leurs matériaux ? En ce qui concerne les mobiles, aucun doute n'est possible ; mais il reste à expliquer pourquoi les mêmes inventions se reproduisent toujours, et avec le même contenu. Je sais que la réponse que je suis à même de donner à cette question vous paraîtra trop osée. Je pense notamment que ces fantaisies primitives, car tel est le nom qui leur convient, ainsi d'ailleurs qu'à quelques autres, constituent un patrimoine phylogénique.

Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie primitive, lorsque sa propre  vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la castration, il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain.

Les questions que nous venons de traiter nous obligent à examiner de plus près le problème de l'origine et du rôle de cette activité spirituelle qui a nom « fantaisie ». Celle-ci, vous le savez, jouit d'une grande considération, sans qu'on ait une idée exacte de la place qu'elle occupe dans la vie psychique. Voici ce que je puis vous dire sur ce sujet. Sous l'influence de la nécessité extérieure l'homme est amené peu à peu à une appréciation exacte de la réalité, ce qui lui apprend à conformer sa conduite à ce que nous avons appelé le « principe de réalité » et à renoncer, d'une manière provisoire ou durable, à différents objets et buts de ses tendances hédoniques, y compris la tendance sexuelle. Ce renoncement au plaisir a toujours été pénible pour l'homme ; et il ne le réalise pas sans une certaine sorte de compensation. Aussi s'est-il réservé une activité psychique, grâce à laquelle toutes les sources de plaisirs et tous les moyens d'acquérir du plaisir auxquels il a renoncé continuent d'exister sous une forme qui les met à l'abri des exigences de la réalité et de ce que nous appelons l'épreuve de la réalité. Toute tendance revêt aussitôt la forme qui la représente comme satisfaite, et il n'est pas douteux qu'en se complaisant aux satisfactions imaginaires de désirs, on éprouve une satisfaction que ne trouble d'ailleurs en rien la conscience de son irréalité. Dans l'activité de sa fantaisie, l'homme continue donc à jouir, par rapport à la contrainte extérieure, de cette liberté à laquelle il a été obligé depuis longtemps de renoncer dans la vie réelle. Il a accompli un tour de force qui lui permet d'être alternativement un animal de joie et un être raisonnable. La maigre satisfaction qu'il peut arracher à la réalité ne fait pas son compte. « II est impossible de se passer de constructions auxiliaires », dit quelque part Th. Fontane. La création du royaume psychique de la fantaisie trouve sa complète analogie dans l'institu­tion de « réserves naturelles » là où les exigences de l'agriculture, des commu­nications, de l'industrie menacent de transformer, jusqu'à le rendre méconnais­sable, l'aspect primitif de la terre. La « réserve naturelle » perpétue cet état primitif qu'on a été obligé, souvent à regret, de sacrifier partout ailleurs à la nécessité. Dans ces réserves, tout doit pousser et s'épanouir sans contrainte, tout, même ce qui est inutile et nuisible. Le royaume psychique de la fantaisie constitue une réserve de ce genre, soustraite au principe de réalité.

Les productions les plus connues de la fantaisie sont les « rêves éveillés » dont nous avons déjà parlé, satisfactions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, érotiques, satisfactions d'autant plus complètes, d'autant plus luxurieuses que la réalité commande davantage la modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté frappante, dans ces rêves éveillés, l'essence même du bonheur imaginaire qui consiste à rendre l'acquisition de plaisir indépen­dante de l'assentiment de la réalité. Nous savons que ces rêves éveillés for­ment le noyau et le prototype des rêves nocturnes. Un rêve nocturne n'est, au fond, pas autre chose que le rêve éveillé, rendu plus souple grâce à la liberté nocturne des tendances, déformé par l'aspect nocturne de l'activité psychique. Nous sommes déjà familiarisés avec l'idée que le rêve éveillé n'est pas néces­sairement conscient, qu'il y a des rêves éveillés inconscients. Ces rêves éveillés inconscients peuvent donc être la source aussi bien des rêves noc­turnes que des symptômes névrotiques.

Et voici ce qui sera de nature à vous faire comprendre le rôle de la fan­taisie dans la formation de symptômes. Je vous avais dit que dans les cas de privation la libido, accomplissant une marche régressive, vient réoccuper les positions qu'elle avait dépassées, non sans toutefois y avoir laissé une certaine partie d'elle-même. Sans vouloir retrancher quoi que ce soit à cette affirma­tion, sans vouloir y apporter une correction quelconque, je tiens cependant à introduire un anneau intermédiaire. Comment la libido trouve-t-elle le chemin qui doit la conduire à ces points de fixation ? Eh bien, les objets et directions abandonnés par la libido ne le sont pas d'une façon complète et absolue. Ces objets et directions ou leurs dérivés, persistent encore avec une certaine intensité dans les représentations de la fantaisie. Aussi suffit-il à la libido de se reporter à ces représentations pour retrouver le chemin qui doit la conduire à toutes ces fixations refoulées. Ces représentations imaginaires avaient joui d'une certaine tolérance, il ne s'est pas produit de conflit entre elle et le moi, quelque forte que pût être leur opposition avec celui-ci, mais cela tant qu'une certaine condition était observée, condition de nature quantitative et qui ne se trouve troublée que du fait du reflux de la libido vers les objets imaginaires. Par suite de ce reflux, la quantité d'énergie inhérente à ces objets se trouve augmentée au point qu'ils deviennent exigeants et manifestent une poussée vers la réalisation. Il en résulte un conflit entre eux et le moi. Qu'ils fussent autrefois conscients ou préconscients, ils subissent à présent un refoulement de la part du moi et sont livrés à l'attraction de l'inconscient. Des fantaisies maintenant inconscientes, la libido remonte jusqu'à leurs origines dans l'inconscient, jusqu'à ses propres points de fixation.

La régression de la libido vers les objets imaginaires, ou fantaisies, cons­titue une étape intermédiaire sur le chemin qui conduit à la formation de symptômes. Cette étape mérite, d'ailleurs, une désignation spéciale. C.-G. Jung avait proposé à cet effet l'excellente dénomination d'introversion, à laquelle il a d'ailleurs fort mal à propos fait désigner aussi autre chose. Quant à nous, nous désignons par introversion l'éloignement de la libido des possi­bilités de satisfaction réelle et son déplacement sur des fantaisies considérées jusqu'alors comme inoffensives. Un introverti, sans être encore un névrosé, se trouve dans une situation instable ; au premier déplacement des forces, il présentera des symptômes névrotiques s'il ne trouve pas d'autre issue pour sa libido refoulée. En revanche, le caractère irréel de la satisfaction névrotique et l'effacement de la différence entre la fantaisie et l'irréalité existent dès la phase de l'introversion.

Vous avez sans doute remarqué que, dans mes dernières explications, j'ai introduit dans l'enchaînement étiologique un nouveau facteur : la quantité, la grandeur des énergies considérées. C'est là un facteur dont nous devons partout tenir compte. L'analyse purement qualitative des conditions étiolo­giques n'est pas exhaustive. Ou, pour nous exprimer autrement, une concep­tion purement dynamique des processus psychiques qui nous intéressent est insuffisante ; nous avons encore besoin de les envisager au point de vue économique. Nous devons nous dire que le conflit entre deux tendances n'éclate qu'à partir du moment où certaines intensités se trouvent atteintes, alors même que les conditions découlant des contenus de ces tendances existent depuis longtemps. De même, l'importance pathogénique des facteurs constitutionnels dépend de la prédominance quantitative de l'une ou de l'autre des tendances partielles en rapport avec la disposition constitutionnelle. On peut même dire que toutes les prédispositions humaines sont qualitativement identiques et ne diffèrent entre elles que par leurs proportions quantitatives. Non moins décisif est le facteur quantitatif au point de vue de la résistance à de nouvelles affections névrotiques. Tout dépend de la quantité de la libido inemployée qu'une personne est capable de contenir à l'état de suspension, et de la fraction plus ou moins grande de cette libido qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour l'orienter vers la sublimation. Le but final de l'activité psychique qui, au point de vue qualitatif, peut être décrit comme une tendance à acquérir du plaisir et à éviter la peine, apparaît, si on l'envisage au point de vue économique, comme un effort pour maîtriser les masses (grandeurs) d'excitations ayant leur siège dans l'appareil psychique et d'empêcher la peine pouvant résulter de leur stagnation.

Voilà tout ce que je m'étais proposé de vous dire concernant la formation de symptômes dans les névroses. Mais je tiens à répéter une fois de plus et de la façon la plus explicite que tout ce que j'ai dit ne se rapporte qu'à la for­mation de symptômes dans l'hystérie. Déjà dans la névrose obsessionnelle la situation est différente, les faits fondamentaux restant d'ailleurs les mêmes. Les résistances aux impulsions découlant des tendances, résistances dont nous avons également parlé à propos de l'hystérie, viennent, dans la névrose obses­sionnelle, occuper le premier plan et dominent le tableau clinique en tant que formations dites « réactionnelles ». Nous retrouvons les mêmes différences et d'autres, plus profondes encore, dans les autres névroses qui attendent encore que les recherches relatives à leurs mécanismes de formation de symptômes soient achevées.

Avant de terminer cette leçon, je voudrais encore attirer votre attention sur un côté des plus intéressants de la vie imaginative. Il existe notamment un chemin de retour qui conduit de la fantaisie à la réalité : c'est l'art. L'artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose. Animé d'impulsions et de tendances extrêmement fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance, richesses, gloire et amour des femmes. Mais les moyens lui manquent de se procurer ces satisfactions. C'est pourquoi, comme tout homme insatisfait, il se détourne de la réalité et concentre tout son intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative, ce qui peut le conduire facilement à la névrose. Il faut beaucoup de circonstances favorables pour que son dévelop­pement n'aboutisse pas à ce résultat ; et l'on sait combien sont nombreux les artistes qui souffrent d'un arrêt partiel de leur activité par suite de névroses. Il est possible que leur constitution comporte une grande aptitude à la subli­mation et une certaine faiblesse à effectuer des refoulements susceptibles de décider du conflit. Et voici comment l'artiste retrouve le chemin de la réalité. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'est pas le seul à vivre d'une vie imagi­native. Le domaine intermédiaire de la fantaisie jouit de la faveur générale de l'humanité, et tous ceux qui sont privés de quelque chose y viennent chercher compensation et consolation. Mais les profanes ne retirent des sources de la fantaisie qu'un plaisir limité. Le caractère implacable de leurs refoulements les oblige à se contenter des rares rêves éveillés dont il faut encore qu'ils se rendent conscients. Mais le véritable artiste peut davantage. Il sait d'abord donner à ses rêves éveillés une forme telle qu'ils perdent tout caractère per­sonnel susceptible de rebuter les étrangers, et deviennent une source de jouissance pour les autres. Il sait également les embellir de façon à dissimuler complètement leur origine suspecte. Il possède en outre le pouvoir mystérieux de modeler des matériaux donnés jusqu'à en faire l'image fidèle de la repré­sentation existant dans sa fantaisie et de rattacher à cette représentation de sa fantaisie inconsciente une somme de plaisir suffisante pour masquer ou supprimer, provisoirement du moins, les refoulements. Lorsqu'il a réussi à réaliser tout cela, il procure à d'autres le moyen de puiser à nouveau soulage­ment et consolation dans les sources de jouissances, devenues inaccessibles, de leur propre inconscient ; il s'attire leur reconnaissance et leur admiration et a finalement conquis par sa fantaisie ce qui auparavant n'avait existé que dans sa fantaisie : honneurs, puissance et amour des femmes.

24. La nervosité commune

Après avoir abattu, dans nos derniers entretiens, une besogne assez diffi­cile, j'abandonne momentanément le sujet et m'adresse à vous.

Je sais notamment que vous êtes mécontents. Vous vous étiez fait une autre idée de ce que devait être une Introduction à la psychanalyse. Vous vous attendiez à des exemples tirés de la vie, et non à l'exposé d'une théorie. Vous me dites que lorsque je vous ai raconté la parabole intitulée : Au rez-de-chaussée et au premier étage, vous avez saisi quelque chose de l'étiologie des névroses, mais que vous regrettez que je vous aie raconté des histoires imagi­naires, au lieu de citer des observations prises sur le vif. Ou, encore, lorsque je vous ai parlé au début de deux symptômes, qui, eux, ne sont pas inventés, en vous faisant assister à leur disparition et en mettant sous vos yeux leurs rapports avec la vie du malade, vous avez entrevu le « sens » des symptômes et espéré me voir persister dans cette manière de faire. Et voilà que je me suis mis à dérouler devant vous de longues théories qui n'étaient jamais complètes, auxquelles j'avais toujours quelque chose à ajouter, travaillant avec des notions que je ne vous avais pas fait connaître au préalable, passant de l'exposé descriptif à la conception dynamique, de celle-ci à la conception que j'ai appelée « économique ». Vous étiez en droit de vous demander si, parmi les mots que j'employais, il n'y en avait pas un certain nombre ayant la même signification et qui n'étaient employés alternativement que pour des raisons d'euphonie. Je n'ai rien fait pour vous renseigner là-dessus ; au lieu de cela, j'ai fait surgir devant vous des points de vue aussi vastes que ceux du principe de plaisir, du principe de réalité et du patrimoine héréditaire phylogénique ; et, au lieu de vous introduire dans quelque chose, j'ai fait défiler devant vos yeux quelque chose qui, à mesure que je l'évoquais, s'éloignait de vous.

Pourquoi n'ai-je pas commencé l'introduction à la théorie des névroses par l'exposé de ce que vous savez vous-mêmes concernant les névroses, de ce qui a depuis longtemps suscité votre intérêt ? Pourquoi n'ai-je pas commencé par vous parler de la nature particulière des nerveux, de leurs réactions incompré­hensibles aux rapports avec les autres hommes et aux influences extérieures, de leur irritabilité, de leur manque de prévoyance et d'adaptation ? Pourquoi ne vous ai-je pas conduits peu à peu de l'intelligence des formes simples, qu'on observe tous les jours, à celle des problèmes se rapportant aux manifes­tations extrêmes et énigmatiques de la nervosité ?

Je ne conteste pas le bien-fondé de vos doléances. Je ne me fais pas illu­sion sur mon art d'exposition, au point d'attribuer un charme particulier à chacun de ses défauts. J'accorde qu'il eût été plus profitable pour vous de procéder autrement que je ne l'ai fait ; et j'en avais d'ailleurs l'intention. Mais il n'est pas toujours facile de réaliser ses intentions, même les plus raisonna­bles. Il y a dans la matière même qu'on traite quelque chose qui vous com­mande et vous détourne de vos intentions premières. Même un travail aussi insignifiant que la disposition des matériaux ne dépend pas toujours et entiè­rement de la volonté de l'auteur : elle s'opère toute seule, et c'est seulement après coup qu'on peut se demander pourquoi les matériaux se trouvent disposés dans tel ordre plutôt que dans un autre.

Il se peut que le titre Introduction à la psychanalyse ne convienne pas à cette partie qui traite des névroses. L'introduction à la psychanalyse est four­nie par l'étude des actes manqués et des rêves ; mais la théorie des névroses est la psychanalyse même. Je ne crois pas avoir pu vous donner en si peu de temps et sous une forme aussi condensée une connaissance suffisante de la théorie des névroses. Je tenais avant tout à vous donner une idée d'ensemble du sens et de l'importance des symptômes, des conditions extérieures et intérieures, ainsi que du mécanisme de la formation de symptômes. C'est du moins ce que j'ai essayé de faire, et c'est là à peu près le noyau de ce que la psychanalyse peut aujourd'hui nous enseigner. Il y avait pas mal de choses à dire concernant la libido et son développement, et il y avait aussi quelque chose à dire concernant le développement du moi. Quant aux prémisses de notre technique et aux grandes notions de l'inconscient et du refoulement (de la résistance), vous y avez été préparés dès l'introduction. Vous verrez dans une des prochaines leçons sur quels points le travail psychanalytique reprend son avance organique. Je ne vous ai pas dissimulé au préalable que toutes nos déductions n'ont été tirées que d'un seul groupe d'affections nerveuses : des névroses dites « de transfert ». Et même, en analysant le mécanisme de la formation de symptômes je n'avais en vue que la seule névrose hystérique. À supposer même que vous n'ayez ainsi acquis aucune connaissance solide ni retenu tous les détails, vous n'en avez pas moins, je l'espère, acquis une idée des moyens avec lesquels la psychanalyse travaille, des questions auxquelles elle s'attaque et des résultats qu'elle a obtenus.

Je suppose donc que vous auriez désiré me voir commencer l'exposé des névroses par la description de l'attitude des nerveux, de la manière dont ils souffrent de la névrose, dont ils s'en défendent et s'en accommodent. C'est là certainement un sujet intéressant et instructif, peu difficile à traiter mais par lequel il est un peu dangereux de commencer. On s'expose notamment, en prenant pour point de départ les névroses communes, ordinaires, à ne pas découvrir l'inconnu, à ne pas saisir la grande importance de la libido et à se laisser influencer dans l'appréciation des faits par la manière dont elles se présentent au moi du nerveux. Or, il va sans dire que ce moi est loin d'être un juge sûr et impartial. Le moi possédant le pouvoir de nier l'inconscient et de le refouler, comment pouvons-nous attendre de lui un jugement équitable concernant cet inconscient ? Parmi les objets refoulés, les exigences désap­prouvées de la sexualité figurent en première ligne ; ce qui signifie que nous ne saurons jamais nous faire une idée de leur grandeur et de l'importance d'après la manière dont les conçoit le moi. À partir du moment où nous voyons surgir le point de vue du refoulement, nous sommes prévenus de n'avoir pas à prendre pour juge l'un des deux adversaires en conflit, surtout pas l'adversaire victorieux. Nous savons désormais que tout ce que le moi pourrait nous dire serait de nature à nous induire eu erreur. On pourrait encore accorder confiance au moi si on le savait actif dans toutes ses manifestations, si on savait qu'il a lui-même voulu et produit ses symptômes. Mais dans un grand nombre de ses manifestations, le moi reste passif, et c'est cette passivité qu'il cherche à cacher et à présenter sous un aspect qui ne lui appartient pas. D'ailleurs, le moi n'ose pas toujours se soumettre à cet essai, et il est obligé de convenir que, dans les symptômes de la névrose obsessionnelle, il sent se dresser contre lui des forces étrangères dont il ne peut se défendre que péniblement.

Ceux qui, sans se laisser décourager par ces avertissements, prennent les fausses indications du moi pour des espèces sonnantes, auront certainement beau jeu et échapperont à tous les obstacles qui s'opposent à l'interprétation psychanalytique de l'inconscient, de la sexualité et de la passivité du moi. Ceux-là pourront affirmer, comme le fait Alfred Adler, que c'est le « caractère nerveux » qui est la cause de la névrose, au lieu d'en être 1'effet, mais ils seront aussi incapables d'expliquer le moindre détail de la formation de symptômes ou le rêve le plus insignifiant.

Vous allez me demander : « Ne serait-il donc pas possible de tenir compte de la part qui revient au moi dans la nervosité et la formation de symptômes, sans négliger d'une façon trop flagrante les facteurs découverts par la psychanalyse ? » À quoi je réponds : « La chose doit certainement être possi­ble, et cela se fera bien un jour, mais vu l'orientation suivie par la psycha­nalyse, ce n'est pas par ce travail qu'elle doit commencer. » On peut prédire le moment où cette tâche viendra s'imposer à la psychanalyse. Il y a des névro­ses dans lesquelles la part du moi se manifeste d'une façon beaucoup plus intensive que dans celles que nous avons étudiées jusqu'à présent : nous appelons ces névroses « narcissiques ». L'examen analytique de ces affections nous permettra de déterminer avec certitude et impartialité la participation du moi aux affections névrotiques.

Mais il est une attitude du moi à l'égard de sa névrose qui est tellement frappante qu'elle aurait pu être prise en considération dès le commencement. Elle ne semble manquer dans aucun cas, mais elle ressort avec une évidence particulière dans une affection que nous ne connaissons pas encore : dans la névrose traumatique. Il faut que vous sachiez que, dans la détermination et le mécanisme de toutes les formes de névroses possibles, on retrouve à l'œuvre toujours les mêmes facteurs, à cette différence près que le rôle principal, au point de vue de la formation de symptômes, revient, selon les affections, tantôt à l'un, tantôt à l'autre d'entre eux. On dirait le personnel d'une troupe de théâtre : chaque acteur, bien qu'ayant son emploi spécial - héros, confident, intrigant, etc. - n'en choisit pas moins pour sa représentation de bénéfice un autre rôle que celui qu'il a l'habitude de jouer. Nulle part les fantaisies, qui se transforment eu symptômes, n'apparaissent avec plus de netteté que dans l'hystérie ; en revanche, les résistances ou formations réactionnelles dominent le tableau de la névrose obsessionnelle ; et, d'autre part encore, ce que nous avons appelé élaboration secondaire, en parlant du rêve, occupe dans la paranoïa la première place, à titre de fausse perception, etc.

C'est ainsi que dans les névroses traumatiques, surtout dans celles provo­quées par les horreurs de la guerre, nous découvrons un mobile personnel, égoïste, utilitaire, défensif, mobile qui, s'il est incapable de créer à lui seul la maladie, contribue à l'explosion de celle-ci et la maintient lorsqu'elle s'est formée. Ce motif cherche à protéger le moi contre les dangers dont la menace a été la cause occasionnelle de la maladie, et il rendra la guérison impossible tant que le malade ne sera pas garanti contre le retour des mêmes dangers ou tant qu'il n'aura pas reçu de compensation pour y avoir été exposé.

Mais, dans tous les autres cas analogues, le moi prend le même intérêt à la naissance et à la persistance des névroses. Nous avons déjà dit que le moi contribue, pour une certaine part, au symptôme parce que celui-ci a un côté par lequel il offre une satisfaction à la tendance du moi cherchant à opérer un refoulement. En outre, la solution du conflit par la formation d'un symptôme est la solution la plus commode et celle qui cadre le mieux avec le principe de plaisir ; il est en effet incontestable qu'elle épargne au moi un travail intérieur dur et pénible. Il y a des cas où le médecin lui-même est obligé de convenir que la névrose constitue la solution la plus inoffensive et, au point de vue social, la plus avantageuse, d'un conflit. Ne soyez pas étonnés si l'on vous dit que le médecin lui-même prend parfois parti pour la maladie qu'il combat. Il ne lui convient pas de restreindre dans toutes les situations son rôle à celui d'un fanatique de la santé, il sait qu'il y a au monde d'autres misères que la misère névrotique, qu'il y a d'autres souffrances, peut-être plus réelles encore et plus rebelles ; que la nécessité peut obliger un homme à sacrifier sa santé, parce que ce sacrifice d'un seul peut prévenir un immense malheur dont souffriraient beaucoup d'autres. Si donc on a pu dire que le névrosé, pour se soustraire à un conflit, se réfugie dans la maladie, il faut convenir que dans certains cas cette fuite est justifiée, et le médecin, qui s'est rendu compte de la situation, doit alors se retirer, sans rien dire et avec tous les ménagements possibles.

Mais faisons abstraction de ces cas exceptionnels. Dans les cas ordinaires, le fait de se réfugier dans la névrose procure au moi un certain avantage d'ordre interne et de nature morbide, auquel vient s'ajouter, dans certaines situations, un avantage extérieur évident, mais dont la valeur réelle peut varier d'un cas à l'autre. Prenons l'exemple le plus fréquent de ce genre. Une femme, brutalement traitée et exploitée sans ménagements par son mari, trouve à peu près régulièrement un refuge dans la névrose lorsqu'elle y est aidée par ses dispositions, lorsqu'elle est trop lâche ou trop honnête pour entretenir un commerce secret avec un autre homme, lorsqu'elle n'est pas assez forte pour braver toutes les conventions extérieures et se séparer de son mari, lorsqu'elle n'a pas l'intention de se ménager et de chercher un meilleur mari et lorsque, par-dessus tout cela, son instinct sexuel la pousse, malgré tout, vers cet hom­me brutal. Sa maladie devient pour elle une arme dans la lutte contre cet homme dont la force l'écrase, une arme dont elle peut se servir pour sa défense et dont elle peut abuser en vue de la vengeance. Il lui est permis de se plaindre de sa maladie, alors qu'elle ne pouvait pas se plaindre de son mariage. Trouvant dans le médecin un auxiliaire, elle oblige son mari qui, dans les circonstances normales, n'avait pour elle aucun égard, à la ménager, à faire pour elle des dépenses, à lui permettre de s'absenter de la maison et d'échapper ainsi pour quelques heures à l'oppression que le mari fait peser sur elle. Dans les cas où l'avantage extérieur ou accidentel que la maladie procure ainsi au moi est considérable et ne peut être remplacé par aucun autre avantage plus réel, le traitement de la névrose risque fort de rester inefficace.

Vous allez m'objecter que ce que je vous raconte là des avantages procurés par la maladie est plutôt un argument en faveur de la conception que j'avais repoussée et d'après laquelle ce serait le moi qui veut et qui crée la névrose. Tranquillisez-vous cependant : les faits que je viens de vous relater signifient peut-être tout simplement que le moi se complaît dans la névrose, que, ne pouvant pas l'empêcher, il en fait le meilleur usage possible, si toutefois elle se prête à ses usages. Dans la mesure où la névrose présente des avantages, le moi s'en accommode fort bien, mais elle ne présente pas toujours des avan­tages. On constate généralement qu'en se laissant glisser dans la névrose, le moi a fait une mauvaise affaire. Il a payé trop cher l'atténuation du conflit, et les sensations de souffrance, inhérentes aux symptômes, si elles sont peut-être équivalentes aux tourments du conflit qu'elles remplacent, n'en déterminent pas moins, selon toute probabilité, une aggravation de l'état pénible. Le moi voudrait bien se débarrasser de ce que les symptômes ont de pénible, sans renoncer aux avantages qu'il retire de la maladie, mais il est impuissant à obtenir ce résultat. On constate à cette occasion, et c'est là un point à retenir, que le moi est loin d'être aussi actif qu'il le croyait.

Lorsque vous aurez, en tant que médecins, à soigner des névrosés, vous ne tarderez pas à constater que ce ne sont pas ceux qui se plaignent et se lamen­tent le plus à propos de leur maladie qui se laissent le plus volontiers secourir et opposent au traitement le moins de résistance. Bien au contraire. Mais vous comprendrez sans peine que tout ce qui contribue à augmenter les avantages que procure l'état morbide, renforcera en même temps la résistance par le refoulement et aggravera les difficultés thérapeutiques. À l'avantage que procure l'état morbide et qui naît pour ainsi dire avec le symptôme, il faut en ajouter un autre qui se manifeste plus tard. Lorsqu'une organisation psychique telle que la maladie a duré depuis un certain temps, elle finit par se comporter comme une entité indépendante ; elle manifeste une sorte d'instinct de la conservation, il se forme un modus vivendi entre elle et les autres sections de la vie psychique, même celles qui, au fond, lui sont hostiles, et il est rare qu'elle ne trouve pas l'occasion de se rendre de nouveau utile, acquérant ainsi une sorte de fonction secondaire faite pour prolonger et consolider son exis­tence. Prenons, au lieu d'un exemple tiré de la pathologie, un cas emprunté à la vie de tous les jours. Un brave ouvrier qui gagne sa vie par son travail, devient infirme à la suite d'un accident professionnel. Incapable désormais de travailler, il se voit allouer dans la suite une petite rente et apprend en outre à utiliser son infirmité pour se livrer à la mendicité. Son existence actuelle, aggravée, a pour base le fait même qui a brisé sa première existence. En le débarrassant de son infirmité, vous lui ôteriez tout d'abord ses moyens de subsistance, car il y aurait alors à se demander s'il est encore capable de reprendre son ancien travail. Ce qui, dans la névrose, correspond à cette utilisation secondaire de la maladie, petit être considéré comme un avantage secondaire venant se surajouter au primaire.

Je dois vous dire d'une façon générale que, sans sous-estimer l'importance pratique de l'avantage procuré par l'état morbide, on ne doit pas s'en laisser imposer au point de vue théorique. Abstraction faite des exceptions reconnues plus haut, cet avantage fait penser aux exemples d' « intelligence des ani­maux » qu'Oberländer avait illustrés dans les Fliegende Blätter. Un Arabe monte à dos de chameau un sentier étroit taillé dans une montagne abrupte. À un détour du sentier, il se trouve tout à coup en présence d'un lion prêt à sauter sur lui. Pas d'issue : d'un côté la montagne presque verticale, de l'autre un abîme ; impossible de rebrousser chemin et de fuir ; l'Arabe se voit perdu. Tel n'est pas l'avis du chameau. Il fait avec son cavalier un saut dans l'abîme... et le lion en reste pour ses frais. L'aide apportée au malade par la névrose ressemble à ce saut dans l'abîme. Aussi peut-il arriver que la solution du conflit par la formation de symptômes ne constitue qu'un processus automa­tique, l'homme se montrant ainsi incapable de répondre aux exigences de la vie et renonçant à utiliser ses forces les meilleures et les plus élevées. S'il y avait possibilité de choisir, on devrait préférer la défaite héroïque, c'est-à-dire consécutive à un noble corps à corps avec le destin.

Je dois toutefois vous donner encore les autres raisons pour lesquelles je n'ai pas commencé l'exposé de la théorie des névroses par celui de la nervosité commune. Vous croyez peut-être que, si j'ai procédé ainsi, ce fut parce que, en suivant un ordre opposé, j'aurais rencontré plus de difficultés à établir l'étiolo­gie sexuelle des névroses. Vous vous trompez. Dans les névroses de transfert, on doit, pour en arriver à cette conception, commencer par mener à bien le travail d'interprétation des symptômes. Dans les formes ordinaires des névro­ses dites actuelles, le rôle étiologique de la vie sexuelle constitue un fait brut, qui s'offre de lui-même à l'observation. Je me suis heurté à ce fait il y a plus de vingt ans lorsque je m'étais un jour demandé pourquoi on s'obstine à ne tenir aucun compte, au cours de l'examen des nerveux, de leur activité sexuelle. J'ai alors sacrifié à ces recherches la sympathie dont je jouissais auprès des malades, mais il ne m'a pas fallu beaucoup d'efforts pour arriver à cette constatation que la vie sexuelle normale ne comporte pas de névrose (de névrose actuelle, veux-je dire). Certes, cette proposition fait trop bon marché des différences individuelles des hommes et elle souffre aussi de cette incertitude qui est inséparable du mot « normal », mais, au point de vue de l'orientation en gros, elle garde encore aujourd'hui toute sa valeur. J'ai pu alors établir des rapports spécifiques entre certaines formes de nervosité et certains troubles sexuels particuliers, et je suis convaincu que si je disposais des mê­mes matériaux, du même ensemble de malades, je ferais encore aujourd'hui des observations identiques. Il m'a souvent été donné de constater qu'un homme, qui se contentait d'une certaine satisfaction incomplète, par exemple de l'onanisme manuel, était atteint d'une forme déterminée de névrose actuel­le, laquelle cédait promptement sa place à une autre forme, lorsque le sujet adoptait un autre régime sexuel, mais tout aussi peu recommandable. 1l me fut ainsi possible de deviner un changement dans le mode de satisfaction sexuelle d'après le changement de l'état du malade. J'avais pris l'habitude de ne pas renoncer à mes suppositions et à mes soupçons tant que je n'avais pas réussi à vaincre l'insincérité du malade et à lui arracher des aveux. Il est vrai que les malades préféraient alors s'adresser à d'autres médecins qui mettaient moins d'insistance à se renseigner sur leur vie sexuelle.

Il ne m'a pas non plus échappé alors que l'étiologie de l'état morbide ne pouvait pas toujours être ramenée à la vie sexuelle. Si tel malade a été direc­tement affecté d'un trouble sexuel, chez tel autre ce trouble n'est survenu qu'à la suite de pertes pécuniaires importantes ou d'une grave maladie organi­que. L'explication de cette variété ne nous est apparue que plus tard, lorsque nous avons commencé à entrevoir les rapports réciproques, jusqu'alors seule­ment soupçonnés, du moi et de la libido, et notre explication devenait de plus en plus satisfaisante à mesure que les preuves de ces rapports devenaient plus nombreuses. Une personne ne devient névrosée que lorsque son moi a perdu l'aptitude à réprimer sa libido d'une façon ou d'une autre. Plus le moi est fort, et plus il lui est facile de s'acquitter de cette tâche ; tout affaiblissement du moi, quelle qu'en soit la cause, est suivi du même effet que l'exagération des exigences de la libido et fraie par conséquent la vole à l'affection névrotique. Il existe encore d'autres rapports plus intimes entre le moi et la libido ; mais comme ces rapports ne nous intéressent pas ici, nous nous en occuperons plus tard. Ce qui reste pour nous essentiel et instructif, c'est que dans tous les cas, et quel que soit le mode de production de la maladie, les symptômes de la névrose sont fournis par la libido, ce qui suppose une énorme dépense de celle-ci.

Et maintenant, je dois attirer votre attention sur la différence fondamentale qui existe entre les névroses actuelles et les psychonévroses dont le premier groupe, les névroses de transfert, nous a tant occupés jusqu'à présent. Dans les deux cas, les symptômes découlent de la libido ; ils impliquent dans les deux cas une dépense anormale de celle-ci, sont dans les deux cas des satisfactions substitutives. Mais les symptômes des névroses actuelles, lourdeur de tête, sensation de douleur, irritation d'un organe, affaiblissement ou arrêt d'une fonction, n'ont aucun « sens », aucune signification psychique. Ces symptô­mes sont corporels, non seulement dans leurs manifestations (tel est égale­ment le cas des symptômes hystériques, par exemple), mais aussi quant aux processus qui les produisent et qui se déroulent sans la moindre participation de l'un quelconque de ces mécanismes psychiques compliqués que nous con­naissons. Comment peuvent-ils, dans ces conditions, correspondre à des utilisations de la libido qui, nous l'avons vu, est une force psychique ? La réponse à cette question est on ne peut plus simple. Permettez-moi d'évoquer une des premières objections qui a été adressée à la psychanalyse. On disait alors que la psychanalyse perd son temps à vouloir établir une théorie pure­ment psychologique des phénomènes névrotiques, ce qui est un travail stérile, les théories psychologiques étant incapables de rendre compte d'une maladie. Mais en produisant cet argument, on oubliait volontiers que la fonction sexuelle n'est ni purement psychique ni purement somatique. Elle exerce son influence à la fois sur la vie psychique et sur la vie corporelle. Si nous avons reconnu dans les symptômes des psychonévroses les manifestations psychiques des troubles sexuels, nous ne serons pas étonnés de trouver dans les névroses actuelles leurs effets somatiques directs.

La clinique médicale nous fournit une indication précieuse, à laquelle adhèrent d'ailleurs beaucoup d'auteurs, quant à la manière de concevoir les névroses actuelles. Celles-ci manifestent notamment dans les détails de leur symptomatologie ainsi que par leur pouvoir d'agir sur tous les systèmes d'organes et sur toutes les fonctions, une analogie incontestable avec des états morbides occasionnés par l'action chronique de substances toxiques extérieu­res ou par la suppression brusque de cette action, c'est-à-dire avec les in­toxications et les abstinences. La parenté entre ces deux groupes d'affections devient encore plus intime à la faveur d'états morbides que nous attribuons, comme c'est le cas de la maladie de Basedow, à l'action de substances toxi­ques qui, au lieu d'être introduites dans le corps du dehors, se sont formées dans l'organisme lui-même. Ces analogies nous imposent, à mon avis, la conclusion que les névroses actuelles résultent de troubles du métabolisme des substances sexuelles, soit qu'il se produise plus de toxines que la personne n'en peut supporter, soit que certaines conditions internes ou même psychi­ques troublent l'utilisation adéquate de ces substances. La sagesse populaire a toujours professé ces idées sur la nature du besoin sexuel en disant de l'amour qu'il est une « ivresse », produite par certaines boissons, ou filtres, auxquelles elle attribue d'ailleurs une origine exogène. Au demeurant, le terme « métabo­lisme sexuel » ou « chimisme de la sexualité » est pour nous un moule sans contenu ; nous ne savons rien sur ce sujet et ne pouvons même pas dire qu'il existe deux substances dont l'une serait « mâle », l'autre « femelle », ou si nous devons nous contenter d'admettre une seule toxine sexuelle qui serait alors la cause de toutes les excitations de la libido. L'édifice théorique de la psychanalyse, que nous avons créé, n'est en réalité qu'une superstructure que nous devons asseoir sur sa base organique. Mais cela ne nous est pas encore possible.

Ce qui caractérise la psychanalyse, en tant que science, c'est moins la matière sur laquelle elle travaille, que la technique dont elle se sert. On peut, sans faire violence à sa nature, l'appliquer aussi bien à l'histoire de la civili­sation, à la science des religions et à la mythologie qu'à la théorie des névro­ses. Son seul but et sa seule contribution consistent à découvrir l'inconscient dans la vie psychique. Les problèmes se rattachant aux névroses actuelles, dont les symptômes résultent probablement de lésions toxiques directes, ne se prêtent guère à l'étude, psychanalytique : celle-ci ne pouvant fournir aucun éclaircissement à leur sujet doit s'en remettre pour cette tâche à la recherche médico-biologique. Si je vous avais promis une « Introduction à la théorie des névroses », j'aurais dû commencer par les formes les plus simples des névroses actuelles, pour arriver aux affections psychiques plus compliquées, consécutives aux troubles de la libido : c'eût été incontestablement l'ordre le plus naturel. À propos des premières, j'aurais dû vous présenter tout ce que nous avons appris de divers côtés ou tout ce que nous croyons savoir et, une fois arrivé aux psychonévroses, j'aurais dû vous parler de la psychanalyse comme du moyen technique auxiliaire le plus important de tous ceux dont nous disposons pour éclaircir ces états. Mais mon intention était de vous donner une « Introduction à la psychanalyse », et c'est ce que je vous avais annoncé ; il m'importait beaucoup plus de vous donner une idée de la psychanalyse que de vous faire acquérir certaines connaissances concernant les névroses, et cela me dispensait de mettre au premier plan les névroses actuel­les, sujet parfaitement stérile au point de vue de la psychanalyse. Je crois que le choix que j'ai fait est tout à votre avantage, la psychanalyse méri­tant d'intéresser toute personne cultivée, à cause de ses prémisses profondes et de ses multiples rapports. Quant à la théorie des névroses, elle est un chapitre de la médecine, semblable à beaucoup d'autres.

Et pourtant, vous êtes en droit de vous attendre à ce que nous portions aussi un certain intérêt aux névroses actuelles. Nous sommes d'ailleurs obligés de le faire, ne serait-ce qu'à cause des rapports cliniques étroits qu'elles pré­sentent avec les psychonévroses. Aussi vous dirai-je que nous distinguons trois formes pures de névroses actuelles : la neurasthénie, la névrose d'angois­se et l'hypocondrie. Cette division n'a pas été sans soulever des objections. Les noms sont bien d'un usage courant, mais les choses qu'ils désignent sont indéterminées et incertaines. Il est même des médecins qui s'opposent à toute classification dans le monde chaotique des phénomènes névrotiques, à tout établissement d'unités cliniques, d'individualités morbides, et qui ne recon­naissent même pas la division en névroses actuelles et en psychoné­vroses. À mon avis, ces médecins vont trop loin et ne suivent pas le chemin qui mène au progrès. Parfois ces formes de névrose se présentent pures ; mais on les trouve plus souvent combinées entre elles ou avec une affection psychonévrotique. Mais cette dernière circonstance ne nous autorise pas à renoncer à leur divi­sion. Pensez seulement à la différence que la minéralogie établit entre miné­raux et roches. Les minéraux sont décrits comme des individus, en raison sans doute de cette circonstance qu'ils se présentent souvent comme cristaux, nettement circonscrits et séparés de leur entourage. Les roches se composent d'amas de minéraux dont l'association, loin d'être accidentelle, est sans nul doute déterminée par les conditions de leur formation. En ce qui concerne la théorie des névroses, nous savons encore trop peu de choses relativement au point de départ du développement pour édifier sur ce sujet une théorie analo­gue à celle des roches. Mais nous sommes incontestablement dans le vrai lorsque nous commençons par isoler de la masse les entités cliniques que nous connaissons et qui, elles, peuvent être comparées aux minéraux.

Il existe, entre les symptômes des névroses actuelles et ceux des psychonévroses, une relation intéressante et qui fournit une contribution importante à la connaissance de la formation de symptômes dans ces dernières : le symp­tôme de la névrose actuelle constitue souvent le noyau et la phase préliminaire du symptôme psychonévrotique. On observe plus particulièrement cette relation entre la neurasthénie et la névrose de transfert appelée hystérie de con­version, entre la névrose d'angoisse et l'hystérie d'angoisse, mais aussi entre l'hypocondrie et les formes dont nous parlerons plus loin en les désignant sous le nom de paraphrénie (démence précoce et paranoïa). Prenons comme exemple le mal de tête ou les douleurs lombaires hystériques. L'ana­lyse nous montre que, par la condensation et le déplacement, ces douleurs sont devenues une satisfaction substitutive pour toute une série de fantaisies ou de souvenirs libidineux. Mais il fut un temps où ces douleurs étaient réelles, où elles étaient un symptôme direct d'une intoxication sexuelle, l'ex­pression corporelle d'une excitation libidineuse. Nous ne prétendons pas que tous les symptômes hystériques contiennent un noyau de ce genre ; il n'en reste pas moins que ce cas est particulièrement fréquent et que l'hystérie utilise de préférence, pour la formation de ses symptômes, toutes les influences, nor­males et pathologiques, que l'excitation libidineuse exerce sur le corps. Ils jouent alors le rôle de ces grains de sable qui ont recouvert de couches de na­cre la coquille abritant l'animal. Les signes passagers de l'excitation sexuelle, ceux qui accompagnent l'acte sexuel, sont de même utilisés par la psycho­névrose, comme les matériaux les plus commodes et les plus appro­priés pour la formation de symptômes.

Un autre processus du même genre présente un intérêt particulier au point de vue du diagnostic et du traitement. Chez des personnes qui, bien que pré­disposées à la névrose, ne souffrent d'aucune névrose déclarée, il arrive sou­vent qu'une altération corporelle morbide, par inflammation ou lésion, éveille le travail de formation de symptômes, de telle sorte que le symptôme fourni par la réalité devient immédiatement le représentant de toutes les fantaisies inconscientes qui épiaient la première occasion de se manifester. Dans les cas de ce genre, le médecin instituera tantôt un traitement, tantôt un autre : il cher­chera soit à supprimer la base organique, sans se soucier du bruyant édifice névrotique qu'elle supporte, soit à combattre la névrose qui s'est produite occasionnellement, sans faire attention à la cause organique qui lui avait servi de prétexte. C'est par les effets obtenus qu'on pourra juger de l'efficacité de l'un ou de l'autre de ces procédés, mais il est difficile d'établir des règles générales pour ces cas mixtes.

25. L’angoisse

Ce que je vous ai dit dans le chapitre précédent au sujet de la nervosité commune est de nature à vous apparaître comme un exposé aussi incomplet et insuffisant que possible. Je le sais et je pense que ce qui a dû vous étonner le plus, c'était de ne pas y trouver un mot sur l'angoisse, qui est pourtant un symptôme dont se plaignent la plupart des nerveux, lesquels en parlent comme de leur souffrance la plus terrible ; de l'angoisse qui peut en effet revêtir chez eux une intensité extraordinaire et les pousser aux actes les plus insensés. Loin cependant de vouloir éluder cette question, j'ai, au contraire, l'intention de poser nettement le problème de l'angoisse et de le traiter devant vous en détail.

Je n'ai sans doute pas besoin de vous présenter l'angoisse ; chacun de vous a éprouvé lui-même, ne fût-ce qu'une seule fois dans sa vie, cette sensation ou, plus exactement, cet état affectif. Il me semble cependant qu'on ne s'est jamais demandé assez sérieusement pourquoi ce sont précisément les nerveux qui souffrent de l'angoisse plus souvent et plus intensément que les autres. On trouvait peut-être la chose toute naturelle : n'emploie t-on pas indifféremment, et l'un pour l'autre, les mots « nerveux » et « anxieux », comme s'ils signi­fiaient la même chose ? On a tort de procéder ainsi, car il est des hommes anxieux qui ne sont pas autrement nerveux, et il y a des nerveux qui présen­tent beaucoup de symptômes, sauf la tendance à l'angoisse.

Quoi qu'il en soit, il est certain que le problème de l'angoisse forme un point vers lequel convergent les questions les plus diverses et les plus importantes, une énigme dont la solution devrait projeter des flots de lumière sur toute notre vie psychique. Je ne dis pas que je vous en donnerai la solution complète, mais vous prévoyez sans doute que la psychanalyse s'attaquera à ce problème, comme à tant d'autres, par des moyens différents de ceux dont se sert la médecine traditionnelle. Celle-ci porte son principal intérêt sur le point de savoir quel est le déterminisme anatomique de l'angoisse. Elle déclare qu'il s'agit d'une irritation du bulbe, et le malade apprend qu'il souffre d'une névro­se du vague. Le bulbe, ou moelle allongée, est un objet très sérieux et très beau. Je me rappelle fort bien ce que son étude m'a coûté jadis de temps et de peine. Mais je dois avouer aujourd'hui qu'au point de vue de la compréhension psychologique de l'angoisse rien ne peut m'être plus indifférent que la con­naissance du trajet nerveux suivi par les excitations qui émanent du bulbe.

 Et, tout d'abord, on peut parler longtemps de l'angoisse sans songer à la nervosité en général. Vous me comprendrez sans autre explication si je dési­gne cette angoisse sous le nom d'angoisse réelle, par opposition à l'angoisse névrotique. Or, l'angoisse réelle nous apparaît comme quelque chose de très rationnel et compréhensible. Nous dirons qu'elle est une réaction à la perception d'un danger extérieur, c'est-à-dire d'une lésion attendue, prévue, qu'elle est associée au réflexe de la fuite et qu'on doit par conséquent la considérer comme une manifestation de l'instinct de conservation. Devant quels objets et dans quelle situation l'angoisse se produit-elle ? Cela dépend naturellement en grande partie du degré de notre savoir et de notre sentiment de puissance en face du monde extérieur. Nous trouvons naturelles la peur qu'inspire au sauvage la vue d'un canon et l'angoisse qu'il éprouve lors d'une éclipse du soleil, alors que le blanc qui sait manier le canon et prédire l'éclipse n'éprouve devant l'un et l'autre aucune angoisse. Parfois, c'est le fait de trop savoir qui est cause de l'angoisse, parce qu'on prévoit alors le danger de très bonne heure. C'est ainsi que le sauvage sera pris de peur en apercevant dans la forêt une piste qui laissera indifférent un étranger, parce que cette piste lui révélera le voisinage d'une bête fauve, et c'est ainsi encore que le marin expérimenté regardera avec effroi un petit nuage qui s'est formé dans le ciel, nuage qui ne signifie rien pour le voyageur, tandis qu'il lui annonce à lui l'approche d'un cyclone.

En y réfléchissant de plus près, on est obligé de se dire que le jugement d'après lequel l'angoisse actuelle serait rationnelle et adaptée à un but appelle une révision. La seule attitude rationnelle, en présence d'une menace de danger, consisterait à comparer ses propres forces à la gravité de la menace et à décider ensuite si c'est la fuite ou la défense, ou même, éventuellement, l'attaque qui est le moyen le plus efficace d'échapper au danger. Mais dans cette attitude il n'y a pas place pour l'angoisse ; tout ce qui arrive arriverait tout aussi bien, et probablement même mieux, si l'angoisse ne s'en mêlait pas. Vous voyez aussi que, lorsque l'angoisse devient par trop intense, elle cons­titue un obstacle qui paralyse l'action et même la fuite. Le plus généralement, la réaction à un danger est une combinaison dans laquelle entrent le sentiment d'angoisse et l'action de défense. L'animal effrayé éprouve de l'angoisse et fuit, mais seule la fuite est rationnelle, tandis que l'angoisse ne répond à aucun but.

 On est donc tenté d'affirmer que l'angoisse n'est jamais rationnelle. Mais nous nous ferons peut-être une idée plus exacte de l'angoisse en analysant de plus près la situation qu'elle crée. Nous trouvons tout d'abord que le sujet est préparé au danger, ce qui se manifeste par une exaltation de l'attention sen­sorielle et de la tension motrice. Cet état d'attente et de préparation est incontestablement un état favorable, sans lequel le sujet se trouverait exposé à des conséquences graves. De cet état découlent, d'une part, l'action motrice : fuite d'abord et, à un degré supérieur, défense active ; d'autre part, ce que nous éprouvons comme un état d'angoisse. Plus le développement de l'angoisse est restreint, plus celle-ci n'apparaît que comme un appendice, un signal, et plus le processus qui consiste dans la transformation de l'état de préparation anxieuse en action, s'accomplit rapidement et rationnellement. C'est ainsi que, dans ce que nous appelons angoisse, l'état de préparation m'apparaît comme l'élément utile, tandis que le développement de l'angoisse me semble contraire au but.

Je laisse de côté la question de savoir si le langage courant désigne par les mots angoisse, peur, terreur, la même chose ou des choses différentes. Il me semble que l'angoisse se rapporte à l'état et fait abstraction de l'objet, taudis que dans la peur l'attention se trouve précisément concentrée sur l'objet. Le mot terreur me semble, en revanche, avoir une signification toute spéciale, en désignant notamment l'action d'un danger auquel on n'était pas préparé par un état d'angoisse préalable. On petit dire que l'homme se défend contre la terreur par l'angoisse.

Quoi qu'il en soit, il ne vous échappe pas que le mot angoisse est employé dans des sens multiples, ce qui lui donne un caractère vague et indéterminé. Le plus souvent, on entend par angoisse l'état subjectif provoqué par la perception du « développement de l'angoisse », et on appelle cet état subjectif « état affectif ». Or, qu'est-ce qu'un état affectif au point de vue dynamique ? Quelque chose de très compliqué. Un état affectif comprend d'abord certaines innervations ou décharges, et ensuite certaines sensations. Celles-ci sont de deux sortes : perceptions des actions motrices accomplies et sensations directes de plaisir et de déplaisir qui impriment à l'état affectif ce qu'on appelle le ton fondamental. Je ne crois cependant pas qu'avec cette énumé­ration on ait épuisé tout ce qui peut être dit sur la nature de l'état affectif. Dans certains états affectifs, on croit pouvoir remonter au-delà de ces éléments et reconnaître que le noyau autour duquel se cristallise tout l'ensemble est constitué par la répétition d'un certain événement important et significatif, vécu par le sujet. Cet événement peut n'être qu'une impression très reculée, d'un caractère très général, impression faisant partie de la préhistoire non de l'individu, mais de l'espèce. Pour me faire mieux comprendre, je vous dirai que l'état affectif présente la même structure que la crise d'hystérie, qu'il est, comme celle-ci, constitué par une réminiscence déposée. La crise d'hystérie peut donc être comparée à un état affectif individuel nouvellement formé, et l'état affectif normal peut être considéré comme l'expression d'une hystérie générique, devenue héréditaire.

Ne croyez pas que ce que je vous dis là au sujet des états affectifs forme un patrimoine reconnu de la psychologie normale. Il s'agit, au contraire, de conceptions nées sur le sol de la psychanalyse et qui ne sont chez elles que là. Ce que la psychologie vous dit des états affectifs, la théorie de James-Lange par exemple, est pour nous autres psychanalystes incompréhensible et impos­sible à discuter. Mais ne nous considérons pas non plus comme très certains de ce que nous savons nous-mêmes concernant les états affectifs ; ne voyez dans ce que je vais vous dire sur ce sujet qu'un premier essai de nous orienter dans cet obscur domaine. Je continue donc. En ce qui concerne l'état affectif caractérisé par l'angoisse, nous croyons savoir quelle est l'impression reculée qu'il reproduit en la répétant. Nous nous disons que ce ne peut être que la naissance, c'est-à-dire l'acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensa­tions de peine, toutes les tendances de décharge et toutes les sensations corporelles dont l'ensemble est devenu comme le prototype de l'effet produit par un danger grave et que nous avons depuis éprouvées à de multiples reprises en tant qu'état d'angoisse. C'est l'augmentation énorme de l'irritation consécutive à l'interruption du renouvellement du sang (de la respiration interne) qui fut alors la cause de la sensation d'angoisse : la première angoisse fut donc de nature toxique. Le mot angoisse (du latin angustiae, étroitesse ; Angst en allemand) fait précisément ressortir la gêne, l'étroitesse de la respi­ration qui existait alors comme effet de la situation réelle et qui se reproduit aujourd'hui régulièrement dans l'état affectif. Nous trouverons également significatif le fait que ce premier état d'angoisse est provoqué par la séparation qui s'opère entre la mère et l'enfant. Nous pensons naturellement que la prédisposition à la répétition de ce premier état d'angoisse a été, à travers un nombre incalculable de générations, à ce point incorporée à l'organisme que nul individu ne peut échapper à cet état affectif, fût-il, comme le légendaire Macduff, « arraché des entrailles de sa mère », c'est-à-dire fût-il venu au monde autrement que par la naissance naturelle. Nous ignorons quel a pu être le prototype de l'état d'angoisse chez des animaux autres que les mammifères. C'est pourquoi nous ignorons également l'ensemble des sensations qui, chez ces êtres, correspond à notre angoisse.

Vous serez peut-être curieux d'apprendre comment on a pu arriver à l'idée que c'est l'acte de la naissance qui constitue la source et le prototype de l'état affectif caractérisé par l'angoisse. L'idée est aussi peu spéculative que possi­ble ; j'y suis plutôt arrivé en puisant dans la naïve pensée du peuple. Un jour - il y a longtemps de cela ! - que nous étions réunis, plusieurs jeunes médecins des hôpitaux, au restaurant autour d'une table, l'assistant de la clinique obsté­tricale nous raconta un fait amusant qui s'était produit au cours du dernier examen de sages-femmes. Une candidate, à laquelle on avait demandé ce que signifie la présence de méconium dans les eaux pendant le travail d'accou­chement, répondit sans hésiter : « que l'enfant éprouve de l'angoisse ». Cette réponse a fait rire les examinateurs qui ont refusé la candidate. Quant à moi, j'avais, dans mon for intérieur, pris parti pour celle-ci et commencé à soup­çonner que la pauvre femme du peuple avait eu la juste intuition d'une relation importante.

Pour passer à l'angoisse des nerveux, quelles sont les nouvelles mani­festations et les nouveaux rapports qu'elle présente ? Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Nous trouvons, en premier lieu, un état d'angoisse général, une angoisse pour ainsi dire flottante, prête à s'attacher au contenu de la première représentation susceptible de lui fournir un prétexte, influant sur les juge­ments, choisissant les attentes, épiant toutes les occasions pour se trouver une justification. Nous appelons cet état « angoisse d'attente » ou « attente anxieu­se ». Les personnes tourmentées par cette angoisse prévoient toujours les plus terribles de toutes les éventualités, voient dans chaque événement accidentel le présage d'un malheur, penchent toujours pour le pire, lorsqu'il s'agit d'un fait ou événement incertain. La tendance à cette attente de malheur est un trait de caractère propre à beaucoup de personnes qui, à part cela, ne paraissent nullement malades on leur reproche leur humeur sombre, leur pessimisme mais l'angoisse d'attente existe régulièrement et à un degré bien prononcé dans une affection nerveuse à laquelle j'ai donné le nom de névrose d'angoisse et que je range parmi les névroses actuelles.

Une autre forme de l'angoisse présente, au contraire de celle que je viens de décrire, des attaches plutôt psychiques et est associée à certains objets ou situations. C'est l'angoisse qui caractérise les si nombreuses et souvent si singulières « phobies ». L'éminent psychologue américain Stanley Hall s'est un jour donné la peine de nous présenter toute une série de ces phobies sous de pimpants noms grecs. Cela ressemble à l'énumération des dix plaies d'Égypte, avec cette différence que les phobies sont beaucoup plus nom­breuses. Écoutez tout ce qui peut devenir objet ou contenu d'une phobie : obscurité, air libre, espaces découverts, chats, araignées, chenilles, serpents, souris, orage, pointes aiguës, sang, espaces clos, foules humaines, solitude, traversée de ponts, voyage sur mer ou en chemin de fer, etc., etc. Le premier essai d'orientation dans ce chaos laisse entrevoir la possibilité de distinguer trois groupes. Quelques-uns de ces objets ou situations redoutés ont quelque chose de sinistre, même pour nous autres normaux auxquels ils rappellent un danger ; c'est pourquoi ces phobies ne nous paraissent pas incompréhensibles, bien que nous leur trouvions une intensité exagérée. C'est ainsi que la plupart d'entre nous éprouvent un sentiment de répulsion à la vue d'un serpent. On peut même dire que la phobie des serpents est une phobie répandue dans l'humanité entière, et Ch. Darwin a décrit d'une façon impressionnante l'an­goisse qu'il avait éprouvée à la vue d'un serpent qui se dirigeait sur lui bien qu'il en fût protégé par un épais disque de verre Dans un deuxième groupe nous rangeons les cas où il existe bien un rapport avec un danger, mais un danger que nous avons l'habitude de négliger et de ne pas faire entrer dans nos calculs. Nous savons que le voyage en chemin de fer comporte un risque d'accident de plus que si nous restons chez nous, à savoir le danger d'une collision ; nous savons également qu'un bateau peut couler et que nous pouvons ainsi mourir noyés, et cependant nous voyageons en chemin de fer et en bateau sans angoisse, sans penser à ces dangers. Il est également certain qu'on serait précipité à l'eau si le pont s'écroulait au moment où on le franchit, mais cela arrive si rarement qu'on ne tient aucun compte de ce danger possible. La solitude, à son tour, présente certains dangers et nous l'évitons dans certaines circonstances ; mais il ne s'ensuit pas que nous ne puissions sous aucun prétexte et dans quelque condition que ce soit supporter un moment de solitude. Tout cela s'applique également aux foules, aux espaces clos, à l'orage, etc. Ce qui nous paraît étrange dans ces phobies des névrosés, c'est moins leur contenu que leur intensité. L'angoisse causée par les phobies est tout simplement sans appel ! Et nous avons parfois l'impression que les névrosés n'éprouvent pas leur angoisse devant les mêmes objets et situations qui, dans certaines circonstances, peuvent également provoquer notre angois­se à nous, et auxquels ils donnent les mêmes noms.

Il reste encore un troisième groupe de phobies, mais il s'agit de phobies qui échappent à notre compréhension. Quand nous voyons un homme mûr, robuste, éprouver de l'angoisse, lorsqu'il doit traverser une rue ou une place de sa ville natale dont il connaît tous les recoins, ou une femme en apparence bien portante éprouver une terreur insensée parce qu'un chat a frôlé le rebord de sa jupe ou qu'une souris s'est glissée à travers la pièce, comment pouvons-nous établir un rapport entre l'angoisse de l'un et de l'autre, d'une part, et le danger qui évidemment n'existe que pour le phobique, d'autre part ? Pour ce qui est des phobies ayant pour objets les animaux, il ne peut évidemment pas s'agir d'une exagération d'antipathies humaines générales, car nous avons la preuve du contraire dans le fait que de nombreuses personnes ne peuvent passer à côté d'un chat sans l'appeler et le caresser. La souris si redoutée des femmes a prêté son nom à une expression de tendresse de premier ordre : telle jeune fille, qui est charmée de s'entendre appeler « ma petite souris » par son fiancé, pousse un cri d'horreur lorsqu'elle aperçoit le gracieux petit animal de ce nom. En ce qui concerne les hommes ayant l'angoisse des rues et des places, nous ne trouvons pas d'autre moyen d'expliquer leur état qu'en disant qu'ils se conduisent comme des enfants. L'éducation inculque directement à l'enfant qu'il doit éviter comme dangereuses des situations de ce genre, et notre agoraphobe cesse en effet d'éprouver de l'angoisse lorsqu'il traverse la place accompagné de quelqu'un.

Les deux formes d'angoisse que nous venons de décrire, l'angoisse d'atten­te, libre de toute attache, et l'angoisse associée aux phobies, sont indépen­dantes l'une de l'autre. On ne peut pas dire que l'une représente une phase plus avancée que l'autre, et elles n'existent simultanément que d'une façon excep­tionnelle et comme accidentelle. L'état d'angoisse générale le plus prononcé ne se manifeste pas fatalement par des phobies ; des personnes dont la vie est empoisonnée par de l'agoraphobie peuvent être totalement exempte de l'angoisse d'attente, source de pessimisme. Il est prouvé que certaines phobies, phobie de l'espace, phobie du chemin de fer, etc., ne sont acquises qu'à l'âge mûr, tandis que d'autres, phobie de l'obscurité, phobie de l'orage, phobie des animaux, semblent avoir existé dès les premières années de la vie. Celles-là ont toute la signification de maladies graves ; celles-ci apparaissent comme des singularités, des lubies. Lorsqu'un sujet présente une phobie de ce dernier groupe, on est autorisé à soupçonner qu'il en a encore d'autres dit même genre. Je dois ajouter que nous rangeons toutes ces phobies dans le cadre de l'hystérie d'angoisse, c'est-à-dire que nous les considérons comme une affec­tion très proche de l'hystérie de conversion.

La troisième forme d'angoisse névrotique nous met en présence d'une énigme qui consiste en ce que nous perdons entièrement de vue les rapports existant entre l'angoisse et le danger menaçant. Dans l'hystérie, par exemple, cette angoisse accompagne les autres symptômes hystériques, ou encore elle peut se produire dans n'importe quelles conditions d'excitation ; de sorte que nous attendant à une manifestation affective nous sommes tout étonnés d'observer l'angoisse qui, elle, est la manifestation à laquelle nous nous attendions le moins. Enfin, l'angoisse peut encore se produire sans rapport avec des conditions quelconques, d'une façon aussi incompréhensible pour nous que pour le malade, comme un accès spontané et libre, sans qu'il puisse être question d'un danger ou d'un prétexte dont l'exagération aurait eu pour effet cet accès. Nous constatons, au cours de ces accès spontanés, que l'en­semble auquel nous donnons le nom d'état d'angoisse est susceptible de dissociation. L'ensemble de l'accès peut être remplacé par un symptôme uni­que, d'une grande intensité, tel que tremblement, vertige, palpitations, oppres­sion, le sentiment général d'après lequel nous reconnaissons l'angoisse faisant défaut ou étant à peine marqué. Et cependant ces états que nous décrivons sous le nom d' « équivalents de l'angoisse » doivent être sous tous les rap­ports, cliniques et étiologiques, assimilés à l'angoisse.

Ici surgissent deux questions. Existe-t-il un lien quelconque entre l'angois­se névrotique, dans laquelle le danger ne joue aucun rôle ou ne joue qu'un rôle minime, et l'angoisse réelle qui est toujours et essentiellement une réaction à un danger ? Comment faut-il comprendre cette angoisse névrotique ? C'est que nous voudrions avant tout sauvegarder le principe : chaque fois qu'il y a angoisse, il doit y avoir quelque chose qui provoque cette angoisse.

L'observation clinique nous fournit un certain nombre d'éléments suscep­tibles de nous aider à comprendre l'angoisse névrotique. Je vais en discuter la signification devant vous.

a) Il n'est pas difficile d'établir que l'angoisse d'attente ou l'état d'angoisse général dépend dans une très grande mesure de certains processus de la vie sexuelle ou, plus exactement, de certaines applications de la libido. Le cas le plus simple et le plus instructif de ce genre nous est fourni par les personnes qui s'exposent à l'excitation dite fruste, c'est-à-dire chez lesquelles de violen­tes excitations sexuelles ne trouvent pas une dérivation suffisante, n'abou­tissent pas à une fin satisfaisante. Tel est, par exemple, le cas des hommes pendant la durée des fiançailles, et des femmes dont les maris ne possèdent pas une puissance sexuelle normale ou abrègent ou font avorter par précaution l'acte sexuel. Dans ces circonstances, l'excitation libidineuse disparaît, pour céder la place à l'angoisse, sous la forme soit de l'angoisse d'attente, soit d'un accès ou d'un équivalent d'accès. L'interruption de l'acte sexuel par mesure de précaution, lorsqu'elle devient le régime sexuel normal, constitue chez les hommes, et surtout chez les femmes, une cause tellement fréquente de névrose d'angoisse que la pratique médicale nous ordonne, toutes les fois que nous nous trouvons en présence de cas de ce genre, de penser avant tout à cette étiologie. En procédant ainsi, on aura plus d'une fois l'occasion de constater que la névrose d'angoisse disparaît dès que le sujet renonce à la restriction sexuelle.

Autant que je sache, le rapport entre la restriction sexuelle et les états d'angoisse est reconnu même par des médecins étrangers à la psychanalyse. Mais je suppose qu'on essaiera d'intervertir le rapport, en admettant notam­ment qu'il s'agit de personnes qui pratiquent la restriction sexuelle parce qu'elles étaient d'avance prédisposées à l'angoisse. Cette manière de voir est démentie catégoriquement par l'attitude de la femme dont l'activité sexuelle est essentiellement de nature passive, c'est-à-dire subissant la direction de l'homme. Plus une femme a de tempérament, plus elle est portée aux rapports sexuels, plus elle est capable d'en retirer une satisfaction, et plus elle réagira à l'impuissance de l'homme et au coïtus interruptus par des phénomènes d'an­goisse, alors que ces phénomènes seront à peine apparents chez une femme atteinte d'anesthésie sexuelle ou peu libidineuse.

L'abstinence sexuelle, si chaudement préconisée de nos jours par des médecins, ne favorise naturellement la production d'états d'angoisse que dans les cas où la libido, qui ne trouve pas de dérivation satisfaisante, présente un certain degré d'intensité et n'a pas été pour la plus grande partie supprimée par la sublimation. La production de l'état morbide dépend toujours de facteurs quantitatifs. Mais alors même qu'on envisage non plus la maladie, mais le simple caractère de la personne, on reconnaît facilement que la restriction sexuelle est le fait de personnes ayant un caractère indécis, enclines au doute et à l'angoisse, alors que le caractère intrépide, courageux est le plus souvent incompatible avec la restriction sexuelle. Quelles que soient les modifications et les complications que les nombreuses influences de la vie civilisée puissent imprimer à ces rapports entre le caractère et la vie sexuelle, il existe entre l'un et l'autre une relation des plus étroites.

Je suis loin de vous avoir fait part de toutes les observations qui confir­ment cette relation génétique entre la libido et l'angoisse. Il y aurait encore à parler, à ce propos, du rôle que jouent, dans la production de maladies carac­térisées par l'angoisse, certaines phases de la vie qui, telles que la puberté et la ménopause, favorisent incontestablement l'exaltation de la libido. Dans cer­tains cas d'excitation, on peut encore observer directement une combinai­son d'angoisse et de libido et la substitution finale de celle-là à celle-ci. De ces faits se dégage une conclusion double : on a notamment l'impression qu'il s'agit d'une accumulation de libido dont le cours normal est entravé et que les processus auxquels on assiste sont tous et uniquement de nature somatique. On ne voit pas tout d'abord comment l'angoisse naît de la libido ; on constate seulement que la libido est absente et que sa place est prise par l'angoisse.

b) Une autre indication nous est fournie par l'analyse des psychonévroses, et plus spécialement de l'hystérie. Nous savons déjà que dans cette affection l'angoisse apparaît souvent à titre d'accompagnement des symptômes, mais on y observe aussi une angoisse indépendante des symptômes et se manifestant soit par crises, soit comme état permanent. Les malades ne savent pas dire pourquoi ils éprouvent de l'angoisse, et ils rattachent leur état, à la suite d'une élaboration secondaire facile à reconnaître, aux phobies les plus courantes : phobie de la mort, de la folle, d'une attaque d'apoplexie. Lorsqu'on analyse la situation qui a engendré soit l'angoisse, soit les symptômes accompagnés d'angoisse, il est généralement possible de découvrir le courant Psychique normal qui n'a pas abouti et a été remplacé par le phénomène d'angoisse. Ou, pour nous exprimer autrement, nous reprenons le processus inconscient comme s'il n'avait pas subi de refoulement et comme s'il avait poursuivi son développement sans obstacles, jusqu'à parvenir à la conscience. Ce processus aurait été accompagné d'un certain état affectif, et nous sommes tout surpris de constater que cet état affectif qui accompagne l'évolution normale du processus se trouve dans tous les cas refoulé et remplacé par de l'angoisse, quelle que soit sa qualité propre. Aussi bien, lorsque nous nous trouvons en présence d'un état d'angoisse hystérique, nous sommes en droit de supposer que son complément inconscient est constitué soit par un sentiment de même nature - angoisse, honte, confusion -, soit par une excitation positivement libidineuse, soit enfin par un sentiment hostile et agressif, tel que la fureur ou la colère. L'angoisse constitue donc la monnaie courante contre laquelle sont échangées ou peuvent être échangées toutes les excitations affectives, lorsque leur contenu a été éliminé de la représentation et a subi un refoulement.

c) Une troisième expérience nous est offerte par les malades aux actes obsédants, malades qui semblent d'une façon assez remarquable épargnés par l'angoisse. Lorsque nous essayons d'empêcher ces malades d'exécuter leurs actes obsédants, ablutions, cérémonial, etc., ou lorsqu'ils osent eux-mêmes renoncer à l'une quelconque de leurs obsessions, ils éprouvent une angoisse terrible qui les oblige à céder à l'obsession Nous comprenons alors que l'angoisse n'était que dissimulée derrière l'acte obsédant et que celui-ci n'était accompli que comme un moyen de se soustraire à l'angoisse. C'est ainsi que dans la névrose obsessionnelle l'angoisse n'apparaît pas au dehors, parce qu'elle est remplacée par les symptômes ; et si nous nous tournons vers l'hys­térie, nous y retrouvons la même situation comme résultat du refoulement : soit une angoisse pure, soit une angoisse accompagnant les symptômes, soit enfin un ensemble de symptômes plus complet, sans angoisse. Il semble donc permis de dire d'une manière abstraite que les symptômes ne se forment que pour empêcher le développement de l'angoisse qui, sans cela, surviendrait inévitablement. Cette conception place l'angoisse au centre même de l'intérêt que nous portons aux problèmes se rattachant aux névroses.

Nos observations relatives à la névrose d'angoisse nous ont fourni cette conclusion que la déviation de la libido de son application normale, déviation qui engendre l'angoisse, constitue l'aboutissement de processus purement somatiques. L'analyse de l'hystérie et des névroses obsessionnelles nous a permis de compléter cette conclusion, car elle nous a montré que déviation et angoisse peuvent également résulter du refus d'intervention de facteurs psy­chiques. C'est tout ce que nous savons sur le mode de production de l'angoisse névrotique ; si cela semble encore assez vague, je ne vois pas pour le moment de chemin susceptible de nous conduire plus loin.

D'une solution encore plus difficile semble l'autre problème que nous nous étions proposé de résoudre, celui d'établir les liens existant entre l'angoisse névrotique, qui résulte d'une application anormale de la libido, et l'angoisse réelle qui correspond à une réaction à un danger. On pourrait croire qu'il s'agit là de choses tout à fait disparates, et pourtant nous n'avons aucun moyen permettant de distinguer dans notre sensation l'une de ces angoisses de l'autre.

Mais le lien cherché apparaît aussitôt si nous prenons en considération l'opposition que nous avons tant de fois affirmée entre le moi et la, libido. Ainsi que nous le savons, l'angoisse survient par réaction du moi à un danger et constitue le signal qui annonce et précède la fuite ; et rien ne nous empêche d'admettre par analogie que dans l'angoisse névrotique le moi cherche égale­ment à échapper par la fuite aux exigences de la libido, qu'il se comporte à l'égard de ce danger intérieur tout comme s'il s'agissait d'un danger extérieur. Cette manière de voir autoriserait la conclusion que, toutes les fois qu'il y a de l'angoisse, il y a aussi quelque chose qui est cause de l'angoisse. Mais l'analogie peut être poussée encore plus loin. De même que la tentative de fuir devant un danger extérieur aboutit à l'arrêt et à la prise de mesures de défense nécessaires, de même le développement de l'angoisse est interrompu par la formation des symptômes auxquels elle finit par céder la place.

La difficulté de comprendre ces rapports réciproques entre l'angoisse et les symptômes se trouve maintenant ailleurs. L'angoisse qui signifie une fuite du moi devant la libido est cependant engendrée par celle-ci. Ce fait, qui ne saute pas aux yeux, est cependant réel ; aussi lie devons-nous pas oublier que la libido d'une personne fait partie de celle-ci et ne peut pas s'opposer à elle comme quelque chose d'extérieur. Ce qui reste encore obscur pour nous, c'est la dynamique topique du développement de l'angoisse, c'est la question de savoir quelles sont les énergies psychiques qui sont dépensées dans ces occasions et de quels systèmes psychiques ces énergies proviennent. Je ne puis vous promettre de réponses à ces questions, mais nous ne négligerons pas de suivre deux autres traces et, ce faisant, de demander de nouveau à l'obser­vation directe et à la recherche analytique une confirmation de nos déductions spéculatives. Nous allons donc nous occuper de la production de l'angoisse chez l'enfant et de la provenance de l'angoisse névrotique, associée aux phobies.

L'état d'angoisse chez l'enfant est chose très fréquente, et il est souvent très difficile de dire s'il s'agit d'angoisse névrotique ou réelle. La valeur de la distinction que nous pourrions établir le cas échéant se trouverait infirmée par l'attitude même de l'enfant. D'un côté, en effet, nous ne trouvons nullement étonnant que l'enfant éprouve de l'angoisse en présence de nouvelles person­nes, de nouvelles situations et de nouveaux objets, et nous expliquons sans peine cette réaction par sa faiblesse et son ignorance. Nous attribuons donc à l'enfant un fort penchant pour l'angoisse réelle et trouverions tout à fait naturel que l'on vienne nous dire que l'enfant a apporté cet état d'angoisse en venant au monde, à titre de prédisposition héréditaire. L'enfant ne ferait ainsi que reproduire l'attitude de l'homme primitif et du sauvage de nos jours qui, en raison de leur ignorance et du manque de moyens de défense, éprouvent de l'angoisse devant tout ce qui est nouveau, devant des choses qui nous sont aujourd'hui familières et ne nous inspirent plus la moindre angoisse. Et il serait tout à fait conforme à notre attente, que les phobies de l'enfant soient également, en partie du moins, les mêmes que celles que nous attribuons à ces phases primitives du développement humain.

Il ne doit pas nous échapper, d'autre part, que tous les enfants ne sont pas sujets à l'angoisse dans la même mesure, et que ceux d'entre eux qui mani­festent une angoisse particulière en présence de toutes sortes d'objets et de situations sont précisément de futurs névrosés. La disposition névrotique se traduit donc aussi par un penchant accentué à l'angoisse réelle, l'état d'angois­se apparaît comme l'état primaire, et l'on arrive à la conclusion que l'enfant, et plus tard l'adulte, éprouvent de l'angoisse devant la hauteur de leur libido, et cela précisément parce qu'ils éprouvent de l'angoisse à propos de tout. Cette manière de voir équivaut à nier que l'angoisse naisse de la libido et, en exami­nant toutes les conditions de l'angoisse réelle, on arriverait logiquement à la conception d'après laquelle c'est la conscience de sa propre faiblesse et de son impuissance, de sa moindre valeur, selon la terminologie de A. Adler, qui serait la cause première de la névrose, lorsque cette conscience, loin de finir avec l'enfance, persiste jusque dans l'âge mûr.

Ce raisonnement semble tellement simple et séduisant qu'il mérite de retenir notre attention. Il n'aurait toutefois pour conséquence que de déplacer l'énigme de la nervosité. La persistance du sentiment de moindre valeur et, par conséquent, de la condition de l'angoisse et des symptômes apparaît dans cette conception comme une chose tellement certaine que c'est plutôt l'état que nous appelons santé qui, lorsqu'il se trouve réalisé par hasard, aurait besoin d'explication. Mais que nous révèle l'observation attentive de l'état anxieux des enfants ? Le petit enfant éprouve tout d'abord de l'angoisse en présence de personnes étrangères, les situations ne jouent sous ce rapport un rôle que par les personnes qu'elles impliquent et, quant aux objets, ils ne viennent, en tant que générateurs d'angoisse, qu'en dernier lieu. Mais l'enfant n'éprouve de l'angoisse devant des personnes étrangères qu'à cause des mauvaises inten­tions qu'il leur attribue et parce qu'il compare sa faiblesse avec leur force, dans laquelle il voit un danger pour son existence, sa sécurité, son euphorie. Eh bien, cet enfant méfiant, vivant dans la peur d'une menace d'agression répandue dans tout l'univers, constitue une construction théorique peu heureu­se. Il est plus exact de dire que l'enfant s'effraie à la vue d'un nouveau visage parce qu'il est habitué à la vue de cette personne familière et aimée qu'est la mère. Il éprouve une déception et une tristesse qui se transforment en angois­se ; il s'agit donc d'une libido devenue inutilisable et qui, ne pouvant pas alors être maintenue en suspension, trouve sa dérivation dans l'angoisse. Et ce n'est certainement pas par hasard que dans cette situation caractéristique de l'an­goisse infantile se trouve reproduite la condition qui est celle du premier état d'angoisse accompagnant l'acte de la naissance, à savoir la séparation de la mère.

Les premières phobies de situation qu'on observe chez l'enfant sont celles qui se rapportent à l'obscurité et à la solitude ; la première persiste souvent toute la vie durant et les deux ont en commun l'absence de la personne aimée, dispensatrice de soins, c'est-à-dire de la mère. Un enfant, anxieux de se trou­ver dans l'obscurité, s'adresse à sa tante qui se trouve dans une pièce voisine . « Tante, parle-moi ; j'ai peur. - À quoi cela te servirait-il, puisque tu ne me vois pas ? » À quoi l'enfant répond : « Il fait plus clair lorsque quelqu'un parle. » La tristesse qu'on éprouve dans l'obscurité se transforme ainsi en angoisse devant l'obscurité. Il n'est donc pas seulement inexact de dire que l'angoisse névrotique est un phénomène secondaire et un cas spécial de l'angoisse réelle : nous voyons, en outre, chez le jeune enfant, se comporter comme angoisse quelque chose qui a en commun avec l'angoisse névrotique un trait essentiel : la provenance d'une libido inemployée. Quant à la véritable angoisse réelle, l'enfant semble ne la posséder qu'à un degré peu prononcé. Dans toutes les situations qui peuvent devenir plus tard des conditions de phobies, qu'il se trouve sur des hauteurs, sur des passages étroits au-dessus de l'eau, en chemin de fer ou en bateau, l'enfant ne manifeste aucune angoisse, et il en manifeste d'autant moins qu'il est plus ignorant. Il eût été désirable qu'il ait reçu en héritage un plus grand nombre d'instincts tendant à la préservation de la vie ; la tâche des surveillants chargés de l'empêcher de s'exposer à des dangers successifs en serait grandement facilitée. Mais, en réalité, l'enfant commence par s'exagérer ses forces et se comporte sans éprouver d'angoisse, parce qu'il ignore le danger. Il court au bord de l'eau, il monte sur l'appui d'une fenêtre, il joue avec des objets tranchants et avec du feu, bref il fait tout ce qui peut être nuisible et causer des soucis à son entourage. Ce n'est qu'à force d'éducation qu'on finit par faire naître en lui l'angoisse réelle, car on ne peut vraiment pas lui permettre de s'instruire par l'expérience personnelle.

S'il y a des enfants qui ont subi l'influence de cette éducation par l'angoisse dans une mesure telle qu'ils finissent par trouver d'eux-mêmes des dangers dont on ne leur a pas parlé et contre lesquels on ne les a pas mis en garde, cela tient à ce que leur constitution comporte un besoin libidineux plus prononcé, ou qu'ils ont de bonne heure contracté de mauvaises habitudes en ce qui concerne la satisfaction libidineuse. Rien d'étonnant si beaucoup de ces enfants deviennent plus tard des nerveux, car, ainsi que nous le savons, ce qui facilite le plus la naissance d'une névrose, c'est l'incapacité de supporter pen­dant un temps plus ou moins long un refoulement un peu considérable de la libido. Remarquez bien que nous tenons compte ici du facteur constitutionnel, dont nous n'avons d'ailleurs jamais contesté l'importance. Nous nous élevons seulement contre la conception qui néglige tous les autres facteurs au profit du seul facteur constitutionnel et accorde à celui-ci la première place, même dans les cas où, d'après les données de l'observation et de l'analyse, il n'a rien à voir ou ne joue qu'un rôle plus que secondaire.

Permettez-moi donc de résumer ainsi les résultats que nous ont fournis les observations sur l'état d'angoisse chez les enfants : l'angoisse infantile, qui n'a presque rien de commun avec l'angoisse réelle, s'approche, au contraire, beau­coup de l'angoisse névrotique des adultes ; elle, naît, comme celle-ci, d'une libido inemployée et, n'ayant pas d'objet sur lequel elle puisse concentrer son amour, elle le remplace par un objet extérieur ou par une situation.

Et maintenant, vous ne serez sans doute pas fâchés de m'entendre dire que l'analyse n'a plus beaucoup de nouveau à nous apprendre concernant les pho­bies. Dans celles-ci, en effet, les choses se passent exactement comme dans l'angoisse infantile : une libido inemployée subit sans cesse une transforma­tion en une apparente angoisse réelle et, de ce fait, le moindre danger exté­rieur devient une substitution pour les exigences de la libido. Cette concor­dance entre les phobies et l'angoisse infantile n'a rien qui doive nous surprendre, car les phobies infantiles sont non seulement le prototype des phobies plus tardives que nous faisons rentrer dans le cadre de l'« hystérie d'angoisse », mais encore la condition directe préalable et le prélude de celles-ci. Toute phobie hystérique remonte à une angoisse infantile et la continue, alors même qu'elle a un autre contenu et doit recevoir une autre dénomination. Les deux affections ne diffèrent entre elles qu'au point de vue du mécanisme. Chez l'adulte il ne suffit pas, pour que l'angoisse se transforme en libido, que celle-ci, en tant que désir ardent, reste momentanément inemployée. C'est que l'adulte a appris depuis longtemps à tenir sa libido en suspension ou à l'em­ployer autrement. Mais lorsque la libido fait partie d'un mouvement psychique ayant subi le refoulement, on retrouve la même situation que chez l'enfant qui ne sait pas encore faire une distinction entre le conscient et l'inconscient, et cette régression vers la phobie infantile fournit à la libido un moyen commode de se transformer en angoisse. Nous avons, vous vous en souvenez, beaucoup parlé du refoulement, mais en ayant toujours en vue le sort de la représenta­tion qui devait subir le refoulement, et cela naturellement parce qu'il se laisse plus facilement constater et exposer. Quant au sort de l'état affectif associé à la représentation refoulée, nous l'avions toujours laissé de côté, et c'est seule­ment maintenant que nous apprenons que le premier sort de cet état affectif consiste à subir la transformation en angoisse, quelle qu'aurait pu être sa qualité dans des conditions normales. Cette transformation de l'état affectif constitue la partie de beaucoup la plus importante du processus de refoule­ment. Il n'est pas très facile d'en parler, attendu que nous ne pouvons pas affirmer l'existence d'états affectifs inconscients de la même manière don, nous affirmons l'existence de représentations inconscientes. Qu'elle soit consciente ou inconsciente, une représentation reste toujours la même, à une seule différence près, et nous pouvons très bien dire ce qui correspond à une représentation inconsciente. Mais un état affectif est un processus de décharge et doit être jugé tout autrement qu'une représentation ; sans avoir analysé et élucidé à fond nos prémisses relatives aux processus psychiques, nous som­mes dans l'impossibilité de dire ce qui dans l'inconscient correspond à l'état affectif. Aussi bien est-ce un travail que nous ne pouvons pas entreprendre ici. Mais nous voulons rester sous l'impression que nous avons acquise, à savoir que le développement de l'angoisse se rattache étroitement au système de l'inconscient.

J'ai dit que la transformation en angoisse ou, plus exactement, la décharge sous la forme d'angoisse, constitue le premier sort réservé à la libido qui subit le refoulement. Je dois ajouter que ce n'est ni son seul sort, ni son sort définitif. Au cours des névroses se déroulent des processus qui tendent à entraver ce développement de l'angoisse et qui y réussissent de différentes manières. Dans les phobies, par exemple, on distingue nettement deux phases du processus névrotique. La première est celle du refoulement de la libido et de sa transformation en angoisse, laquelle est rattachée à un danger extérieur. Pendant la deuxième phase sont établies toutes les précautions et assurances destinées à empêcher le contact avec ce danger, qui est traité comme un fait extérieur. Le refoulement correspond à une tentative de fuite du moi devant la libido, éprouvée comme un danger. La phobie peut être considérée comme un retranchement contre le danger extérieur qui remplace maintenant la libido redoutée. La faiblesse du système de défense employé dans les phobies réside naturellement dans ce fait que la forteresse, inattaquable du dehors, ne l'est pas du dedans. La projection à l'extérieur du danger représenté par la libido ne peut jamais réussir d'une façon parfaite. C'est pourquoi il existe dans les autres névroses d'autres systèmes de défense contre le développement possi­ble de l'angoisse. Il s'agit là d'un chapitre très intéressant de la psychologie des névroses ; nous ne pouvons malheureusement pas l'aborder ici, car cela nous conduirait trop loin, d'autant plus que pour le comprendre il faut possé­der des connaissances spéciales très approfondies. Je n'ai que quelques mots à ajouter à ce que je viens de dire. Je vous ai déjà parlé du « contre-armement » auquel le moi a recours lors d'un refoulement et qu'il est obligé d'entretenir d'une manière permanente afin de faire durer le refoulement. Cet armement sert à réaliser les différents moyens de défense contre le développement de l'angoisse qui suit le refoulement.

Mais revenons aux phobies. Je crois vous avoir montré combien il est insuffisant de ne chercher à expliquer que leur contenu, de s'intéresser unique­ment à la question de savoir pourquoi tel ou tel autre objet, telle ou telle situation, devient l'objet de la phobie. Le contenu d'une phobie est à celle-ci ce que la façade visible d'un rêve manifeste est au rêve proprement dit. On peut accorder, en faisant les restrictions nécessaires, que parmi les contenus des phobies il en est quelques-uns qui, ainsi que l'a montré Stanley Hall, sont propres à devenir objets d'angoisse en vertu d'une transmission phylogénique. Et cette hypothèse trouve sa confirmation dans le fait que beaucoup de ces objets d'angoisse ne présentent avec le danger que des rapports purement symboliques.

Nous avons ainsi pu nous rendre compte de la place vraiment centrale que le problème de l'angoisse occupe dans la psychologie des névroses. Nous connaissons aussi les liens étroits qui rattachent le développement de l'angois­se aux vicissitudes de la libido et au système de l'inconscient. Notre concep­tion présente cependant encore une lacune qui vient de ce que nous savons à quoi rattacher ce fait, pourtant difficilement contestable, que l'angoisse réelle doit être considérée comme une manifestation des instincts de conservation du moi.

26. La théorie de la libido et le « narcissisme »

À plusieurs reprises, et tout récemment encore, nous avons eu à distinguer entre les tendances du moi et les tendances sexuelles. Le refoulement nous avait tout d'abord montré qu'une opposition peut s'élever entre les unes et les autres, opposition à la suite de laquelle les tendances sexuelles subissent une défaite formelle et sont obligées de se procurer satisfaction par des détours régressifs : indomptables au fond, elles trouvent dans leur indomptabilité même une compensation à leur défaite. Nous avons vu ensuite que les deux groupes de tendances se comportent différemment vis-à-vis de cette grande éducatrice qu'est la nécessité, de sorte qu'ils suivent des voies de développe­ment différentes et affectent avec le principe de réalité des rapports différents. Nous avons enfin cru constater que les tendances sexuelles se rattachent plus étroitement que les tendances du mai à l'état affectif du moi, résultat qui sur un seul point important apparaît encore comme incomplet. Aussi citerons-nous à l'appui de ce résultat le fiait digne d'être noté que la non-satisfaction de la faim et de la soif, ces deux instincts de conservation les plus élémentaires, n'est jamais suivie de la transformation de ces instincts en angoisse, alors que nous savons que la transformation en angoisse de la libido insatisfaite est un des phénomènes les plus connus et les plus fréquemment observés.

Notre droit de faire une distinction entre les tendances du moi et les tendances sexuelles est donc incontestable. Nous tirons ce droit de l'existence même de l'instinct sexuel comme activité particulière de l'individu. On peut seulement demander quelle importance et quelle profondeur nous attribuons à cette distinction. Mais nous ne pourrons répondre à cette question que lorsque nous aurons établi les différences de comportement qui existent entre les tendances sexuelles, dans leurs manifestations corporelles et psychiques, et les autres tendances que nous leur opposons, et lorsque nous nous serons rendu compte de l'importance des conséquences qui découlent de ces différences. Nous n'avons naturellement aucune raison d'affirmer une différence de nature, d'ailleurs peu concevable, entre ces deux groupes de tendances. L'un et l'autre désignent des sources d'énergie de l'individu, et la question de savoir si ces deux groupes n'en forment au fond qu'un ou s'il existe entre eux une diffé­rence de nature et, s'ils n'en forment au fond qu'un, à quel moment ils se sont séparés l'un de l'autre, - cette question, disons-nous, peut et doit être discutée non d'après des notions abstraites, mais sur la base des faits fournis par la biologie. Sur ce point nos connaissances sont encore insuffisantes, et seraient-elles plus suffisantes nous n'aurions pas à nous occuper de cette question qui n'intéresse pas nos recherches analytiques.

Nous ne gagnons évidemment rien à insister, avec Jung, sur l'unité pri­mordiale de tous les instincts et à donner le nom de « libido » à l'énergie se manifestant dans chacun d'eux. Comme il est impossible, à quelque artifice qu'on ait recours, d'éliminer de la vie psychique la fonction sexuelle, nous nous verrions obligés de parler d'une libido sexuelle et d'une libido asexuelle. C'est avec raison que le nom de libido reste exclusivement réservé aux tendances de la vie sexuelle, et c'est uniquement dans ce sens que nous l'avons toujours employé.

Je pense donc que la question de savoir jusqu'à quel point il convient de pousser la séparation entre tendances sexuelles et tendances découlant de l'instinct de conservation est sans grande importance pour la psychanalyse. Celle-ci n'a d'ailleurs aucune compétence pour résoudre cette question. Toutefois la biologie nous fournit certains indices permettant de supposer que cette séparation a une signification profonde. La sexualité est en effet la seule fonction de l'organisme vivant qui dépasse l'individu et assure son ratta­chement à l'espèce. Il est facile de se rendre compte que l'exercice de cette fonction, loin d'être toujours aussi utile à l'individu que l'exercice de ses autres fonctions, lui crée, au prix d'un plaisir excessivement intense, des dangers qui menacent sa vie et la suppriment même assez souvent. Il est en outre probable que c'est à la faveur de processus métaboliques particuliers, distincts de tous les autres, qu'une partie de la vie individuelle peut être transmise à la postérité à titre de disposition. Enfin, l'être individuel, qui se considère lui-même comme l'essentiel et ne voit dans sa sexualité qu'un moyen de satisfaction parmi tant d'autres, ne forme, au point de vue biologique, qu'un épisode dans une série de générations, qu'une excroissance caduque d'un protoplasme virtu­ellement immortel, qu'une sorte de possesseur temporaire d'un fidéicommis destiné à lui survivre.

L'explication psychanalytique des névroses n'a cependant que faire de considérations d'une aussi vaste portée. L'examen séparé des tendances sexuelles et des tendances du moi nous a fourni le moyen de comprendre les névroses de transfert, que nous avons pu ramener au conflit entre les ten­dances sexuelles, et les tendances découlant de l'instinct de conservation ou, pour nous exprimer en termes biologiques, bien que plus imprécis, au conflit entre le moi, en tant qu'être individuel et indépendant, et le moi considéré comme membre d'une série de générations. Il y a tout lieu de croire que ce dédoublement n'existe que chez l'homme ; aussi est-il de tous les animaux celui qui possède le privilège d'offrir un terrain favorable aux névroses. Le développement excessif de sa libido, la richesse et la variété de sa vie psy­chique qui en sont la conséquence, semblent avoir créé les conditions du conflit dont nous parlons. Et il est évident que ces conditions sont également celles des grands progrès réalisés par l'homme, progrès qui lui ont permis de laisser loin derrière lui ce qu'il avait de commun avec les autres animaux, de sorte que sa prédisposition à la névrose ne constitue que le revers de ses dons purement humains. Mais laissons là ces spéculations qui ne peuvent que nous éloigner de notre tâche immédiate.

Nous avons conduit jusqu'à présent notre travail en postulant la possibilité de distinguer les tendances du moi des tendances sexuelles d'après les mani­festations des unes et des autres. Pour ce qui est des névroses de transfert, nous avons pu faire cette distinction sans difficulté. Nous avons appelé « libido » les dépenses d'énergie que le moi affecte aux objets de ses ten­dances sexuelles, et « intérêt », toutes les autres dépenses d'énergie ayant leur source dans les instincts de conservation ; en suivant toutes ces fixations de la libido, leurs transformations et leur sort final, nous avons pu acquérir une première notion du mécanisme qui préside aux forces psychiques. Les névro­ses de transfert nous avaient fourni sous ce rapport la matière la plus favo­rable. Mais le moi lui-même, les différentes organisations dont il se compose, leur structure et leur mode de fonctionnement, tout cela nous restait encore caché et nous pouvions seulement supposer que l'analyse d'autres troubles névrotiques nous apporterait quelques lumières sur ces questions.

Nous avons commencé de bonne heure à étendre les conceptions psychanalytiques à ces autres affections. C'est ainsi que, dès 1908, K. Abraham, à la suite d'un échange d'idées entre lui et moi, avait émis la proposition que le principal caractère de la démence précoce (rangée parmi les névroses) consis­te en ce que la fixation de la libido aux objets fait défaut dans cette affection. (Les différences psycho-sexuelles existant entre l'hystérie et la démence précoce.) Mais que devient la libido des déments, du moment qu'elle se détourne des objets ? À cette question, Abraham n'hésita pas à répondre que la libido se retourne vers le moi et que c'est ce retour réfléchi, ce rebondisse­ment de la libido vers le moi qui constitue la source de la manie des gran­deurs de la démence précoce. La manie des grandeurs peut d'ailleurs être comparée à l'exagération de la valeur sexuelle de l'objet qu'on observe dans la vie amoureuse. C'est ainsi que pour la première fois un trait d'une affection psychotique nous est révélé par sa confrontation avec la vie amoureuse normale.

Je vous le dis sans plus tarder : les premières conceptions d'Abraham se sont maintenues dans la psychanalyse et sont devenues la base de notre attitude à l'égard des psychoses. On s'est ainsi pou à peu familiarisé avec l'idée que la libido que nous trouvons fixée aux objets, la libido qui est l'expression d'une tendance à obtenir une satisfaction par le moyen de ces objets, peut aussi se détourner de ceux-ci et les remplacer par le moi. On s'est alors attaché à donner à cette représentation une forme de plus en plus achevée, en établissant des liens logiques entre ses éléments constitutifs. Le mot narcissisme que nous employons pour désigner ce déplacement de la libido, est emprunté à une perversion décrite par P. Näcke et dans laquelle l'individu adulte a pour son propre corps la tendresse dont on entoure généralement un objet sexuel extérieur.

On s'était dit alors que du moment que la libido est ainsi capable de se fixer au propre corps et à la propre personne du sujet au lieu de s'attacher à un objet, il ne peut certainement pas s'agir là d'un événement exceptionnel et insignifiant ; qu'il est plutôt probable que le narcissisme constitue l'état général et primitif d'où l'amour des objets n'est sorti qu'ultérieurement, sans amener par son apparition la disparition du narcissisme. Et d'après ce qu'on savait du développement de la libido objective, on s'est rappelé que beaucoup de tendances sexuelles reçoivent au début une satisfaction que nous appelons auto-érotique, c'est-à-dire une satisfaction ayant pour source le corps même du sujet, et que c'est l'aptitude à l'auto-érotisme qui explique le, retard que met la sexualité à s'adapter au principe de réalité inculqué par l'éducation. C'est ainsi que l'autoérotisme fut l'activité sexuelle de la phase narcissique de la fixation de la libido.

En résumé, nous nous sommes fait des rapports entre la libido du moi et la libido objective une représentation que je puis vous rendre concrète à l'aide d'une comparaison empruntée à la zoologie. Vous connaissez ces êtres vivants élémentaires composés d'une boule de substance protoplasmique à peine différenciée. Ces êtres émettent des prolongements, appelés pseudopodes, dans lesquels ils font écouler leur substance vitale. Mais ils peuvent égale­ment retirer ces prolongements et se rouler de nouveau en boule. Or, nous assimilons l'émission des prolongements à l'émanation de la libido vers les objets, sa principale masse pouvant rester dans le moi, et nous admettons que dans des circonstances normales la libido du moi se transforme facilement en libido objective, celle-ci pouvant d'ailleurs retourner au moi.

À l'aide de ces représentations, nous sommes à même d'expliquer ou, pour nous exprimer d'une manière plus modeste, de décrire dans le langage de la théorie de la libido un grand nombre d'états psychiques qui doivent être considérés comme faisant partie de la vie normale : attitude psychique dans l'amour, au cours de maladies organiques, dans le sommeil. En ce qui con­cerne l'état de sommeil, nous avons admis qu'il repose sur un isolement par rapport au inonde extérieur et sur la subordination au désir qu'implique le sommeil. Et nous disions que toutes les activités psychiques nocturnes qui se manifestent dans le rêve se trouvent au service de ce désir et sont déterminées et dominées par des mobiles égoïstes. Nous plaçant cette fois au point de vue de la théorie de la libido, nous déduisons que le sommeil est un état dans lequel toutes les énergies, libidineuses aussi bien qu'égoïstes, attachées aux objets, se retirent de ceux-ci et rentrent dans le moi. Ne voyez-vous pas que cette manière de voir éclaire d'un jour nouveau le fait du délassement procuré par le sommeil et la nature de la fatigue ? Le tableau du bienheureux isolement au cours de la vie intra-utérine, tableau que le dormeur évoque devant nos yeux chaque nuit, se trouve ainsi complété au point de vue psychique. Chez le dormeur se trouve reproduit l'état de répartition primitif de la libido : il présente notamment le narcissisme absolu, état dans lequel la libido et l'intérêt du moi vivent unis et inséparables dans le moi se suffisant à lui-même.

Ici il y a lieu de faire deux remarques. En premier lieu, comment distinguerait-on théoriquement le narcissisme de l'égoïsme ? À mon avis, celui-là est le complément libidineux de celui-ci. En parlant d'égoïsme, on ne pense qu'à ce qui est utile pour l'individu ; mais en parlant de narcissisme, on tient compte de sa satisfaction libidineuse. Au point de vue pratique, cette distinction entre le narcissisme et l'égoïsme peut être poussée assez loin. On peut être absolument égoïste sans cesser pour cela d'attacher de grandes quan­tités d'énergie libidineuse à certains objets, dans la mesure où la satisfaction libidineuse procurée par ces objets correspond aux besoins du moi. L'égoïsme veillera alors à ce que la poursuite de ces objets ne nuise pas au moi. On peut être égoïste et présenter en même temps un degré très prononcé de narcissis­me, c'est-à-dire pouvoir se passer facilement d'objets sexuels, soit au point de vue de la satisfaction sexuelle directe, soit en ce qui concerne ces tendances dérivées du besoin sexuel que nous avons l'habitude d'opposer, en tant qu' « amour », à la « sensualité » pure. Dans toutes ces conjonctures, l'égoïs­me apparaît comme l'élément placé au-dessus de toute contestation, comme l'élément constant, le narcissisme étant, au contraire, l'élément variable. Le contraire de l'égoïsme, l'altruisme, loin de coïncider avec la subordination des objets à la libido, s'en distingue par l'absence de la poursuite de satisfactions sexuelles. C'est seulement dans l'état amoureux absolu que l'altruisme coïn­cide avec la concentration de la libido sur l'objet. L'objet sexuel attire généralement vers lui une partie du narcissisme, d'où il résulte ce qu'on peut appeler l' « exagération de la valeur sexuelle de l'objet ». Qu'à cela s'ajoute encore la transfusion altruiste de l'égoïsme à l'objet sexuel, celui-ci devient tout puissant : on peut dire alors qu'il a absorbé le moi.

Ce sera, j'espère, un délassement pour vous d'entendre, après l'exposé sec et aride des découvertes de la science, une description poétique de l'opposition économique qui existe entre le narcissisme et l'état amoureux. Je l'emprunte au Westöstlicher Divan, de Goethe :

SULEÏKA

Volk und Knecht und Ueberwinder,

Sie gestehn zu jeder Zeit :

 Höchstes Glück der Erdenkinder

Sei nur die Persönlichkeit.

Jedes Leben sei zu führen,

Wenn man sich nicht selbst vermisst ;

 Alles könne man verlieren,

Wenn man bliebe, was man ist.

HATEM

Kann wohl sein ! So wird gemeinet,

 Doch ich bin auf andrer Spur ;

Alles Erdenglück vereinet

Find' ich in Suleika mir.

Wie sie sichan mich verschwendet,

 Bin ich mir ein wertes Ich ;

Hätte sie sieh weggewendet,

Augenblicks verlör ich mich.

Nun, mit Hatem. wär's zu Ende ;

Doch schon hab' ich umgelost ;

Ieh verkörpre mich behende

ln den Holden, den sie kost 31.

Ma deuxième remarque vient compléter la théorie du rêve. Nous ne pouvons pas nous expliquer la production du rêve si nous n'admettons pas, à titre additionnel, que l'inconscient refoulé est devenu dans une certaine mesure indépendant du moi, de sorte qu'il ne se plie pas au désir contenu dans le sommeil et maintient ses attaches, alors même que toutes les autres énergies qui dépendent du moi sont accaparées au profit du sommeil, dans la mesure où elles sont attachées à des objets. Alors seulement on parvient à comprendre comment cet inconscient peut profiter de la suppression ou de la diminution nocturne de la censure et s'emparer des restes diurnes pour former, avec les matériaux qu'ils fournissent, un désir de rêve défendu. D'autre part, il se peut que les restes diurnes tirent, en partie du moins, leur pouvoir de résistance à la libido accaparée par le sommeil, du fait qu'ils se trouvent déjà d'avance en rapports avec l'inconscient refoulé. Il y a là un important caractère dynamique que nous devons introduire après coup dans notre conception relative à la formation de rêves.

Une affection organique, une irritation douloureuse, une inflammation d'un organe créent un état qui a nettement pour conséquence un détachement de la libido de ses objets. La libido retirée des objets rentre dans  le moi pour s'attacher avec force à la partie du corps malade. On peut même oser l'affir­mation que, dans ces conditions, le détachement de la libido de ses objets est encore plus frappant que le détachement dont l'intérêt égoïste fait preuve par rapport au monde extérieur. Ceci semble nous ouvrir la voie à l'intelligence de l'hypocondrie, dans laquelle un organe préoccupe de même le moi, sans que nous le percevions comme malade. Mais je résiste à la tentation de m'engager plus avant dans cette voie ou d'analyser d'autres situations que l'hypothèse de la rentrée de la libido objective dans le moi nous rendrait intelligibles ou concrètes : c'est que j'ai hâte de répondre à deux objections qui, je le sais, se présentent à votre esprit. Vous voulez savoir, en premier lieu, pourquoi en parlant de sommeil, de maladie et d'autres situations analogues, je fais une distinction entre libido et intérêt, entre tendances sexuelles et tendances du moi, alors que les observations peuvent généralement être interprétées en admettant l'existence d'une seule et unique énergie qui, libre dans ses dépla­cements, s'attache tantôt à l'objet, tantôt au moi, se met au service tantôt d'une tendance, tantôt d'une autre. Et, en deuxième lieu, vous êtes sans doute étonnés de me voir traiter comme source d'un état pathologique le détachement de la libido de l'objet, alors que ces transformations de la libido objec­tive en libido du moi, plus généralement en énergie du moi, font partie des processus normaux de la dynamique psychique qui se reproduisent tous les jours et toutes les nuits.

Ma réponse sera la suivante. Votre première objection sonne bien. L'examen de l'état de sommeil, de maladie, de l'état amoureux ne nous aurait probablement jamais conduits, comme tel, à la distinction entre une libido du moi et une libido objective, entre la libido et l'intérêt. Mais vous oubliez les recherches qui nous avaient servi de point de départ et à la lumière desquelles nous envisageons maintenant les situations psychiques dont il s'agit. C'est en assistant au conflit d'où naissent les névroses de transfert que nous avons appris à distinguer entre la libido et l'intérêt, par conséquent entre les instincts sexuels et les instincts de conservation. À cette distinction il ne nous est plus possible de renoncer. La possibilité de transformation de la libido des objets en libido du moi, donc la nécessité de compter avec une libido du moi, nous est apparue comme la seule explication vraisemblable de l'énigme des névro­ses dites narcissiques, comme, par exemple, la démence précoce, ainsi que des ressemblances et des différences qui existent entre celle-ci d'un côté, l'hystérie et l'obsession de l'autre. Nous appliquons maintenant à la maladie, au sommeil et à l'état amoureux ce dont nous avons trouvé ailleurs une confirmation irréfutable. Nous devons poursuivre ces applications, afin de voir jusqu'où elles nous mèneront. La seule proposition qui ne découle pas directement de notre expérience analytique, est que la libido reste la libido, qu'elle s'applique à des objets ou au propre moi du sujet, et qu'elle ne se transforme jamais en intérêt égoïste ; on peut en dire autant de ce dernier. Mais cette proposition équivaut à la distinction, déjà soumise par nous à une appréciation critique, entre les tendances sexuelles et les tendances du moi, distinction que, pour des raisons heuristiques, nous sommes décidés à maintenir, jusqu'à sa réfutation possible.

Votre deuxième objection est également justifiée, mais elle est engagée dans une fausse direction. Sans doute, le retour vers le moi de la libido déta­chée des objets n'est-il pas directement pathogène ; ne voyons-nous pas ce phénomène se produire chaque fois avant le sommeil, et suivre une marche inverse après le réveil ? L'animalcule protoplasmique rentre ses prolonge­ments, pour les émettre de nouveau à la première occasion. Mais c'est tout autre chose lorsqu'un processus déterminé, très énergique, force la libido à se détacher des objets. La libido devenue narcissique ne peut plus alors retrouver le chemin qui conduit aux objets, et c'est cette diminution de la mobilité de la libido qui devient pathogène. On dirait qu'au-delà d'une certaine mesure l'accumulation de la libido ne peut être supportée. Il est permis de supposer que si la libido vient s'attacher à des objets, c'est parce que le moi y voit un moyen d'éviter les effets morbides que produirait une libido accumulée chez lui à l'excès. S'il entrait dans nos intentions de nous occuper plus en détail de la démence précoce, je vous montrerais que le processus à la suite duquel la libido, une fois détachée des objets, trouve la route barrée lorsqu'elle veut y retourner, - que ce processus, dis-je, se rapproche de celui du refoulement et doit être considéré comme son pendant. Mais vous auriez surtout la sensation que vos pieds foulent un sol familier, si je vous disais que les conditions de ce processus sont presque identiques, d'après ce que nous en savons actuellement, à celles du refoulement. Le conflit semble être le même et se dérouler entre les mêmes forces. Si l'issue en est différente de celle que nous observons dans l'hystérie, par exemple, cela ne peut tenir qu'à une différence de disposi­tion. Chez les malades dont nous nous occupons ici, la partie faible du développement de la libido qui, si vous vous en souvenez, rend possible la formation de symptômes, se trouve ailleurs, correspond probablement à la phase du narcissisme primitif auquel la démence précoce retourne dans sa phase finale. Il est tout à fait remarquable que nous soyons obligés d'admettre, pour la libido de toutes les névroses narcissiques, des points de fixation correspondant à des phases de développement beaucoup plus précoces que dans l'hystérie ou la névrose obsessionnelle. Mais vous savez déjà que les notions que nous avons acquises à la suite de l'étude des névroses de transfert permettent également de s'orienter dans les névroses narcissiques, beaucoup plus difficiles au point de vue pratique. Les traits communs sont très nom­breux, et il s'agit au fond d'une seule et même phénoménologie. Aussi vous rendrez-vous facilement compte des difficultés, sinon des impossibilités, auxquelles doivent se heurter ceux qui entreprennent l'explication de ces affections ressortissant à la psychiatrie, sans apporter dans ce travail une connaissance analytique des névroses de transfert.

Le tableau symptomatique, d'ailleurs très variable, de la démence précoce ne se compose pas uniquement des symptômes découlant du détachement de la libido des objets et de son accumulation dans le moi, en qualité de libido narcissique. Une grande place revient plutôt à d'autres phénomènes se rattachant aux efforts de la libido pour retourner aux objets, donc corres­pondant à une tentative de restitution ou de guérison. Ces derniers symptômes sont même les plus frappants, les plus bruyants. Ils présentent une ressem­blance incontestable avec ceux de l'hystérie, plus rarement avec ceux de la névrose obsessionnelle, et cependant diffèrent des uns et des autres sur tous les points. Il semble que dans ses efforts pour retourner aux objets, c'est-à-dire aux représentations des objets, la libido réussisse vraiment, dans la démence précoce, à s'y accrocher, mais ce qu'elle saisit des objets ne sont que leurs ombres, je veux dire les représentations verbales qui leur correspondent. Je ne puis en dire davantage ici, mais j'estime que ce comportement de la libido, dans ses aspirations de retour vers l'objet, nous a permis de nous rendre compte de la véritable différence qui existe entre une représentation con­sciente et une représentation inconsciente.

Je vous ai ainsi introduits dans le domaine où le travail analytique est appelé à réaliser ses prochains progrès. Depuis que nous nous sommes famili­arisés avec le maniement de la notion de « libido du moi », les névroses narcissiques nous sont devenus accessibles ; la tâche qui en découle pour nous consiste à trouver une explication dynamique de ces affections et, en même temps, à compléter notre connaissance de la vie psychique par un approfon­dissement de ce que nous savons du moi. La psychologie du moi, que nous cherchons à édifier, doit être fondée, non sur les données de notre intros­pection, mais, comme dans la libido, sur l'analyse des troubles et dissociations du moi. Il est possible que, lorsque nous aurons achevé ce travail, la valeur des connaissances que nous a fournies l'étude des névroses de transfert et relatives au sort de la libido se trouvera diminuée à nos yeux. Mais ce travail est encore très peu avancé. Les névroses narcissiques se prêtent à peine à la technique dont nous nous étions servis dans les névroses de transfert, et je vais vous en dire la raison dans un instant. Chaque fois que nous faisons un pas en avant dans l'étude de celles-là, nous voyons se dresser devant nous comme un mur qui nous commande un temps d'arrêt. Dans les névroses de transfert, vous vous en souvenez, nous nous étions également heurtés à des bornes de résistance, mais là nous avons pu abattre les obstacles morceau par morceau. Dans les névroses narcissiques, la résistance est insurmontable ; nous pouvons tout au plus jeter un coup d’œil de curiosité par-dessus le mur, pour épier ce qui se passe de l'autre côté. Nos méthodes techniques usuelles doivent donc être remplacées par d'autres, et nous ignorons encore si nous réussirons à opérer cette substitution. Certes, même en ce qui concerne ces malades, les matériaux ne nous font pas défaut. Ils manifestent leur état de nombreuses manières, bien que ce ne soit pas toujours sous la forme de réponses à nos questions, et nous en sommes momentanément réduits à interpréter leurs manifestations, en nous aidant des notions que nous avons acquises grâce à l'étude des symptômes des névroses de transfert. L'analogie est assez grande pour nous garantir au début un résultat positif, sans que nous puissions dire toutefois si cette technique est susceptible de nous conduire très loin.

D'autres difficultés surgissent encore, qui s'opposent à notre avance. Les affections narcissiques et les psychoses qui s'y rattachent ne livreront leur secret qu'aux observateurs formés à l'école de l'étude ana-lytique dés névroses de transfert. Or, nos psychiatres ignorent la psychanalyse et nous autres psychanalystes ne voyons que peu de cas psychiatriques. Nous avons besoin d'une génération de psychiatres ayant passé par l'école de la psychanalyse, à titre de science préparatoire. Nous voyons actuellement se produire des efforts dans ce sens en Amérique, où d'éminents psychiatres initient leurs élèves aux théories psychanalytiques et où directeurs d'asiles d'aliénés, privés et publics, s'efforcent d'observer leurs malades à la lumière de ces théories. Nous avons toutefois réussi, nous aussi, à jeter un coup d’œil par-dessus le mur narcis­sique et dans ce qui suit je vais vous raconter le peu que nous avons pu apercevoir.

La forme morbide de la paranoïa, de l'aliénation systématique chronique occupe, dans les essais de classification de la psychiatrie moderne, une place incertaine. Et pourtant, sa parenté avec la démence précoce constitue un fait incontestable. Je me suis permis une fois de réunir la paranoïa et la démence précoce sous la désignation commune de paraphrénie. D'après leur contenu, les formes de la paranoïa sont décrites comme manie des grandeurs, manie des persécutions, érotomanie, manie de la jalousie, etc. Nous ne nous attendrons pas à des essais d'explication de la part de la psychiatrie. Je men­tionnerai sous ce rapport, à titre d'exemple (il est vrai qu'il s'agit d'un exemple qui remonte à une époque déjà lointaine et qui a perdu beaucoup de sa valeur), l'essai de déduire un symptôme d'un autre, en attribuant au malade un raison­nement intellectuel : le malade qui, en vertu d'une disposition primaire, se croit persécuté, tirerait de cette persécution la conclusion qu'il est un person­nage important, ce qui donnerait naissance à sa manie des grandeurs. Pour notre conception analytique, la manie des grandeurs est la conséquence immé­diate de l'agrandissement du moi par toute la quantité d'énergie libidineuse retirée des objets ; elle est un narcissisme secondaire, survenu comme à la suite du réveil du narcissisme primitif, qui est celui de la première enfance. Mais une observation que j'ai faite dans les cas de manie de persécution m'avait engagé à suivre une certaine trace. J'avais remarqué tout d'abord que dans la grande majorité des cas le persécuteur appartenait au même sexe que le persécuté. Ce fait pouvait bien s'expliquer d'une manière quelconque, mais dans quelques cas bien étudiés on a pu constater que c'était la personne du même sexe la plus aimée avant la maladie qui s'était transformée en persé­cutrice pendant celle-ci. La situation pouvait se développer par le remplacement, d'après certaines affinités connues, de la personne aimée par une autre, par exemple du père par le précepteur, par le supérieur. De ces expériences, dont le nombre allait en augmentant, j'avais tiré la conclusion que la paranoia persecutoria est une forme morbide dans laquelle l'individu se défend contre une tendance homosexuelle devenue trop forte. La transformation de la tendresse en haine, transformation qui, on le sait, peut devenir une grave menace pour la vie de l'objet à la fois aimé et haï, correspond dans ces cas à la transformation des tendances libidineuses en angoisse, cette dernière transformation étant une conséquence régulière du processus de refoulement. Écoutez encore, par exemple, la dernière de mes observations se rapportant à ce sujet. Un jeune médecin a été obligé de quitter sa ville natale, pour avoir adressé des menaces de mort au fils d'un professeur de l'Université de cette ville qui jusqu'alors avait été son meilleur ami. Il attribuait à cet ancien ami des intentions vraiment diaboliques et une puissance démoniaque. Il l'accusait de tous les malheurs qui, au cours des dernières années, avaient frappé sa famille, de toutes les infortunes familiales et sociales. Mais non content de cela, le méchant ami et son père le professeur se seraient encore rendus res­ponsables de la guerre et auraient appelé les Russes dans le pays. Notre malade aurait mille fois risqué sa vie, et il est persuadé que la mort du malfai­teur mettrait fin à tous les malheurs. Et pourtant, son ancienne tendresse pour ce malfaiteur est encore tellement forte que sa main se trouva comme paralysée le jour où il eu l'occasion d'abattre son ennemi d'un coup de revolver. Au cours des brefs entretiens que j'ai eus avec le malade, j'ai appris que les relations amicales entre les deux hommes dataient de leurs premières années de collège. Une fois au moins ces relations avaient dépassé les bornes de l'amitié : une nuit passée ensemble avait abouti à un rapport sexuel complet. Notre malade n'a jamais éprouvé à l'égard des femmes un sentiment en rap­port avec son âge et avec le charme de sa personnalité. Il avait été fiancé à une jeune fille jolie et distinguée, mais celle-ci, avant constaté que son fiancé n'éprouvait pour elle aucune tendresse, rompit les fiançailles. Plusieurs années plus tard, sa maladie s'était déclarée au moment même où il avait réussi pour la première fois à satisfaire complètement une femme. Celle-ci l'ayant embrassé avec reconnaissance et abandon, il éprouva subitement une douleur bizarre, on aurait dit un coup de couteau lui sectionnant le crâne. Il expliqua plus tard cette sensation en disant qu'il ne pouvait la comparer qu'à la sensation qu'on éprouverait si on vous faisait sauter la boîte crânienne, pour mettre à nu le cerveau, ainsi qu'on le fait clans les autopsies ou les vastes trépanations ; et comme son ami s'était spécialisé dans l'anatomie patho­logique, il découvrit peu à peu que celui-là avait bien pu lui envoyer cette femme pour le tenter. À partir de ce moment-là, ses yeux s'étaient ouverts, et il comprit que toutes les autres persécutions auxquelles il était en butte étaient le fait de son ancien ami.

Mais comment les choses se passent-elles dans les cas où le persécuteur n'appartient pas au même sexe que le persécuté et qui semblent aller à l'encontre de notre explication par la défense contre une libido homosexuelle ? J'ai eu récemment l'occasion d'examiner un cas de ce genre et de tirer de la contradiction apparente une confirmation de ma manière de voir. La jeune fille, qui se croyait persécutée par l'homme auquel elle avait accordé deux tendres rendez-vous, avait en réalité commencé par diriger sa manie contre une femme qu'on peut considérer connue s'étant substituée dans ses idées à sa mère. C'est seulement après le second rendez-vous qu'elle réussit à détacher sa manie de la femme pour la reporter sur l'homme. La condition du sexe égal se trouvait donc primitivement réalisée dans ce cas, comme dans le premier dont je vous ai parlé. Dans la plainte qu'elle avait formulée devant son avocat et son médecin, la malade n'avait pas mentionné cette phase préliminaire de sa folie, ce qui avait pu fournir une apparence de démenti à notre conception de la paranoïa.

Primitivement, l'homosexualité dans le choix de l'objet présente avec le narcissisme plus de points de contact que l'hétérosexualité. Aussi, lorsqu'il s'agit d'écarter une tendance homosexuelle trop violente, le retour au narcis­sisme se trouve particulièrement facilité. Je n'ai pas en l'occasion jusqu'à présent de vous entretenir longuement des fondements de la vie amoureuse, tels que je les conçois, et il m'est impossible de combler ici cette lacune. Tout ce que je puis vous dire, c'est que le choix de l'objet, le progrès dans le développement de la libido après la phase narcissique, peuvent s'effectuer selon deux types différents : selon le type narcissique, le moi du sujet étant remplacé par un autre moi qui lui ressemble autant que possible, et selon le type extensif, des personnes qui sont devenues indispensables, parce qu'elles procurent ou assurent la satisfaction d'autres besoins vitaux, étant également choisies comme objets de la libido. Une forte affinité de la libido pour le choix de l'objet selon le type narcissique doit être considérée, selon nous, comme faisant partie de la prédisposition à l'homosexualité manifeste.

Je vous ai parlé, dans une de mes précédentes leçons, d'un cas de manie de la jalousie chez une femme. À présent que mon exposé touche à la fin, vous seriez sans doute curieux de savoir comment j'explique une manie au point de vue psychanalytique. Je regrette d'avoir à vous dire sur ce sujet moins que ce que vous attendez. L'inaccessibilité de la manie à l'action d'arguments logi­ques et d'expériences réelles s'explique, aussi bien que l'inaccessibilité de l'obsession aux mêmes influences, par ses rapports avec l'inconscient qui est représenté et réprimé par la manie ou par l'idée obsessionnelle. Les deux affections ne diffèrent entre elles qu'au point de vue topique et dynamique.

Comme dans la paranoïa, nous avons trouvé dans la mélancolie, dont on a d'ailleurs décrit des formes cliniques très diverses, une fissure qui nous permet d'en apercevoir la structure interne. Nous avons constaté que les reproches impitoyables, dont les mélancoliques s'accablent eux-mêmes, s'appliquent en réalité à une autre personne, à l'objet sexuel qu'ils ont perdu ou qui, par sa propre faute, est tombé dans leur estime. Nous avons pu en conclure que si le mélancolique a retiré de l'objet sa libido, cet objet se trouve reporté dans le moi, comme projeté sur lui, à la suite d'un processus auquel on peut donner le nom d'identification narcissique. Je ne puis vous donner ici qu'une image figurée, et non une description topico-dynamique en règle. Le moi est alors traité comme l'objet abandonné, et il supporte toutes les agressions et manifestations de vengeance qu'il attribue à l'objet. La tendance au suicide qu'on observe chez le mélancolique s'explique, elle aussi, plus facilement à la lumière de cette conception, le malade s'acharnant à supprimer du même coup et lui-même et l'objet à la fois aimé et haï. Dans la mélancolie, comme dans les autres affections narcissiques, se manifeste d'une manière très prononcée un trait de la vie affective auquel nous donnons généralement, depuis Bleuler, le nom d'ambivalence. C'est l'existence, chez une même personne, de senti­ments opposés, amicaux et hostiles, à l'égard d'une autre personne. Je n'ai malheureusement pas eu l'occasion, au cours de ces entretiens, de vous parler plus longuement de cette ambivalence des sentiments.

À côté de l'identification narcissique, il existe une identification hystérique que nous connaissons depuis bien plus longtemps. Je voudrais déjà être à même de vous montrer les différences qui existent entre l'une et l'autre à l'aide de quelques exemples bien choisis. En ce qui concerne les formes périodiques et cycliques de la mélancolie, je puis vous dire une chose qui vous intéressera sûrement. Il est notamment possible, dans des conditions favorables (et j'en ai fait l'expérience à deux reprises), d'empêcher, grâce au traitement analytique appliqué dans les intervalles libres de toute crise, le retour de l'état mélan­colique, soit de la même tonalité affective, soit d'une tonalité opposée. On constate alors qu'il s'agit, dans la mélancolie et dans la manie, de la solution d'un conflit d'un genre particulier, conflit dont les éléments sont exactement les mêmes que ceux des autres névroses. Vous vous rendez facilement compte de la foule de données que la psychanalyse est encore appelée à recueillir dans ce domaine.

Je vous ai dit également que nous pouvions, grâce à la psychanalyse, acquérir des connaissances relatives à la composition du moi, aux éléments qui entrent dans sa structure. Nous avons même déjà commencé à entrevoir cette composition, ces éléments. De l'analyse de la manie d'observation nous avons cru pouvoir conclure qu'il existe réellement dans le moi une instance qui observe, critique et compare inlassablement et s'oppose ainsi à l'autre partie du moi. C'est pourquoi j'estime que le malade nous révèle une vérité dont on ne tient généralement pas compte comme elle le mérite, lorsqu'il se plaint que chacun de ses pas est épié et observé, chacune de ses pensées dévoilée et critiquée. Sa seule erreur consiste à situer au-dehors, comme lui étant extérieure, cette force si incommodante. Il sent en lui le pouvoir d'une instance qui mesure son moi actuel et chacune de ses manifestations d'après un moi idéal qu'il s'est créé lui-même au cours de son développement. Je pense même que cette création a été effectuée dans l'intention de rétablir ce contentement de soi-même qui était inhérent au narcissisme primaire infantile et qui a depuis éprouvé tant de troubles et de mortifications. Cette instance qui surveille, nous la connaissons : c'est le censeur du moi, c'est la conscience ; c'est la même qui exerce la nuit la censure de rêves, c'est d'elle que partent les refoulements de désirs inadmissibles. En se désagrégeant sous l'influence de la manie d'observation, elle nous révèle ses origines : influences exercées par les parents, les éducateurs, l'ambiance sociale ; identification avec quelques-unes des personnes dont on a subi le plus l'influence.

Tels seraient quelques-uns des résultats obtenus grâce à l'application de la psychanalyse aux affections narcissiques. Je reconnais qu'ils ne sont pas nombreux et qu'ils manquent souvent de cette netteté qui ne s'obtient que lorsqu'on est bien familiarisé avec un nouveau domaine. Nous sommes rede­vables de ces résultats à l'utilisation de la notion du libido du moi ou libido narcissique, qui nous a permis d'étendre aux névroses narcissiques les don­nées que nous avait fournies l'étude des névroses de transfert. Et maintenant, vous vous demandez sans doute s'il ne serait pas possible d'arriver à un résultat qui consisterait à subordonner à la théorie de la libido tous les troubles des affections narcissiques et des psychoses si ce n'est pas en fin de compte le facteur libidineux de la vie psychique qui serait responsable de la maladie, sans que nous puissions invoquer une altération dans le fonction­nement des instincts de conservation. Or, la réponse à cette question ne me paraît pas urgente et, surtout, elle n'est pas assez mûre pour qu'on se hasarde à la for­muler. Laissons se poursuivre le progrès du travail scientifique et attendons patiemment. Je ne serais pas étonné d'apprendre un jour que le pouvoir patho­gène constitue effectivement un privilège des tendances libidineuses et que la théorie de la libido triomphe sur toute la ligne, depuis les névroses actuelles les plus simples jusqu'à l'aliénation psychotique la plus grave de l'individu. Ne savons-nous pas que ce qui caractérise la libido, c'est son refus de se sou­mettre à la réalité cosmique, à l'ananké ? Mais il me paraît tout à fait vraisem­blable que les tendances du moi, entraînées par les impulsions pathogènes de la libido, éprouvent elles aussi des troubles fonctionnels. Et si j'apprends un jour que dans les psychoses graves les tendances du moi elles-mêmes peuvent présenter des troubles primaires, je ne verrais nullement dans ce fait un écart de la direction générale de nos recherches. Mais c'est là une question d'avenir, pour vous du moins. Permettez-moi seulement de revenir un moment à l'an­goisse, pour dissiper une dernière obscurité que nous avons laissée la concernant. Nous avons dit qu'étant donnés les rapports bien connus qui existent entre l'angoisse et la libido, il ne nous paraissait pas admissible, et la chose est pourtant incontestable, que l'angoisse réelle en présence d'un danger soit la manifestation des instincts de conservation. Ne se pourrait-il pas que l'état affectif caractérisé par l'angoisse puisât ses éléments, non dans les instincts égoïstes du moi, mais dans la libido du moi ? C'est que l'état d'angois­se est au fond irrationnel, et son irrationalité devient surtout frappante lorsqu'il atteint un degré un peu élevé. Il trouble alors l'action, celle de la fuite ou celle de la défense, qui est seule rationnelle et susceptible d'assurer la conservation. C'est ainsi qu'en attribuant la partie affective de l'angoisse réelle à la libido du moi, et l'action qui se manifeste à cette occasion à l'instinct de conservation du moi, nous écartons toutes les difficultés théoriques. Vous ne croyez pas sérieusement, je l'espère, qu'on fuit parce qu'on éprouve de l'angoisse ? Non, on éprouve de l'angoisse et on fuit pour le même motif, qui est fourni par la perception du danger. Des hommes ayant couru de grands dangers racontent qu'ils n'ont pas éprouvé la moindre angoisse, mais ont tout simplement agi, en dirigeant, par exemple, leurs armes contre la bête féroce. Voilà certainement une réaction on ne peut plus rationnelle.

27. Le transfert

Comme nous approchons de la fin de nos entretiens, vous sentez, j'en suis certain, s'éveiller en vous une attente qui ne doit pas devenir pour vous une source de déceptions. Vous vous dites que si je vous ai guidés à travers les grands et petits détails de la matière psychanalytique, ce n'était certainement pas pour prendre congé de vous sans vous dire, un mot de la thérapeutique sur laquelle repose cependant la possibilité de pratiquer la psychanalyse. Il est en effet impossible que j'élude ce sujet, car ce serait vous laisser dans l'ignorance d'un nouveau fait sans lequel votre compréhension des maladies que nous avons examinées resterait tout à fait incomplète.

Vous n'attendez pas de moi, je le sais, une initiation à la technique, à la manière de pratiquer l'analyse dans un but thérapeutique. Vous voulez seule­ment savoir d'une façon générale quel est le mode d'action de la psychothé­rapie analytique et quels sont à peu près ses effets. Vous avez un droit incontestable de le savoir, et pourtant je ne vous en dirai rien, préférant vous laisser trouver ce mode d'action et ces effets par vos propres moyens.

Songez donc ! Vous connaissez maintenant toutes les conditions essen­tielles de la maladie, tous les facteurs dont l'action intervient chez la personne malade. Il semblerait qu'il ne reste plus place pour une action thérapeutique. Voici d'abord la prédisposition héréditaire : nous n'en parlons pas souvent, car d'autres y insistent d'une façon très énergique, et nous n'avons rien de nouveau à ajouter à ce qu'ils disent. Ne croyez cependant pas que j'en méconnaisse l'importance ; c'est précisément en tant que thérapeutes que nous sommes à même de nous rendre compte de sa force. Nous ne pouvons d'ailleurs rien y changer ; pour nous aussi elle reste comme quelque chose de donné, comme une force qui oppose des limites à nos efforts. Vient ensuite l'influence des événements de la première enfance auxquels nous avons l'habitude d'accorder la première place dans l'analyse ; ils appartiennent au passé et nous ne som­mes pas à même de nous comporter comme s'ils n'avaient pas existé. Nous avons enfin tout ce que nous avons réuni sous la dénomination générique de « renoncement réel », tous ces malheurs de la vie qui imposent le renonce­ment à l'amour, qui engendrent la misère, les discordes familiales, les maria­ges mal assortis, sans parler des conditions sociales défavorables et de la rigueur des exigences morales dont nous subissons la pression. Sans doute, ce sont là autant de voies ouvertes à l'intervention thérapeutique efficace, mais dans le genre de celle que, d'après la légende viennoise, aurait exercée l'empe­reur Joseph : intervention bienfaisante d'un puissant, dont la volonté fait plier tous les hommes et fait disparaître toutes les difficultés. Mais qui sommes-nous pour introduire une pareille bienfaisance dans notre arsenal thérapeu­tique ? Nous-mêmes pauvres et socialement impuissants, obligés de tirer notre subsistance de l'exercice de notre profession, nous ne pouvons même pas donner gratuitement nos soins aux malades peu fortunés, alors que d'autres médecins employant d'autres méthodes de traitement sont à même de leur accorder cette faveur. C'est que notre thérapeutique est une thérapeutique de longue haleine, une thérapeutique dont les effets sont excessivement lents à se produire. Il se peut qu'en passant en revue tous les facteurs que j'ai énumérés, votre attention soit plus particulièrement attirée par l'un d'eux et que vous le jugiez susceptible de servir de point d'application à notre influence thérapeu­tique. Si la limitation morale imposée par la société est responsable de la privation dont souffre le malade, le traitement, penserez-vous, pourra l'encou­rager ou l'inciter directement à s'élever au-dessus de cette limitation, à se procurer satisfaction et santé moyennant le refus de se conformer à un idéal auquel la société accorde une grande valeur, mais dont on s'inspire si rarement. Cela reviendrait à dire qu'on peut guérir en vivant jusqu'au bout sa vie sexuelle. Et si le traitement analytique impliquait un encouragement de ce genre, il mériterait certainement le reproche d'aller à l'encontre de la morale générale, car il retirerait alors à la collectivité ce qu'il accorderait à l'individu.

Mais que vous voilà mal renseignés ! Le conseil de vivre jusqu'au bout sa vie sexuelle n'a rien à voir avec la thérapeutique psychanalytique, ne serait-ce que pour la raison qu'il existe chez le malade, ainsi que je vous l'ai annoncé moi-même, un conflit opiniâtre entre la tendance libidineuse et le refoulement sexuel, entre son côté sensuel et son côté ascétique. Ce n'est pas résoudre ce conflit que d'aider l'un des adversaires à vaincre l'autre. Nous voyous que chez le nerveux c'est l'ascèse qui l'emporte, avec cette conséquence que la tendance sexuelle se dédommage à l'aide de symptômes. Si, au contraire, nous procu­rions la victoire au côté sensuel de l'individu, c'est son côté ascétique qui, ainsi refoulé, chercherait à se dédommager à l'aide de symptômes. Aucune des deux solutions n'est capable de mettre un terme au conflit intérieur ; il y aura toujours un côté qui ne sera pas satisfait. Rares sont les cas où le conflit soit tellement faible que l'intervention du médecin suffise à apporter une décision, et à vrai dire ces cas ne réclament pas un traitement analytique. Les personnes sur lesquelles un médecin pourrait exercer une influence de ce genre, obtien­draient facilement le même résultat sans l'intervention du médecin. Vous savez fort bien que lorsqu'un jeune homme abstinent se décide à avoir des rapports sexuels illégitimes et lorsqu'une femme insatisfaite cherche à se dédommager auprès d'un autre homme, ils n'ont généralement pas attendu, pour le faire, l'autorisation du médecin ou même du psychanalyste.

On ne prête pas attention dans cette affaire à un point essentiel, à savoir que le conflit pathogène des névrosés n'est pas comparable à une lutte nor­male que des tendances psychiques se livrent sur le même terrain psycholo­gique. Chez les névrosés, il y a lutte entre des forces dont quelques-unes ont atteint la phase du préconscient et du conscient, tandis que d'autres n'ont pas dépassé la limite de l'inconscient. C'est pourquoi le conflit ne peut aboutir à une solution. Les adversaires ne se trouvent pas plus face à face que l'ours blanc et la baleine dans l'exemple que vous connaissez tous. Une vraie solu­tion ne peut intervenir que lorsque les deux se retrouvent sur le même terrain. Et je crois que la seule tâche de la thérapeutique consiste à rendre cette rencontre possible.

Je puis vous assurer en outre que vous êtes mal informes, si vous croyez que conseiller et guider dans les circonstances de la vie fait partie de l'influ­ence psychanalytique. Au contraire, nous repoussons autant que possible ce rôle de mentor et n'avons qu'un désir, celui de voir le malade prendre lui-même ses décisions. C'est pourquoi nous exigeons qu'il diffère jusqu'à la fin du traitement toute décision importante concernant le choix d'une carrière, une entreprise commerciale, la conclusion d'un mariage ou le divorce. Convenez que ce n'est pas du tout ce que vous aviez pensé ! C'est seulement lorsque nous nous trouvons en présence de personnes très jeunes, sans défense et sans consistance que, loin d'imposer cette limitation, nous associons au rôle du médecin celui de l'éducateur. Mais alors, conscients de notre responsabilité, nous agissons avec toutes les précautions nécessaires.

Mais de l'énergie que je mets à me défendre contre le reproche de vouloir, par le traitement psychanalytique, pousser le nerveux à vivre jusqu'au bout sa vie sexuelle, vous auriez tort de conclure que notre influence s'exerce au profit de la morale sociale. Cette intention ne nous est pas moins étrangère que la première. Il est vrai que nous sommes, non des réformateurs, mais des obser­vateurs ; nous ne pouvons cependant nous empêcher d'observer d'un œil critique : aussi avons-nous trouvé impossible de prendre la défense de la morale sexuelle conventionnelle, d'approuver la manière dont la société cher­che à résoudre en pratique le problème de la vie sexuelle. Nous pouvons dire sans façon à la société que ce qu'elle appelle sa morale coûte plus de sacrifices qu'elle n'en vaut et que ses procédés manquent aussi bien de sincérité que de sagesse. Nous ne nous faisons pas faute de formuler nos critiques devant les patients, nous les habituons à réfléchir sans préjugés aux faits sexuels comme à tous les autres faits et lorsque, le traitement terminé, ils deviennent indépen­dants et se décident de leur plein gré en faveur d'une solution intermédiaire entre la vie sexuelle sans restrictions et l'ascèse, absolue, notre conscience n'a rien à se reprocher. Nous nous disons que celui qui a su, après avoir lutté contre lui-même, s'élever vers la vérité, se trouve à l'abri de tout danger d'immoralité et peut se permettre d'avoir une échelle de valeurs morales quel­que peu différente de celle en usage dans la société. Gardons-nous d'ailleurs de surestimer le rôle de l'abstinence dans la production des névroses. C'est seulement dans un très petit nombre de cas qu'on peut mettre fin à la situation pathogène découlant de la privation et de l'accumulation de la libido par des rapports sexuels obtenus sans effort.

Vous n'expliquerez donc pas l'action thérapeutique de la psychanalyse en disant qu'elle permet de vivre jusqu'au bout la vie sexuelle. Cherchez une autre explication. En dissipant votre erreur sur ce point, j'ai fait une remarque qui vous a peut-être mis sur la bonne voie. L'utilité de la psychanalyse, aurez-vous pensé, consiste sans doute à remplacer l'inconscient par le conscient, à traduire l'inconscient dans le conscient. C'est exact. En amenant l'inconscient dans la conscience, nous supprimons les refoulements, nous écartons les conditions qui président à la formation de symptômes, nous transformons le conflit pathogène en un conflit normal qui, d'une manière ou d'une autre, finira par être résolu. Nous ne provoquons pas chez le malade autre chose que cette seule modification psychique, et, dans la mesure où nous la provoquons, nous obtenons la guérison. Dans les cas où on ne peut supprimer un refoule­ment ou un autre processus psychique du même genre, notre thérapeutique perd ses droits.

Nous pouvons exprimer le but de nos efforts à l'aide de plusieurs formu­les : nous pouvons dire notamment que nous cherchons à rendre conscient l'inconscient ou à supprimer les refoulements ou à combler les lacunes amnésiques ; tout cela revient au même. Mais cet aveu vous laissera peut-être insatisfaits. Vous vous étiez fait de la guérison d'un nerveux une autre idée, vous vous étiez figuré qu'après s'être soumis au travail pénible d'une psycha­nalyse, il devenait un autre homme ; et voilà que je viens vous dire que sa guérison consiste en ce qu'il a un peu plus de conscient et moins d'inconscient qu'auparavant ! Or, vous sous-estimez très probablement l'importance d'un changement intérieur de ce genre. Le nerveux guéri est en effet devenu un autre homme, mais au fond, et cela va sans dire, il est resté le même, c'est-à-dire qu'il est devenu ce qu'il aurait pu être, indépendamment du traitement, dans les conditions les plus favorables. Et c'est beaucoup. Si, sachant cela, vous entendez parler de tout ce qu'il faut faire, de tous les efforts qu'il faut mettre en œuvre pour obtenir cette modification insignifiante en apparence dans la vie psychique du malade, vous ne douterez plus de l'importance de cette différence de niveau psychique qu'on réussit à produire.

Je fais une petite digression pour vous demander si vous savez ce qu'on appelle une thérapeutique causale. On appelle ainsi une méthode thérapeu­ti­que qui, au lieu de s'attaquer aux manifestations d'une maladie, cherche à en supprimer les causes. Or, la thérapeutique psychanalytique est-elle une théra­peutique causale ou non ? La réponse à cette question n'est pas simple, mais nous offre peut-être l'occasion de nous rendre compte de l'importunité de la question elle-même. Dans la mesure où la thérapeutique, analytique n'a pas pour but immédiat la suppression des symptômes, elle se comporte comme une thérapeutique causale. Mais, envisagée à un autre point de vue, elle appa­raît comme n'étant pas causale. Nous avons depuis longtemps suivi l'enchaînement des causes, à travers les refoulements, jusqu'aux prédisposi­tions instinctives, avec leurs intensités relatives dans la constitution de l'individu et les déviations qu'elles présentent par rapport à leur développe­ment normal. Supposez maintenant que nous soyons à même d'intervenir par des procédés chimiques dans cette structure, d'augmenter ou de diminuer la quantité de libido existant à un moment donné, de renforcer un instinct aux dépens d'un autre ; ce serait-là une thérapeutique causale au sens propre du mot, une thérapeutique au profit de laquelle notre analyse a accompli le travail de reconnaissance préliminaire et indispensable. Or, vous le savez, actuelle­ment il n'y a pas à songer à exercer une influence de ce genre sur les proces­sus de la libido ; notre traitement psychique s'attaque à un autre anneau de la chaîne, à un anneau qui, s'il ne fait pas partie des racines des phénomè­nes visibles pour nous, n'en est pas moins très éloigné des symptômes et nous a été rendu accessible par suite de circonstances très remarquables.

Que devons-nous donc faire, pour remplacer chez nos malades l'incon­scient par le conscient ? Nous avions cru un moment que la chose était très simple, qu'il nous suffisait de découvrir l'inconscient et de le mettre pour ainsi dire sous les yeux du malade. Mais aujourd'hui nous savons que nous étions dans l'erreur. Ce que nous savons de l'inconscient ne coïncide nullement avec ce qu'en sait le malade ; lorsque nous lui faisons part de ce que nous savons, il ne remplace pas son inconscient par la connaissance ainsi acquise, mais place celle-ci à côté de celui-là qui reste à peu près inchangé. Nous devons plutôt nous former de cet inconscient une représentation topique, le rechercher dans ses souvenirs là même où il a pu se former à la suite d'un refoulement. C'est ce refoulement qu'il faut supprimer pour que la substitution du conscient à l'inconscient s'opère toute seule. Mais comment supprimer le refoulement ? Ici commence la deuxième phase de notre travail. En premier lieu, recherche du refoulement, en deuxième lieu, suppression de la résistance qui maintient ce refoulement.

Et comment supprime-t-on la résistance ? De la même manière : en la découvrant et en la mettant sous les yeux du malade. C'est que la résistance provient, elle aussi, d'un refoulement, soit de celui-là même que nous cher­chons à résoudre, soit d'un refoulement survenu antérieurement. Elle est produite par une contre-manœuvre dressée en vue du refoulement de la ten­dance indécente. Nous faisons donc à présent ce que nous voulions déjà faire au début : nous interprétons, nous découvrons et nous faisons part au malade de ce que nous obtenons ; mais cette fois nous le faisons à l'endroit qui con­vient. La contre-manœuvre ou la résistance fait partie, non de l'inconscient, mais du moi qui est notre collaborateur, et cela alors même que la résistance n'est pas consciente. Nous savons qu'il s'agit ici du double sens du mot « inconscient » : l'inconscient comme phénomène, l'inconscient comme systè­me. Ceci paraît très difficile et obscur, mais au fond, n'est-ce pas la même chose ? Nous y sommes depuis longtemps préparés. Nous nous attendons à ce que la résistance disparaisse, à ce que la contre-manœuvre soit abandonnée, dès que notre interprétation aura mis sous les yeux du moi l'une et l'autre. Avec quelles forces travaillons-nous donc dans des cas de ce genre ? Nous comptons d'abord sur le désir du malade de recouvrer la santé, désir qui l'a décidé à entrer en collaboration avec nous ; nous comptons ensuite sur son intelligence à laquelle nous fournissons l'appui de notre intervention. Il est certain que l'intelligence pourra plus facilement reconnaître la résistance et trouver la traduction correspondant à ce qui a été refoulé, si nous lui four­nissons la représentation de ce qu'elle a à reconnaître et à trouver. Si je vous dis : « Regardez le ciel, vous y verrez un aérostat », vous trouverez celui-ci plus facilement que si je vous dis tout simplement de lever les yeux vers le ciel , sans vous préciser ce que vous y trouverez. De même l'étudiant qui regarde pour la première fois dans un microscope n'y voit rien, si son maître ne lui dit pas ce qu'il doit y voir.

Et puis nous avons les faits. Dans un grand nombre d'affections nerveuses, dans les hystéries, les névroses d'angoisse, les névroses obsessionnelles, nos prémisses se montrent justes. Par la recherche du refoulement, par la décou­verte de la résistance, par la mise au jour de ce qui est refoulé, on réussit réellement à résoudre le problème, à vaincre les résistances, à supprimer le refoulement, à transformer l'inconscient en conscient. À cette occasion nous avons l'impression nette qu'à propos de chaque résistance qu'il s'agit de vain­cre, une lutte violente se déroule dans l'âme du malade, une lutte psychique normale, sur le même terrain psychologique, entre des mobiles contraires, entre des forces qui tendent à maintenir la contre-manœuvre et d'autres qui poussent a y renoncer. Les premiers mobiles sont des mobiles anciens, ceux qui ont provoqué le refoulement ; et parmi les derniers s'en trouvent quelques-uns récemment surgis et qui semblent devoir résoudre le conflit dans le sens que nous désirons. Nous avons ainsi réussi à ranimer l'ancien conflit qui avait abouti au refoulement, à soumettre à une révision le procès qui semblait terminé. Les faits nouveaux que nous apportons en faveur de cette révision consistent dans le rappel que nous faisons au malade que la décision anté­rieure avait abouti à la maladie, dans la promesse qu'une autre décision ouvrira les voles à la guérison et nous lui montrons que depuis le moment de la première solution toutes les conditions ont subi des modifications considérables. À l'époque où la maladie s'était formée, le moi était chétif, infantile et avait peut-être des raisons de proscrire les exigences de la libido comme une source de dangers. Aujourd'hui il est plus fort, plus expérimenté et possè­de en outre dans le médecin un collaborateur fidèle et dévoué. Aussi sommes-nous en droit de nous attendre à ce que le conflit ravivé ait une solution plus favorable qu'à l'époque où il s'était terminé par le refoulement et, ainsi que nous l'avons dit, le succès que nous obtenons dans les hystéries, les névroses d'angoisse et les névroses obsessionnelles justifie en principe notre attente.

Il est cependant des maladies où les conditions étant les mêmes, nos procédés thérapeutiques ne sont jamais couronnés de succès. Et cependant il s'agissait également ici d'un conflit primitif entre le moi et la libido, conflit  qui avait, lui aussi, abouti à un refoulement, quelle qu'en soit d'ailleurs la carac­téristique topique ; dans ces maladies, comme dans les autres, nous pouvons découvrir, dans la vie des malades, les points exacts où se sont pro­duits les refoulements ; nous appliquons à ces maladies les mêmes procédés, nous faisons aux malades les mêmes promesses, nous leur venons en aide de la même manière, c'est-à-dire en les guidant à l'aide de « représentations d'attente », et l'intervalle qui s'est écoulé entre le moment où se sont produits les refoulements et le moment actuel est tout en faveur d'une issue satisfai­sante du conflit. Malgré tout cela, nous ne réussissons ni à écarter une résis­tance, ni à supprimer un refoulement. Ces malades, paranoïaques, mélancoli­ques, déments précoces, restent réfractaires au traitement psychanalytique. Quelle en est la raison ? Cela ne peut venir d'un manque d'intelligence ; nous supposons sans doute chez nos malades un certain niveau intellectuel, mais ce niveau existe certainement chez les paranoïaques, si habiles à édifier des com­binaisons ingénieuses. Nous ne pouvons pas davantage incriminer l'absence d'un autre facteur quelconque. À l'encontre des paranoïaques, les mélancoli­ques ont conscience d'être malades et de souffrir gravement, mais cela ne les rend pas plus accessibles au traitement psychanalytique. Nous sommes là en présence d'un fait que nous ne comprenons pas, de sorte que nous sommes tentés de nous demander si nous avons bien compris toutes les conditions du succès que nous avons obtenu dans les autres névroses.

Si nous nous en tenons à nos hystériques et à nos malades atteints de névrose d'angoisse, nous ne tardons pas à voir se présenter un autre fait auquel nous n'étions nullement préparés. Nous nous apercevons notamment, au bout de très peu de temps, que ces malades se comportent envers nous d'une façon tout à fait singulière. Nous croyions avoir passé en revue tous les facteurs dont il convient de tenir compte au cours du traitement, avoir rendu notre situation par rapport au patient aussi claire et évidente qu'un exemple de calcul ; et voilà que nous constatons qu'il s'est glissé dans le calcul un élément dont il n'a pas été tenu compte. Cet élément inattendu étant susceptible de se présenter sous des formes multiples, je commencerai par vous en décrire les aspects les plus fréquents et le plus facilement intelligibles.

Nous constatons notamment que le malade, qui ne devrait pas chercher autre chose qu'une issue à ses conflits douloureux, manifeste un intérêt parti­culier pour la personne de son médecin. Tout ce qui concerne celui-ci lui semble avoir plus d'importance que ses propres affaires et détourne son attention de sa maladie. Aussi les rapports qui s'établissent entre le médecin et le malade sont-ils pendant quelque temps très agréables ; le malade se montre particulièrement prévenant, s'applique à témoigner sa reconnaissance toutes les fois qu'il le peut et révèle des finesses et des qualités de son caractère que nous n'aurions peut-être pas cherchées. Il finit par inspirer une opinion favorable au médecin, et celui-ci bénit le hasard qui lui a fourni l'occasion de venir en aide à une personnalité particulièrement remarquable. Si le médecin a l'occasion de parler à l'entourage du malade, il a le plaisir d'apprendre que la sympathie qu'il éprouve pour ce dernier est réciproque. Chez lui, le patient ne se lasse pas de faire l'éloge du médecin auquel il découvre tous les jours de nouvelles qualités. « Il ne rêve que de vous, il a en vous une confiance aveugle ; tout ce que vous dites est pour lui parole d'évangile », vous racon­tent les personnes de son entourage. De temps à autre, on entend une voix qui dépassant les autres déclare - « Il devient ennuyeux, à force de ne parler que de vous, de n'avoir que votre nom à la bouche ».

Je suppose que le médecin sera assez modeste pour ne voir dans toutes ces louanges qu'une expression de la satisfaction que procurent au malade les espérances qu'il lui donne et l'effet de l'élargissement de son horizon intellec­tuel par suite des surprenantes perspectives de libération qu'ouvre le traite­ment. Aussi l'analyse fait-elle dans ces conditions des progrès remarquables ; le malade comprend les indications qu'on lui suggère, il approfondit les pro­blèmes que fait surgir devant lui le traitement, souvenirs et idées lui viennent en abondance, la sûreté et la justesse de ses interprétations étonnent le méde­cin qui peut seulement constater avec satisfaction l'empressement avec lequel le malade accepte les nouveautés psychologiques qui soulèvent généralement de la part de gens bien portants l'opposition la plus violente. À la bonne attitude du malade pendant le travail analytique correspond aussi une amélio­ration objective, constatée par tout le monde, de l'état morbide.

Mais le beau temps ne peut pas toujours durer. Il arrive un jour où il se gâte. Des difficultés surgissent au cours du traitement, le malade prétend qu'il ne lui vient plus aucune idée. On a l'impression très nette qu'il ne s'intéresse plus au travail et qu'il se soustrait d'un cœur léger à la recommandation qui lui a été faite de dire tout ce qui lui passe par la tête, sans se laisser troubler par aucune considération critique. Il se comporte comme s'il n'était pas en traitement, comme s'il n'avait pas conclu de pacte avec le médecin ; il est évident qu'il est préoccupé par quelque chose qu'il tient à ne pas révéler, C'est là une situation dangereuse pour le traitement. On se trouve sans conteste en présence d'une violente résistance. Que s'est-il donc passé ?

Lorsqu'on trouve le moyen d'éclaircir à nouveau la situation, ou constate que la cause du trouble réside dans la profonde et intense tendresse même que le patient éprouve à l'égard du médecin et que ne justifient ni l'attitude de celui-ci ni les rapports qui se sont établis entre les deux au cours du traite­ment. La forme sous laquelle se manifeste cette tendresse et les buts qu'elle poursuit dépendent naturellement des rapports personnels existant entre les deux. Si la patiente est une jeune fille et le médecin un homme encore jeune également, celle-là éprouvera pour celui-ci un sentiment amoureux normal, et nous trouverons naturel qu'une jeune fille devienne amoureuse d'un homme avec lequel elle reste longtemps en tête à tête, auquel elle peut raconter beaucoup de choses intimes et qui lui en impose par la supériorité que lui confère soli attitude de sauveur ; et nous oublierons à cette occasion que de la part d'une jeune fille névrosée on devrait plutôt s'attendre à un trouble de la faculté libidineuse. Plus les relations personnelles existant entre le patient et le médecin s'écartent de ce cas hypothétique, et plus nous serons étonnés de retrouver chaque fois la même attitude affective. Passe encore lorsqu'il s'agit d'une jeune femme qui, malheureuse dans son ménage, éprouve une passion sérieuse pour son médecin, lui-même célibataire, et se déclare prête à obtenir soir divorce pour l'épouser ou qui, lorsque des obstacles d'ordre social s'y opposent, n'hésiterait pas à devenir sa maîtresse. Ces choses-là arrivent aussi sans l'intervention de la psychanalyse. Mais dans les cas dont nous nous occupons, on entend de la bouche de femmes et de jeunes filles des propos qui révèlent une attitude déterminée à l'égard du problème thérapeutique : elles prétendent avoir toujours su qu'elles ne pourraient guérir que par l'amour et avoir eu la certitude, dès le début du traitement, que le commerce avec le médecin qui les traitait leur procurerait enfin ce que la vie leur avait toujours refusé. C'est seulement soutenues par cet espoir qu'elles auraient dépensé tant d'efforts au cours du traitement et surmonté toutes les difficultés de la confession. Et nous ajouterons pour notre part : c'est seulement soutenues par cet espoir qu'elles ont si facilement compris des choses auxquelles on croit en général difficilement. Un pareil aveu nous stupéfie et renverse tous nos calculs. Se peut-il que nous ayons laissé échapper le plus important article de notre compte ?

Plus en effet notre expérience s'amplifie, et moins nous pouvons nous opposer à cette correction si humiliante pour nos prétentions scientifiques. On pouvait croire au début que l'analyse se heurtait à un trouble provoqué par un événement accidentel n'ayant rien à voir avec le traitement proprement dit. Mais quand on voit ce tendre attachement du malade pour le médecin se reproduire régulièrement dans chaque cas nouveau, lorsqu'on le voit se manifester dans les conditions mêmes les plus défavorables et dans des cas où la disproportion entre le malade et le médecin touche un air grotesque, de la part d'une femme déjà  âgée à l'égard d'un médecin à barbe blanche, c'est-à-dire dans des cas où, d'après notre jugement, il ne peut être question d'attrait ou de force de séduction, alors on est bien obligé d'abandonner l'idée d'un hasard perturbateur et de reconnaître qu'il s'agit d'un phénomène qui présente les rapports les plus étroits avec la nature même de l'état morbide.

Ce fait nouveau, que nous reconnaissons ainsi comme à contrecœur, n'est autre que ce que nous appelons le transfert. Il s'agirait donc d'un transfert de sentiments sur la personne du médecin, car nous ne croyons pas que la situation créée par le traitement puisse justifier l'éclosion de ces sentiments. Nous soupçonnons plutôt que toute cette promptitude a une autre origine, qu'elle existait chez le malade à l'état latent et a subi le transfert sur la personne du médecin à l'occasion du traitement analytique. Le transfert peut se manifester soit comme une exigence amoureuse tumultueuse, soit sous des formes plus tempérées ; en présence d'un médecin âgé, la jeune patiente petit éprouver le désir, non de devenir sa maîtresse, mais d'être traitée par lui comme une fille préférée, sa tendance libidineuse peut se modérer et devenir une aspiration à une amitié inséparable, idéale, n'ayant rien de sensuel. Certai­nes femmes savent sublimer le transfert et le modeler jusqu'à le rendre en quelque sorte viable ; d'autres le manifestent sous une forme brute, primitive, le plus souvent impossible. Mais, au fond, il s'agit toujours du même phéno­mène, ayant la même origine.

Avant de nous demander où il convient de situer ce fait nouveau, permettez-moi de compléter sa description. Comment les choses se passent-elles dans les cas où les patients appartiennent au sexe masculin ? On pourrait croire que ceux-ci échappent à la fâcheuse intervention de la différence sexuelle et de l'attraction sexuelle. Eh bien, ils n'y échappent pas plus que les patientes femmes. Ils présentent le même attachement pour le médecin, ils se font le même idée exagérée de ses qualités, ils prennent une part aussi vive à tout ce qui le touche et sont jaloux, tout comme les femmes, de tous ceux qui l'approchent dans la vie. Les formes sublimées du transfert d'homme à homme sont d'autant plus fréquentes et les exigences sexuelles directes d'autant plus rares que l'homosexualité manifeste joue chez l'individu dont il s'agit un rôle moins important par rapport à l'utilisation des autres facteurs constitutifs de l'instinct. Chez ses patients mâles, le médecin observe aussi plus souvent que chez les femmes une forme de transfert qui, à première vue, paraît en con­tradiction avec tout ce qui a été décrit jusqu'à présent : le transfert hostile ou négatif.

Notons tout d'abord que le transfert se manifeste chez le patient dès le début du traitement et représente pendant quelque temps le ressort le plus solide du travail. On ne s'en aperçoit pas et on n'a pas à s'en préoccuper, tant que son action s'effectue au profit de l'analyse poursuivie en commun. Mais dès qu'il se transforme en résistance, il appelle toute l'attention, et l'on cons­tate que ses rapports avec le traitement peuvent changer sur deux points différents et opposés  en premier lieu, l'attitude de tendresse devient tellement forte, les signes de son origine sexuelle deviennent tellement nets qu'elle doit provoquer contre elle une résistance interne ; en deuxième lieu, il peut s'agir d'une transformation de sentiments tendres en sentiments hostiles. D'une façon générale, les sentiments hostiles apparaissent en effet plus tard que les sentiments tendres derrière lesquels ils se dissimulent ; l'existence simultanée des uns et des autres reflète bien cette ambivalence des sentiments qui se fait jour dans la plupart de nos relations avec les autres hommes. Tout comme les sentiments tendres, les sentiments hostiles sont un signe d'attachement affec­tif, de même que le défi et l'obéissance expriment le sentiment de dépendance, bien qu'avec des signes contraires. Il est incontestable que les sentiments hostiles à l'égard du médecin méritent également le nom de « transfert », car la situation créée par le traitement ne fournit aucun prétexte suffisant à leur formation ; et c'est ainsi que la nécessité où nous sommes d'admettre un trans­fert négatif nous prouve que nous ne nous sommes pas trompés dans nos jugements relatifs au transfert positif ou de sentiments tendres.

D'où provient le transfert ? Quelles sont les difficultés qu'il nous oppose ? Comment pouvons-nous surmonter celles-ci ? Quel profit pouvons-nous finalement en tirer ? Autant de questions qui ne peuvent être traitées en détail que dans un enseignement technique de l'analyse et que je me contenterai d'effleurer seulement aujourd'hui. Il est entendu que nous ne cédons pas aux exigences du malade découlant du transfert ; mais il serait absurde de les repousser  inamicalement ou avec colère. Nous surmontons le transfert, en montrant au malade que ses sentiments, au lieu d'être produits par la situation actuelle et de s'appliquer à la personne du médecin, ne font que reproduire une situation dans laquelle il s'était déjà trouvé auparavant. Nous le forçons ainsi à remonter de cette reproduction au souvenir. Quand ce résultat est obtenu, le transfert, tendre ou hostile, qui semblait constituer la plus grave menace en ce qui concerne le succès du traitement, met entre nos mains la clé à l'aide de laquelle nous pouvons ouvrir les compartiments les plus fermés de la vie psychique. Je voudrais cependant vous dire quelques mots pour dissiper votre étonnement possible au sujet de ce phénomène inattendu. N'oublions pas en effet que la maladie du patient dont nous entreprenons l'analyse ne constitue pas un phénomène achevé, rigide, mais est toujours en voie de croissance et de développement, tel un être vivant. Le début du traitement ne met pas fin à ce développement, mais lorsque le traitement a réussi à s'emparer du malade, on constate que toutes les néo-formations de la maladie ne se rapportent plus qu'à un seul point, précisément aux relations entre le patient et le médecin. Le transfert peut ainsi être comparé à la couche intermédiaire entre l'arbre et l'écorce, couche qui fournit le point de départ à la formation de nouveaux tissus et à l'augmentation d'épaisseur du tronc. Quand le transfert a acquis une importance pareille, le travail ayant pour objet les souvenirs du malade subit un ralentissement considérable. On peut dire qu'on a alors affaire non plus à la maladie antérieure du patient, mais à une névrose nouvellement formée et transformée qui remplace la première, Cette nouvelle couche qui vient se superposer à l'affection ancienne, on l'a suivie dès le début, on l'a vite naître et se développer et on s'y oriente d'autant plus facilement qu'on en occupe soi-même le centre. Tous les symptômes du malade ont perdu leur signification primitive et acquis un nouveau sens, en rapport avec le transfert. Ou bien, il ne reste en fait de symptômes que ceux qui ont pu subir une pareille transfor­mation. Surmonter cette nouvelle névrose artificielle, c'est supprimer la maladie engendrée par le traitement. Ces deux résultats vont de pair, et quand ils sont obtenus, notre tâche thérapeutique est terminée. L'homme qui, dans ses rapports avec le médecin, est devenu normal et affranchi de l'action de tendances refoulées, restera aussi tel dans sa vie normale quand le médecin en aura été éliminé.

 C'est dans les hystéries, dans les hystéries d'angoisse et les névroses obsessionnelles que le transfert présente cette importance extraordinaire, centrale même au point de vue du traitement. Et c'est pourquoi ou les a appelées, et avec raison, « névroses de transfert ». Celui qui, ayant pratiqué le travail analytique, a eu l'occasion de se faire une notion exacte de la nature du transfert, sait à n'en pas douter de quel genre sont les tendances refoulées qui s'expriment par les symptômes de ces névroses et n'exigera pas d'autre preuve, plus convaincante, de leur nature libidineuse. Nous pouvons dire que notre conviction d'après laquelle l'importance des symptômes tient à leur qualité de satisfaction libidineuse substitutive, n'a reçu sa confirmation définitive qu'à la suite de la constatation du fait du transfert.

Et maintenant, nous avons plus d'une raison d'améliorer notre conception dynamique antérieure, relative au processus de la guérison, et plus d'une raison de la mettre en harmonie avec cette nouvelle manière de voir. Lorsque le malade est sur le point d'engager la lutte normale contre les résistances dont notre analyse lui a révélé l'existence, il a besoin d'une puissante impulsion qui fasse pencher la décision dans le sens que nous désirons, c'est-à-dire dans la direction de la guérison. Sans cela, il pourrait se décider en faveur de la répétition de l'issue antérieure et infliger de nouveau le refoulement à ce qui avait été amené à la conscience. Ce qui décide de la solution de cette lutte, ce n'est pas la pénétration intellectuelle du malade - elle n'est ni assez forte ni assez libre pour cela -, mais uniquement son attitude à l'égard du médecin. Si son transfert porte le signe positif, il revêt le médecin d'une grande autorité, transforme les communications et conceptions de ce dernier en articles de foi. Sans ce transfert, ou lorsque le transfert est négatif, le malade ne prêterait pas la moindre attention aux dires du médecin. La foi reproduit à cette occasion l'histoire même de sa naissance : elle est le fruit de l'amour et n'avait pas besoin d'arguments au début. C'est seulement plus tard qu'elle attache à ceux-ci assez d'importance pour les soumettre à un examen critique, lorsqu'ils sont formulés par des personnes aimées. Les arguments qui n'ont pas pour corol­laire le fait d'émaner de personnes aimées n'exercent et n'ont jamais exercé, la moindre action dans la vie de la plupart des hommes. Aussi l'homme n'est-il en général accessible par son côté intellectuel que dans la mesure où il est capable d'investissement libidineux d'objets, et nous avons de bonnes raisons de croire, et la chose est vraiment à craindre, que c'est du degré de son narcis­sisme que dépend le degré d'influence que peut exercer sur lui la technique analytique, même la meilleure.

La faculté de concentrer l'énergie libidineuse sur des personnes , doit être reconnue à tout homme normal. La tendance au transfert que nous avons constatée dans les névroses citées plus haut ne constitue qu'une exagération extraordinaire de cette faculté générale. Il serait pourtant singulier qu'un trait de caractère aussi répandu et aussi important n'ait jamais été aperçu ni appré­cié à sa valeur. Aussi, n'avait-il pas échappé à quelques observateurs perspi­caces. C'est ainsi que Bernheim avait fait preuve d'une pénétration particulière en fondant la théorie des phénomènes hypnotiques sur la proposition que tous les hommes sont, dans une certaine mesure, « suggestibles ». Sa « suggesti­bilité » n'est autre chose que la tendance au transfert, conçue d'une façon un peu étroite, c'est-à-dire à l'exclusion du transfert négatif. Bernheim n'a cepen­dant jamais pu dire ce qu'est la suggestion à proprement parler et comment elle se produit. Elle était pour lui un fait fondamental dont il n'était pas besoin d'expliquer les origines. Il n'a pas vu le lien de dépendance qui existe entre la « suggestibilité » d'un côté, la sexualité, l'activité de la libido de l'autre. Et nous devons nous rendre compte que si nous avons, dans notre technique, abandonné l'hypnose, ce fut pour découvrir à nouveau la sugges­tion sous la forme du transfert.

Mais ici je m'arrête et vous laisse la parole. Je m'aperçois qu'une objection s'impose à vos esprits avec une force telle qu'elle vous rendrait incapables de suivre la suite de mon exposé si on ne lui donnait pas la liberté de s'exprimer. « Vous finissez donc par convenir, me dites-vous, que vous travaillez avec l'aide de la suggestion, tout comme les partisans de l'hypnose. Nous nous en doutions depuis longtemps. À quoi vous servent alors l'évocation des sou­venirs du passé, la découverte de l'inconscient, l'interprétation et la retra­duction des déformations, toute cette dépense énorme de fatigue, de temps et d'argent, si la suggestion est le seul facteur efficace ? Pourquoi ne suggérez-vous pas directement contre les symptômes, à l'exemple des autres, des honnêtes hypnotiseurs ? Et puis, si voulant vous excuser d'avoir pris un si long détour, vous alléguez les nombreuses et importantes découvertes psycholo­giques que vous auriez faites et que la suggestion directe ne réussit pas à révéler, qui nous garantit la certitude de ces découvertes ? Ne seraient-elles pas, elles aussi, un effet de la suggestion, et notamment de la suggestion non intentionnelle ? Ne pouvez-vous pas, même avec votre méthode, imposer au malade ce que vous voulez et ce qui vous parait juste ? »

Ce que vous me dites là est excessivement intéressant et exige une répon­se. Mais cette réponse, je ne puis vous la donner aujourd'hui, car le temps me manque. Je me contenterait de terminer ce par quoi j'avais commen­cé. Je vous avais notamment promis de vous faire comprendre, avec l'aide du fait du transfert, pourquoi nos efforts thérapeutiques échouent dans les névroses narcissiques.

Je le ferai en peu de mots et vous verrez que la solution de l'énigme est des plus simples et s'harmonise avec tout le reste. L'observation montre que les malades atteints de névrose narcissique ne possèdent pas la faculté du trans­fert ou n'en présentent que des restes insignifiants. Ils repoussent le médecin, non avec hostilité, mais avec indifférence. C'est pourquoi Ils ne sont pas accessibles à son influence ; tout ce qu'il dit les laisse froids, ne les impres­sionne en aucune façon ; aussi ce mécanisme de la guérison, si efficace chez les autres et qui consiste à ranimer le conflit pathogène et à surmonter la résistance opposée par le refoulement, ne se laisse-t-il pas établir chez eux. Ils restent ce qu'ils sont. Ils ont déjà fait de leur propre initiative des tentatives de redressement de la situation, mais ces tentatives n'ont abouti qu'à des effets pathologiques. Nous ne pouvons rien y changer.

Nous fondant sur les données cliniques que nous ont fournies ces malades, nous avons affirmé que chez eux la libido a dû se détacher des objets et se transformer en libido du moi. Nous avons cru pouvoir, par ce caractère, différencier cette névrose du premier groupe de névroses (hystérie, névroses d'angoisse et obsessionnelle). Or, la façon dont elle se comporte lors de l'essai thérapeutique confirme notre manière de voir. Ne présentant pas le phéno­mène du transfert, les malades en question échappent à nos efforts et ne peuvent être guéris par les moyens dont nous disposons.

28. La thérapeutique analytique

Vous savez quel est le sujet de notre entretien d'aujourd'hui. Vous m'avez demandé pourquoi nous ne nous servons pas, dans la psychothérapie analy­tique, de la suggestion directe, dès l'instant où nous reconnaissons que notre influence repose essentiellement sur le transfert, c'est-à-dire sur la suggestion ; et, en présence de ce rôle prédominant assigné à la suggestion, vous avez émis des doutes concernant l'objectivité de nos découvertes psychologiques. Je vous ai promis de vous répondre d'une façon détaillée.

La suggestion directe, c'est la suggestion dirigée contre la manifestation des symptômes, c'est la lutte entre votre autorité et les raisons de l'état morbi­de. En recourant à la suggestion, vous ne vous préoccupez pas de ces raisons, vous exigez seulement du malade qu'il cesse de les exprimer en symptômes. Peu importe alors que vous plongiez le malade dans l'hypnose ou non. Avec sa perspicacité habituelle, Bernheim avait d'ailleurs déjà fait remarquer que la suggestion constitue le fait essentiel de l'hypnotisme, l'hypnose elle-même était un effet de la suggestion, un état suggéré, et. il avait de préférence prati­qué la suggestion à l'état de veille, comme susceptible de donner les mêmes résultats que la suggestion dans l'hypnose.

Or, dans cette question, qu'est-ce qui vous intéresse le plus : les données de l'expérience ou les considérations théoriques ? Commençons par les pre­mières. J'ai été élève de Bernheim dont j'ai suivi l'enseignement à Nancy en 1899 et dont j'ai traduit en allemand le livre sur la suggestion. J'ai, pendant des années, appliqué le traitement hypnotique, associé d'abord à la suggestion de défense et ensuite à l'exploration du patient selon la méthode de Breuer. J'ai donc une expérience suffisante pour parler des effets du traitement hyp­notique ou suggestif. Si, d'après un vieux dicton médical, une thérapeutique idéale est celle qui agit rapidement, avec certitude et n'est pas désagréable pour le malade, la méthode de Bernheim remplissait an moins deux de ces conditions. Elle pouvait être appliquée rapidement, beaucoup plus rapidement que la méthode, analytique, sans imposer au malade la moindre fatigue, sans lui causer aucun trouble. Pour le médecin cela devenait a la longue monotone d'avoir recours dans tous les cas aux mêmes procédés, au même cérémonial, pour mettre fin à l'existence de symptômes des plus variés, sans pouvoir se rendre compte de leur signification et de leur importance. C'était un travail de manœuvre, n'ayant rien de scientifique, rappelant plutôt la magie, l'exorcis­me, la prestidigitation ; on n'en exécutait pas moins ce travail, parce qu'il s'agissait de l'intérêt du malade. Mais la troisième condition manquait à cette méthode, qui n'était certaine sous aucun rapport. Applicable aux uns, elle ne l'était pas à d'autres ; elles se montrait très efficace chez les uns, peu efficace chez les autres, sans qu'on sût pourquoi. Mais ce qui était encore plus fâcheux que cette incertitude capricieuse du procédé, c'était l'instabilité de ses effets. On apprenait au bout de quelques temps la récidive de la maladie ou son remplacement par une autre. On pouvait avoir de nouveau recours à l'hypno­se, mais des autorités compétentes avaient mis en garde contre le recours fréquent à l'hypnose : on risquait d'abolir l'indépendance du malade et de créer chez lui l'accoutumance, comme à l'égard d'un narcotique. Mais même dans les cas, rares il est vrai, où l'on réussissait, après quelques efforts, à obtenir un succès complet et durable, on restait dans l'ignorance des conditions de ce résultat favorable. J'ai vu une fois se reproduire tel quel un état très grave que j'avais réussi à supprimer complètement à la suite d'un court traitement hypnotique ; cette récidive étant survenue à une époque où la malade m'avait pris en aversion, j'avais réussi à obtenir une nouvelle guérison plus complète encore lorsqu'elle fut revenue à de meilleurs sentiments à mon égard ; mais une troisième récidive s'était déclarée lorsque la malade me fut devenue de nouveau hostile. Une autre de mes malades que j'avais, à plusieurs reprises, réussi à débarrasser pas l'hypnose de crises nerveuses, se jeta subitement à mon cou pendant que j'étais en train de lui donner mes soins au cours d'une crise particulièrement rebelle. Des faits de ce genre nous obligent, qu'on le veuille ou non, à nous poser la question concernant la nature et l'origine de l'autorité suggestive.

Telles sont les expériences. Elles nous montrent qu'en renonçant à la suggestion directe, nous ne nous privons pas de quelque chose d'indispensable. Permettez-moi maintenant de formuler à ce sujet quelques considérations. L'application de l'hypno-thérapeutique n'impose au malade et au patient qu'un effort insignifiant. Cette thérapeutique s'accorde admirablement avec l'appréciation des névroses qui a encore cours dans la plupart des milieux médicaux. Le médecin dit au nerveux : « Rien ne vous manque, et ce que vous éprouvez n'est que de nature nerveuse et je puis en quelques mots et en quelques minu­tes supprimer vos troubles. » Mais notre pensée énergique se refuse à admettre qu'on puisse par un léger effort mobiliser une grande masse en l'attaquant directement et sans l'aide d'un outillage spécial. Dans la mesure où les condi­tions sont comparables, l'expérience nous montre que cet artifice ne réussit pas plus dans les névroses que dans la mécanique. Je sais cependant que cet argument n'est pas inattaquable, qu'il y a aussi des « déclen­chements ».

Les connaissances que nous avons acquises grâce à la psychanalyse nous permettent de décrire à peu près ainsi les différences qui existent entre la suggestion hypnotique et la suggestion psychanalytique. La thérapeutique hypnotique cherche à recouvrir et à masquer quelque chose dans la vie psychique ; la thérapeutique analytique cherche, au contraire, à le mettre à nu et à l'écarter. La première agit comme un procédé cosmétique, la dernière comme un procédé chirurgical. Celle-là utilise la suggestion pour interdire les symptômes, elle renforce les refoulements, mais laisse inchangés tous les processus qui ont abouti à la formation des symptômes. Au contraire, la thérapeutique analytique, lorsqu'elle se trouve en présence des conflits qui ont engendré les symptômes, cherche à remonter jusqu'à la racine et se sert de la suggestion pour modifier dans le sens qu'elle désire l'issue de ces conflits. La thérapeutique hypnotique laisse le patient inactif et inchangé, par conséquent sans plus de résistance devant une nouvelle cause de troubles morbides. Le traitement analytique impose au médecin et malade des efforts pénibles tendant à surmonter des résistances intérieures. Lorsque ces résistances sont vaincues, la vie psychique du malade se trouve changée d'une façon durable, élevée à un degré de développement supérieur et reste protégée contre toute nouvelle possibilité pathogène. C'est ce travail de lutte contre les résistances qui constitue la tâche essentielle du traitement analytique, et cette tâche in­combe au malade auquel le médecin vient en aide par le recours à la sugges­tion agissant dans le sens de son éducation. Aussi a-t-on dit avec raison que le traitement psychanalytique est une sorte de post-éducation.

Je crois vous avoir fait comprendre en quoi notre manière d'appliquer la suggestion dans un but thérapeutique diffère de celle qui est seule possible dans la thérapeutique hypnotique. Grâce à la réduction de la suggestion au transfert, vous êtes aussi à même de comprendre les raisons de cette incons­tance qui nous a frappés dans le traitement hypnotique, alors que le traitement analytique peut être calculé jusque dans ses ultimes effets. Dans l'application de l'hypnose, nous dépendons de l'état et du degré de la faculté du transfert que présente le malade, sans pouvoir exercer la moindre action sur cette faculté. Le transfert de l'individu à hypnotiser peut être négatif ou, comme c'est le cas le plus fréquent, ambivalent ; le sujet peut, par certaines attitudes particulières, s'être prémuni contre son transfert : de tout cela, nous ne savons rien. Avec la psychanalyse, nous travaillons sur le transfert lui-même, nous écartons tout ce qui s'oppose à lui, nous dirigeons vers nous l'instrument à l'aide duquel nous voulons agir. Nous acquérons ainsi la possibilité de tirer un tout autre profit de la force de la suggestion, qui devient docile entre nos mains ; ce n'est pas le malade seul qui se suggère ce qui lui plaît : c'est nous qui guidons sa suggestion dans la mesure où, d'une façon générale, il est accessible à son action.

Or, direz-vous, que nous appelions la force motrice de notre analyse « transfert » ou « suggestion », peu importe. Il n'en reste pas moins que l'influence subie par le malade rend douteuse la valeur objective de nos cons­tatations. Ce qui est utile à la thérapeutique est nuisible à la recherche. C'est l'objection qu'on adresse le plus fréquemment à la psychanalyse, et le dois convenir que, tout en portant à faux, elle ne peut cependant pas être repoussée comme absurde. Mais si elle était justifiée, il ne resterait de la psychanalyse qu'un traitement par la suggestion, d'un genre particulièrement efficace, et toutes ses propositions relatives aux influences vitales, à la dyna­mique psychique, à l'inconscient n'auraient rien de sérieux. Ainsi pensent en effet nos adversaires, qui prétendent qu'en ce qui concerne plus particulièrement nos propositions se rapportant à l'importance de la vie sexuelle, à cette vie elle-même, elles ne sont que le produit de notre imagination corrompue, et que tout ce que les malades disent à ce sujet, c'est nous qui le leur avons fait croire. Il est plus facile de réfuter ces objections par l'appel à l'expérience que par des considérations théoriques. Celui qui a fait lui-même de la psycha­nalyse a pu s'assurer plus d'une fois qu'il est impossible de suggestion­ner un malade à ce point. Il n'est naturellement pas difficile de faire d'un malade un partisan d'une certaine théorie et de lui faire partager une certaine erreur du médecin. Il se comporte alors comme n'importe quel autre individu, comme un élève ; seulement, en cette occurrence on a influé, non sur sa maladie, mais sur son intelligence. La solution de ses conflits et la suppression de ses résistances ne réussit que lorsqu'on lui a donné des représentations d'attente qui chez lui coïncident avec la réalité. Ce qui, dans les suppositions du médecin, ne correspondait pas à cette réalité se trouve spontanément éliminé au cours de l'analyse, doit être retiré ci remplacé par des suppositions plus exactes. On cherche par une technique appropriée et attentive à empêcher la suggestion de produire des effets passagers ; mais alors même qu'on obtient de ces effets, le mal n'est pas grand, car on ne se contente jamais du premier résultat. L'analyse n'est pas terminée, tant que toutes les obscurités du cas ne sont pas éclaircies, toutes les lacunes de la mémoire comblées, toutes les circonstances des refoulements mises au jour. On doit voir dans les succès obtenus trop rapidement plutôt des obstacles que des circonstances favorables au travail analytique, et l'on détruit ces succès en supprimant, en dissociant le transfert sur lequel ils reposent. C'est au fond ce dernier trait qui différencie le traitement purement suggestif et permet d'opposer les résultats obtenus par l'analyse aux succès dus à la simple suggestion. Dans tout autre traitement suggestif, le transfert est soigneusement ménagé, laissé intact ; le traitement analytique, au contraire, a pour objet le transfert lui-même qu'il cherche à démasquer et à décomposer, quelle que soit la forme qu'il revêt. À la fin d'un traitement analytique, le transfert lui-même doit être détruit, et si l'on obtient un succès durable, ce succès repose, non sur la suggestion pure et, simple, mais sur les résultats obtenus grâce à la suggestion : suppression des résistan­ces intérieures, modifications internes du malade.

À mesure que les suggestions se succèdent au cours du traitement, nous avons à lutter sans cesse contre des résistances qui savent se transformer en transferts négatifs (hostiles). Nous n'allons d'ailleurs pas tarder à invoquer la confirmation que beaucoup de résultats de l'analyse, qu'on est tenté de consi­dérer comme des produits de la suggestion, empruntent à une source dont l'authenticité ne peut être mise en doute. Nos garants ne sont autres que les déments et les paranoïaques qui échappent naturellement au soupçon d'avoir subi ou de pouvoir subir une influence suggestive. Ce que ces malades nous racontent concernant leurs traductions de symboles et leurs fantaisies coïnci­dent avec les résultats que nous ont fournis nos recherches sur l'inconscient dans les névroses de transfert et corrobore ainsi l'exactitude objective de nos interprétations si souvent mises en doute. Je crois que vous ne risquez pas de vous tromper en accordant sur ces points toute votre confiance à l'analyse.

Complétons maintenant l'exposé du mécanisme de la guérison en l'expri­mant dans les formules de la théorie de la libido. Le névrosé est incapable de jouir et d'agir : de jouir, parce que sa libido n'est dirigée sur aucun objet réel ; d'agir, parce qu'il est obligé de dépenser beaucoup d'énergie pour maintenir sa libido en état de refoulement et se prémunir contre ses assauts. Il ne pourra guérir que lorsque le conflit entre son moi et sa libido sera terminé et que le moi aura de nouveau pris le dessus sur la libido. La tâche thérapeutique consiste donc à libérer la libido de ses attaches actuelles, soustraites au moi, et à la mettre de nouveau au service de ce dernier. Où se trouve donc la libido du névrotique ? Il est facile de répondre : elle se trouve attachée aux symptômes qui, pour le moment, lut procurent la seule satisfaction substitutive possible. Il faut donc s'emparer des symptômes, les dissoudre, bref faire précisément ce que le malade nous demande. Et pour dissoudre les symptômes, il faut remon­ter à leurs origines, réveiller le conflit qui leur a donné naissance et orienter ce conflit vers une autre solution, en mettant en œuvre des facteurs qui, à l'époque où sont nés les symptômes, n'étaient pas à la disposition du malade. Cette révision du processus qui avait abouti au refoulement ne peut être opérée qu'en partie, en suivant les traces qu'il a laissées. La partie décisive du travail consiste, en partant de l'attitude à l'égard du médecin, en partant du « transfert », à créer de nouvelles éditions des anciens conflits, de façon à ce que le malade s'y comporte comme il s'était comporté dans ces derniers, mais en mettant cette fois en œuvre toutes ses forces psychiques disponibles, pour aboutir à une solution différente. Le transfert devient ainsi le champ de bataille sur lequel doivent se heurter toutes les forces en lutte.

 Toute la libido et toute la résistance à la libido se trouvent concentrées dans la seule attitude à l'égard du médecin ; et à cette occasion, il se produit inévitablement une séparation entre les symptômes et la libido, ceux-là apparaissant dépouillés de celle-ci. À la place de la maladie proprement dite, nous avons le transfert artificiellement provoqué ou, si vous aimez mieux, la maladie du transfert ; à la place des objets aussi variés qu'irréels de la libido, nous n'avons qu'un seul objet, bien qu'également fantastique : la personne du médecin. Mais la suggestion à laquelle a recours le médecin amène la lutte qui se livre autour de cet objet à la phase psychique la plus élevée, de sorte qu'on ne se trouve plus en présence que d'un conflit psychique normal. En s'oppo­sant à un nouveau refoulement, on met fin à la séparation entre le moi  et la libido, et l'on rétablit l'unité psychique de la personne. Lorsque la libido se détache enfin de cet objet passager qu'est la personne du médecin, elle ne peut plus retourner à ses objets antérieurs : elle se tient à la disposition du moi. Les puissances qu'on a eu à combattre au cours de ce travail thérapeutique sont : d'une part, l'antipathie du moi pour certaines orientations de la libido, antipa­thie qui se manifeste dans la tendance au refoulement ; d'autre part, la force d'adhésion, la viscosité pour ainsi dire de la libido qui n'abandonne pas volontiers les objets sur lesquels elle se fixe.

Le travail thérapeutique se laisse donc décomposer en deux phases : dans la première, toute la libido se détache des symptômes pour se fixer et se concentrer sur les transferts ; dans la deuxième, la lutte se livre autour de ce nouvel objet dont on finit par libérer la libido. Ce résultat favorable n'est obte­nu que si l'on réussit, au cours de ce nouveau conflit, à empêcher un nouveau refoulement, grâce auquel la libido se réfugierait dans l'inconscient et échap­perait de nouveau au moi. On y arrive, à la faveur de la modification du moi, qui s'accomplit sous l'influence de la suggestion médicale. Grâce au travail d'interprétation qui transforme l'inconscient en conscient, le moi s'agrandit aux dépens de celui-là ; sous l'influence des conseils qu'il reçoit, il devient plus conciliant à l'égard de la libido et disposé à lui accorder une certaine satisfaction, et les craintes que le malade éprouvait devant les exigences de la libido s'atténuent, grâce à la possibilité où il se trouve de s'affranchir par la sublimation d'une partie de celle-ci. Plus l'évolution et la succession des processus au cours du traitement se rapprochent de cette description idéale, et plus le succès du traitement psychanalytique sera grand. Ce qui est susceptible de limiter ce succès, c'est, d'une part, l'insuffisante mobilité de la libido qui ne se laisse pas facilement détacher des objets sur lesquels elle est fixée ; c'est, d'autre part, la rigidité du narcissisme qui n'admet le transfert d'un objet à l'autre que jusqu'à une certaine limite. Et ce qui vous fera peut-être encore mieux comprendre la dynamique du processus curatif, c'est le fait que nous interceptons toute la libido qui s'était soustraite à la domination du moi, en en attirant sur nous, à l'aide du transfert, une bonne partie.

Il est bon que vous sachiez que les localisations de la libido survenant pendant et à la suite du traitement, n'autorisent aucune conclusion directe quant à sa localisation au cours de l'état morbide. Supposons que nous ayons constaté, au cours du traitement, un transfert de la libido sur le père et que nous ayons réussi à la détacher heureusement de cet objet pour l'attirer sur la personne du médecin : nous aurions tort de conclure de ce fait que le malade ait réellement souffert d'une fixation inconsciente de sa libido à la personne du père. Le transfert sur la personne du père constitue le champ de bataille, sur lequel nous finissons par nous emparer de la libido ; celle-ci n'y était pas établie dès le début, ses origines sont ailleurs. Le champ de bataille sur lequel nous combattons ne constitue pas nécessairement une des positions impor­tantes de l'ennemi. La défense de la capitale ennemie n'est pas toujours et nécessairement organisée devant ses portes mêmes. C'est seulement après avoir supprimé le dernier transfert qu'on peut reconstituer mentalement la localisation de la libido pendant la maladie même.

En nous plaçant au point de vue de la théorie de la libido, nous pouvons encore ajouter quelques mots concernant le rêve. Les rêves des névrosés nous servent, ainsi que leurs actes manqués et leurs souvenirs spontanés, à pénétrer le sens des symptômes et à découvrir la localisation de la libido. Sous la forme de réalisations de désirs, ils nous révèlent les désirs qui avaient subi un refoulement et les objets auxquels était attachée la libido soustraite au moi. C'est pourquoi l'interprétation des rêves joue dans la psychanalyse un rôle important et a même constitué dans beaucoup de cas et pendant longtemps son principal moyen de travail. Nous savons déjà que l'état de sommeil comme tel a pour effet un certain relâchement des refoulements. Par suite de cette diminution du poids qui pèse sur lui, le désir refoulé peut dans le rêve revêtir une expression plus nette que celle que lui offre le symptôme pendant la vie éveillée. C'est ainsi que l'étude du rêve nous ouvre l'accès le plus com­mode à la connaissance de l'inconscient refoulé dont fait partie la libido soustraite à la domination du moi.

Les rêves des névrosés ne diffèrent cependant sur aucun point essentiel de ceux des sujets normaux ; et non seulement ils n'en diffèrent pas, mais encore il est difficile de distinguer les uns des autres. Il serait absurde de vouloir donner des rêves des sujets nerveux une explication qui ne fût pas valable pour les rêves des sujets normaux. Aussi devons-nous dire que la différence qui existe entre la névrose et la santé ne porte que sur la vie éveillée dans l'un et dans l'autre de ces états, et disparaît dans les rêves nocturnes. Nous sommes obligés d'appliquer et d'étendre à l'homme normal une foule de données qui se laissent déduire des rapports entre les rêves et les symptômes des névrosés. Nous devons reconnaître que l'homme sain possède, lui aussi, dans sa vie psychique, ce qui rend possible la formation de rêves et celle de symptômes, et nous devons en tirer la conclusion qu'il se livre, lui aussi, à des refoule­ments, qu'il dépense un certain effort pour les maintenir, que son système inconscient recèle des désirs réprimés, encore pourvus d'énergie, et qu'une partie de sa libido est soustraite à la maîtrise de son moi. L'homme sain est donc un névrosé en puissance, mais le rêve semble le seul symptôme qu'il soit capable de former. Ce n'est là toutefois qu'une apparence, car en soumettant la vie éveillée de l'homme normal à un examen plus pénétrant, on découvre que sa vie soi-disant saine est pénétrée d'une foule de symptômes, insignifiants, il est vrai, et de peu d'importance pratique.

La différence entre la santé nerveuse et la névrose n'est donc qu'une différence portant sur la vie pratique et dépend du degré de jouissance et d'activité dont la personne est encore capable. Elle se réduit probablement aux proportions relatives qui existent entre les quantités d'énergie restées libres et celles qui se trouvent immobilisées par suite du refoulement. Il s'agit donc d'une différence d'ordre quantitatif et non qualitatif. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que cette manière de voir fournit une base théorique à la conviction que nous avons exprimée, à savoir que les névroses sont curables en principe, bien qu'elles aient leur base dans la prédisposition constitutionnelle.

Voilà ce que l'identité qui existe entre les rêves des hommes sains et les rêves des névrosés nous autorise à conclure concernant la caractéristique de la santé. Mais en ce qui concerne le rêve lui-même, il résulte de cette identité une autre conséquence, à savoir que nous ne devons pas détacher le rêve des rapports qu'il présente avec les symptômes névrotiques, que nous ne devons pas croire que nous avons suffisamment, traduit la nature du rêve en déclarant qu'il n'est autre chose qu'une forme d'expression archaïque de certaines idées et pensées, que nous devons enfin admettre qu'il révèle des localisations et des fixations de la libido réellement existantes.

Je touche à la fin de mon exposé. Vous êtes peut-être déçus de constater que je n'ai consacré qu'à des considérations théoriques le chapitre relatif au traitement psychanalytique, que je ne vous ai rien dit des conditions dans lesquelles on aborde le traitement, ni des résultats qu'il vise à obtenir. Je me suis borné à la théorie, parce qu'il n'entrait nullement dans mes intentions de vous offrir un guide pratique pour l'exercice de la psychanalyse, et j'ai des raisons particulières de ne pas vous parler des procédés et des résultats de celle-ci. Je vous ai dit, dès nos premiers entretiens, que nous obtenons, dans des conditions favorables, des succès thérapeutiques qui ne le cèdent en rien aux plus beaux résultats qu'on obtient dans le domaine de la médecine interne, et je puis ajouter que les succès dus à la psychanalyse ne peuvent être obtenus par aucun autre procédé de traitement. Si je vous disais davantage, je pourrais faire naître en vous le soupçon de vouloir couvrir par une réclame tapageuse le chœur devenu trop bruyant de nos dénigreurs. Certains collègues avaient menacé les psychanalystes, même au cours de réunions professionnelles pu­bliques, d'ouvrir les yeux du public sur la stérilité de notre méthode de traitement, en publiant la liste de ses insuccès et même des résultats désas­treux dont elle se serait rendue coupable. Mais abstraction faite du caractère odieux d'une pareille mesure, qui ne serait qu'une dénonciation haineuse, la publication dont on nous menace n'autoriserait aucun jugement adéquat sur l'efficacité thérapeutique de l'analyse. La thérapeutique analytique, vous le savez, est de création récente ; il a fallu beaucoup de temps pour établir sa technique, et encore n'a-t-on pu le faire qu'au cours du travail et par réaction à l'expérience immédiate. Par suite des difficultés que présente l'enseignement de cette branche, le médecin qui débute dans la psychanalyse est, plus que tout autre spécialiste, abandonné à ses propres forces pour se perfectionner dans son art, de sorte que les résultats qu'il peut obtenir au cours des pre­mières années de son exercice ne prouvent rien ni pour, ni contre l'efficacité du traitement analytique.

Beaucoup d'essais de traitement ont échoué aux débuts de la psychanalyse, parce qu'ils ont été faits sur des cas qui ne relèvent pas de ce procédé et que nous excluons aujourd'hui du nombre de ses indications. Mais ce n'est que grâce à ces essais que nous avons pu établir nos indications. On ne pouvait pas savoir d'avance que la paranoïa et la démence précoce, dans leurs formes prononcées, étaient inaccessibles à la psychanalyse, et on avait encore le droit d'essayer cette méthode sur des affections très variées. Il est cependant juste de dire que la plupart des insuccès de ces premières années doivent être attribués, moins à l'inexpérience du médecin ou au choix inadéquat de l'objet, qu'à des circonstances extérieures défavorables. Nous n'avons parlé jusqu'ici que des résistances intérieures : celles-ci, qui nous sont opposées par le malade, sont nécessaires et surmontables. Mais il y a aussi des obstacles extérieurs : ceux-ci découlant du milieu dans lequel vit le malade, créés par son entourage, n'ont aucun intérêt théorique, mais présentent une très grande importance pratique. Le traitement psychanalytique peut être comparé à une intervention chirurgicale et ne peut, comme celle-ci, être entrepris que dans des conditions où les chances d'insuccès se trouvent réduites au minimum. Vous savez toutes les précautions dont s'entoure un chirurgien : pièce appro­priée, bon éclairage, assistance expérimentée, élimination des parents du malade, etc. Combien d'opérations se termineraient favorablement, si elles devaient être faites en présence de tous les membres de la famille entourant le chirurgien et le malade et criant à chaque coup de bistouri ? Dans le traitement psychanalytique la présence de parents est tout simplement un danger, et un danger auquel on ne sait pas parer. Nous sommes armés contre les résistances intérieures qui viennent du malade et que nous savons nécessaires ; mais comment nous défendre contre ces résistances extérieures ? En ce qui concerne la famille du patient, il est impossible de lui faire entendre raison et de la décider à se tenir à l'écart de toute l'affaire ; d'autre part, on ne doit jamais pratiquer une entente avec elle, car on court alors le danger de perdre la confiance du malade qui exige, et avec raison d'ailleurs, que l'homme auquel il se confie prenne toujours et dans toutes les occasions son parti. Celui qui sait quelles discordes déchirent souvent une famille ne sera pas étonné de constater, en pratiquant la psychanalyse, que les proches du malade sont souvent plus intéressés à le voir rester tel qu'il est qu'à le voir guérir. Dans les cas, fréquents d'ailleurs, où la névrose est en rapport avec des conflits entre membres d'une même famille, le bien portant n'hésite pas lorsqu'il s'agit de choisir entre son propre intérêt et le rétablissement du malade. Il ne faut donc pas s'étonner qu'un époux n'accepte pas volontiers un traitement qui comporte, comme il s'en doute avec raison, la révélation de ses péchés. Aussi, nous autres psychanalystes ne nous en étonnons pas ; et nous déclinons tout repro­che lorsque notre traitement reste sans succès ou doit être interrompu, parce que la résistance du mari vient renforcer celle de la femme. C'est que nous avons entrepris quelque chose qui, dans les circonstances données, était irréalisable.

Je ne vous citerai, parmi tant d'autres, qu'un seul cas, dans lequel des considérations purement médicales m'avaient imposé un rôle de victime silencieuse. Il y a quelques années, j'avais entrepris le traitement psychana­lytique d'une jeune fille atteinte depuis un certain temps d'une angoisse telle qu'elle ne pouvait ni sortir dans la rue ni rester seule à la maison. Peu à peu la malade avait fini par m'avouer que son imagination avait été frappée par la constatation qu'elle fit de relations amoureuses entre sa mère et un riche ami de la maison. Mais elle fut assez maladroite, ou raffinée, pour faire compren­dre à sa mère ce qui se passait pendant les séances de psychanalyse : elle changea notamment d'attitude à son égard, ne voulut plus, pour se défendre contre l'angoisse de la solitude, avoir d'autre société que celle de sa mère et s'opposait à chacune des sorties de celle-ci. La mère, qui avait elle-même été atteinte de nervosité autrefois, avait été soignée avec succès dans un établisse­ment hydrothérapique. Ajoutons que c'est dans cet établissement qu'elle avait fait la connaissance du monsieur avec lequel elle eut dans la suite des relations fort satisfaisantes à tous égards. Frappée par les violentes exigences de la jeune fille, la mère comprit subitement ce que signifiait l'angoisse de celle-ci. Elle comprit que sa fille s'était laissé atteindre par la maladie pour rendre la mère prisonnière et la priver de la possibilité de revoir son amant aussi souvent qu'elle le voudrait. Par une décision brusque, la mère mit fin au traitement. La jeune fille fut placée dans un établissement pour malades nerveux où on l'a, pendant des années, présentée comme une « pauvre victime de la psychanalyse ». M'a-t-on, à cette occasion, assez reproché la malheu­reuse issue du traitement ! J'ai gardé le silence, parce que je me sentais lié par le devoir de la discrétion professionnelle ! Ce n'est que longtemps après que j'ai appris par uni collègue qui visite cet établissement et a eu l'occasion de voir la jeune fille agoraphobique, que les rapports entre la mère et le riche ami de la famille étaient de notoriété publique et probablement favorisés par le mari et père. C'est donc à ce soi-disant « secret » qu'on avait sacrifié le traitement.

Dans les années qui ont précédé la guerre, alors que le grand afflux d'étrangers m'avait rendu indépendant de la faveur ou de la défaveur de ma ville natale, je m'étais imposé la règle de ne jamais entreprendre le traitement d'un malade qui ne fût pas sui juris, dans les relations essentielles de sa vie, indépendant de qui que ce soit. C'est là une règle que tout psychanalyste ne peut ni s'imposer ni suivre. Mais comme je vous mets en garde contre les proches du malade, vous pouvez être tentés de conclure que les malades justiciables de la psychanalyse doivent être séparés de leur famille et que notre traitement n'est applicable qu'aux pensionnaires d'établissements pour malades nerveux. En aucune façon : il est beaucoup plus avantageux pour les malades, lorsqu'ils ne se trouvent pas dans un état d'épuisement grave, de rester pendant le traitement dans les conditions mêmes dans lesquelles ils ont à résoudre les problèmes qui se posent à eux. Il suffit alors que les proches ne viennent pas neutraliser cet avantage par leur attitude, et qu'ils ne manifestent en général aucune hostilité à l'égard des efforts du médecin. Mais que ces choses-là sont difficiles à obtenir ! Et vous ne tarderez naturellement pas à vous rendre compte dans quelle mesure le succès ou l'insuccès du traitement dépend du milieu social et de l'état de culture de la famille.

Ne trouvez-vous pas que tout cela n'est pas fait pour nous donner une haute idée de l'efficacité de la psychanalyse comme méthode thérapeutique, alors même que la plupart de nos insuccès ne dépendent que de facteurs extérieurs ? Des amis de la psychanalyse m'avaient engagé à opposer une statistique de succès à la collection des insuccès qui nous sont reprochés. Je n'ai pas accepté leur conseil. J'ai fait valoir, à l'appui de mon refus, qu'une statistique est sans valeur, lorsque les unités juxtaposées dont elle se compose ne sont pas assez ressemblantes, et les cas d'affections névrotiques qui avaient été soumis au traitement psychanalytique différaient en effet entre eux sous les rapports les plus variés. En outre, l'intervalle dont on pourrait tenir compte était trop bref pour qu'on pût affirmer qu'il s'agissait de guérisons durables, et dans beaucoup de cas on ne pouvait même hasarder aucune affirmation sur ce point. Ces derniers cas étaient ceux de personnes qui cachaient aussi bien leur maladie que leur traitement et dont il fallait également tenir secrète la guéri­son. Mais ce qui m'a, plus que toute autre considération, fait décliner ce conseil, c'est l'expérience que j'avais de la manière irrationnelle dont les hom­mes se comportent dans les choses de la thérapeutique et du peu de possibilités de les convaincre à l'aide d'arguments logiques, même tirés de l'expérience et de l'observation. Une nouveauté thérapeutique est acceptée ou avec un enthousiasme bruyant, comme ce fut le cas de la première tuberculine de Koch, ou avec une méfiance décourageante, comme ce fut le cas de la vaccination vraiment bienfaisante de Jenner qui a encore de nos jours des adversaires irréductibles. La psychanalyse se heurtait à un parti pris mani­feste. Lorsqu'on parlait de la guérison d'un cas difficile, on nous répondait : cela ne prouve rien, car à l'heure qu'il est votre malade serait guéri, même s'il n'avait pas subi votre traitement. Et lorsqu'une malade, qui avait déjà accom­pli quatre cycles de tristesse et de manie et subi, pendant une pause consé­cutive à la mélancolie, le traitement psychanalytique, se trouva, trois semaines après celui-ci, au début d'une nouvelle période de manie, tous les membres de sa famille, approuvés en cela par une haute autorité médicale appelée en consultation, exprimèrent la conviction que cette nouvelle crise ne pouvait être que la conséquence du traitement essayé. Contre les préjugés, il n'y a rien à faire. Il faut. attendre et laisser au temps le soin  de les user. Un jour vient où les mêmes hommes pensent sur les mêmes choses autrement que la veille. Mais pourquoi n'ont-ils pas pensé la veille comme ils pensent aujourd'hui ? C'est là pour nous et pour eux-mêmes un obscur et impénétrable mystère.

Il se peut toutefois que le préjugé contre la thérapeutique analytique soit en vole de régression, et j'en verrais une preuve dans la diffusion continue des théories analytiques et dans l'augmentation, dans certains pays, du nombre de médecins pratiquant la psychanalyse. Jeune médecin, j'avais vu les cercles médicaux accueillir le traitement par la suggestion hypnotique avec la même tempête d'indignation avec laquelle les « raisonnables » d'aujourd'hui accueil­lent la psychanalyse. Mais en tant qu'agent thérapeutique, l'hypnotisme n'a pas tenu. ce qu'il avait promis au début ; nous autres psychanalystes devons nous considérer comme ses héritiers légitimes, et nous n'oublions pas tous les encouragements et toutes les explications théoriques dont nous lui sommes redevables. Les préjudices qu'on reproche à la psychanalyse se, réduisent au fond à ces phénomènes passagers produits par l'exagération des conflits dans les cas d'analyse faite maladroitement ou brusquement interrompue. À présent que vous savez comment nous nous comportons à l'égard des malades, vous pouvez juger si nos efforts sont de nature à leur causer un préjudice durable. Certes, l'analyse se prête à toutes sortes d'abus, et le transfert constitue plus particulièrement un moyen dangereux entre les mains d'un médecin non consciencieux. Mais connaissez-vous un moyen ou un procédé thérapeutique, qui soit à l'abri d'un abus ? Pour être un moyen de guérison, un bistouri doit couper.

J'ai fini, et sans vouloir user d'un artifice oratoire, je vous dirai que je reconnais en les regrettant tous les défauts et toutes les lacunes des leçons que vous venez d'entendre. Je regrette surtout de vous avoir souvent promis de revenir sur tel sujet que j'effleurais en passant et de n'avoir pu tenir ma promesse par suite de l'orientation que prenait mon exposé. J'avais entrepris de vous initier à une matière encore en plein développement, encore très incomplète, et à force de vouloir la résumer, mon exposé est devenu lui-même incomplet. Plus d'une fois, j'avais réuni tous les matériaux en vue d'une conclusion que je me suis abstenu de tirer moi-même. Mais je n'avais pas l'ambition de faire de vous des spécialistes ; je voulais seulement vous éclairer et vous stimuler.

 


29 Cf. Totem et tabou, Payot, Paris.

30 E. Toulouse. - Émile Zola, Enquête médico-psychologique. Paris, 1896.

31 Suleïka. - Peuples, esclaves et vainqueurs - se sont toujours accordés (en ceci) : - le bonheur suprême des enfants de la terre - ne consiste que dans la personnalité. - Quelle que soit la vie,on peut la vivre,-tant qu'on se connaît bien soi-même ; rien n'est perdu - tant qu'on reste ce qu'on est. Hatem. - C'est possible !Telle est l'opinion courante ; - mais je  suis sur une autre trace : - tout le bonheur de la terre - je le trouve réuni dans la seule Suleïka. - Dans la mesure seulement où elle me prodigue ses faveurs, - je m'estime - si elle se détournait de moi,- je  serais perdu pour moi-même. - C'en serait fini d'Hatem. - Mais je sais ce que je ferais : - Je me fondrais aussitôt avec l'heureux - auquel elle accorderait ses baisers.