Quatrième conférence. L’angoisse et la vie instinctuelle

Mesdames, Messieurs, vous ne serez guère surpris si je vous apprends que notre conception de l’angoisse et des instincts fondamentaux de la vie psychique a évolué et s’est modifiée. Vous ne vous étonnerez pas non plus d’apprendre qu’aucune de ces nouvelles données ne suffit à résoudre parfaitement le problème. C’est à dessein que j’emploie le mot de « conception ». Nulle tâche n’est plus ardue que la nôtre, non pas que nous disposions d’un nombre insuffisant d’observations, puisque ce sont juste­ment les phénomènes les plus fréquents, les plus courants qui nous fournissent l’énigme à résoudre, non pas qu’il s’agisse de spéculations abstraites, celles-ci ne jouant ici qu’un petit rôle, mais il ne peut vraiment être question que de conceptions. En effet, il s’agit de trouver les idées abstraites justes qui, appliqué à la matière brute de l’observation, y apporteront ordre et clarté.

J’ai consacré déjà à l’angoisse une de mes conférences, la vingt-cinquième, et je vous en donnerai ici le résumé. Nous avons dit que l’angoisse était un état affectif, c’est-à-dire une combinaison de certains sentiments de la série plaisir-déplaisir avec les décharges qui leur correspondent. Leur perception cependant représente, sans doute par transmission héréditaire, le résidu de quelque événement important. Cet état est donc comparable à l’accès d’hystérie individuellement acquis. Nous avons consi­déré comme capable de laisser une pareille trace affective la naissance, acte durant lequel les phénomènes cardiaques et respiratoires qui accompagnent la peur furent bien réels. La toute première angoisse serait donc d’origine toxique. Nous sommes ensuite partis d’une distinction entre l’angoisse réelle et l’angoisse névrotique, la première étant une réaction à la perception d’un danger extérieur, c’est-à-dire à quelque éven­tuelle blessure, – la seconde restant tout à fait mystérieuse et inutile. En analysant l’angoisse réelle nous l’avons réduite à cet état d’attention sensorielle et de tension motrice que nous appelons disposition à l’angoisse. C’est de celle-ci que découle la réaction d’angoisse ; deux issues sont offertes à cette réaction : ou bien, en effet, la formation de l’angoisse, répétition de l’ancien acte traumatique, n’est qu’un signal et, dans ce cas, le reste de la réaction sert, soit par la fuite, soit par la défense, à faire face à la nouvelle situation périlleuse ; ou bien l’ancien acte traumatique conserve tout son pouvoir, l’angoisse constitue alors la totalité de la réaction et par suite l’état affectif paralysant s’avère inopportun dans les circonstances actuelles.

Nous avons ensuite étudié l’angoisse névrotique et dit qu’elle se manifeste de trois manières différentes : d’abord en tant qu’anxiété générale, angoisse flottante, prête à s’attacher à toutes les représentations nouvelles capables de lui en fournir le prétexte : c’est là ce qu’on appelle l’anxiété d’attente comme, par exemple, dans la névrose d’angoisse typique. Ensuite en tant qu’angoisse fortement liée à des représentations déterminées, comme dans ce que nous appelons les phobies. Toutefois, nous pouvons trouver, là encore, un rapport avec quelque danger extérieur, mais la crainte du danger en question nous semble extrêmement exagérée. Enfin en tant qu’angoisse hystérique ou accompagnant des névroses graves. Tantôt elle est liée à d’autres symp­tômes, tantôt elle se produit indépendamment, par accès, tantôt encore elle persiste longtemps et forme un état stable, mais jamais en tous cas elle ne paraît motivée par un danger extérieur. Nous nous sommes ensuite posé deux questions : de quoi l’anxieux a-t-il peur ? Quel rapport y a-t-il entre l’angoisse et la peur réelle des dangers extérieurs ?

Nos recherches ne sont pas demeurées infructueuses et nous avons pu obtenir quelques résultats importants. En ce qui concerne l’attente anxieuse, l’expérience clinique nous a montré qu’elle est toujours liée au contenu libidinal dans la vie sexuelle. La cause la plus fréquente de la névrose d’angoisse est l’excitation fruste, l’excitation libidinale provoquée, qui n’est ni satisfaite, ni utilisée. L’anxiété apparaît alors à la place de cette libido détournée de sa fonction. Je crois pouvoir dire que la libido insatisfaite se transforme directement en angoisse. Cette opinion paraît être confirmée par certaines phobies très courantes chez les petits enfants. Beaucoup de ces phobies nous semblent tout à fait énigmatiques, d’autres, au contraire, telles que la crainte de la solitude, la peur des personnes étrangères, s’expliquent très bien. La solitude, le visage inconnu, éveillent chez l’enfant le désir de revoir lès traits familiers de sa mère. Ne pouvant ni dominer cette excitation libidinale, ni la tenir en suspens, il la transforme en angoisse. Cette angoisse enfantine ne se range pas dans la catégorie des angoisses réelles, mais bien dans celle des angoisses névrotiques. Les phobies enfantines, tout comme l’attente anxieuse de la névrose d’angoisse, nous offrent l’exemple de la formation d’une peur névrotique par transformation directe de la libido. Nous allons maintenant apprendre à connaître un second mécanisme assez proche du premier.

Disons d’abord que le grand responsable de l’angoisse et des autres névroses, c’est, d’après nous, le processus du refoulement. Nous pensons pouvoir mieux qu’autrefois décrire ce processus en étudiant séparément le sort de l’idée destinée à être refoulée et celui de la libido dont cette idée était chargée. L’idée à refouler peut être déformée au point de devenir méconnaissable, mais sa charge en affect, quelle qu’en soit la forme : agression ou amour, est infailliblement transformée en angoisse. Peu importe dès lors la raison pour laquelle la charge en libido est rendue inutilisable, que ce soit par suite de la faiblesse infantile du moi, comme dans les phobies d’enfants, par suite de processus somatiques dans la vie sexuelle, comme dans la névrose d’angoisse, ou par suite de refoulement comme dans l’hystérie. Les deux mécanismes de la formation d’angoisse névrotique coïncident donc, pour ainsi dire. Au cours de ces recherches, nous avons pu noter l’existence du rapport très important qui existe entre la produc­tion de l’angoisse et la formation du symptôme. On observe là une action réciproque, les deux phénomènes pouvant se remplacer mutuellement, se suppléer l’un l’autre. La maladie de l’agoraphobe, par exemple, débute par un accès d’angoisse dans la rue. Cet accès se renouvellerait à chaque sortie, mais la formation du symptôme, qu’on peut aussi considérer comme une inhibition, comme un rétrécissement fonctionnel du moi, épargne l’accès d’angoisse. C’est l’inverse qu’on constate lorsqu’on tente d’intervenir dans la formation du symptôme, dans les actes obsédants, par exemple. Si l’on empê­che le malade d’accomplir son cérémonial de lavage, il tombe dans le très pénible état d’anxiété dont évidemment son symptôme le préservait. À la vérité, il semble que la production d’angoisse ait précédé la formation du symptôme, comme si les symptô­mes avaient été créés pour empêcher l’apparition de l’état anxieux. Autre confirmation : les premières névroses de l’enfance sont des phobies, des états qui montrent avec évidence que la production initiale d’angoisse est arrêtée par la formation ultérieure du symptôme ; on a l’impression que rien ne saurait mieux que ces relations nous faire comprendre l’angoisse névrotique. En même temps, nous avons réussi à savoir de quoi l’on a peur dans l’angoisse névrotique et nous sommes ainsi parvenus à établir le rapport entre les angoisses névrotiques et les angoisses réelles. Ce qu’on redoute, c’est évidemment sa propre libido. La peur névrotique diffère donc par deux points de la peur réelle : d’abord parce que le danger est intérieur et ensuite parce que la peur névrotique ne devient pas conscient.

Dans les phobies, l’on observe nettement que le danger intérieur s’est transformé en danger extérieur et que, par conséquent, la peur névrotique s’est muée en une peur en apparence réelle. Admettons, pour la commodité d’une explication difficile à don­ner, qu’il s’agisse d’un agoraphobe tourmenté par la crainte des tentations. Certaines rencontres dans la rue peuvent réveiller ces tentations.

Le malade opère donc un déplacement dans sa phobie et s’inquiète d’une situation extérieure. Il pense certainement s’assurer ainsi une protection plus efficace. On peut échapper par la fuite au péril extérieur, mais c’est une entreprise malaisée que de chercher à fuir un danger intérieur.

Je terminais ma précédente conférence sur l’angoisse en avouant que les divers résultats de nos recherches, s’ils n’étaient pas contradictoires, ne concordaient cepen­dant pas entièrement. L’angoisse est, en tant qu’état affectif, la reproduction d’un événement passé et périlleux ; elle reste au service de l’instinct de conservation et sert à signaler les nouveaux dangers. Elle provient aussi d’une libido devenue en quelque sorte inutilisable et se produit dans le processus du refoulement. Remplacée par le symptôme, elle lui reste cependant psychiquement liée… L’on sent bien qu’il manque ici quelque chose pour rassembler en un seul bloc tous ces morceaux épars.

Mesdames, Messieurs, la division de la personnalité psychique en surmoi, moi et ça, telle que je vous l’ai décrite dans ma dernière conférence, nous a imposé une nouvelle orientation dans ce problème de l’angoisse. Nous avons admis que l’angoisse se produisait exclusivement dans le moi et que seul le moi était capable de créer et de ressentir l’angoisse : la position ainsi adoptée nous permet d’envisager la situation sous un angle nouveau. Et de fait, comment concevoir raisonnablement une « angois­se du ça » ? Comment attribuer au surmoi la possibilité de ressentir l’angoisse ? Par contre nous sommes satisfaits de constater que les trois modalités principales de l’angoisse : l’angoisse réelle, l’angoisse névrotique et l’angoisse de conscience peuvent facilement être rapportées à ces trois dépendances du moi : le monde extérieur, le ça et le surmoi. Cette nouvelle manière d’envisager les choses nous permet de saisir l’importance du rôle tenu par l’angoisse en tant que signal d’alarme, rôle qui n’était d’ailleurs pas ignoré de nous auparavant. Mais nous ne nous demandons plus avec autant d’intérêt de quoi est faite l’angoisse, et les relations entre l’angoisse réelle et l’angoisse névrotique sont éclaircies maintenant. Notons, de plus, que les cas dits compliqués semblent actuellement plus faciles à expliquer que les cas réputés simples.

Nous avons récemment étudié l’apparition de l’angoisse dans certaines phobies que nous imputons à l’hystérie d’angoisse. Les cas choisis étaient bien propres à montrer le refoulement typique des émois issus du complexe d’Oedipe. À notre avis, l’investissement libidinal de l’objet maternel avait été transformé en angoisse, puis, lié au substitut qu’est le père, s’était manifesté par le symptôme. Or, notre attente fut déçue : il m’est impossible de vous faire connaître ici tous les détails de notre étude ; sachez seulement qu’elle nous donna des résultats surprenants et contraires à ceux que nous escomptions. En effet, ce n’est pas le refoulement qui provoque l’angoisse, mais bien l’angoisse, apparue la première, qui provoque le refoulement ! Mais de quelle nature est donc cette angoisse ? Causée par un danger extérieur, elle est réelle. De fait, le garçonnet redoute les exigences de sa libido ; en l’occurrence, il s’effraye de l’amour qu’il ressent pour sa mère. C’est donc bien d’une angoisse névrotique qu’il s’agit. Toutefois la menace intérieure perçue par le garçonnet n’est redoutée de celui-ci que parce qu’elle est susceptible d’évoquer un danger extérieur auquel il faut échapper par le renoncement à l’objet aimé. Dans tous les cas étudiés nous obtenons un résultat semblable. Avouons-le, nous ne nous attendions pas à voir le danger instinctuel intérieur conditionner et préparer le danger extérieur réel.

Mais ce danger réel dont l’enfant se croit menacé à cause de l’amour qu’il ressent pour sa mère, quel est-il ? C’est la castration, la perte du membre. Vous m’objecterez naturellement qu’il ne s’agit pas là d’un danger réel. Nul ne songe à châtrer nos garçonnets quand ils sont, durant la phase œdipienne, amoureux de leur mère. Mais la chose est plus compliquée qu’elle ne le semble au premier abord. Il ne s’agit pas de savoir si la castration est réellement pratiquée ; ce qui nous intéresse, c’est que la menace vient du dehors et que l’enfant y croit à juste titre d’ailleurs, car durant sa phase phallique, au moment de son onanisme précoce, on l’a souvent menacé de lui couper le membre et certaines allusions à ce châtiment ont dû, à coup sûr, se renforcer phylogénétiquement en lui. Nous croyons qu’aux époques primitives de l’humanité, la castration était vraiment pratiquée sur l’adolescent par un père jaloux et cruel. Chez certains peuples primitifs, la circoncision fait très souvent partie des rites de la virilité et tire certainement son origine de l’ancienne castration. Nous savons que notre avis sur ce point s’écarte de l’opinion générale, mais nous soutenons que la peur de la castration est l’un des moteurs les plus fréquente et les plus puissants du refoulement et par là de la formation des névroses. Notre conviction s’est nettement renforcée lorsqu’il nous a été donné d’analyser des individus chez lesquels on avait pratiqué non pas, bien entendu, la castration, mais la circoncision, soit dans un but thérapeutique, soit pour punir la masturbation. Ce fait n’est pas rare du tout dans la société anglo-américaine. Bien que nous ayons grande envie d’étudier plus à fond cette question, nous tenons à ne pas nous éloigner de notre sujet. La peur de la castration n’est assurément pas le seul motif du refoulement et n’existe pas chez les femmes, qui sont toutefois susceptibles d’avoir un complexe de castration. La peur de la castration est remplacée, dans l’autre sexe, par la crainte de perdre l’amour, continuation de la peur qu’éprouve le nourrisson en se voyant privé de sa mère. Vous le voyez, cette crainte correspond bien à un danger réel. Quand la mère est absente ou qu’elle prive l’enfant de son amour, cet enfant n’est plus sûr de voir ses besoins satisfaits, peut-être même est-il alors en proie à de très pénibles sentiments de tension. Il nous est bien permis de croire que cette peur n’est, somme toute, que la reproduction de la peur primitive subie lors de la naissance, première séparation d’avec la mère. En adoptant le raisonnement de Ferenczi, vous rangerez la peur de la castration dans la même catégorie ; en effet, perdre le membre viril, c’est être incapable désormais de s’unir à nouveau, par l’acte sexuel, à sa mère ou à la remplaçante de celle-ci. Disons incidemment que le fantasme très fréquent du retour dans le sein maternel est un substitut de ce désir de coït. J’aurais là-dessus bien des choses intéressantes à vous apprendre, mais il ne m’est pas permis de dépasser les limites d’une simple introduction à la psychanalyse. Je me contenterai seulement de vous faire observer qu’ici les recherches psychologiques nous mènent jusqu’aux faits biologiques.

Otto Rank, à qui la psychanalyse est redevable de tant de belles études, a eu le mérite de faire ressortir nettement l’importance de la naissance, de la séparation d’avec la mère. Néanmoins nous rejetons tous, d’un commun accord, les conséquen­ces qu’il tira de ce facteur au point de vue de la théorie des névroses et même de la thérapeutique psychanalytique. D’après lui, toutes les situations périlleuses ultérieures sont calquées sur cette première et terrible expérience : la naissance. En étudiant les situations périlleuses nous constatons qu’à chaque période de l’évolution correspond une angoisse qui lui est propre ; le danger de l’abandon psychique coïncide avec le tout premier éveil du moi, le danger de perdre l’objet (ou l’amour), avec le manque d’indépendance qui caractérise la première enfance, le danger de la castration, avec la phase phallique et enfin la peur du surmoi qui, elle, occupe une place particulière, avec la période de latence. Les anciens motifs de crainte devraient disparaître au cours de l’évolution, puisque les situations périlleuses correspondantes ont perdu de leur valeur grâce au renforcement du moi ; mais ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se passent dans la réalité. De nombreux individus ne parviennent jamais à maîtriser la peur de perdre l’amour, se sentir aimés étant pour eux un besoin insur­montable ; ils persistent donc à se comporter, à ce point de vue, comme des enfants. Normalement, la crainte du surmoi ne cesse jamais, parce que la peur de la conscience s’avère indispensable au maintien des rapports sociaux. L’individu, en effet, dépend toujours d’une collectivité, sauf exceptions rares. Certaines parmi les situa­tions périlleuses se maintiennent parfois jusqu’à des époques tardives, les causes de la peur étant opportunément modifiées. C’est ainsi que la peur de la castration peut apparaître sous le masque de la syphilophobie. L’adulte ne redoute certes plus d’être châtré parce qu’il s’est abandonné aux voluptés sexuelles, mais, en revanche, il a appris qu’il risquait, en se livrant à ses instincts, d’attraper certaines maladies graves. Les personnes dites névrosées gardent incontestablement une attitude infantile devant le danger et ne parviennent pas à surmonter leurs craintes surannées. C’est là d’ailleurs un des traits saillants du caractère des névrosés ; mais le pourquoi de cet état de choses n’est pas facile à trouver.

Vous n’avez pas oublié, j’espère, que notre but est d’étudier les rapports existant entre l’angoisse et le refoulement. Deux faits nouveaux nous sont apparus : d’abord que l’angoisse crée le refoulement, à l’inverse de ce que nous supposions, et ensuite que la situation instinctuelle redoutée est provoquée, en fin de compte, par une situation extérieure dangereuse. Nous allons chercher maintenant de quelle manière se produit le refoulement sous l’influence de l’angoisse. Voici à mon avis comment les choses se passent : le moi observe que la satisfaction d’une nouvelle exigence instinctuelle évoque l’une des situations périlleuses dont il a gardé le souvenir. Il lui est donc nécessaire de réprimer, d’étouffer, de rendre impuissant cet investissement pulsionnel. Nous savons que le moi y parvient très bien quand il est fort et qu’il réussit à absorber dans son organisation la pulsion instinctuelle en question. Mais en cas de refoulement, cette pulsion appartient encore au ça et le moi, conscient de sa propre faiblesse, utilise alors une technique identique, en somme, à celle de la pensée normale. La pensée est une méthode d’essai pratiquée à l’aide de faibles quantités d’énergie ; elle rappelle le procédé d’un général qui, avant de donner à l’ensemble de ses troupes l’ordre d’avancer, déplace sur la carte du pays de petites figurines. Le moi devance donc la satisfaction accordée à la pulsion instinctuelle inquiétante et permet aux sentiments de déplaisir de réapparaître au début de la situation périlleuse redoutée. Ainsi se déclenche l’automatisme du principe de plaisir-déplaisir qui réalise ensuite le refoulement de la pulsion instinctuelle dangereuse.

Arrêtez, vous écrierez-vous, nous ne vous suivons plus ! Vous avez raison et pour que mes assertions vous paraissent plausibles, il faut que je les complète par d’autres détails. Tout d’abord, j’avoue avoir tenté de traduire, dans le langage de notre pensée normale, un processus évidemment non conscient ou préconscient qui intéresse, sans doute, les charges énergétiques d’un substratum indéfinissable. Cette difficulté, impossible d’ailleurs à éviter, n’est pas insurmontable. L’importance est de bien discerner ce qui se passe, au cours du refoulement, d’une part dans le moi et d’autre part dans le ça. Nous venons de décrire le comportement du moi qui se sert d’un investissement d’essai et met en branle, par le signal de l’angoisse, l’automatisme plaisir-déplaisir. Diverses réactions, parfois plus ou moins enchevêtrées, peuvent alors se produire : ou bien l’accès d’angoisse parvient à son plein épanouissement et le moi renonce alors à jouer dans l’émotion un rôle quelconque, ou bien le moi institue en lieu et place de l’investissement expérimental un contre-investissement ; ce dernier s’associe à l’énergie de l’émotion refoulée et peut, soit former le symptôme, soit, une fois capté par le moi, s’installer à demeure, en tant que formation réactionnelle, certaines dispositions se trouvant alors renforcées. Plus la production d’angoisse aura été réduite au rôle de simple signal, plus le moi devra utiliser de réactions de défense afin de lier psychiquement ce qui a été refoulé et plus aussi le processus se rappro­chera, sans l’atteindre toutefois, de l’élaboration normale. Puisque nous voilà sur ce chapitre, demeurons-y un moment encore. Il est certes difficile de donner une défini­tion de ce qu’on est convenu d’appeler le caractère ; cependant vous avez pu voir par vous-mêmes que ce dernier est uniquement attribuable au moi et nous avons appris à connaître quelques-uns des facteurs qui le déterminent : en premier lieu, la transfor­mation de l’ancienne instance parentale en surmoi, fait qui est bien le plus important et le plus décisif de tous, plus tard l’identification aux parents ou à d’autres Personnes influentes, puis d’autres identifications encore qui sont les résidus de relations objectales abandonnées. À tout cela, ajoutons ces formations réactionnelles qui jouent toujours leur rôle dans la formation du caractère et que le moi acquiert par des moyens plus normaux, d’abord dans ses refoulements et par la suite quand il rejette-les pulsions instinctuelles indésirables.

Revenons maintenant en arrière et occupons-nous du ça. Que devient la pulsion au cours du refoulement ? Voilà un problème bien ardu. Quel est surtout le sort réservé à l’énergie, à la charge libidinale de cet émoi et de quelle manière est-elle utilisée ? Nous crûmes longtemps, vous vous le rappelez, qu’elle était transformée en angoisse par suite même du refoulement. Nous n’osons plus l’affirmer aujourd’hui et, avec modestie, nous dirons que le sort réservé à cette énergie n’est pas toujours identique à lui-même. Sans doute subsiste-t-il un accord intime, à propos de la pul­sion refoulée, entre les anciens processus dans le moi et dans le ça, accord qui devait nous être connu. En effet, après avoir mis en relief le rôle que joue dans le refoule­ment le principe de plaisir-déplaisir réveillé par le signal de l’angoisse, nous pouvons modifier nos conceptions. Ce principe régit souverainement les processus dans le ça et ne manque pas de provoquer, dans la pulsion instinctuelle en jeu, de très profondes modifications. Rien d’étonnant à ce que les effets produits par le refoulement soient très variables et aient une plus ou moins grande répercussion. En certains cas, la pulsion instinctuelle refoulée conserve sa charge libidinale et demeure intacte dans le ça malgré la pression exercée par le moi. D’autres fois, elle semble avoir subi une destruction totale, auquel cas sa libido paraît s’être engagée dans d’autres voies. Je supposai que tout se passait ainsi lors de la liquidation normale du complexe d’Oedipe qui, dans ces cas favorables, n’est pas seulement refoulé, mais aussi détruit dans le ça. L’expérience clinique nous a montré, en outre, qu’il se produit fréquemment, au lieu du refoulement habituel, une diminution de la libido, une régression de cette dernière vers un stade antérieur. Tout ceci ne peut naturellement s’accomplir que dans le ça et seulement sous l’influence du conflit qu’a déclenché le signal d’alarme. C’est la névrose obsessionnelle qui offre le meilleur exemple de ce phénomène, car la régression libidinale et le refoulement y agissent de concert.

Mesdames, Messieurs, je crains que cet exposé ne vous paraisse bien obscur. Vous devinerez aussi qu’il n’est pas complet. Tout en étant navré de vous décevoir, je répète que mon seul dessein est de vous donner un aperçu de la nature de nos recherches et des buts que nous poursuivons. À mesure que nous avançons dans l’étude des phénomènes psychiques, nous nous rendons mieux compte de leur richesse et de leur complexité. Certaines formules simples nous semblent d’abord conformes à la vérité, plus tard elles s’avèrent insuffisantes. Il convient de les modifier et de les perfectionner sans cesse. En vous parlant de la théorie du rêve, je vous ai fait pénétrer dans un domaine ou à peu près rien de nouveau n’a pu être découvert depuis quinze ans ; maintenant qu’il est question de l’angoisse, vous vous trouvez dans un milieu en pleine évolution. Ces faits nouveaux n’ont d’ailleurs pas encore été étudiés à fond et c’est pour cela, sans doute, qu’ils sont si difficiles à décrire. Prenez patience, nous pourrons bientôt abandonner cette fatigante étude de l’angoisse sans avoir abouti, je l’avoue, à une conclusion entièrement satisfaisante, mais heureux cependant d’avoir pu progresser de quelques pas. Nous avons, chemin faisant, glané quelques idées nouvelles ; c’est ainsi que l’étude de l’angoisse nous incite maintenant à compléter notre description du moi. Nous avons dit que le moi témoigne d’une grande faiblesse vis-à-vis du ça, dont il est le fidèle serviteur et dont il s’empresse de satisfaire les exigences et d’exécuter les ordres. Nous ne songeons nullement à nous dédire, mais il faut reconnaître, d’autre part, que ce moi est mieux organisé et mieux orienté vers la réalité. Il n’y a lieu ni d’exagérer cette distinction, ni d’être surpris si le moi, de son côté, exerce quelque influence sur les processus qui se déroulent dans le ça. C’est ainsi, je pense, qu’il met en branle, au moyen du signal d’alarme, le principe presque tout puissant de plaisir-déplaisir. Reconnaissons cepen­dant qu’aussitôt après, il trahit à nouveau sa faiblesse en renonçant, du fait du refoulement, à une partie de son organisation défensive et en se résignant à toujours voir la pulsion instinctuelle à l’abri de son influence.

Une remarque encore au sujet du problème de l’angoisse. La peur névrotique s’est, entre nos mains, transformée en peur réelle, en crainte de certains dangers extérieurs. Nous ne pouvons en rester là et sommes obligés de faire un pas, mais un pas en arrière. Nous nous demandons ce qui constitue vraiment le danger, la chose redoutée, dans la situation alarmante en question. Ce n’est certainement pas la blessure : celle-ci objectivement considérée peut n’avoir aucune importance au point de vue psychique. Ce qui est à craindre, c’est plutôt la modification que cette blessure est capable de provoquer dans la vie psychique. La naissance, par exemple, prototype à nos yeux de l’état d’angoisse, peut à peine être considérée en soi comme un préjudice, malgré le risque toujours possible d’une blessure. L’essentiel dans la naissance, comme dans toute situation périlleuse, est l’apparition dans le psychisme d’un état de grande tension ressenti comme un déplaisir et dont on ne peut se libérer par une décharge. Si nous qualifions de traumatique cet état où les efforts du principe de plaisir échouent, nous parvenons, en considérant la série angoisse névrotique – angoisse réelle – situation périlleuse, à la conclusion simple que voici : la chose redoutée, l’objet de l’angoisse, c’est toujours l’apparition d’un facteur traumatique qu’il est impossible d’écarter suivant la norme du principe de plaisir. Nous concevons immédiatement que ce principe ne suffit pas à nous préserver des dommages extérieurs, mais seulement d’un certain préjudice dont notre économie psychique peut être victime. Il s’en faut de beaucoup que le principe de plaisir et l’instinct de conservation se prêtent, dès le début, une aide mutuelle et il y a loin de l’un à l’autre. Mais quelque chose va peut-être nous donner la solution cherchée. En effet, nous voyons qu’il ne s’agit ici que de grandeurs relatives ; c’est la grandeur de la somme des émotions exerçant une influence sur le facteur traumatique qui paralyse l’action du principe de plaisir, qui confère à la situation dangereuse sa gravité. Et s’il en est réellement ainsi, si l’énigme peut être résolue par une aussi simple proposition, pourquoi refuser à de pareils facteurs la possibilité de se manifester même en l’absence de tout situation périlleuse ? L’angoisse en pareil cas ne serait plus un simple signal, mais surgirait comme une création nouvelle et pour de nouveaux motifs. L’expérience clinique nous enseigne que c’est bien ainsi que les choses se passent. Seuls les refoulements tardifs révèlent le mécanisme ci-dessus décrit, où l’angoisse apparaît comme le signal d’une ancienne situation dangereuse ; les tout premiers, les primitifs, se produisent directement lorsque le moi vient se heurter, par suite de facteurs traumatiques, à une trop grande exigence libidinale, et ils recréent leur angoisse, mais à l’image de la naissance. Les choses se passent sans doute de la même manière lors de l’apparition de l’angoisse dans le cas d’une névrose d’angoisse par trouble somatique de la fonction sexuelle. Nous ne prétendons plus que la libido elle-même soit transformée en angoisse, mais rien ne semble infirmer l’idée d’une double origine de cette dernière, qui peut soit provenir directement du facteur traumatique, soit être le signal d’une nouvelle menace de sa part. Mesdames, Messieurs, sans doute vous réjouissez-vous d’en avoir fini avec l’angoisse ; cependant vous n’y aurez rien gagné, car le sujet que nous allons aborder est tout aussi ardu que celui qui le précède. Je me propose de vous faire connaître aujourd’hui même la théorie de la libido ou doctrine des instincts. Sur ce point aussi nos idées ont évolué, mais sans que les progrès réalisés méritent qu’on tente n’importe quel effort pour en prendre connaissance. Sur ce terrain nous n’avançons qu’à tâtons, cri cherchant à nous orienter, à découvrir de nouvelles perspectives. Je veux seule­ment faire de vous les témoins de nos tentatives. Ici encore je suis obligé de faire machine arrière. La doctrine de l’instinct est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les instincts sont des êtres mythiques à la fois mal définis et sublimes. Tout en ne pouvant jamais cesser d’en tenir compte au cours de notre travail, nous ne sommes pas certains de les bien concevoir. Vous savez de quelle manière l’on se représente communément les instincts ; il en a été créé pour répondre à tous les besoins : instincts d’orgueil, d’imitation, de jeu, instinct social et bien d’autres encore. On les étudie séparément en prêtant à chacun d’eux une attribution spéciale, puis on cesse de s’en préoccuper. Nous sentions, depuis longtemps, que derrière cette multitude de petits instincts se dissimulait quelque chose de puissant, de sérieux, quelque chose dont il ne fallait s’approcher qu’avec précaution. Timidement, nous tentâmes un premier pas, pensant qu’il y avait peu de chances de se fourvoyer en distinguant d’après nos deux principaux besoins : la faim et l’amour, deux espèces ou groupes d’instincts. Si jaloux que nous soyons en général de l’indépendance de la psychologie vis-à-vis des autres sciences, nous sommes bien obligés de reconnaître qu’elle se trouve ici influencée par un indéniable fait biologique, à savoir que l’être vivant tend vers deux fins : la conservation de soi et la conservation de l’espèce, et ces deux besoins semblent n’être pas solidaires l’un de l’autre, ni avoir aucun trait commun ; bien plus encore, ils se contrarient souvent, dans la vie animale. Il convient donc de s’occuper ici de psychologie biologique et d’étudier les phénomènes psychologiques qui accompagnent les processus biologiques. C’est justement parce qu’elles illustrent cette conception que les « pulsions du moi » et les « pulsions sexuelles » ont été intégrées dans la psychanalyse. Parmi les premières, nous avons rangé tout ce qui concerne la conservation, la revendication, l’élargissement de la personnalité. Aux secondes, nous avons attribué toute la richesse nécessaire à la sexualité infantile et à la sexualité perverse. Or, en étudiant les névroses, nous avons appris que le moi est une puissance restrictive et refoulante et que les pulsions sexuelles sont l’objet de la restriction et du refoulement. Nous crûmes ainsi toucher du doigt non seulement la disparité, mais encore le conflit des deux groupes d’instincts. Nous nous préoccupâmes d’abord uniquement des pulsions sexuelles et nous appelâmes « libido » l’énergie dont elles sont chargées. C’est en les étudiant que nous tentâmes de donner une idée nette de ce qu’est un instinct et de quoi il se montre capable. Telle est la position adoptée par la théorie de la libido.

La pulsion se distingue donc de l’excitation en ce qu’elle tire son origine de sources d’excitation qui se trouvent dans le corps même, en ce qu’elle agit comme une force constante et en ce que le sujet est dans l’impossibilité de la fuir, comme il pourrait le faire s’il s’agissait de quelque excitation extérieure. En étudiant l’instinct, on distingue sa source, son objet et son but. La source, c’est l’état d’excitation cor­porelle et le but, l’apaisement de cette excitation ; l’instinct devient psychiquement actif en allant de la source au but ; nous nous le figurons comme une certaine quantité d’énergie qui tend vers une direction déterminée et c’est cette poussée qui lui a fait donner le nom de pulsion. On a accoutumé de parler d’instincts actifs et d’instincts passifs : il serait préférable de dire que les instincts tendent vers des buts actifs ou passifs ; cependant un déploiement d’activité est nécessaire même quand il s’agit d’atteindre un but passif. Ce but, le sujet le trouve parfois sur son propre corps, mais, en général, il y a intercalation d’un objet sur lequel l’instinct peut atteindre son but extérieur. Quant au but intérieur, ce qui le constitue, c’est toujours la modification corporelle ressentie comme une satisfaction. L’instinct, du fait de ses relations avec la source somatique, acquiert-il une spécificité ? De quelle nature est-elle alors ? Voilà ce que nous ignorons. Nos expériences analytiques nous ont montré que des pulsions instinctuelles provenant d’une source quelconque peuvent parfaitement s’unir aux pulsions qui découlent d’une autre source pour ensuite partager le même destin. Avouons cependant que tout cela n’est pas encore entièrement expliqué. Le rapport de l’instinct avec le but et l’objet est variable aussi, ces derniers étant remplaçables par d’autres, mais le rapport avec l’objet s’avère le plus aisément modifiable. Nous donnons à certaines modifications du but, à certaines substitutions d’objets dans lesquelles la valeur sociale entre en ligne de compte, le nom de sublimation. Nous savons que certains instincts, gênés par des obstacles, ne parviennent pas à atteindre leur but ; il s’agit là de ces pulsions instinctuelles d’origine connue, qui tendent vers un but déterminé, mais qui ne peuvent arriver a se satisfaire, d’où l’instauration d’un investissement objectal permanent et d’une tendance durable. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger, par exemple, ces tendres sentiments qui n’aboutissent jamais à la satisfaction du besoin sexuel dont ils sont pourtant issus. Vous voyez que le sort et les caractères des instincts ne nous sont pas encore entièrement connus. N’oublions pas qu’il, convient de faire ressortir une autre distinction encore entre les pulsions sexuelles et les pulsions de conservation. Cette distinction aurait une grande portée si elle concernait tout le groupe : ce qui est remarquable dans les pulsions sexuelles, c’est leur plasticité, la faculté qu’elles ont de modifier leur but, la facilité avec laquelle elles échangent telle de leur satisfaction contre telle autre, et la temporisation dont elles sont capables, ainsi que nous l’avons vu dans le cas des pulsions entravées. Nous serions tentés de dénier tous ces caractères aux instincts de conservation et de dire qu’ils sont inébranlables, que leurs manifestations ne sauraient être différées, qu’ils sont bien plus impératifs et que leur rapport tant avec, le refoulement qu’avec l’angoisse est de nature différente. Mais, à la réflexion, nous voyons que cette disposition n’est pas commune à tous les instincts du moi, qu’elle n’est le fait que de la faim et de la soif et qu’elle se fonde évidemment sur une particularité des sources instinctuelles. Notre embarras provient aussi de ce que nous n’avons pas étudié séparément les modifications subies par les pulsions instinctuelles primitivement attachées au ça, sous l’influence du moi organisé.

Nous avançons sur un terrain plus ferme quand nous étudions la manière dont la vie pulsionnelle sert la fonction sexuelle. Nos opinions, que vous connaissez déjà, sont bien arrêtées sur ce point : il n’y a pas lieu de parler d’un unique instinct qui tendrait, dès l’origine, vers le but de la fonction, c’est-à-dire vers l’union des deux cellules sexuelles. Au contraire nous observons une multitude de pulsions partielles qui, provenant des divers endroits et régions du corps et assez indépendantes les unes les autres, cherchent et trouvent leur satisfaction dans ce que nous pouvons appeler le plaisir organique. Les organes génitaux sont, parmi les zones érogènes, les derniers apparus et il est impossible cette fois de ne pas qualifier de sexuel le plaisir organique qu’ils sont susceptibles de provoquer. Ces tendances au plaisir ne se trouvent pas toutes intégrées dans l’organisation définitive de la fonction sexuelle : certaines d’entre elles, inutilisables, sont éliminées, soit par le refoulement, soit de quelque autre manière ; quelques-unes, déviées de leur but suivant le mode bizarre que nous avons décrit, sont employées à renforcer d’autres tendances, enfin d’autres encore restent confinées dans des rôles secondaires et servent à l’exécution d’actes prépara­toires et à la production de volupté préliminaire. Vous avez oui dire qu’au cours de ce lent développement, on pouvait observer plusieurs stades d’organisation provisoire et que cet historique de la fonction sexuelle permettait d’en expliquer les déviations et les étiolements. Nous appelons stade oral le premier en date de ces stades prégé­nitaux, celui durant lequel, grâce au mode d’alimentation du nourrisson, c’est la zone buccale érogène qui prédomine dans ce qu’on peut appeler l’activité sexuelle de cette période de la vie. Au second stade, apparaissent les puisions sadiques et anales qui coïncident certainement avec la dentition, le développement des muscles et la maîtrise des fonctions du sphincter. D’intéressantes observations ont été faites tou­chant cette surprenante période. Le troisième stade est le phallique, celui durant lequel le membre viril, ou ce qui lui correspond chez la fillette, prend dans les deux sexes une importance qui ne saurait être négligée. Nous avons réservé à l’organisation définitive le nom de stade génital ; c’est celui qui s’établit après la puberté et où l’organe génital féminin, longtemps après l’organe viril, s’affirme en fin.

Tout cela sans doute n’est qu’une redite, mais je me tais, cette fois, sur certaines conceptions qui n’en gardent pas moins leur valeur ; la répétition était nécessaire, car elle nous a permis de rattacher nos nouvelles données à ces données anciennes. Nous nous flattons non seulement d’avoir appris bien des choses sur les organisations primitives de la libido, mais aussi d’être mieux à même de comprendre les phénomènes déjà connus. C’est ce que je vais du moins tenter de vous prouver par quelques exemples. Abraham a montré en 1924 qu’on peut distinguer deux phases dans le stade sadique anal. Dans la plus ancienne, ce sont les tendances destructrices d’anéantissement et de perte qui prédominent, dans l’autre, au contraire, les tendances objective­ment bienveillantes d’attachement et de possession. C’est donc au milieu de ce stade que les égards envers l’objet apparaissent, avant-coureurs d’un ultérieur investissement amoureux. Tout porte à croire qu’on peut aussi admettre l’existence d’une sous-division semblable dans le stade oral. Durant le premier sous-stade, il ne peut être question que d’une incorporation orale, toute ambivalence dans les relations avec l’objet (le sein maternel) étant absente. La seconde phase, caractérisée par la dentition, peut être appelée phase orale sadique et l’ambivalence s’y manifeste pour la première fois. Les manifestations de cette dernière se précisent bien davantage dans le stade suivant, le sadique anal. L’utilité de ces nouvelles distinctions s’avère surtout quand on cherche, comme c’est le cas dans certaines névroses – névrose obsession­nelle, mélancolie –, les points de fixation prédispositionnels dans le développement de la libido. Rappelez-vous ce que nous avons appris touchant le rapport entre la fixation de la libido, la disposition et la régression.

Notre conception des phases de la libido a, en somme, quelque peu évolué. Autre­fois nous pensions que chacune des phases faisait place nette à la phase suivante. Nous considérons maintenant que chaque phase laisse sa trace dans les formations ultérieures et que cette trace se retrouve toujours dans l’économie de la libido et dans le caractère de la personne. D’autres études plus importantes encore nous ont montré que, dans certains cas pathologiques, il y a fréquemment régression vers des phases antérieures. C’est par les régressions d’ailleurs qu’on caractérise certaines formes de maladies ; mais je ne puis traiter ici cette question qui est du domaine de la psychologie spéciale des névroses.

Ce sont l’érotisme anal, les excitations fournies par la zone érogène anale qui nous ont surtout permis d’étudier les conversions de pulsions, ainsi que d’autres phéno­mènes analogues, et nous avons été surpris de voir quels emplois variés incombaient à ces émois pulsionnels. Le rôle de la zone anale durant le développement a toujours été dédaigné et il n’est, sans doute, pas facile d’oublier ce mépris. Rappelons-nous cependant qu’Abraham nous exhorte à considérer que l’anus correspond embryo­génétiquement à la bouche primitive, reportée par la suite à l’extrémité de l’intestin. Nous apprenons ensuite que la dépréciation des fèces, des excréments, provoque le déplacement de cet intérêt compulsionnel sur des objets susceptibles d’être considérés comme des cadeaux ; et cela à juste titre, car les fèces constituent bien le premier cadeau que peut offrir, en gage d’amour, le nourrisson à la personne qui le soigne. Plus tard, et grâce à un changement de signification qui rappelle celui dont le langage est l’objet, l’ancien intérêt se reporte sur l’or et sur l’argent, tout en contribuant aussi à l’investissement affectif de l’enfant et du pénis. Tous les enfants demeurent un long temps partisans de la théorie du cloaque et sont persuadés que le bébé, comme les fèces, sort de l’anus. La défécation est ainsi une figuration de la naissance. Mais le pénis lui-même a un précurseur et ce précurseur c’est l’excrément qui remplit et excite la muqueuse intestinale. Quand l’enfant apprend, assez à contrecœur, que certaines créatures humaines sont privées de ce membre, il en vient à considérer le pénis comme un organe détachable du reste du corps et par là tout à fait analogue à l’excré­ment : premier fragment de soi auquel il a dû renoncer. Une grande partie de l’érotis­me anal est ainsi reportée sur le pénis ; cependant l’intérêt que suscite cet organe a, dans l’érotisme oral, une racine plus solide peut-être que dans l’érotisme anal. En effet, une fois l’allaitement terminé, le pénis hérite aussi des sentiments portés au mamelon de la mère. Si l’on ignore ces relations profondes, il est impossible de com­prendre les fantasmes, les idées influencées par l’inconscient et le langage sympto­matique des hommes. Fèces – argent – cadeau – enfant, pour nous ces termes sont équivalents et représentés par le même symbole. N’oubliez pas que je n’ai pu traiter ce sujet que fort succinctement. J’ajouterai en quelques mots que l’intérêt suscité plus tard seulement par le vagin a aussi et surtout une origine érotico-anale. Rien d’étonnant à cela puisque le vagin, selon une heureuse expression de Lou Andreas-Salomé, est « loué » à l’anus. Pour ceux qui n’ont pu traverser une certaine phase de développement sexuel : les invertis, le vagin est remplacé par l’anus. Il est souvent question dans les rêves d’une pièce d’abord unique qui se trouve ensuite divisée en deux par une cloison, ou vice versa. C’est là une allusion au rapport du vagin avec l’intestin. Et nous observons nettement aussi comment chez la fillette le désir antiféminin de posséder un pénis arrive à se muer en désir de l’homme, possesseur du pénis et dispensateur de l’enfant. On voit ici encore comment une partie de l’intérêt primitivement anal-érotique parvient à s’insérer dans l’organisation génitale ultérieure.

Au cours de ces études sur les phases prégénitales de la libido, il nous a été donné de gagner quelques aperçus nouveaux sur la formation du caractère. Nous avons pu reconnaître que trois qualités étaient inséparables les unes des autres : l’ordre, l’économie et l’obstination. L’analyse des individus pourvus de ces qualités a démon­tré qu’elles découlaient de l’érotisme anal en l’épuisant. Leur présence simultanée nous permet de parler de caractère anal et ce dernier est, en quelque sorte, à l’opposé de l’érotisme anal brut. Nous trouvons un rapport analogue et peut-être plus étroit encore entre l’ambition et l’érotisme urétral. Certaine légende fait audit rapport une singulière allusion ; on raconte, en effet, qu’Alexandre le Grand naquit la nuit même où fut incendié par un certain Érostrate, mû seulement par l’ambition, un monument très admiré, le temple d’Artémis à Éphèse. Ne croirait-on pas, à ouïr cette histoire, que les connexions dont nous venons de parler étaient connues des Anciens. Vous savez que la miction et le feu ou l’extinction du feu ont quelque rapport. Tout nous incite à croire que d’autres traits de caractère encore sont les résidus ou les formations réactionnelles de certaines structures prégénitales de la libido, mais nous ne sommes pas encore en mesure de le démontrer.

Il est temps maintenant que nous revenions à l’historique du sujet et au sujet lui-même et que nous reprenions l’étude des problèmes les plus généraux de la vie instinctuelle. Tout d’abord, notre théorie de la libido fut établie sur le contraste des pulsions du moi et des pulsions sexuelles. Quand nous en vînmes ensuite à étudier de plus près le moi lui-même, quand nous eûmes connaissance de ce qu’est le narcis­sisme, cette distinction perdit de son intérêt. Il arrive parfois, rarement, que le moi se prenne pour objet comme s’il était amoureux de lui-même, d’où ce nom emprunté à la fable : le narcissisme. Mais il ne s’agit là, en fin de compte, que de l’extrême exagé­ration d’un état de choses normal. On finit par comprendre que le moi est toujours le réservoir principal de la libido et qu’il reste le point de départ et d’arrivée des inves­tissements libidinaux objectaux, tandis que la majeure partie de cette libido elle-même y demeure, elle, en permanence. La libido du moi ne cesse jamais de se trans­former en libido objectale et vice versa. Mais ces deux libidos n’étant pas de nature différente, il est donc inutile de séparer leurs énergies respectives ; on peut ainsi soit abandonner entièrement ce terme de libido, soit ne l’utiliser que pour désigner l’énergie psychique.

Nous ne tardâmes pas non plus à abandonner ce point de vue. La notion d’une discordance à l’intérieur même de la vie instinctuelle s’imposa bientôt plus nettement encore et de tout autre manière. Je ne veux pas vous donner ici tous les détails de ces découvertes. Sachez seulement que notre nouvelle théorie des instincts est basée sur des considérations biologiques ; je vais vous mettre au courant des résultats obtenus. Nous admettons qu’il y a deux sortes, essentiellement différentes, d’instincts : les instincts sexuels, le mot sexuel étant pris dans soir sens le plus large, l’Éros, si vous préférez, et les instincts d’agression dont le but est de détruire. Vous trouverez qu’il n’y a là rien de nouveau et que je ne fais qu’essayer d’expliquer théoriquement l’oppo­sition entre la haine et l’amour, opposition qui se confond peut-être avec cette autre : l’attirance et la répulsion dont les sciences physiques admettent l’existence dans le inonde inorganique. Mais, chose étrange, nombre de gens considéreront cet exposé comme une dangereuse innovation qu’il convient de rejeter au plus vite. C’est, à mon avis, l’influence d’un facteur affectif qui se manifeste dans ce rejet. Pourquoi avons-nous, nous-mêmes, tant tardé à reconnaître l’existence d’un instinct d’agression ? Pourquoi n’avons-nous pas déjà hardiment mis en lumière, expliqué théoriquement des faits qui sautent aux yeux et que chacun connaît ? Sans doute la résistance serait-elle moindre si pareil instinct n’était prêté qu’à l’animal. Mais admettre la présence de cet instinct dans la nature humaine, voilà qui parait sacrilège, voilà qui va à l’encontre d’un trop grand nombre d’hypothèses religieuse et de conventions sociales. Non, il faut que l’homme soit bon ou tout au moins bienveillant. S’il se montre, à l’occasion, brutal, violent et cruel, la faute en incombe à certains troubles passagers de sa vie sentimentale, troubles provoqués, pour la plupart, et dont est responsable, sans doute, la défectueuse organisation sociale maintenue jusqu’à ce jour.

Mais hélas tout ce que l’histoire nous enseigne, tout ce que nous pouvons nous-mêmes observer dément cette opinion et nous montre plutôt que la foi en la « bonté » de la nature humaine est une de ces déplorables illusions dont l’homme espère qu’elles embelliront et faciliteront sa vie, tandis qu’elles sont seulement nuisibles. Abandonnons cependant cette controverse inutile : ce qui nous amena à admettre la présence, chez l’homme, d’un instinct d’agression et de destruction, ce ne furent ni les enseignements de l’histoire, ni notre propre expérience de la vie, mais bien certaines considérations générales suggérées par l’observation de deux phénomènes : le sadisme et le masochisme. Nous appelons sadisme la nécessité, pour obtenir une satisfaction sexuelle, de faire souffrir, de maltraiter, d’humilier l’objet sexuel, et ma­sochisme, le besoin d’être soi-même ce souffre-douleur. Vous n’ignorez pas non plus que ces deux tendances jouent aussi leur rôle dans les rapports sexuels normaux et qu’on les qualifie de perversions quand, après avoir éliminé les autres buts sexuels, elles parviennent à les remplacer par leurs propres fins. Vous avez pu remarquer aussi que le sadisme est plus intimement lié à la virilité et le masochisme à la féminité, comme s’il y avait là quelque affinité secrète ; ajoutons cependant sans plus tarder que nous n’avons pas avancé sur cette voie. Les deux tendances, sadisme et maso­chisme, surtout le masochisme, restent très mystérieuses pour la théorie de la libido, et il est de règle que ce qui a été la pierre d’achoppement d’une théorie devienne la pierre angulaire de la théorie suivante.

Le sadisme et le masochisme nous offrent, croyons-nous, d’excellents exemples de l’intrication des deux sortes d’instincts, de l’Éros avec l’agression, et nous admet­tons que ces exemples sont typiques et que toutes les pulsions instinctuelles dont nous pourrions nous occuper présentent les mêmes intrications, les mêmes alliages des deux instincts. Naturellement les proportions du mélange sont variables. Les pulsions érotiques y apportent la multiplicité de leurs buts sexuels, tandis que les autres n’y fournissent que des atténuations, des dégradations de leurs tendances monotones. Ces données nous ont permis de poursuivre des recherches dont l’importance, en ce qui concerne la compréhension des processus pathologiques, pourra un jour être considérable. En effet, les intrications elles-mêmes peuvent se détruire et tout nous permet de croire que ces désintrications de pulsions ont pour la fonction les plus graves conséquences. Mais ces vues étant trop neuves, personne n’a encore tenté de les utiliser pratiquement.

Étudions à nouveau le problème particulier du masochisme qui, si nous laissons provisoirement de côté ses composants érotiques, nous révèle l’existence d’une tendance à la destruction de soi-même. S’il est vrai, dans le cas de la pulsion. de destruction aussi, que le moi englobe tous les pulsions instinctuelles (nous croyons plutôt que c’est ici le ça, la personne entière), il s’ensuit que le masochisme est plus ancien que le sadisme, mais que le sadisme est la pulsion de destruction dirigée vers le dehors et qui revêt ainsi un caractère agressif. Une certaine partie de l’instinct de destruction primitif doit persister intérieurement, mais il semble que nous ne le puissions percevoir que dans deux cas : lorsqu’il se transforme en masochisme, par union avec les pulsions érotiques, ou lorsque, sous forme d’agressivité et chargé de plus ou moins d’érotisme il menace le monde extérieur, Nous nous disons alors que si l’agressivité ne parvient pas à se satisfaire dans le monde extérieur, c’est peut-être parce qu’elle s’y heurte à des obstacles réels ; il est alors possible qu’elle renonce à se manifester au-dehors et qu’elle vienne grossir la masse des pulsions d’autodestruction qui bouillonnent à l’intérieur. Nous verrons bientôt que les choses se passent réellement ainsi et qu’il convient d’attribuer à ce processus une très grande impor­tance. Une agressivité contrariée devient très nuisible ; tout se passe comme si nous étions contraints pour ne pas céder à la tendance d’autodestruction, pour éviter notre propre destruction, de détruire gens et choses. Triste constatation pour le moraliste !

Mais le moraliste longtemps encore se consolera en se disant que nos spéculations ne sont que des hypothèses. Instinct bizarre vraiment, qui tend à détruire son propre habitat ! Certes, les poètes parlent parfois de choses semblables, mais chacun sait que les poètes sont irresponsables. N’ont-ils pas droit, eux seuls, à la licence poétique ? La physiologie, sans doute, nous offre un exemple d’autodestruction : celui de la mu­queuse stomacale qui se digère elle-même. Il faut convenir que les preuves de l’existence de cet instinct s’avèrent bien imparfaites. Ainsi il suffirait que la satis­faction sexuelle dépendît, chez quelques malheureux fous, de certaines conditions bizarres pour que l’on en vînt à adopter une opinion aussi lourde de conséquences ! Je crois qu’une étude plus approfondie des instincts nous éclairera là-dessus. Les instincts ne dominent pas seulement la vie psychique, mais aussi la vie végétative. Ces instincts organiques méritent sur un point surtout notre attention. Nous verrons plus tard que le point en question est commun à toutes les pulsions. On découvre, en effet, que ces dernières tendent toujours à rétablir un état de choses ancien ; nous admettons qu’à partir du moment où un état de choses a été aboli, un instinct se forme qui tend à le ressusciter, en provoquant ainsi ces phénomènes appelés l’auto­matisme de répétition. L’embryologie n’est autre chose qu’un automatisme de répétition ; très haut dans la série animale, on retrouve ce pouvoir de recréer les organes disparus. Nous devons à l’instinct de conservation autant qu’à la thérapeu­tique un grand nombre de guérisons, mais cet instinct n’est peut-être que le reliquat d’une faculté très bien développée chez les animaux inférieurs. Les migrations des poissons, sans doute aussi celles des oiseaux, bref tout ce que nous appelons mani­festations de l’instinct chez les animaux se produit grâce à l’automatisme de répétition qui montre bien la nature conservatrice des instincts ; d’ailleurs nous la voyons aussi se révéler, à tout instant, dans le domaine spirituel. Nous avons remarqué que les événements oubliés et refoulés de la première enfance se reproduisaient au cours du travail analytique sous forme de rêves et de réactions, surtout quand ces rêves et ces réactions concernaient le transfert ; et cependant la réapparition de ces événements passés semble aller à l’encontre du principe de plaisir : c’est qu’alors l’automatisme de répétition est plus fort que le principe de plaisir lui-même. On petit d’ailleurs observer des faits analogues en dehors de l’analyse. Certains individus répètent invariablement au cours de leur existence les mêmes nuisibles réactions, ou bien ils semblent poursuivis par un destin implacable ; une observation plus minutieuse montre qu’ils sont les propres auteurs inconscients de leur malheur. Nous prêtons en pareil cas à l’automatisme de répétition un caractère démoniaque.

Nous avons appris que les instincts sont conservateurs ; en quoi cette notion contribuera-t-elle à nous faire comprendre l’autodestruction ? À quel état de choses ancien l’instinct conservateur voudrait-il revenir ? La réponse est facile et nous ouvre de vastes horizons. S’il est vrai qu’un jour, en un temps immémorial, la vie surgit d’une façon inimaginable de la matière inanimée, il y eut aussi, suivant notre hypo­thèse, création d’un instinct tendant à supprimer la vie et à rétablir l’état inorganique. En reconnaissant dans cet instinct l’autodestruction dont parle notre théorie, nous devons le considérer comme l’expression d’une pulsion de mort qui se manifeste, sans exception, dans tous les processus de la vie. Nous pouvons ainsi diviser les instincts dont nous avons admis l’existence en ces deux groupes : les pulsions érotiques qui tendent à agglomérer toujours plus de substance vivante afin d’en faire de plus grandes unités, et les pulsions de mort qui s’opposent à cette tendance et ramènent la matière vivante à l’état inorganique. C’est de leur concours et de leur opposition que découlent les phénomènes de la vie auxquels la mort met fin.

Peut-être allez-vous dire en haussant les épaules : « Mais c’est la philosophie de Schopenhauer que vous nous exposez là et non pas une théorie scientifique ! » Et pourquoi donc, Mesdames, Messieurs, un penseur hardi n’aurait-il pas deviné ce qu’ensuite l’observation pénible et sèche confirmera ? D’ailleurs tout n’a-t-il pas été dit déjà, et bien avant Schopenhauer n’a-t-on pas émis des idées semblables ? En outre, nos idées ne sont pas vraiment celles de Schopenhauer. Nous ne prétendons pas que la mort soit le but unique de la vie et celle-ci ne nous paraît pas négligeable. Nous admettons l’existence de deux instincts fondamentaux, en laissant à chacun d’eux son but propre. C’est aux travaux futurs qu’il appartiendra de démontrer comment ces deux instincts se confondent durant le processus de la vie, comment la pulsion de mort en vient, particulièrement dans les cas où elle se manifeste au-dehors sous forme d’agressivité, à seconder les desseins de l’Éros. Pour nous, nous nous contenterons d’avoir ouvert de nouveaux horizons et en resterons là. C’est ainsi que nous renon­cerons à chercher si les pulsions érotiques, elles aussi, ne tendent pas à ressusciter un état de choses aboli et à créer, par la synthèse de la matière vivante, de plus grandes unités.

Nous voici un peu loin de notre base et je vais vous dire, tardivement, que le point de départ de ces réflexions fut celui-là même qui nous incita à réviser les rapports entre le moi et l’inconscient, à savoir la perception d’une résistance que le patient oppose pendant le travail analytique et dont il est toujours totalement inconscient. Cependant les motifs de la résistance, eux aussi, et non pas seulement la résistance elle-même, demeurent inconscients. Contraints de rechercher ce ou ces motifs, nous ses avons trouvés, à notre grande surprise, dans un puissant besoin de punition qu’il nous a bien fallu ranger parmi les désirs masochistes. L’importance pratique de cette découverte n’est pas moindre que son importance théorique, car rien ne s’oppose davantage à nos efforts thérapeutiques que le besoin de punition. Il trouve à se satisfaire dans la souffrance liée à la névrose et c’est pourquoi il se cramponne à la maladie. Ce facteur, le besoin inconscient de punition, joue, semble-t-il, un certain rôle dans toutes les maladies névrotiques. C’est ce que montrent, d’une façon parti­culièrement probante, les cas où le trouble névrotique est remplacé par un trouble névrotique d’espèce différente. Je vous en donnerai un exemple : une demoiselle d’un certain âge était affligée d’un complexe de symptômes qui, depuis quinze ans environ, la faisait beaucoup souffrir et l’empêchait de mener une vie normale. Je parvins à faire disparaître les symptômes en question. Se sentant guérie, la demoiselle mani­festa une activité débordante, chercha à cultiver des dons d’ailleurs réels, voulut rattraper le temps perdu et connaître enfin les succès et la joie. Mais toutes ses tentatives échouaient : on lui faisait savoir ou bien elle constatait elle-même qu’elle était trop vieille pour réussir. Il n’aurait pas semblé étrange après tous ces déboires de la voir retomber dans sa maladie, mais cela n’était plus possible. Par contre, après chacune de ses déceptions il survenait quelque accident qui, tout en la faisant souffrir, l’empêchait, pendant un certain temps, de manifester son activité : chute, foulure du pied, blessure au genou, à la main. Je lui fis observer qu’elle jouait peut-être elle-même un grand rôle dans tous ces soi-disant hasards et elle changea alors, pour ainsi dire, de tactique. Les accidents furent remplacés, dans les mêmes occasions, par de légères indispositions : rhumes, angines, états grippaux, enflure rhumatismale, jusqu’au moment où elle prit le parti de se résigner. Alors, toute cette agitation cessa.

À notre avis, aucun doute n’est plus possible touchant l’origine du besoin incon­scient de punition. Il se comporte comme une partie de la conscience, comme le prolongement de la conscience dans l’inconscient et découle sans doute de la même source que celle-ci, c’est-à-dire qu’il correspond à une fraction intériorisée d’agressi­vité, fraction dont le surmoi s’est emparé. On pourrait, si les mots ne juraient pas les uns avec les autres, parler d’un « besoin inconscient de culpabilité » et cette qualifi­cation se justifierait au point de vue pratique. Au point de vue théorique, nous restons encore dans le doute : devons-nous admettre, en effet, que toute l’agressivité, détour­née du monde extérieur, soit accaparée par le surmoi et se dresse contre le moi ? Ou bien pouvons-nous considérer qu’une partie de cette agressivité exerce aussi dans le moi et dans le ça, sous la forme d’un instinct de destruction, son étrange, inquiétante et muette activité ? L’hypothèse de la répartition nous semble être la plus vraisem­blable, mais c’est tout ce que nous en pouvons dire. Lors de l’établissement du surmoi, la partie de l’agressivité qui contribue certainement à la formation de cette instance est celle, justement, qui, dirigée contre les parents, n’avait pu se manifester au-dehors tant à cause de la fixation libidinale de l’enfant que par suite des difficultés extérieures. Voilà pourquoi la rigueur du surmoi ne correspond pas nécessairement à la dureté de l’éducation. il est très possible qu’à chaque occasion ultérieure de refouler l’agressivité la pulsion s’engage à nouveau dans la voie qui lui a été ouverte à ce moment décisif.

Les personnes qui ont un sentiment inconscient de culpabilité très exagéré présen­tent au cours du traitement analytique une réaction thérapeutique négative de bien mauvais augure. Quand on leur a fait part de l’élucidation d’un symptôme, il ne s’ensuit pas, comme il serait normal, une disparition même temporaire de ce symptô­me, tout au contraire, c’est une aggravation momentanée et du symptôme et de la maladie qui se produit. Il suffit souvent de féliciter ces malades de leur comporte­ment durant la cure ou de leur dire quelques paroles encourageantes au sujet des progrès de l’analyse pour voir leur état empirer. Un profane dirait qu’il manque à ces malades « le désir de guérir ». Aux yeux du psychanalyste, ce comportement décèle le sentiment inconscient de culpabilité que viennent satisfaire les souffrances de la maladie et les obstacles opposés par celle-ci. Les problèmes que pose ce sentiment inconscient de culpabilité, son rapport avec la morale, la pédagogie, la criminologie, la délinquance, offrent actuellement au psychanalyste un champ d’études qu’il préfère à tous les autres. Voici qu’au sortir de l’enfer psychique, nous débouchons inopiné­ment sur la place publique. Je ne vous mènerai pas plus loin, mais avant de vous quitter aujourd’hui, je vais vous communiquer une association d’idées : nous avons accoutumé de dire que notre civilisation s’est fondée au détriment des tendances sexuelles. Certaines de ces tendances ont, en effet, subi le refoulement, d’autres ont été utilisées pour de nouvelles fins. Malgré toute la fierté que nous inspirent les progrès de la civilisation, nous avons avoué qu’il était bien difficile d’obéir à toutes ses exigences et de vivre à l’aise dans son sein ; n’est-ce pas une lourde tâche que de comprimer ses instincts ? Ce que nous avons dit des instincts sexuels s’applique mieux encore peut-être aux instincts d’agression. Ces derniers rendent la vie en commun bien difficile et la menacent même. Le premier et saris doute le plus pénible sacrifice que la société exige de l’individu, c’est celui de son agressivité qu’il est obligé de restreindre. Nous avons pu voir de quelle manière ingénieuse s’effectuait cet écrasement du rebelle. La formation du surmoi qui attire à lui les dangereuses tendances agressives équivaut, pour ainsi dire, à l’installation de troupes dans l’endroit où la sédition menace. Mais, d’autre part, au point de vue purement psychologique, il faut bien reconnaître que le moi n’est pas du tout à l’aise quand il se voit ainsi sacrifié aux besoins de la société, quand il est contraint de se soumettre aux tendances des­tructrices, à cette agressivité qu’il eût voulu lui-même utiliser contre autrui. C’est là une application à la vie psychique de ce dilemme qui domine la vie organique : manger ou être mangé. Heureusement les pulsions agressives ne sont jamais isolées, mais toujours alliées aux pulsions érotiques, et c’est à ces dernières qu’incombe, dans la civilisation créée par les hommes, le rôle de modératrices et. de protectrices.