Présentation

Dans le domaine de la pathologie, on peut découper un premier groupe sémantique qui situe la maladie mentale et son étude dans la sphère de l’existence privée. La série fou-folie-délire-fantasme-autisme, etc. place au cœur de la subjectivité malade le lieu existentiel du déséquilibre psychique. Ce champ exigeet a sans doute trouvé avec la psychanalyseune approche théorique spécifique, qui serait la science de l’activité fantasmatique en tant que telle. En dépit des jeux de mots que semble autoriser l’amphibologie du concept d’aliénation, les données que permet de recueillir cette exploration de l’intériorité ne sont pas directement compatibles avec les exigences de l’objectivité sociologique. La « folie » devient objet de sociologie à travers l’étude des rationalisations collectives qu’elle suscite et des institutions que la société élabore pour s’en défendre. Mais il ne s’agit plus alors de se laisser fasciner par l’exotisme quotidien de la maladie mentale. Au contraire : il existe une affinité structurale entre pathos et pathologie qui bloque la démarche scientifique et s’impose à chaque fois qu’en dehors des cadres de référence de la psychiatrie ou de la psychanalyse on prend pour point de départ l’expérience de la maladie mentale constituée dans le vécu malade. On montrerait aisément que tout énoncé sur la folie élaboré sur la base d’une pareille intuition « phénoménologique » se contente de lier par des artifices rhétoriques les innombrables prénotions sur la maladie mentale.

Le paradoxe épistémologique

Pour rompre avec la confusion du psychologique et du sociologique, du privé et du public, il faut opérer une coupure théorique qui substitue à la constellation sémantique de l’aliénation mentale celle de l’aliénation sociale : l’interné remplace le fou comme le premier terme de la série interné-hospitalisé-asilisé-incarcéré-encaserné-cloîtré-reclus, etc. L’intérêt porté à l’établissement social qui institutionnalise la maladie mentale, l’hôpital psychiatrique avec ses traditions, son organisation, son personnel et ses fonctions sociales, permet de mener l’analyse sur un plan nouveau, celui de l’objectivité sociale. Ce n’est qu’à la condition d’admettre la nécessité de ce déplacement théorique que l’on sera en mesure de saisir le sens de la gageure d’Asiles : un ouvrage concerné au premier chef par le problème de l’internement des aliénés paraît s’acharner à méconnaître la raison de leur isolement, leur maladie, pour traiter de l’institution hospitalière comme d’un établissement social quelconque spécialisé dans le gardiennage des hommes. Ce qui pourrait apparaître comme une fuite ou une défense devant la spécificité du vécu pathologique s’inscrit dans un projet conscient dont les mésaventures du confusionnisme préscientifique justifient déjà a contrario la position de principe ; on comprend aussi que la théorie proposée de l’hôpital doive se situer sur un plan d’emblée différent de celui des interprétations psychiatriques ou psychanalytiques les plus légitimes à un autre niveau.

Mais l’exigence du détour ne constitue encore qu’un des aspects du paradoxe de l’objectivité. La rupture avec la présence brute de la maladie mentale brise en même temps l’affinité de la pathologie et du pathos et tous les effets de dramatisation facile entretenus par le discours mondain sur la folie. La volonté de parler banalement du drame pour le donner simplement à voir tel qu’il est, cerné dans ses asiles, signifie que le tragique vrai cesse de constituer un prétexte à effusions sentimentales, morales, métaphysiques, religieuses, etc., pour exister désormais comme question réelle posée dans et par l’organisation sociale. Il ne faut donc pas s’y tromper : la neutralité du ton est à la mesure de la maîtrise de l’objet, aussi apparemment détachée, aussi profondément complice, et représente exactement le contraire de l’indifférence du conformisme objectiviste. L’objectivité est ici la forme scientifique de l’engagement, qui justifie son parti pris pour l’objet. Ainsi Asiles est écrit du point de vue des internés, à partir du cadre de référence qui leur est propre, comme tout livre d’ethnologie qui rend justice à la culture étrangère en refusant de la défigurer par les indignations ou les rationalisations de l’ethnologue, est écrit du point de vue des indigènes.

Enfin, conséquence ultime du paradoxe de l’objectivité : dans la mesure où le malade mental n’épouse pas spontanément les vues de l’institution et s’affronte souvent au personnel hospitalier, le psychiatre, à première vue, peut pâtir de la décision de reconstruire pour lui-même le système des raisons qui font agir les patients. En rompant ainsi avec l’optique généralement adoptée par les représentants officiels de l’hôpital, Asiles ne ferait pourtant, au pire, que rétablir un certain équilibre, puisque les médecins et les administrateurs de l’hôpital disposent déjà de leurs propres discours justificateurs. Cependant, même s’il était vrai que le sociologue peut difficilement être en même temps « du côté » du « soignant » et du « soigné », du gardien et du gardé, du nanti et du dépossédé (comme l’ethnologue a grand-peine à épouser le point de vue du missionnaire ou de l’administrateur colonial en même temps que celui de l’indigène), le psychiatre que ne scandaliseraient pas ces analogies et qui accepterait la vérité de leur injustice dans le cadre de l’institution y trouverait son compte : le discours antagoniste mais complémentaire du sien qui explicite systématiquement toutes les justifications non pathologiques du comportement des malades reprend en charge la totalité des conditions au sein desquelles le thérapeute et le patient pourraient travailler solidairement à restaurer la santé. Quant à celui qui n’est ni psychiatre ni malade, il découvrira que le détour par les frontières du pathologique constitue la meilleure introduction à ce que les sociologues, désespérant d’y parvenir par des voies directes, abandonnent le plus souvent aux moralistes : la définition de la vie normale.

La reconstruction de l’objet

La texture d’Asiles est donc faite essentiellement de la description prosaïque de l’existence à l’hôpital telle que la vivent les malades : comment ils mangent, dorment et travaillent, intriguent pour humaniser leur environnement en se procurant de menus privilèges, comment se font et se défont les amitiés et les haines, se constituent les coteries et les clans dans la promiscuité des salles de séjour ou des équipes de travail, quels rapports, de la complicité précaire à l’antagonisme larvé, unissent et opposent les malades au personnel de l’hôpital. Bref, c’est la litanie obsédante de l’existence journalière des quartiers dans le temps figé de la détention, à peine rythmé par les quelques fêtes rituelles de l’institution, kermesses, bals, Noël des malades, soirées de charité, dérisoires comices dans ce que Flaubert appelle la litière du quotidien et dont on éprouve ici toute la monotone pesanteur.

Dans la mesure où il épouse le désordre apparent des conduites des patients, ce mode de récit risque de passer pour une forme d’empirisme, si l’on entend par là l’idéologie qui affirme partir des faits, croit en faire l’inventaire et prétend les interpréter sobrement en restant au niveau où ils se donnent. Pourtant la collecte scrupuleuse des données parcellaires ne suppose ici nulle adhésion au réel tel qu’il est naïvement vécu, tout au contraire : le pointillisme de l’observation représente la méthode adéquate pour rendre compte de la sérialisation de toutes les conduites sous l’effet des contraintes objectives de l’institution hospitalière. C’est l’organisation de la vie en hôpital qui exige cette description atomisante en lui offrant un objet atomisé, la multitude des conduites apparemment dénuées de sens, qu’il faut d’abord répertorier comme elles se présentent, par fragments brisés. Mais cette ethnologie pointilliste suppose la référence totalisante à l’institution, dans la mesure où seule la connaissance des contraintes institutionnelles est susceptible de rendre intelligible cette poussière de comportements. L’institution représente, de ce fait, l’unité réelle d’analyse. Elle impose d’abandonner le point de vue de l’objet donné (l’arbitraire apparent des conduites parcellaires) pour reconstruire la rationalité cachée de l’adaptation à un univers cohérent, celui d’un établissement social qui, en légiférant autoritairement sur tous les domaines de la conduite de l’interné, brise la souplesse des ajustements et l’enchaînement harmonieux des rôles de la vie normale et dérobe à toutes les initiatives leur sens autonome. L’« institution totalitaire » constitue en fait le seul principe de totalisation pour ces totalités détotalisées que représentent les comportements des reclus.

L’institution totalitaire n’est donc pas seulement l’établissement hospitalier donné à l’observation avec son mode spécifique d’organisation, ses procédures de recrutement du personnel, ses traditions, ses pratiques et ses idéologies particulières. En tant qu’institution sociale, elle rassemble la plupart des traits structuraux qui caractérisent un groupe d’établissements spécialisés dans le gardiennage des hommes et le contrôle totalitaire de leur mode de vie : l’isolement par rapport au monde extérieur dans un espace clos, la promiscuité entre reclus, la prise en charge de l’ensemble des besoins des individus par l’établissement, l’observance obligée d’un règlement qui s’immisce dans l’intimité du sujet et programme tous les détails de l’existence quotidienne, l’irréversibilité des rôles de membre du personnel et de pensionnaire, la référence constante à une idéologie consacrée comme seul critère d’appréciation de tous les aspects de la conduite, etc., tous ces caractères conviennent à l’hôpital psychiatrique aussi bien qu’à la prison, au couvent, au cantonnement militaire ou au camp de concentration.

Parler d’institution totalitaire à propos de l’hôpital psychiatrique suppose donc que l’on puisse briser la particularité d’une configuration culturelle spécifique pour définir des invariants communs à un type général d’organisation sociale ; il faut ensuite pouvoir regrouper ces invariants pour construire un modèle théorique au sein duquel chaque établissement représente un type empirique de groupement ; on peut alors découvrir, en deçà de la forme particulière que revêt chacune de ces organisations, la présence de contraintes objectives identiques qui commandent l’équilibre des pouvoirs, la circulation des informations et le type de rapports obligés entre les membres.

Épreuves et enjeux

Si l’on accepte de se placer à ce point de vue, les justifications autorisées à travers lesquelles les représentants officiels d’une institution prétendent faire la théorie de leur pratique, sans être nécessairement fausses, doivent être rapportées à l’ensemble des conditions qui déterminent la structure objective de l’institution. Le médecin parle de guérison, le père-abbé de salut, l’administrateur de prison de sécurité, l’officier de discipline, le gardien de camp de concentration d’épuration, etc. Ces idéologies particulières masquent les ressemblances entre les fonctions sociales assumées par ces différents établissements et risquent ainsi de rendre aveugle aux identités profondes. En revanche, la découverte d’homologies structurales entre l’organisation objective des soins donnés aux malades mentaux, les techniques d’entraînement des militaires, les précautions de sécurité dans les prisons ou les exercices de piété religieuse dans les couvents, fournit un fil conducteur pour dégager une rationalité des comportements qui ne doit rien à leur signification manifeste ni aux rationalisations de leurs porte-paroles. Les différentes institutions se laissent alors ordonner selon un continuum objectif en tant qu’elles brodent des variations plus ou moins importantes sur les thèmes communs de l’isolement et du contrôle totalitaire de l’individu. Les techniques, les tactiques et les stratégies particulières pour neutraliser, changer ou réduire à merci les reclus en découlent.

Une pareille méthode représente donc exactement le contraire d’un empirisme dans la mesure où le modèle théorique commence par briser les rapports immédiats d’opposition ou de ressemblance entre les faits pour en reconstruire l’organisation rationnelle selon la logique cachée qui les rassemble. Cependant, si l’interprétation est cherchée à la distance maximale des faits donnés et des rationalisations immédiates, elle représente néanmoins le vrai niveau de théorisation qui convient aux données empiriques, car c’est seulement de ce point de vue que tous les faits, tels qu’ils ont été décrits et répertoriés, s’ordonnent dans un ensemble systématique. De même que chez Spinoza la découverte de la vérité d’une donnée sensible quelconque, comme la perception du soleil à deux cents pas, exige le détour par une théorie de la physique dont la garantie n’est pas qu’elle ressemble au fait, mais qu’elle organise en une totalité cohérente, selon une même loi, un ensemble de faits qui ne se ressemblent pas davantage entre eux, de même ici la cohérence des pratiques hospitalières est cherchée au niveau de la reconstruction systématique de leur signification à partir d’une théorie générale des fonctions sociales assumées par tout un ensemble d’établissements apparemment hétérogènes les uns par rapport aux autres. Les lois générales d’organisation données dans le concept d’institution totalitaire procurent donc le principe d’une distanciation théorique grâce à laquelle on ne risque pas de confondre les fonctions objectives d’une institution avec les rationalisations que ses porte-parole officiels en donnent ; elles replacent, selon la judicieuse distinction de Wright Mills, les épreuves concrètement vécues par les agents sociaux dans le cadre des enjeux objectifs qui commandent leur drame ; elles rendent inutile, enfin, le recours à un appareillage statistique pour dépasser les limites de la monographie et accéder au stade de l’objectivité scientifique : la « bonne analyse », ici, n’est ni celle qui épuise la multitude indéfinie des faits empiriques, ni celle qui mesure une marge quantitative d’erreur en fonction de l’idéal de la rationalité mathématique. C’est celle qui ordonne sans résidu l’ensemble des faits significatifs selon un modèle construit et impose ainsi un nouvel ordre rationnel, plus simple et plus cohérent, pour expliquer les conduites réelles des agents sociaux1.

L’approche sociologique de l’hôpital

À partir de ces catégories d’analyse, l’organisation de la vie hospitalière apparaît commandée par un certain nombre de coupures, et des oppositions proprement sociologiques (structurales et objectives) remplacent l’opposition (psychologique et, pour une part, subjective) de la maladie et de la santé.

La première coupure se définit par rapport au monde extérieur. L’isolement écologique et humain de l’hôpital le constitue en microcosme social au sein duquel l’existence est vécue en négatif par rapport à la vie normale, dans une durée vide encadrée par la rupture de l’avant et de l’après, de l’admission et de la sortie.

La coupure interne entre le personnel et les malades transpose et reprend au sein même de l’établissement cette opposition du dehors et du dedans et fournit le principe dynamique de la vie sociale dans l’institution : le personnel représente les normes, les mythes et les pouvoirs de la vie normale pour des sujets définis par l’abolition de tous les privilèges d’une existence libre. Le « soignant » par rapport au « soigné », c’est aussi l’homme libre par rapport au prisonnier, le nanti par rapport au pauvre, le savant par rapport à l’ignorant, celui qui détient une position sociale définie par son travail à l’hôpital, tandis que l’absence de statut autonome caractérise la situation de malade, celui qui existe dans sa propre durée et agit en fonction de ses propres décisions, alors que le malade vit dans une temporalité figée et n’a aucune initiative personnelle, etc. Toutes ces dimensions viennent surdéterminer le rapport thérapeutique qui se détache sur le fond d’un conflit entre deux groupes antagonistes revêtant tous les attributs objectifs d’une lutte de classes puisque d’un seul côté se trouvent monopolisés le savoir, le pouvoir et la liberté et, de l’autre, l’ignorance, la dépossession de soi et la dépendance. L’aliénation du malade prend ici un sens nouveau : il est aliéné au second degré par la maladie parce que la maladie est institutionnalisée dans un espace social dont toutes les caractéristiques lui imposent les déterminations majeures de la servitude.

Cette coupure est telle enfin qu’elle fige le dynamisme de la vie hospitalière. Dans ce milieu clos les conflits ne sont source de changement que dans les limites très étroites de jeu entre les structures rigides de l’institution. L’asilisation exemplifie ce processus spécial d’adaptation à un univers claustral où le compromis de l’homme et de l’institution dans un temps immobile réalise la symbiose passive de l’initiative et de la répétition : la réussite des expédients journaliers et les conquêtes de détail qui améliorent le statut précaire du malade supposent l’intériorisation de la contrainte, si bien que la meilleure adaptation à ce milieu telle qu’on l’observe chez de vieux hospitalisés équivaut à l’impuissance à vivre dans tout autre milieu. Mais qu’il accepte la loi de l’institution ou qu’il se révolte contre elle, le malade tourne toujours dans le cercle défini par le règlement, dans un univers qui sécrète ses propres signes de réussite, ses symboles de prestige, ses voies de promotion interne, et même la marge de déviance autorisée par rapport à des normes immuables. La rébellion est stérilisée dans son principe par l’établissement qui réinterprète selon sa propre logique toute velléité d’autonomie et impute à la pathologie du patient tous les comportements qui ne se plient pas à ses normes. L’échec de la révolte n’est que l’envers de l’échec inscrit au cœur de la réussite de l’adaptation que représente l’« installation » dans l’établissement. Cette figure limite de la pathologie asilaire permet de lire la vérité de l’hôpital comme milieu anti-thérapeutique. L’intériorisation complète de la répression, ou la servitude devenue nature, est la conséquence paradoxale de la socialisation institutionnelle lorsqu’elle est menée à son terme.

Le discours psychiatrique sur l’hôpital

Il convient cependant de ne pas esquiver la difficulté fondamentale sur laquelle débouche inévitablement une pareille interprétation : l’hôpital, même psychiatrique, est aussi un milieu où l’on soigne et où assez souvent même on guérit des malades. Quel est dès lors le rapport entre l’interprétation de l’hôpital comme institution totalitaire et la version qu’en donnent ses représentants officiels, les médecins et les administrateurs de la santé mentale ?

Les psychiatres proposent, comme il est normal, une interprétation de l’établissement en fonction de leur souci thérapeutique et toutes les structures manifestes ou latentes de l’institution, toutes les conduites qui s’y déroulent, peuvent être pensées comme des auxiliaires ou des obstacles du point de vue de la guérison. Une pareille version présente à son tour un certain nombre de caractéristiques objectives.

Premièrement, elle tend à assimiler l’institution à un réseau de rapports symboliques de l’ordre d’un langage. Parler de « discours psychiatrique », c’est exprimer le caractère dominant de la pratique psychiatrique moderne, telle du moins qu’elle prétend être ou voudrait être : dans l’optique médicale, l’hôpital tend littéralement à devenir un lieu où l’on parle, c’est-à-dire le cadre dans lequel on propose aux malades un certain langage dont l’acceptation conditionne la guérison, et où l’on fait jouer des rapports symboliques en vue de restructurer l’organisation fantasmatique du sujet malade. La prolifération actuelle des réunions dans les services ne fait qu’institutionnaliser cette perception de l’hôpital comme milieu thérapeutique par le verbe ou par des équivalents fonctionnels du verbe2.

Deuxièmement, construits autour de l’opposition de la maladie et de la santé, les concepts opératoires de ce discours ont une origine et une portée psychologique et ils visent une fin directement pratique, la guérison ou la rémission de la maladie. Aussi, même lorsque la réalité de l’institution est prise en compte, comme à travers les expressions de « psychothérapie institutionnelle », « pathologie institutionnelle », « transfert et contre-transfert institutionnels », « identification à l’institution », etc., ses tenants tendent à assimiler sa structure objective globale à un collectif de soins.

Troisièmement, par rapport à la conscience que les malades eux-mêmes peuvent prendre de leur situation, c’est le seul langage à la fois savant et englobant : il bénéficie des seules garanties de scientificité reconnues dans le milieu médical et toutes les pratiques, même les plus insignifiantes en apparence, peuvent être réinterprétées en fonction de ses critères : la manière de fumer une cigarette ou de disposer son couvert peut avoir autant de valeur diagnostique qu’une tentative de meurtre ou de suicide.

C’est aussi, au sein de l’hôpital, le seul discours puissant. Il commande la répartition du pouvoir parmi le personnella place dans la hiérarchie hospitalière est directement fonction du savoir qu’il représenteet des gratifications parmi les malades : les menus privilèges, les affectations dans les quartiers, enfin et surtout le souverain bien, la sortie, sont octroyés en fonction de ses appréciations.

Enfin, il se donne pour un langage universel, tout en restant quasi monopolisé par les responsables officiels de l’organisation : il est tenu sur le malade, en principe pour lui, mais, sauf exceptions très rares, jamais par lui. Dès lors l’essentiel des efforts dépensés par les psychiatres, tels qu’ils apparaissent à travers la plupart des initiatives thérapeutiques modernes, consiste à essayer d’annuler les tendances aristocratiques et totalitaires enfermées dans leur propre discours. La sincérité de ces efforts ne doit cependant pas dissimuler qu’ils se heurtent à deux obstacles fondamentaux. Si le médecin essaie de recourir au dialogue, à tous les niveaux, pour surmonter cette difficulté, son statut institutionnel lui donne le pouvoir de peser au moins autant sur le destin du malade par ce qu’il fait au niveau de décisions administratives que par ce qu’il dit dans ses rapports informels avec le personnel ou les malades3. Surtout il est, tout bien considéré, plus facile de lutter contre les caractères régressifs de l’institution hospitalière sous la forme objective qu’ils prennent à travers une hiérarchie rigide, une organisation de l’existence quotidienne sur le modèle de la caserne, l’opposition du personnel administratif aux initiatives de l’équipe médicale, etc., que contre la manifestation la plus subtile d’un rapport biaisé à la vérité qu’impose la présence même du psychiatre, et dont celui-ci ne peut s’abstraire complètement sans nier son rôle. Le rapport malade-médecin actualise un cas particulier de la relation de service, qui met en présence un « client » et un « spécialiste », c’est-à-dire un ignorant et un savant. Mais la science du savant porte ici sur le client lui-même, elle veut être savoir de l’ignorant et de son ignorance et rien, semble-t-il, ne peut annuler cette dénivellation4.

En allant jusqu’aux frontières de l’injustice, on se risquerait à dire que le psychiatre est toujoursc’est-à-dire dans chaque acte thérapeutiqueen danger de se trouver dans la situation de l’ethnologue pré-scientifique en face de l’indigène : son « écoute » du malade doit se défendre de prêter à l’interlocuteur ses propres rationalisations au lieu de reconstruire une « culture » du malade qui ne doit rien, d’abord, aux hypothèses de la psychiatrie ou de la psychanalyse. L’ethnocentrisme de classe de nombre de médecins, d’autant plus agissant qu’il reste presque toujours inconscient, vient fréquemment redoubler la difficulté : manquant du minimum de complicité nécessaire pour participer sans condescendance aux références « populaires » qui sont celles de la majorité des malades des hôpitaux comme de la plupart des infirmiers, il leur arrive de « décrypter » avant même d’avoir reçu pour lui-même et simplement décodé le message du patient.

La « culture » du malade

Dresser en face de cette version médicale une théorie de l’hôpital comme institution totalitaire, c’est premièrement se donner le moyen d’équilibrer une interprétation fonctionnaliste de la vie hospitalière à partir d’une finalité unique, la santé, par une analyse en termes de conflits, d’antagonismes et de contradictions ; c’est ensuite découvrir la raison de l’ambiguïté fondamentale des conduites dans la dualité des fonctions hospitalières, et c’est finalement dénoncer le malentendu comme la racine cachée de l’existence asilaire.

Toute conduite devient en effet susceptible d’une lecture selon deux grilles différentes d’interprétation, qui ont chacune leur propre cohérence et leurs propres critères de scientificité. Soit la pratique fréquente dans les hôpitaux de fouiller les ordures à la recherche de quelque déchet utilisable, ou le refus de parler aux autres malades ou au personnel, ou ces nombreux petits scandales qui détériorent le statut du malade au sein de l’hôpital et retardent fréquemment sa sortie, etc. Il existe évidemment une ou plusieurs versions médicales pour interpréter chacune de ces pratiques comme autant de symptômes d’un état pathologique. Mais ces conduitesque l’on observe aussi dans les camps de concentration, les prisons, chez certains militaires ou religieux en rupture de caserne ou de couvent, etc.peuvent aussi bien s’interpréter par référence aux conditions d’existence aménagées par l’institution, avec, entre autres, la situation de pénurie dans laquelle se trouve placé le malade, la nécessité qu’il éprouve fréquemment de se défendre contre l’image dégradante de lui-même que lui renvoie l’hôpital, sa peur de se voir relégué, à la sortie, dans une situation infamante d’ancien malade pire encore peut-être que celle de malade dans un milieu protégé, etc. À la limite, de tels comportements peuvent représenter le mode d’adaptation le plus rationnel compte tenu de l’ensemble des conditions objectives du milieu dans lequel ils s’exercent.

L’existence de plusieurs grilles d’interprétation pour une même conduite ne revêt aucun caractère exceptionnel et deux versions d’un même fait peuvent fort bien demeurer antagonistes sans être contradictoires. Cependant le conflit des interprétations est ici dramatisé parce qu’elles entrent nécessairement en concurrence dans la vie asilaire et que leur rivalité place les rapports sociaux concrets à l’hôpital sous le signe de l’affrontement ouvert ou larvé et du malentendu. Le médecin, en effet, ne peut réaliser sa tâche thérapeutique qu’en faisant reconnaître son interprétation de l’état du malade par le malade lui-même, tandis que l’intériorisation de cette version médicale représente pour le patient la démission de sa prétention à se comprendre lui-même à partir de son propre système de référence : s’accepter comme malade, c’est se résigner à manifester des symptômes au lieu de produire des actes, et renoncer à toute autre justification de sa conduite que celles qu’ils signifient dans le système sémiologique de la psychiatrie ou de la psychanalyse.

Faire la sociologie de l’hôpital, c’est donc en premier lieu restituer aux conduites des malades le sens spontané que l’interprétation psychiatrique commence par leur dérober ; c’est prêter une voix au malade lui-même et, comme en psychanalyse, remplir les blancs laissés par le patient dans ses paroles et dans ses actes. Mais ici le système des raisons implicites dévoilées par la théorie renvoie à la culture propre du malade telle qu’il l’a héritée de son milieu social et à l’ensemble des conditions objectives dans lesquelles il se trouve actuellement placé. À la lumière d’une théorie générale de l’adaptation aux organisations sociales, la plupart des conduites des internés apparaissent comme des réponses adéquates à la problématique objective de la survie du moi dans une situation sociologique réelle. En supposant une rationalité aux plus humbles comportements des malades, le sociologue fait au sens commun un crédit qui se trouve payé de retour : lorsqu’on prend en compte la totalité de ses raisons d’agir, le malade est toujours moins fou qu’il n’apparaît dans le système des raisons médicales, comme l’ignorant est toujours moins stupide qu’il ne semble à l’homme cultivé si l’on interprète sa conduite à partir de sa propre culture, au lieu d’y voir de simples manquements à la rationalité savante. Ici les contraintes de l’institution hospitalière sont assez prégnantes pour réhabiliter, sous la dure loi du principe de réalité ramené à ses exigences impitoyables, les prosaïques expédients qui forment, par la force des choses, l’essentiel de cet usage populaire de la rationalité : la débrouillardise qui investit les fins de l’institution pour en faire des moyens de la réalisation de ses propres fins, la fronde calculée, la lucidité modeste, la révolte prudente, la tolérance amusée à l’égard de la prétention des savants et des puissants, vertus à demi résignées seulement de ceux qui subissent, tous ces usages modérés de l’intelligence sont le fait d’hommes apparemment démunis devant une légitimité imposée du dehors, qui luttent avec leurs seules ressources pour survivre, sauvegarder un minimum de liberté et de dignité et glisser leur volonté de bonheur dans les failles d’une organisation qui n’est pas faite pour eux. Le « mauvais esprit » des chambrées, des prisons, des internats, des fabriques, des usines de montage à la chaîne, et aussi des malades, c’est une certaine revanche de l’humanité brimée qui se défend par le refus contre l’unilatéralité des idéologies dominantes.

La naïveté savante

Mais la sociologieou plutôt une certaine sociologie, dont on trouve dans Asiles une illustration exemplairene se contente pas d’équilibrer les prétentions totalitaires des discours savants. En sauvant tout ce qui, dans la conduite des malades, n’est pas justiciable d’une interprétation en termes de pathologie, elle amorce, au sein de l’hôpital, un retournement dont la portée théorique est considérable. Ces deux versions de la vie hospitalière ne sont pas en effet sur le même plan. Dans la mesure ou les malades parviennent tant bien que mal à mettre en œuvre un système de défenses qui est celui de tous les dépossédés en situation de faire face à la pénurie des moyens matériels et à l’inhumanité d’une organisation tyrannique de leur existence, le sens de toutes les conduites hospitalières se trouve décentré par rapport aux buts que pose et que se propose l’institution. Les fins du sujet sont fonction des fins que l’organisation prétend lui imposer, mais aussi des intérêts des malades dont l’établissement ne tient pas compte ou qu’il réprime, et que le malade réussit à satisfaire indirectement en réinterprétant selon sa propre logique les normes officielles. Ainsi il « jouera le jeu » de l’ergothérapie pour échapper à l’ambiance débilitante du quartier, il participera au psychodrame pour se procurer des occasions de rencontres hétérosexuelles, ou il ira à une conférence pour être assis confortablement et fumer en paix. Mais cette ambiguïté des conduites, qui est à l’origine d’un nombre infini de malentendus, non seulement réfute la prétention unilatérale du discours psychiatrique, mais dévoile ce que l’on pourrait appeler sa naïveté savante, l’oubli de certains des déterminismes réels qui structurent la vie hospitalière et garantissent les conditions objectives sans lesquelles un pareil langage ne peut être tenu.

L’interprétation uniquement psychiatrique de la structure hospitalière apparaît donc comme une variante adaptée à ce milieu particulier des explications de la psychologie sociale dont les limites et les faiblesses se révèlent aussitôt qu’elle s’enferme dans ses prémisses psychologisantes : construite alors sur l’oubli de l’histoire, la méconnaissance des déterminismes objectifs et des fonctions assumées par l’institution dans la société globale, elle découpe dans la totalité institutionnelle un niveau d’approche pragmatique, légitime mais limité (le point de vue de la maladie et de la guérison), et prétend reconstruire à partir de cette abstraction une théorie globale de l’institution hospitalière. En dépit de son vocabulaire savant, elle reste ainsi une idéologie de la pratique immédiate et c’est elle qui représente le véritable empirisme en ne marquant aucune distance par rapport à ce qui est censé se faire au niveau de la doctrine officielle de l’hôpital et en prenant son objet comme donné d’avance dans le cadre intersubjectif des rapports humains, au lieu de le reconstruire socialement et historiquement en fonction de l’ensemble des conditions objectives qui déterminent ce type de relations face à face.

La distance entre les deux versions possibles de l’existence asilaire apparaît encore plus grande lorsqu’on prend en compte les conditions sociologiques de l’adhésion au langage médical. Le personnel participe d’autant plus à ce langage qu’il a davantage partie liée avec les intérêts de l’institution, c’est-à-dire qu’il est plus haut placé dans la hiérarchie professionnelle, qui recouvre à peu près la hiérarchie sociale. Ainsi les infirmiers des équipes ordinaires se trouvent beaucoup plus proches que les médecins des interprétations spontanées que les malades eux-mêmes donnent de leur conduite. Dans la mesure où ces infirmiers sont aussi les plus au fait des conditions quotidiennes de la vie des malades, l’idéologie médicale risque, à défaut de vigilance constante, de se trouver d’autant plus assurée d’elle-même qu’elle prend davantage de distances à l’égard de la situation sociale réelle des malades pour se donner comme discours autonome5. On comprend dès lors que le reproche de naïveté puisse s’inverser dialectiquement ou, plus exactement, en fonction de la position occupée dans la structure socio-hospitalière. Ainsi l’interprétation la plus subtilement psychanalytique d’un comportement risque toujours de paraître naïve à un sujet parfaitement conscient de certaines de ses motivations commandées par une situation objective ignorée du médecin. Dès lors, s’il avait lu Freud, le malade le plus fruste serait sans doute le mieux placé pour rappeler l’une des grandes leçons du fondateur de la psychanalyse, à savoir que les lapsus de la rationalité inconsciente se lisent toujours à travers les failles de l’adaptation quotidienne, et que c’est une maxime de paresse d’avancer une interprétation psychanalytique avant d’avoir fait un inventaire aussi complet que possible du système des raisons manifestes.

Le « beau nom d’asile »

La présentation d’un tel type idéal de discours psychiatrique pourrait passer pour injuste si elle n’avait pour but de signaler une tentation totalitaire d’autant plus dangereuse qu’elle se contente de systématiser les conditions d’une pratique légitime. En dénonçant le risque que court la théorie la plus savante de la pratique hospitalière de devenir aussi la plus idéologique, c’est-à-dire celle qui autorise la plus grande distorsion entre les comportements effectifs et leurs rationalisations, une pareille méthode invite à prendre conscience de l’importance primordiale d’une autre fonction assumée par l’hôpital, et qui ne doit rien au souci thérapeutique. Cette dualité des finalités de l’hôpital commande en effet l’antagonisme des discours qui coexistent en son sein, explique l’ambiguïté des pratiques et se trouve à l’origine de tous les malentendus. Casimir Pinel l’exprimait dès 1861 avec une parfaite clarté : « Ce n’est point de gaieté de cœur que l’on songe à isoler un aliéné ; nécessité vaut loi. La calamité est dans la folie, non dans la mesure. Guérir s’il est possible, prévenir de dangereux écarts, tel est le devoir imposé par les lois de l’humanité et de la préservation sociale »6.

Cette référence à un psychiatre du XIXe siècle n’est pas arbitraire si l’on veut comprendre dans la ligne d’Asiles la tentative de reconstruction complète de cet objet sociologique qu’est l’hôpital psychiatrique. L’histoire de l’institution confirme les résultats de l’analyse sociologique en montrant comment a été mise en place une structure complexe dont l’articulation délicate demeure la clef des apories de la situation actuelle. L’hôpital psychiatrique s’est constitué au XIXe sièclesous le « beau nom d’asile », disait Esquirolcomme une tentative de synthèse entre cette double exigence sociale de guérir des malades et de neutraliser des déviants « dangereux pour eux-mêmes et pour autrui ». La conjonction concertée d’une institution, l’asile, espace social neutralisé au sein duquel peut se réinstaurer par la discipline un ordre nouveau annulant le désordre de la folie, d’un personnage, le psychiatre, dont l’autorité réalise la synthèse de la bienveillance et de la loi, et d’une définition sociale de la maladie mentale en termes essentiellement moraux, anomie perturbatrice de l’ordre, a permis à la plupart des contemporainstout au moins à la plupart des psychiatresde se dissimuler la profondeur de l’antagonisme. La réussite apparente de l’asile, la politique progressiste d’assistance aux malades mentaux poursuivie dans le second tiers du XIXe siècle suscitent un optimisme, qui n’est pas toujours exempt de remords, mais dont on trouve de larges échos dans la littérature psychiatrique de l’époque : « Quant à nous, notre tâche est à peu près accomplie. Nos idées, semées sur toute la terre, n’ont plus qu’à fructifier. Qu’elles aillent, escortées par la charité et l’intelligence, porter à tous les peuples notre amour du beau, du bon, du bien (…) J’ai visité une grande partie de nos Asiles de France, et j’en suis toujours revenu meilleur. Je me propose de les voir tous dans le même but : celui d’éclairer mon jugement, de réjouir mon cœur et d’améliorer le sort des malades que la providence m’a confiés »7.

Il serait trop long de suivre les raisons pour lesquelles cette synthèse s’est progressivement dégradée avec la conception de l’ordre social qui la sous-tendait. Mais si la sensibilité devant l’hôpital s’est considérablement modifiée jusqu’à conduire à une inversion radicale de la représentation que les psychiatres se font de l’« asile », ce qui était en question lors de l’« invention » de ce type d’établissement commande encore tous les jours le divorce permanent, ou du moins la tension constante, entre l’activité thérapeutique et les exigences de sécurité et de sauvegarde sociales dont a hérité l’hôpital. Ce qui a seulement changé pour le psychiatre, c’est que le remords de son rôle de gardien de l’ordre moral en même temps que de thérapeute remplace désormais la bonne conscience du devoir accompli.

Contradictions thérapeutiques et contradictions sociologiques

Les psychiatres sont les mieux placés pour éprouver le poids de cette contradiction et il est significatif que la lucidité de leur prise de conscience soit à la mesure de leur capacité d’accéder à une perception historique et sociologique des fonctions de l’hôpital. C’est, en ce qui concerne la France, le mérite du groupe qui est à l’origine de la « psychothérapie institutionnelle » d’avoir formulé le problème avec une parfaite clarté en soulignant l’immense distance qui sépare l’idéal de l’hôpital comme « milieu thérapeutique » des pratiques réelles commandées non seulement par la pénurie des moyens matériels et humains, mais aussi par les insuffisances de la législation relative aux malades mentaux, par l’héritage des structures carcérales et par les contraintes que les représentations sociales de la maladie mentale font peser sur le malade, le médecin et l’hôpital. Cette critique débouche, en particulier, sur la tentative pour utiliser à des fins thérapeutiques l’institution hospitalière envisagée dans ses dimensions sociales aussi bien que psychologiques. Les structures de l’établissement doivent s’articuler dans une praxis totale dont le but demeure le recouvrement de la santé : « L’hôpital jouerait du point de vue thérapeutique un rôle analogue à celui du psychanalyste. Il serait l’objet d’investissements successifs de ces conflits ; et la dialectique de la guérison passerait, pour ainsi dire, dans ce laminoir de transferts et de projections que la structure sociale de l’hôpital pourrait permettre »8.

On ne peut mieux comprendre le sens et l’originalité d’Asiles qu’en situant cette entreprise par rapport aux courants de la pensée psychiatrique qui sont conscients du même héritage9. Si l’on retrouve dans les deux cas la même attention aux caractéristiques qui définissent l’hôpital comme institution objective et, aux dimensions psychologiques du vécu des malades, la spécificité d’Asiles consiste à penser la dialectique de l’institution comme irréductible à la « dialectique de la guérison ». Mais la conscience de cette irréductibilité dévoile en même temps l’enjeu véritable des antagonismes observables au sein de l’hôpital. En dernière analyse en effetc’est-à-dire pour l’analyse qui se fonde sur une théorie générale des organisations socialesles difficultés de la pratique thérapeutique se comprennent à partir du divorce fondamental qui existe entre l’institution totalitaire et la société globale, la tension entre la perspective médicale et les motivations dominantes des malades ne représentant qu’une application particulière à un milieu particulier de cette coupure objective10. Ce qui demeure irréductible dans le clivage entre personnel et reclus n’est autre chose que la ligne de partage, passant au sein même de l’hôpital, entre l’établissement carcéral et la vie normale. Dès lors, ces deux groupes s’affrontent en dépit du projet thérapeutique qui devrait les rendre compliceset arrive à les réunir dans l’exacte mesure où l’hôpital représente en même temps un milieu thérapeutiqueparce que chacun d’entre eux a tendance à se polariser autour d’une des fonctions antagonistes de l’institution.

Pas plus que l’administrateur d’une prison moderne n’a le droit de s’étonner de la propension des prisonniers à voir dans leur détention un rejet et une punition plutôt qu’un moyen d’amendement, le médecin, même s’il peut et doit professionnellement épouser la justification la plus noble de sa pratique, ne peut donc éviter que les malades organisent l’essentiel de leur existence comme une riposte à une situation carcérale qui leur est imposée11. S’il est vrai, comme le dit Sartre12, qu’une société décide de ses malades comme elle décide de ses morts, on ne saurait méconnaître le rôle idéologique ambigu du psychiatre et de son discours dans l’opération, puisqu’ils interviennent non seulement pour organiser (le plus souvent dans un sens libéral) la vie à l’intérieur de l’hôpital, mais aussi tout au long du processus qui conduit à l’internement. Bien que cette ambiguïté n’échappe pas au psychiatre, le malade est cependant le mieux placé pour percevoir, souvent après coup, la fonction que la société fait jouer à ce type de spécialistes dans le processus de ségrégation qu’elle institue. On ne saurait donc s’étonner si celui qui la subit répond parfois par la révolte et presque toujours par des formes plus larvées d’opposition lorsqu’il prend conscience de la finalité réelle de la série d’opérations qui l’a mené là où il se trouve, et du rôle du médecin dans leur déroulement. Que le malade ait généralement « besoin » d’être soigné n’exclut pas le fait qu’il puisse se sentir en même temps mystifié, car ce que fait une institution totalitaire a toujours un sens objectif plus impitoyable que ce qu’elle avoue rechercher par l’intermédiaire de ses idéologues officiels. Aussi n’en voit-on aucune qui puisse économiser ce divorce entre ses pratiques réelles et ses prétentions, sauf peut-être les institutions religieuses, mais l’exception aurait valeur de contre-épreuve : si les couvents réussissent réellement à instituer une vie sociale nouvelle à partir d’une idéologie commune et communément partagée, c’est à la condition d’avoir coupé radicalement les ponts avec la vie extérieure et d’avoir, à l’intérieur, complètement « tué le vieil homme » pour reconstruire, sur la base de cette double absence, une toute autre forme de socialisation.

On serait en droit de se demander si pareil projet est effectivement réalisable. Mais dans la mesure où ils essaient de l’incarner, les couvents offrent le triste privilège de pousser jusqu’au bout la logique de l’institution totalitaire. Ils montrent que la vocation profonde des établissements de ce type est de réaliser les conditions de la « mort au monde », c’est-à-dire la contre-organisation concertée et systématique qui nie l’organisation d’une vie sociale humaine. Sous la diversité des rationalisations profanes ou religieuses subsiste une commune volonté de détruire la vie : mort volontaire, s’il s’agit de vocation religieuse dans les couvents, mort par ostracisme, par l’exclusion sociale du déviant criminel, malade ou politiquement dangereux dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les camps de concentration, sans parler de formes plus mineures d’isolement, la mort temporaire pour apprendre à donner la mort dans les casernes, pour l’assimilation de la culture dans les internats, pour l’accumulation de l’argent dans certains camps de travail, etc., l’institution totalitaire représente toujours la figure monstrueuse de l’inhumanité. Mais, organisée sous la forme d’une existence sociale hyper-rationalisée, elle caricature la vie sociale normale en identifiant l’homme au projet unilatéral qu’elle s’emploie à faire triompher par tous les moyens.

L’expérimentation totalitaire

Si ces remarques constituent des extrapolations par rapport à la problématique explicite d’Asiles, dans la mesure où elles sont justifiées, elles permettent de découvrir la dernière clef pour lire l’ouvrage, et la plus importante. Au-delà d’une sociologie de l’hôpital psychiatrique ou même des institutions totalitaireset en dépit de la richesse de sa contribution à ces sujetsl’œuvre cherche fondamentalement à démontrer la nécessité du détour par certaines formations sociales pathologiques pour définir les conditions de la santé sociale, de l’existence normale, de la vie libre et de la sociabilité réelle.

L’institution totalitaire est en effet à la fois un modèle réduit, une épure et une caricature de la société globale. Modèle réduit, ce microcosme rassemble toutes les conditions de la sociabilité, il assure en un certain sens tous les besoins fondamentaux de l’homme puisque celui-ci y survit physiquement et même, tant bien que mal, affectivement. Épure : tout y est simplifié, programmé, réduit au squelette d’une organisation rationalisée ; il n’est point besoin d’utopie futuriste pour anticiper le triomphe d’une société technocratique parfaite, elle existe depuis des millénaires un peu dans les marges de la collectivité, avec les camps d’exilés, les couvents, les campus militaires, les léproseries. Caricature : l’objectivité s’y donne sous sa forme nue, ramenée au pur noyau de nécessité qui définit en dernière analyse une société de l’ordre, polarisée autour d’une unique fonction, celle de se perpétuer elle-même en se cristallisant sur sa propre finalité13.

Dès lors le recours aux institutions totalitaires permet une véritable expérimentation sociologique. On a peut-être trop vite dit que les sciences humaines n’étaient pas des sciences expérimentales. C’est sans doute exact si l’on entend par expérimentation une véritable abstraction sur le vivant qui, appliquée telle quelle à l’homme, tuerait son objet ou se heurterait à des obstacles moraux insurmontables. Mais l’histoire ne s’est pas embarrassée de scrupules moraux pour élaborer des formes d’existence réelles plus parfaites et plus monstrueuses que celles que l’on pourrait construire en laboratoire. De véritables situations expérimentales existent donc en fait et représentent, si on peut oser l’expression, des abstractions concrètes : la rêverie sociologique qui voudrait faire de l’existence un laboratoire découvre son fantasme réalisé sous la forme du cauchemar des institutions totalitaires. Une pareille simplification méthodologique incarnée dans les faits donne directement à lire une figure tronquée de la vie normale et permet ainsi de définir a contrario les conditions complètes de la normalité. Alors que dans l’existence concrète les hommes baignent dans ces conditions et ne les isolent pas plus que l’air qu’ils respirent, la tératologie sociale cultivée en vase clos dans ces milieux privilégiés projette le négatif qui permet de prendre conscience, à travers leur absence, des couleurs de la vie. Les analyses d’Asiles donnent ainsi le contre-point des thèses de The Presentation of Self in Everyday Life14.

L’expérimentation simplificatrice qu’autorise l’observation des institutions totalitaires porte à la fois sur l’objectivité sociale et le moi qui la subit. Elle permet, à partir d’une représentation de ces deux pôles de l’existence sociale ramenés à leur texture la plus simple, de définir avec le maximum de clarté le mécanisme de leur interrelation, le processus de la socialisation. Face à la tentative d’organisation complète de l’existence à partir d’un règlement unique qui légifère sans contrepoids reconnu et sans jeu autorisé, l’autre pôle représenterait le moi dépouillé, réduit à la manière dont il serait façonné en fonction de ces exigences de l’institution. Dans la mesure où les institutions totalitaires parviennent à imposer cette figure-limite d’une personnalité complètement prise au piège de l’objectivité, elles permettent de mettre entre parenthèses les différentes appartenances du moi aux divers contextes sociaux et ne laissent subsister que la causalité quasi pure d’un seul groupe d’appartenance. Cette méthode représente sans doute la meilleure contribution à une critique radicale de la psychologie : de même que l’on chercherait en vain le cœur de l’oignon sous la dernière peau, l’intériorité s’évanouit sous le dernier modelage, rabattue sur la dimension unique du rôle imposé par l’institution totalitaire15.

Introduction à la vie normale

Dans la mesure où l’institution totalitaire réalise une image approchée du conditionnement du moi par un seul groupe d’appartenance, elle permet de définir a contrario les exigences d’une socialisation plus complète, c’est-à-dire les conditions sociales nécessaires au développement d’une personnalité concrète. À première vue, l’analyse paraît déboucher sur une justification de l’idéologie libérale par l’apologie du pluralisme institutionnel et de la multiplicité des rôles qu’elle semble impliquer. La liberté personnelle s’inscrit en effet dans les marges de jeu que laissent entre elles les institutions différentes : le moi commence à exister pour lui-même dans la mesure où il accède à une gamme de plus en plus étendue de rôles, et il y parvient lorsqu’il participe à une vie sociale diversifiée. On pourrait ainsi esquisser une typologie des modes de socialisation. À partir de la limite du modelage de tous les aspects de la personnalité par un but unique, la personnalité accède à des formes de plus en plus riches d’organisation lorsqu’elle se trouve engagée dans des configurations culturelles différentes en interrelation, chacune ne réalisant qu’une partie des fonctions dont la totalisation constitue la vie sociale à un moment donné. Ce serait donc seulement le pluralisme des organisations qui pourrait neutraliser la tendance de chacune à l’hégémonie : toute institution est totalitaire par vocation profonde. Le totalitarisme, loin de représenter une monstruosité extraordinaire, n’est que l’accomplissement unilatéral de n’importe quelle fonction sociale. On peut dès lors définir positivement les conditions de la normalité et de la santé sociale par le système des contre-forces nécessaires pour équilibrer la tendance cancérigène inscrite dans la logique de toute forme particulière d’organisation de l’existence humaine, telle qu’elle se donne à voir à travers la sociologie des institutions totalitaires.

Cependant, en radicalisant l’approche, on découvre son impact profondément critique dans le cadre même de la société dont elle paraît en première approximation épouser les valeurs : les catégories qui valent pour l’analyse des institutions totalitaires sont aussi celles qui rendent le mieux compte de l’existence sociale dans une communauté pluraliste et « libérale ». Les antagonismes, tels qu’ils se manifestent au grand jour lorsqu’une organisation unique de l’existence tente d’imposer sa réglementation, sont de même nature que les conflits latents, les tensions mutuellement annulées entre les différentes institutions qui, dans la vie normale, se neutralisent dans leur lutte pour l’hégémonie. La contradiction est la racine cachée du consensus social et le compromis précaire la forme que prend sa trompeuse stabilité. Le modèle de l’institution totalitaire a donc la portée méthodologique la plus générale, non seulement parce qu’il permet de prendre conscience de la négativité dissimulée par le finalisme fonctionnaliste qui préside souvent à l’étude des organisations, mais surtout parce qu’il invite à une relecture critique des théories classiques de la socialisation. On ne peut parler directement de la socialisation, si ce n’est de la manière la plus superficielle, en termes d’ajustement, de consensus, d’harmonie pré-établie entre le sujet et ses groupes d’appartenance, etc., lorsque l’on s’attache exclusivement aux situations ordinaires : l’adaptation aux cadres sociaux paraît aller de soi si l’on s’en tient aux équilibres de surface et aux compromis entre forces antagonistes. Ce sont les ratages dans la socialisation, les états de crise ou de révolution, ou encore l’installation du conflit comme loi de la vie sociale à partir de coupures institutionnalisées entre les groupes et les classes, qui révèlent les mécanismes fondamentaux présidant à l’organisation de la vie collective.

On comprend ainsi que l’hôpital psychiatrique représente pour l’analyse sociologique un milieu pathogène privilégié, non pas tant parce qu’on y rencontre des malades mentaux, que parce qu’il s’agit d’une institution totalitaire. On ne saurait en effet, sans s’engager dans des apories insurmontables, confondre pathologie individuelle et pathologie institutionnelle : il y a un tragique de la dépersonnalisation, de l’embrigadement des hommes et de la planification bureaucratique de leurs désirs et de leurs besoins, qui ne doit rien à la maladie mentale. L’affirmer, ce n’est pas reculer devant le vertige spécifique de la folie, mais dépasser le confusionnisme d’où naît le pathos. Il faut au contraire aller jusqu’au bout de la dissociation pour ressaisir, après l’avoir reconstruite par ce détour, la vérité objective de l’hôpital sur laquelle le sociologue et le psychiatre s’accorderont : si dans le groupe des institutions totalitaires l’hôpital psychiatrique représente une variante spécifique, et spécialement tragique, c’est précisément parce que l’aliénation mentale n’est pas identique à l’aliénation sociale. L’aliénation asilaire est le produit de l’addition ou de la multiplication de ces deux figures de la négativité. Dans ce milieu clos, prisonnier de son héritage historique, deux pathologies antagonistes s’entretiennent mutuellement : par ce qui lui reste de conscience de sa liberté, l’interné s’affronte au médecin et à l’institution carcérale en un combat souvent injuste mais nécessaire, car il représente sa seule défense contre l’aliénation asilaire ; mais, par ce fait même, malade, il s’interdit le meilleur recours contre son aliénation privée, la confiance non moins nécessaire envers le thérapeute et l’établissement thérapeutique. Il n’est sans doute pas de piège mieux monté, ni de rôle plus pathétiquement contradictoire, sauf peut-être celui du psychiatre lorsqu’il éprouve que chacune des alternatives de ce conflit insoluble s’investit sur l’une des figures de son double personnage de représentant de l’institution totalitaire et de thérapeute.

Robert Castel


1 C’est pourquoi, s’il faut transporter certaines des analyses d’Asiles pour les adapter à la situation des hôpitaux psychiatriques français, on ne saurait minimiser la vertu critique de l’ouvrage en alléguant qu’il décrit la situation de la psychiatrie aux États-Unis. Certes, la psychiatrie publique américaine (celle qui est pratiquée dans les hôpitaux d’État) a, et à juste titre semble-t-il, une plus mauvaise réputation que la psychiatrie publique française. Mais d’une part Central Hospital est, en dépit de son gigantisme, un établissement organisé en fonction de principes libéraux et doté de ressources matérielles et médicales que pourraient envier bien des services français. Surtout, une pareille objection méconnaîtrait profondément la portée de la méthode d’Asiles : il ne s’agit pas de se demander si telle ou telle pratique (le déshabillage des malades à l’admission, l’électro-choc, l’ergothérapie, etc.) a cours ou non ici ou là ; il s’agit de saisir le principe d’intelligibilité qui ordonne la cohérence de pratiques dont aucune, dans sa particularité empirique, n’est nécessaire, mais dont l’ensemble conspire à réaliser la même fonction objective.

2 Cette tendance est surtout accusée, en France, dans ce courant moderne dit de « psychothérapie institutionnelle » sur lequel nous reviendrons. Cf. par exemple Jean Oury : « Quelques problèmes théoriques de médecine institutionnelle », Recherches, septembre 1967, p. 218 : « Le Collectif, en effet, se présente comme étant également un ensemble de signes ; il est parlant (…). Du fait qu’il y a là un ensemble de personnes qui vivent, il y a quelque chose de l’ordre du langage. C’est dans ce sens que nous avions parlé de l’existence dans un Collectif d’un système clos comme un langage, un système signifiant. (…) Nous comparons souvent l’institution à un poème » (p. 222). J. Oury ajoute pourtant : « Dire cela n’exclut pas, bien au contraire la dimension socio-économique de ce qui est mis en place pour faire fonctionner le Collectif. Tout ce qui sera articulé dans la suite dépend foncièrement d’une certaine praxis : celle de la production. Car une Institution psychiatrique ou autre n’échappe pas à ces lois. Suivant l’architectonie de ces rapports de production, nous pouvons préjuger de la possibilité d’agir ou non au niveau du matériau réel que sont les systèmes fantasmatiques » (p. 217). Toute la question cependant est de savoir – nous y reviendrons – si toutes ces dimensions peuvent s’inscrire dans le même « arrimage symbolique ».

3 En témoigne cette anecdote exemplaire d’une malade demandant au médecin, après une réunion « informelle » où l’on a librement débattu de la « pathologie institutionnelle » : « Docteur, quand m’accorderez vous ma sortie ? »

4 On pourrait se demander dans quelle mesure la psychanalyse ou certaines formes de psychothérapie sont susceptibles de modifier ce type de rapport. De toute façon, elles ne touchent qu’une proportion très faible des malades hospitalisés. Mais, surtout, il est probable que la distance instituée par le savoir psychiatrique entre le médecin et le malade demeure constante et a même tendance à se creuser lorsque l’on passe de la douche du XIXe siècle à l’électro-choc du XXe et aux formes les plus modernes de psychothérapie. C’est une raison très sérieuse de penser que la valeur des analyses d’Asiles ne peut être mise en cause par les éventuelles différences (à la vérité très faibles) que l’on pourrait observer entre les techniques thérapeutiques qui ont cours dans les hôpitaux américains et dans les hôpitaux français.

5 Même dans le corps médical proprement dit, on peut se demander si les théories les plus savantes sont toujours élaborées par les praticiens les plus engagés dans l’expérience hospitalière. On observe souvent, au contraire, une tendance à prendre le bon sens du « vieux psychiatre classique » – qui enveloppe une profonde connaissance sociologique spontanée de l’institution – pour de l’inculture médicale ou de l’incurie théorique.

6 Casimir Pinel, « De l’isolement des aliénés », Journal de médecine mentale, t. I, 1861, p. 181 (il ne s’agit évidemment pas du « libérateur des aliénés » de l’époque révolutionnaire mais de son neveu, psychiatre directeur d’un asile privé dans le second tiers du XIXe siècle).

7 Dr Berthier, médecin-chef de l’asile de Bourg-en-Bresse, « Excursions scientifiques dans les asiles d’aliénés », Journal de médecine mentale, t. I, 1861, p. 320.

8 F. Tosquelles, « La Société vécue par les malades psychiques », Esprit, déc 1952, p. 901 (souligné par nous). Pour se faire une idée plus précise de ce courant, on pourra consulter les articles de L. Bonnafé, G. Daummezon, Ph. Koechlin, L. Le Guillant, P. Savadon, F. Tosquelles, etc., et la thèse de Ph. Paumelle, « Essais de traitement collectif des agités », 1952. G Daummezon, qui a proposé le terme de psychothérapie institutionnelle, est le premier qui a tenté la théorie de cette pratique. Cf. surtout « Les Fondements d’une psychothérapie collective », Évolution psychiatrique, 1948, 3, et « La Psychothérapie institutionnelle française contemporaine » (avec Ph. Koechlin), Anal portugeses de psiquiatria, vol. 4, n°4, déc. 1952. On lira également avec intérêt G Daumezon, « La Vie collective du malade mental », Encyclopédie française, t. XIV, 14, 7-13, qui constitue comme une version abrégée (et antérieure) d’Asiles et procure les principaux repères pour l’adaptation des thèses d’Erving Goffman à la situation française. Il serait essentiel pour notre propos de distinguer deux moments dans l’histoire pourtant courte de la « psychothérapie institutionnelle ». Les positions des fondateurs sont très proches de la formulation sociologique du problème, à cette réserve près que leurs analyses demeurent commandées par le souci thérapeutique. On peut se demander si certains des théoriciens les plus récents de ce courant, surtout influencés par les hypothèses de la psychanalyse, de la psychosociologie des groupes, voire de la linguistique structurale, n’ont pas tendance à réinterpréter les déterminismes institutionnels dans une perspective plus étroitement psychosociologique, illustrant ainsi la variante la plus moderne de ce que j’ai appelé ici le « discours psychiatrique ». Mais il est difficile, dans ces limites, de ne pas courir le risque d’être injuste. Sur les tendances les plus récentes de la « psychothérapie institutionnelle », on pourra consulter divers articles de J. Aymé, H. Chaigneau, R. Gentis, G. Michaud, J. Oury, Ph. Paumelle, C. Poncin, H. Torrubia, F. Tosquelles, etc., ainsi que la revue Psychothérapie institutionnelle, dirigée par F. Tosquelles et la revue de la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles, Recherches. On peut dans une certaine mesure rapprocher de ces tentatives les travaux anglo-saxons sur les « communautés thérapeutiques », cf. M. Jones, The Therapeutic Community, Basic Books, New York, 1953 et D. Cooper, Psychiatry and Anti-Psychiatry (Psychiatrie et Anti-psychiatrie) Tavistock Publication, Londres, 1967. Pour une bibliographie plus complète sur ce point, cf. M. A. Woodbury, « L’équipe thérapeutique », numéro spécial de L’Information psychiatrique, déc. 1966.

9 Il s’agit bien évidemment d’une filiation logique et non d’une influence directe. Mais, pour inviter le lecteur français à l’effort de recontextualisation nécessaire, il a paru plus judicieux de proposer ces coordonnées plutôt que celles de la tradition de la sociologie américaine des maladies mentales (on trouvera dans les notes et dans l’index toutes les références de l’auteur à sa propre tradition). Ici les références françaises, très partielles, renvoient nécessairement à des articles de médecins puisqu’il n’existe guère en France d’études sociologiques des hôpitaux psychiatriques.

10 C’est sans doute pourquoi, à côté des tentatives de la « psychothérapie institutionnelle » pour reprendre globalement en charge l’institution hospitalière comme collectif de soins, l’autre grande tendance de la psychiatrie moderne s’efforce de faire éclater l’hôpital en petites unités insérées dans la collectivité sociale (hôpitaux de jour, hôpitaux de nuit, dispensaires, ateliers protégés, organisation des soins à domicile, etc.). La « sectorisation » des hôpitaux et l’extension de la politique de la « porte ouverte » vont également dans ce sens. Il est hautement significatif de noter, dans la ligne de l’évolution historique esquissée ci-dessus, qu’au XIXe siècle les psychiatres sont en revanche quasi unanimes à prêcher les vertus de l’isolement et de l’internement contre les « préjugés » des familles.

11 Il faudrait certes nuancer cette analyse en distinguant les différents types de placement (« d’office » et « libre »), les voies différentes que peut prendre la pression de l’entourage pour motiver la « décision » de l’internement, les diverses modalités de la « demande thérapeutique », etc. Mais il semble bien que, lorqu’elle survient, la prise de conscience de la situation d’interné efface la plupart de ces différences. Celles-ci reviennent pour l’essentiel à différer auquel intervient cette prise de conscience dans la carrière du malade mental, les patients les plus « coopérants » au début risque de se trouver de nombreux tuberculeux qui entre de leur plein gré au sanatorium, mais se révoltent bientôt contre la longueur du séjour et les tracasseries du règlement.

12 Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, p. 70, note.

13 Ceci ne contredit pas la dualité de fonctions dont l’existence conditionne, on l’a vu, la vie concrète au sein de l’institution. Il y a dualisme, et par suite antagonisme, parce que le reclus importe dans l’institution totalitaire peu ou beaucoup de sa « culture » antérieure. Grâce à ce qui demeure d’humanité dans le reclus, l’institution totalitaire échoue toujours – sauf peut-être dans les couvents – à incarner parfaitement sa propre caricature. Ces caractères rendraient compte également du type particulier de « vacances » qu’on observe dans les institutions totalitaires. Tout en pesant impitoyablement sur les temps forts de la vie du reclus (au réveil, pour les appels, le repas, les visites d’inspection, les corvées, etc.) le règlement laisse de grandes plages de pseudo-liberté, abandonnées au désœuvrement, à l’oisiveté, à l’ennui, mais aussi parfois au loisir, à la réflexion, à l’amitié. L’étude de cette temporalité spéciale, sous la double modalité contrasté de la rigidité et du laxisme, mériterait à elle seule une analyse particulière. Il semble que de nombreux reclus font l’expérience de l’enrégimentement total tout en éprouvant qu’ils n’ont jamais été aussi libres auparavant. Cette expérience paradoxale commande une ambivalence très spéciale à l’égard de l’institution en général, et devant le problème de la « sortie » en particulier.

14 E Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Anchor Books, 1959.

15 Il faut faire ici deux réserves. D’une part – comme lorsqu’on parle de l’unifonctionnalité de l’institution totalitaire –, l’unilatéralité d’un rôle ne peut jamais être manifestée en toute rigueur puisque, si elle correspond au vœu de l’institution, le reclus résiste à l’identification en mobilisant toutes les ressources que lui procure sa culture antérieure ; cependant, le degré de perfection auquel est poussé ce processus de dépouillement du moi mesure la « réussite » de l’institution totalitaire, c’est-à-dire le degré auquel elle parvient à incarner sa représentation unilatérale de la vie humaine. D’autre part, Erving Goffman accorde une certaine importance à un pouvoir de distanciation et de refus qui aurait son siège dans le moi lui-même. On trouvera dans The Presentation of Self in Everyday Life une théorie plus complète de la personnalité en fonction de l’environnement social. On a parfois reproché à cette théorie de s’attacher trop exclusivement à la position du moi dans des situations rigides et de sous-estimer le rôle du changement et de la dynamique sociale. Cette propension pourrait rendre compte du choix des institutions totalitaires comme objet privilégié d’analyse, mais elle ne saurait entacher l’étude de ces milieux qui se caractérisent précisément par leur rigidité. On trouvera une analyse critique de la théorie de la personnalité développée dans The Presentation of Self in Everyday Life par B. Glaser et A. Strauss, dans « Awareness Contexts and Social Interaction », American Sociological Review, 29 oct. 1964, pp. 669-679. Ajoutons enfin qu’en raison du niveau où elles se situent, ces analyses ne peuvent aborder le problème des structures psychiques inconscientes.