III. – Quelques considérations provenant de l’examen des conclusions de Freud sur les pulsions de vie et de mort

La régression, la fixation et les pulsions destructrices

Les phénomènes de progression et de régression fournissent des preuves supplémentaires de la dualité des pulsions, qui sous-tendent la vie humaine. Leur source ultime doit être cherchée dans les pulsions de vie et de mort. Comme on l’a fait remarquer au chapitre IV, la recherche psychanalytique s’est occupée, au début, presque exclusivement des manifestations de la pulsion de vie et de la libido. L’étude de la régression a été presque entièrement centrée sur son aspect libidinal pendant de longues années. C’est surtout Abraham qui a fait une étude systématique du rôle que jouent les pulsions destructrices. Il a démontré qu’elles ont, elles aussi, une histoire qu’on peut observer dans les changements successifs de leurs buts. Construisant à partir de la théorie freudienne des trois phases libidinales essentielles, Abraham a examiné les phénomènes dus à l’agressivité dans certaines maladies mentales et il est arrivé à la conclusion que les pulsions destructrices sous-tendent tout autant que les pulsions libidinales tout changement de finalité de la pulsion à l’égard des objets.

Freud avait vu que la première finalité destructrice, le cannibalisme, s’éveillait pendant la primauté de la zone orale. Abraham16 a subdivisé la phase orale en une phase de succion et une phase de morsure. Il a fait remarquer la force des pulsions destructrices pendant le début de la dentition, mais il a soutenu que le premier stade oral était libre de pulsions agressives. (En ceci nous ne le suivons point, puisque nous soutenons qu’il y a des preuves de l’existence de finalités destructrices dès le stade de succion. Abraham lui-même, quand il étudie le caractère oral, attribue un élément de cruauté au stade de succion, qui rend les gens qui ont régressé à ce stade « comme des vampires pour les autres ».) Il a décrit le fait de dévorer en mordant comme la première finalité destructrice. Cette finalité est suivie au premier stade anal par celle de détruire en expulsant. Au cours du second stade anal se produit une importante modification des pulsions destructrices, et leur finalité devient celle de contrôler par la rétention. Bien qu’il y ait encore un puissant investissement destructeur de l’objet, l’adoucissement des pulsions destructrices s’observe dans le désir de le préserver. On lui épargne la destruction totale des premières phases, à condition qu’il soit soumis au contrôle.

Au stade final du développement des pulsions, à la phase génitale, la libido l’emporte et – suivant Abraham – apparaît l’amour objectal complet sans ambivalence (stade post-ambivalent). La théorie de Freud sur la pulsion de destruction primaire a été publiée en 1920 (Au-delà du principe du plaisir), et était ainsi à la disposition d’Abraham. Abraham devait la connaître lorsqu’il a écrit Le développement de la libido en 1924. Il n’a pas relié ses propres découvertes avec la théorie de la pulsion de mort, bien qu’il soit évident pour nous que ces découvertes s’accordent avec cette théorie.

Si nous synthétisons ce que nous avons appris de Freud, d’Abraham, et des travaux de Mélanie Klein sur les jeunes enfants, au sujet des finalités pulsionnelles des stades prégénitaux, nous pouvons discerner en détail les façons dont ces finalités libidinales et destructrices s’expriment ensemble dans les pulsions corporelles. Le désir libidinal de succion s’accompagne de la finalité destructrice de le sucer à mort, de l’assécher, de le vider, de l’épuiser totalement. Le plaisir libidinal qu’on ressent à mordre s’accompagne de la pulsion de dévorer. Au plaisir d’expulser correspond la finalité destructrice d’anéantir, alors que le plaisir de retenir coïncide avec la pulsion de contrôler et de dominer. Tout ceci a une importance considérable pour l’examen du rôle que les dérivés de la pulsion de mort jouent dans la régression. Alors que certains analystes pensent la régression surtout en termes de libido, nous voyons aussi des changements corrélatifs dans les pulsions destructrices, c’est-à-dire leur retour à des finalités antérieures, archaïques. Nous soutenons que c’est cette récurrence des finalités destructrices primitives qui est le facteur déterminant principal dans l’irruption de la maladie mentale.

La condition préliminaire de la régression est la formation de points de fixation. Sur la base des découvertes d’Abraham mentionnées ci-dessus, et des recherches détaillées de Mélanie Klein, nous considérons qu’un point de fixation n’a pas seulement une charge libidinale, mais aussi une charge destructrice. Toutes deux se réactivent lorsque, dans la régression, la vie pulsionnelle et émotionnelle d’une phase antérieure redevient prédominante.

Dans cette situation surgit une angoisse violente qui provient de plusieurs sources : a) La frustration présente qui déclenche la régression. On admet que la frustration stimule la haine et l’angoisse ; b) Les angoisses spécifiques (qu’elles soient de type paranoïde, dépressif, ou qu’elles proviennent du surmoi) qui sont réactivées par le retour aux motions pulsionnelles primitives (points de fixation). Freud dit17 : « … À chaque période de l’évolution correspond une angoisse qui lui est propre… Les anciens motifs de crainte devraient disparaître au cours de l’évolution puisque les situations périlleuses correspondantes ont perdu de leur valeur grâce au renforcement du moi. Mais ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se présentent dans la réalité. » Nous avons déjà mentionné l’opinion de Freud sur l’extrême sévérité du surmoi dans les états régressifs ; c) L’horreur ressentie par le moi lorsqu’il affronte des pulsions et des phantasmes appartenant à une phase dont il s’est déjà éloigné lui-même. Lorsqu’il décrit les effets de la régression à la puberté dans la névrose obsessionnelle, Freud dit18 : « Le moi, étonné, se révolte contre les suggestions choquantes par leur cruauté et leur violence qui lui sont envoyées par le ça dans la conscience. »

Ainsi, à notre avis, les faits que nous venons de résumer et qui incluent l’écroulement des sublimations et les modifications auxquelles les pulsions destructrices sont soumises au cours du développement, doivent être envisagés dans leur action conjointe avec les vicissitudes de la libido.

Il y a un autre point sur lequel nos conclusions divergent de l’opinion de Freud sur la régression, dans la mesure où elle était encore fondée sur les premières formes qu’avait prises sa théorie. Freud a mis l’accent sur le barrage de la libido comme cause de régression et de troubles névrotiques. De par la frustration qui rend la décharge et la satisfaction de la libido impossibles, la libido s’accumule, ce qui aboutit à la régression. « La libido insatisfaite et accumulée peut maintenant ouvrir la voie à la régression… »19.

Mais si nous acceptons la théorie freudienne des pulsions de vie et de mort formulée dans Au-delà du principe du plaisir, nous n’avons plus le droit d’isoler la libido lorsque nous examinons la régression et ces états psychopathologiques. Le problème se présente alors de savoir si la régression n’est pas un échec de la libido qui ne peut maîtriser les pulsions destructrices et l’angoisse éveillées par la frustration. Nous croyons qu’il en est ainsi : l’état pathologique de l’accumulation de la libido se produit seulement lorsque la libido – malgré son accroissement réel ou apparent – se révèle incapable de s’opposer aux pulsions destructrices qui sont suscitées par les mêmes facteurs qui ont provoqué l’accumulation de la libido, c’est-à-dire par la frustration.

À titre d’exemple, nous pouvons considérer brièvement le problème de la ménopause.

On sait qu’un grand nombre de femmes sont incapables de surmonter les conflits de la ménopause, et tombent malades pour plus ou moins longtemps et plus ou moins gravement. Cette tendance aux troubles mentaux au moment de la ménopause soulève de nombreux problèmes théoriques. On sait que d’importants changements physiologiques se produisent, par exemple, dans l’équilibre hormonal ; mais nous avons encore à considérer les processus psychologiques liés à ce facteur physique.

Ici, comme toujours lorsque nous essayons de comprendre le conflit névrotique ou sa base dans le développement psychique et dans la personnalité normale, nous nous trouvons en face d’une entité psychosomatique. Les premiers moteurs de toute vie psychique sont les pulsions, ces processus dynamiques intermédiaires liés aussi bien au corps qu’au psychisme. Il est tout à fait possible que les sécrétions internes de nos glandes soient bien près d’être considérées comme le véhicule matériel des pulsions. Elles constituent en tout cas un aspect fondamental des processus corporels qui sous-tendent les phénomènes pulsionnels et les mettent en mouvement. On sait que des changements dans l’équilibre endocrinien affectent l’humeur, les pulsions et les phantasmes. On sait aussi que les choses peuvent se passer à l’inverse, qu’un conflit émotionnel peut perturber l’équilibre endocrinien, et qu’un traitement strictement psychologique, la résolution des conflits psychologiques au moyen de la psychanalyse, peut agir par lui-même favorablement sur l’équilibre hormonal.

Notre problème consiste donc à comprendre les moyens par lesquels une femme s’arrange des changements de stimulation qui se produisent du fait du déséquilibre hormonal. Comment s’arrange-t-elle de ces changements dans les stimuli internes et les réponses réelles de son mari ou d’autres personnes à l’altération de son aspect physique et de sa personnalité qui peut se produire pendant cette période ? Quels sont les facteurs psychologiques qui aident une femme à surmonter ces difficultés – qui doivent nécessairement se produire dans une certaine mesure – et quels sont ceux qui mènent une autre femme à tomber victime de ses difficultés ? Nous ne pouvons douter que la force d’une femme pour affronter les problèmes de la ménopause et la manière dont elle le fait dépendent en partie de son histoire psychologique antérieure : par exemple, de la mesure où elle a surmonté son complexe d’Œdipe et ses phantasmes de castration, aussi bien que de l’étendue et de la stabilité de ses sublimations.

Bien des femmes subissent une régression au moment où se présente le conflit de la ménopause, parce que le déclin de la productivité sexuelle les prive non seulement de la gratification pulsionnelle directe, mais aussi d’un facteur rassurant de première importance. Ce n’est pas seulement chez des catholiques dévotes que nous trouvons le sentiment que les rapports sexuels sont mauvais et coupables ; et ne peuvent être excusés que par la procréation. Cette attitude à l’égard de la sexualité, qui provient du complexe d’Œdipe et des angoisses antérieures, existe, comme on le sait, dans l’inconscient de bien des femmes qui se croient libres de scrupules religieux ou éthiques à l’égard de la sexualité. Une fois que l’excuse de la procréation disparaît, une culpabilité sans rémission peut inonder le psychisme d’une femme. La connaissance du fait qu’elle ne peut plus avoir d’enfants peut ouvrir la porte à des angoisses graves, en particulier toutes celles qui se rapportent au phantasme d’un corps détruit à l’intérieur et stérile, destruction et stérilité dont le phantasme inconscient rend responsable la mère persécutrice. Ne pas pouvoir créer un enfant vivant est senti comme le fait de contenir des corps morts (c’est un phantasme qui dérive en dernière analyse des pulsions cannibaliques et destructrices de la première vie pulsionnelle). Ces sentiments éveillent la peur de la mort propre. Le réveil de ces angoisses stimule l’envie du pénis, et la possession du pénis est d’autant plus désirée et nécessitée à nouveau que le privilège féminin de porter des enfants s’est éteint. La culpabilité à l’égard du mari due en partie au désir de le châtrer, et en partie au fait de le priver de paternité, intervient dans ce tableau complexe. En outre, le mari dont elle ne recevra plus d’enfant assume le rôle du père qui n’a jamais satisfait son désir de recevoir un enfant de lui, ce qui fait revivre les phantasmes inconscients des rapports sexuels comme crime capital. Sur le plan conscient, ces angoisses et ces conflits peuvent se manifester sous l’apparence de la hantise de vieillir et de devenir laide. Les femmes au moment de la ménopause présentent souvent des exigences accrues de rapports sexuels, de gratifications sexuelles, de conquêtes, d’affection et d’amour. C’est « le démon de midi ». L’examen analytique de ces cas montre clairement que les désirs libidinaux sont puissamment accrus par l’angoisse et la culpabilité.

D’autres femmes plus normales administrent et surmontent leurs angoisses à propos de leur ventre stérile par bien d’autres moyens : par exemple grâce à leurs sublimations et à la tranquillité que donnent de bonnes relations sociales et sexuelles.

Bien d’autres facteurs interviennent encore dans le problème de la ménopause, mais ceux qui précèdent peuvent suffire, puisque nous nous occupons de montrer notre point de vue sur le problème de l’accumulation de la libido bien plus que d’examiner la psychologie de la ménopause pour elle-même.

Les analyses effectives de ces troubles de la ménopause se présentent souvent comme des manuels de psychopathologie et montrent en toute clarté la façon dont la régression a fait revivre les conflits non résolus de toutes les étapes du développement, y compris les toutes premières. On a l’impression que la ménopause représente une créance pour toutes les dettes psychologiques contractées antérieurement – dettes qui n’avaient pas d’importance tant que la prospérité biologique semblait assurée.

Dans la situation où le moi affronte la tâche de dominer la libido accumulée, il doit affronter aussi celle de dominer les pulsions destructrices et les angoisses. Ces considérations dérivent des observations cliniques. À notre avis, leur fondement théorique doit être cherché dans la conception freudienne de la fusion des deux instincts opposés, par exemple : « … Nous n’avons jamais affaire à des tendances instinctuelles (motions pulsionnelles) pures, mais toujours à des alliages de deux instincts (pulsions), alliages où les parts des éléments varient »20.

Résumons nos conclusions à ce sujet : au point de fixation, ce n’est pas seulement la libido qui est immobilisée, mais les pulsions destructrices et les angoisses spécifiques de la période du développement considérée qui constituent la base des conflits non résolus, restent potentiellement actives et menacent d’interférer l’établissement solide de la phase génitale. Le maintien de types de comportement pulsionnel et de phantasmes prégénitaux n’est pas en lui-même un facteur pathologique. Nous avons mentionné plus haut leur signification de marchepieds dans la domination de l’angoisse. Les finalités prégénitales libidinales et agressives peuvent favoriser les finalités génitales, colorer et enrichir les activités génitales, dans la mesure où elles sont capables de se subordonner à la primauté de la finalité génitale. Mais ceci dépend de l’équilibre entre la libido et les pulsions destructrices, qui détermine le type de phantasme qui accompagne l’activité génitale.

L’effondrement de la phase génitale implique à la fois la libido, les pulsions destructrices et les acquisitions du moi. On sait bien que la détérioration du caractère et l’altération des sublimations font partie du processus régressif.

Un autre élément de la régression est que les finalités réparatrices sont perturbées. Comme on l’a déjà fait remarquer, nous attachons beaucoup d’importance au rôle de la réparation et de la sublimation dans le maintien de la santé mentale. Les processus pulsionnels des phases prégénitales donnent naissance à des angoisses spécifiques. Le moi, construit par introjection et projection, est mis en danger de multiples façons par les craintes de perte ou de destruction des objets. Leur restauration est une finalité extrêmement pressante, qui met en marche la sublimation. Ces acquisitions du moi, en plus des gratifications qu’elles fournissent, sont ainsi des facteurs primordiaux dans la lutte contre l’angoisse et la culpabilité21. Un certain degré et une certaine qualité de culpabilité et d’angoisse stimulent la réparation et ainsi encouragent la sublimation. Mais un excès de ces sentiments paralyse les sublimations. Tant que l’individu sent que ses pulsions destructrices sont tenues en échec ou que le mal qu’il a commis est réparé, il peut se maintenir au niveau génital, parce qu’il peut alors tolérer la frustration réelle et que sa libido peut être déviée sur de nouveaux objets. Et dans la mesure où la sublimation peut être maintenue et où les gratifications peuvent être recherchées dans de nouveaux objets, il est aidé en retour à supporter la frustration. Le cercle est favorable. Mais si la réparation et la sublimation s’effondrent, les défenses du moi sont submergées, les gratifications de la libido inhibée dans ses fins disparaissent, la force des pulsions destructrices s’intensifie et on revit les situations d’angoisse prégénitales. Les craintes de persécution et le désespoir rendent la frustration réelle insupportable, en partie parce qu’elle a été augmentée par ces processus. Il y a ici un cercle vicieux qui inclut à la fois la résurgence de pulsions archaïques et des angoisses qui leur sont liées, et l’effondrement de la sublimation et de la réparation – un cercle qui reflète l’influence réciproque de la fixation et de la régression.

La régression et l’inhibition

La régression peut aboutir à la formation de symptômes ou à l’inhibition – ou aux deux en même temps. Freud soutenait que la fonction d’un organe pour le moi s’inhibe si la signification sexuelle de cette fonction, l’érogénéité de l’organe en question, devient trop grande. Il écrit : « … Si l’écriture qui consiste à faire couler un liquide sur la feuille de papier blanc a pris la signification symbolique du coït, ou si la marche est devenue l’équivalent symbolique de fouler la Terre-Mère, ces deux actions, l’écriture et la marche, s’interrompent, puisque s’y livrer serait accomplir une activité sexuelle interdite. Le moi renonce à ces fonctions qui dépendent de lui, pour n’avoir pas à entreprendre l’effort d’un nouveau refoulement, donc pour ne pas entrer en conflit avec le ça »22.

À la lumière de la théorie de la fusion entre la libido et les pulsions destructrices, les processus d’inhibition se présentent de nouveau à nous. Nous n’allons pas traiter ce problème à fond, mais seulement montrer les grandes lignes de notre perspective à son propos. Les deux exemples mentionnés dans la citation précédente (écrire, qui prend la signification d’une copulation, et marcher, qui prend celle de fouler le corps de la mère) ne se situent pas au même niveau. Le second contient de toute évidence une dose considérable de cruauté, et nous osons dire que c’est précisément cela, le phantasme de violence dérivé du mélange de la destructivité, qui provoque l’angoisse et la culpabilité, et oblige – par l’intervention du surmoi – à l’inhibition de cette activité. Si, dans ses phantasmes, le sujet sent qu’il veut fouler le corps de sa mère, il s’effraye de la possibilité de la détruire, et ce sont ses angoisses dépressives et ses angoisses de persécution qui mènent à l’inhibition de la marche. De la même manière, l’écriture sera inhibée si ses significations sadiques, anales et urétrales, prédominent sur les phantasmes de réparation et les phantasmes génitaux, et, pour cette raison, exigent des mécanismes de défense de la part du moi.

La régression et la défusion

Si nous considérons maintenant l’aspect métapsychologique de la régression, nous nous trouvons en face d’un grand nombre de problèmes qui ne peuvent être considérés comme définitivement résolus, bien que Freud ait fait à leur sujet certaines considérations essentielles. Il a situé les phénomènes de fusion et de défusion au centre du problème, et relié la régression à la défusion. La régression et la défusion doivent être considérées comme des aspects différents du même phénomène hautement complexe. « À la faveur d’une généralisation quelque peu rapide, nous sommes portés à admettre que la cause essentielle d’une régression (libidinale), de la phase génitale, par exemple, à la phase sadique-anale, réside dans une dissociation (défusion) des (pulsions), de même qu’inversement le progrès de la phase génitale primitive à la phase génitale définitive ne peut s’effectuer qu’à la faveur de l’adjonction d’éléments érotiques »23. Et encore : « L’explication métapsychologique de la régression, je la cherche dans un « démêlement d’instincts » (une défusion) (Triebent-mischung), dans la mise à part des composantes érotiques qui, depuis le début de la phase génitale, se sont ajoutées aux investissements à tendance destructive du stade sadique »24.

Ces affirmations pourraient sembler impliquer que la fusion des pulsions est rompue quand la régression se produit et qu’il n’y a pas de fusion aux stades prégénitaux qui sont réinvestis dans le reflux des pulsions. Mais cette implication ne peut être maintenue. Freud a insisté bien des fois sur le fait que les deux pulsions opposées se trouvent toujours en état de fusion, et l’observation analytique directe confirme pleinement cette idée. Citons deux passages de Freud : « Nous basant sur des raisons théoriques appliquées à la biologie, nous avons admis l’existence d’un instinct (pulsion) de mort…… Nous ne pouvons encore nous faire aucune idée de la manière dont les deux instincts (pulsions) se combinent, s’associent et se mélangent. Mais si l’on adopte notre manière de voir, on doit admettre que ces combinaisons, associations et mélanges se produisent régulièrement et sur une vaste échelle »25 et « … Nous n’avons jamais affaire à des tendances instinctuelles (motions pulsionnelles) pures, mais toujours à des alliages de deux instincts (pulsions), alliages où les parts des éléments varient »26.

Ces passages infirment clairement l’idée qu’il n’y a pas de fusion aux stades prégénitaux. Il semble donc plutôt que Freud n’ait pas envisagé un détachement complet des composantes érotiques, mais seulement leur détachement partiel. Ce détachement partiel suffirait à produire la régression et le renforcement des pulsions destructrices, bien qu’il y ait encore une fusion des pulsions au niveau plus bas qu’atteint la régression. Cette idée s’accorderait avec l’opinion de Freud sur les proportions variables du mélange toujours présent des deux pulsions et avec son idée de différencier les phases prégénitale et génitale selon la proportion des deux pulsions. Le point essentiel des processus décrits comme défusion réside, à notre avis, dans un renforcement effectif de la composante destructrice, qu’il soit dû à un facteur quantitatif ou situationnel.

Il peut être utile de résumer encore une fois nos idées sur l’interaction de la régression et de la fixation. On connaît l’opinion de Freud que la régression devient possible par la constitution de points de fixation. Dans le trajet qui nous mène à la sexualité génitale, nous passons par divers points qui sont comme des étapes dans le développement. Et, puisque des parties de la libido – avec, à notre avis, des parties des pulsions agressives – sont laissées à ces étapes, nous pouvons y retourner, y régresser. On ne doit pas perdre de vue que ce trajet est un processus interne et que les étapes existent en nous. Les pulsions « laissées en arrière » sont réellement à l’intérieur de nous-mêmes, tout comme le sont nos souvenirs – et ceux-ci, nous le savons, ne sont jamais perdus par le psychisme lorsqu’il les a vécus une fois, bien qu’ils puissent le paraître. Par conséquent, lorsque nous maintenons notre libido au niveau génital, les « points » antérieurs restent actifs sans interruption dans l’inconscient. La forme et le degré de l’influence des pulsions et des phantasmes prégénitaux sur notre vie dépend en partie de la force de la libido. Dans l’exemple des conflits de la ménopause, il ne se produit pas simplement une régression au stade sadique-anal. Sous la pression des conflits multiples impliqués dans la perte de la capacité de procréer, toutes les pulsions et tous les phantasmes antérieurs peuvent redevenir actifs. Cela constitue une tâche d’adaptation psychologique très dure pour toute femme, mais elle peut se tirer d’affaire sans régression marquée. Ce processus de lutte contre l’activité nouvellement stimulée des éléments prégénitaux est une situation fluide et temporaire qui ne constitue pas en elle-même une régression. L’existence de la lutte et la nécessité d’une réadaptation sont une preuve des potentialités dynamiques des points de fixation.

Cela nous aide à surmonter une difficulté, mais nous devons encore en affronter d’autres. Par exemple, nous devons considérer le problème de la quantité de la libido et des pulsions destructrices. Est-ce que la somme absolue de l’énergie pulsionnelle reste la même pendant toute la vie ? Est-ce que lorsque l’énergie d’une pulsion, par exemple, la libido, augmente, celle de l’autre diminue ? Ces changements quantitatifs expliquent-ils l’ordre déterminé des phases de l’évolution pulsionnelle ? Ou bien la somme de chacune des deux pulsions reste-t-elle inchangée, et devons-nous expliquer les changements de primauté d’une phase à l’autre par le simple investissement successif d’une zone après l’autre ?

Certaines observations nous inclinent à supposer qu’il y a des changements quantitatifs au cours de la vie. Il semblerait que Freud penchait vers cette opinion. Il écrit : « Du fait de l’accès à certaines périodes de la vie, et selon des processus biologiques réguliers, la quantité de libido dans l’économie psychique augmente dans des proportions qui suffisent par elles seules à renverser l’équilibre de la santé et à établir les conditions de la névrose. On sait que ces intensifications soudaines de la libido sont régulièrement liées à la puberté et à la ménopause, à l’accès à un certain âge pour les femmes. Chez bien des gens, ils peuvent en outre se manifester selon des périodes encore inconnues »27.

D’autre part, certaines considérations nous orienteraient vers une autre opinion, elle aussi exprimée par Freud : que la satisfaction libidinale est à son apogée dans l’allaitement, et n’atteindra jamais plus un tel degré, que les pulsions les plus primitives de l’enfant « ont, par nature, une intensité plus grande que tout ce qui peut venir ensuite »28. Ces impressions ne nous suggèrent pas l’existence d’une vie pulsionnelle faible au début, et qui se renforcerait au cours du développement. Cependant, il serait encore possible que des accroissements périodiques se produisent, comme par exemple au moment où la procréation devient possible. Cette opinion doit être confrontée avec un certain nombre d’autres éléments à considérer : par exemple, la naïveté ou la sophistication d’une part, et, de l’autre, la contribution des expériences antérieures aux expériences ultérieures, que nous avons déjà examinée. L’intensité particulière de la pulsion naïve et primaire est impliquée dans la culmination de l’expérience libidinale adulte et évoluée, c’est-à-dire dans l’orgasme génital.

Nous sommes tentés par de telles spéculations à cause du caractère « indéfini » des pulsions. Après tout, Freud appelle les pulsions « des êtres mythiques, à la fois mal définis et sublimes » (Nouvelles conférences, p. 130). Nous pouvons rappeler que les pulsions appartiennent à la frontière entre le soma et la psyché, et que notre domaine est celui de la psyché, alors que nous attendons du physiologiste qu’il nous fournisse des données complémentaires. Nous pouvons spéculer à propos des pulsions, mais nos convictions sont tirées de l’observation psychologique, de l’investigation du comportement, des sentiments, des émotions, des phantasmes. Il se pourrait que ce ne soient pas les quantités absolues d’énergie pulsionnelle, mais des caractères spécifiques inhérents à l’organe qui a la primauté, qui décident de l’issue de la fusion des pulsions, et que la fonction de l’organe imprime son caractère sur le stade de l’évolution pulsionnelle qui a été atteint. En vertu de sa fonction suprapersonnelle de procréation, l’organe génital serait le plus approprié pour servir les desseins de la pulsion de vie de telle façon que, grâce à lui, se produise une situation qui constitue un avènement de toutes les composantes érotiques. Mais nous ne pouvons pas considérer seulement la fonction biologique de l’organe qui détient la primauté. Ce sont les phantasmes liés aux divers organes et à leurs fonctions qui sont déterminants sur le plan psychologique. Les premières zones de l’expérience pulsionnelle sont chargées de phantasmes d’une nature fortement agressive. En avançant vers la primauté de l’organe génital, les pulsions destructrices primaires se modifient et s’élaborent, et les phantasmes destructeurs s’adoucissent. Les phantasmes liés à la procréation sont naturellement et inévitablement de nature créatrice et réparatrice.

Freud inclinait à penser que des facteurs quantitatifs décident du progrès et de la régression, mais il était aussi convaincu de l’importance de « la manière dont les deux sortes d’instincts (pulsion) sont fusionnés, mélangés, intriqués l’un avec l’autre ». Nous avons essayé de montrer comment des éléments oraux peuvent enrichir les expériences génitales en ce que le pénis, en plus de sa fonction génitale comme telle, peut aussi dans les phantasmes, adopter celle de nourrir et de réconforter. Cependant, certains des éléments prégénitaux sont incapables de s’intégrer dans l’activité génitale.

Il est probable qu’une des fonctions de la libido est de lier les pulsions destructrices, de drainer les sources des pulsions destructrices et ainsi de les maîtriser. La libido obtiendrait son meilleur succès dans le stade génital en utilisant les pulsions destructrices à ses propres fins et gagnerait ainsi la prédominance dans la fusion. Le fait qu’il y ait une fusion des pulsions même au stade génital nous est clairement démontré par l’analyse de l’impuissance et de la frigidité, dans lesquelles la crainte de l’agressivité mène à l’inhibition de l’acte sexuel. Comme on le sait, une certaine quantité et certains modes des éléments agressifs, ou, plus précisément, une certaine contribution des dérivés de la pulsion destructrice, sont indispensables au fonctionnement génital. Mais le moi ne peut permettre aux pulsions destructrices de prendre part à l’acte génital que si la prédominance de la libido est assurée, c’est-à-dire, si une modification profonde des finalités des pulsions destructrices sous l’influence de la libido a déjà été atteinte.

En résumé on ne peut douter qu’il existe une fusion des pulsions opposées à chaque stade du développement. Le caractère de cette fusion varie cependant avec les stades mais nous ne pouvons pas encore dire avec précision en quoi consiste ce caractère. L’hypothèse la plus sûre semble être qu’il n’est pas déterminé par les seuls facteurs quantitatifs. Comme on le soutient au chapitre X, la prédominance de la pulsion de vie ne peut être comprise en termes seulement quantitatifs. L’interrelation entre les pulsions, leur forme de « mélange et d’intrication » est au moins aussi importante, et peut se révéler comme l’essentiel du problème.

La défusion signifierait alors la rupture d’un type particulier de mélange et le renversement consécutif du pouvoir de la libido, et non un simple détachement des composantes libidinales ou une diminution de leur quantité.

Si un tel détachement se produit, cependant, nous devons rendre compte de la quantité de libido détachée. On sait que Freud soutenait que la libido qui est détachée de ses objets est transférée vers le moi et augmente le narcissisme primaire. Si nous appliquons cette conclusion à la défusion dans la régression, nous devrons mettre le narcissisme et la régression en relation l’un avec l’autre. Comme on l’a fait remarquer dans le chapitre IV sur « L’introjection et la projection », le narcissisme est lié pour nous à la relation du sujet avec ses objets internes. La régression impliquerait ainsi le système de phantasmes et de sentiments lié à l’objet interne. Mais nous ne pouvons essayer de traiter ce problème important dans les limites de ce chapitre. (Nous avons attiré l’attention plus haut sur le rôle du surmoi dans la régression.)

Les phénomènes impliqués dans la régression sont ainsi, à notre avis, hautement complexes et fluides, et impliquent un équilibre instable – et une perte d’équilibre – dans tous les aspects de la vie psychique. Comme nous l’avons dit, le flux régressif de la libido et des pulsions destructrices doit être considéré dans le contexte de l’expérience émotionnelle et de la vie phantasmatique.


16 Courte étude du développement de la libido (1924).

17 Nouvelles Conférences (trad. Berman, p. 122).

18 Inhibition, symptôme et angoisse (1926) (trad. Jury et Fraenkel, p. 39).

19 Formes typiques d’acquisition des névroses (1912).

20 Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. Jury et Fraenkel, p. 50.

21 Dans son article sur La peur, la culpabilité, la haine (1929) Emest Jones a fait une étude détaillée de l’interaction entre ces émotions.

22 Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. Jury et Fraenkel, p. 5. Dans l’original, le terme utilisé par Freud était stampfen qui devrait être traduit par « piétiner » (trampling) ; il implique plus de violence et d’hostilité que n’en exprime « fouler » (treading).

23 Le moi et le ça (1923), trad. Jankélévitch, p. 197.

24 Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. Jury et Fraenkel, p. 36.

25 Le moi et le ça (1923), trad. Jankélévitch, p. 196.

26 Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. Jury et Fraenkel, p. 50.

27 Formes typiques d’acquisition des névroses (1912).

28 La sexualité de la femme (1931). Voir aussi L’introduction à la psychanalyse (1916-1917) : « La satisfaction au sein reste le prototype inaccessible de toute satisfaction ultérieure. »