II. – Données provenant de bébés ou d’enfants très petits
En travaillant directement avec des enfants petits, dans l’analyse, ou lorsqu’on les observe dans une perspective analytique, on a l’occasion d’observer les expériences de l’enfant dans les toutes premières phases de son développement libidinal au moment où la fixation se produit, et de voir ainsi la relation des désirs libidinaux avec les pulsions agressives, l’angoisse suscitée par les diverses pulsions dans telle ou telle circonstance, les toutes premières défenses contre l’angoisse et les moyens de contrôler la pulsion. On peut observer directement la relation de l’enfant avec ses objets dans chaque situation particulière des sentiments et des pulsions, les expressions changeantes et multiples de ses phantasmes à propos de ses objets, aussi bien que les processus primitifs de formation et de déplacement des symboles, les premières sublimations et les premières fixations. On peut noter, en outre, le contexte de sentiments dans lequel s’établissent tous ces processus – la façon dont à ce moment les multiples émotions de l’enfant – l’amour, la haine, la peur, la colère, la culpabilité, la joie et la peine – se produisent dans des situations changeantes. De telles études simultanées des changements dans les sentiments, les pulsions et les phantasmes apportent des confirmations de valeur aux idées sur la fixation auxquelles peut arriver un travail rétrospectif partant des souvenirs des adultes ou des enfants plus grands. Elles permettent aussi d’acquérir une perspective plus juste sur l’importance relative qu’on doit accorder aux divers éléments de la situation et un sens plus exact de l’interaction complexe des facteurs.
À titre d’exemple, nous pouvons considérer brièvement un cas de jeu enfantin. Une petite fille de seize mois joue fréquemment à son jeu favori avec ses parents. Elle fait semblant de prendre de petits morceaux d’un paravent de cuir brun repoussé, dans la salle à manger ; elle apporte ces petits morceaux d’aliment imaginaire entre son pouce et son index à travers la pièce, et elle les introduit alternativement dans la bouche de son père et dans celle de sa mère. Elle choisit le paravent brun, d’où dépassent de petits bouts de cuir, parmi tous les autres objets de forme et de couleur variées qui se trouvent dans la pièce, pour représenter l’« aliment » qu’elle veut donner à ses parents. D’après l’expérience analytique courante on peut penser que ces petits morceaux bruns représentent des matières fécales, et on peut lier ainsi le jeu d’alimenter ses parents de matières fécales symboliques avec une expérience antérieure de l’enfant. Plusieurs fois auparavant (entre douze et seize mois) l’enfant s’était barbouillée de ses matières fécales alors qu’elle était couchée dans son lit au début de la matinée, et elle les avait portées à sa bouche. Les parents l’avaient grondée et lui avaient fait des reproches pour cette conduite. Elle transforme donc en un jeu agréable une situation d’angoisse et de culpabilité. L’expérience de manger ses matières fécales et de se barbouiller avec est encore active dans son psychisme : sa libido est fixée. Les reproches de ses parents provoquent encore sa détresse. Quand elle est avec eux, elle craint d’être grondée et menacée par eux – comme le montre son inquiétude s’ils refusent de se prêter à son jeu. Ce n’est pourtant pas seulement le souvenir de leurs reproches réels qui l’inquiète, mais aussi l’angoisse surgissant des pulsions agressives exprimées dans le fait de se barbouiller avec des matières fécales, qui (suppose-t-elle), peut leur avoir causé du mal et les avoir rendus hostiles à son égard3.
Dans son jeu actuel, qui, comme on peut le voir dans les expressions de l’enfant, lui procure un grand plaisir et des satisfactions libidinales de plusieurs sortes – celle de continuer à manier des matières fécales sous forme symbolique, celle d’obtenir les sourires de ses parents, en jouant le rôle de la mère qui alimente – elle surmonte l’angoisse et la culpabilité qui lient sa libido à l’expérience originaire de se barbouiller avec les matières fécales et de les manger. Elle fait un effort pour sublimer ses pulsions sadique-orales et sadique-anales. Elle montre ses désirs de réparation dans sa tentative de « nourrir » ses parents : mais en les nourrissant de « matières fécales » elle les oblige aussi à partager sa culpabilité, et elle essaye de prouver que le fait de manger les matières fécales n’empoisonne pas et ne détruit pas.
Si nous rapprochons les épisodes où l’enfant a réellement mangé ses matières fécales, et s’est barbouillée avec elles, du jeu fréquent et agréable qui a bientôt suivi ces épisodes, nous pouvons dire que le jeu lui-même peut être considéré comme la naissance d’une sublimation, et que pourtant il exprime en même temps une fixation puissante. Et nous pouvons voir comment le plaisir libidinal contenu dans la fixation est utilisé pour surmonter des sentiments d’angoisse et de culpabilité. (Jusqu’à quel point cette fixation particulière deviendra intense et définie, nous ne pouvons le dire sans connaître en détail l’histoire ultérieure de l’enfant, mais en tout cas la fixation sera influencée aussi par des expériences ultérieures.)
L’expérience originaire de manger les matières fécales et de s’en barbouiller était probablement aussi une manière de surmonter les pulsions agressives et l’angoisse au moyen du plaisir libidinal. Elle s’était produite au petit matin, quand l’enfant était seule dans son lit – dans les circonstances où cette conduite se produit presque toujours. Grâce à ce recours, l’enfant pouvait éviter de crier et de déranger ses parents – comme le petit garçon de dix-huit mois décrit par Freud pouvait permettre sans protester que sa mère le quittât parce qu’il jouait alors avec sa bobine de fil. C’est comme si, de cette manière la petite fille pouvait éloigner la peur de l’inanition et la crainte de perdre ses parents, aussi bien que son désir de les attaquer avec ses cris – et toute l’angoisse que cette attaque fait surgir4.
Nous allons maintenant formuler brièvement quelques conclusions générales sur les causes de fixation et de régression qui se dégagent d’une étude des bébés et des enfants en bas âge, conclusions qui remplissent les lacunes des descriptions antérieures et rectifient leurs perspectives.
Facteurs provoquant la fixation et la régression
L’histoire de la libido a été considérée depuis longtemps comme l’un des aspects essentiels du développement. Comme on l’a vu, on doit la considérer dans ses rapports avec tous les autres phénomènes psychiques à chaque stade évolutif. Les phases successives n’affectent pas seulement les mécanismes caractéristiques du moment considéré, mais aussi les autres sources d’énergie pulsionnelle, et tous les types d’émotions et d’activité intellectuelle. En bref : elles modèlent la totalité de la vie psychique dans chacune de ses étapes.
a) La qualité et l’intensité des sentiments sont profondément affectées par le stade du développement libidinal ; et en retour les émotions contribuent à déterminer les fixations et le développement ultérieur de la libido. Nous voudrions insister sur le fait que les sentiments et leurs vicissitudes sont toujours des données essentielles pour la compréhension de chaque phase du développement libidinal, ou du développement comme totalité. En particulier, nous avons appris que le développement de la libido ne peut être compris que dans son rapport avec le sentiment d’angoisse et avec les situations et les pulsions qui lui donnent naissance.
b) L’influence de l’angoisse sur le développement libidinal est hautement complexe ; elle varie avec l’interaction de la constitution psychique de l’enfant et des circonstances de sa vie à chacune de ses crises. De toute façon, c’est toujours un facteur capital.
Quand elle est stimulée avec trop d’intensité (par n’importe quelle situation) l’angoisse contribue à la fixation de la libido au point considéré et peut freiner le développement ultérieur. Une fixation doit donc être comprise en partie comme une défense contre l’angoisse. On observe couramment que le plaisir libidinal – qu’il soit oral, anal ou génital – peut être utilisé ainsi comme défense. Par exemple on a souvent remarqué que les enfants peuvent se masturber à l’école sous la pression d’une crainte ou d’une angoisse.
D’un autre côté, si, dans des circonstances plus favorables, l’angoisse est éveillée, mais pas à un degré insupportable, elle sert à augmenter le désir et elle agit comme un stimulant du développement libidinal. Dans beaucoup de ses études cliniques, Mélanie Klein a donné la preuve de ces conclusions et a observé le rôle de l’angoisse dans le développement sexuel de chacun des sexes. Elle a montré que des angoisses spécifiques ne contribuent pas seulement chez les deux sexes à des fixations et à des régressions, mais qu’elles jouent aussi un rôle essentiel en stimulant la libido à progresser des positions prégénitales à la position génitale. À notre avis, on ne peut comprendre ni la fixation, ni le développement libidinal normal si l’on ne tient pas compte de ces faits5.
c) L’angoisse influence ainsi le développement libidinal. Mais l’angoisse elle-même provient de l’agressivité. Elle est suscitée par les composantes agressives des stades prégénitaux du développement. Ce sont les pulsions destructrices de l’enfant aux stades oral et anal (découvertes par Freud et décrites plus en détail par Abraham, et, plus tard, par Mélanie Klein) qui sont, de par l’angoisse qu’elles suscitent, la cause première de la fixation de la libido. Ces composantes destructrices des pulsions prégénitales doivent être surmontées et neutralisées par la libido, qui, étant occupée à cette tâche, ne peut plus avancer librement vers de nouveaux buts et vers la primauté génitale. La somme de libido qui doit être maintenue aux niveaux oral et anal pour contrebalancer ces éléments destructeurs (en proportion de leur intensité, qu’elle soit innée ou due à des circonstances défavorables) ne peut plus être utilisée pour l’activité génitale. Le but génital en devient d’autant plus précaire, et la régression d’autant plus probable, si l’angoisse est ensuite suscitée par la frustration au niveau génital, avec ses séquelles d’agressivité et de haine.
Comme Freud l’a montré, c’est la frustration qui déclenche la régression. Mais, à notre avis, elle n’agit pas en provoquant un simple « barrage » de la libido, mais en suscitant la haine et l’agressivité, avec leur accompagnement d’angoisse. La haine et l’agressivité actuellement suscitées réactivent un sadisme prégénital surmonté à grand-peine, et c’est cela qui fait refluer la libido vers ses formes antérieures, pour neutraliser les forces destructrices réactivées dans le psychisme. Freud classait la régression parmi les défenses. Nous comprenons mieux maintenant l’objet de cette défense. (Nous examinerons ce point plus en détail dans un autre chapitre.)
d) La façon dont les pulsions et les sentiments entrent en jeu pour induire la fixation et la régression ne peut être comprise sans donner toute son importance au rôle que jouent les phantasmes. Comment les pulsions libidinales et agressives opèrent-elles sur le plan psychique ? Au moyen de phantasmes inconscients, qui sont leur représentant psychique, comme on l’a rappelé dans le chapitre III. Freud estimait que les symptômes hystériques proviennent de souvenirs6, et il a cru pendant un certain temps que ces souvenirs se référaient à des expériences sexuelles traumatiques de l’enfance. Selon sa première conception de l’étiologie des psychonévroses, la séduction sexuelle vécue passivement par un enfant de la part d’un adulte était spécifique de l’hystérie, alors qu’un rôle actif joué par l’enfant dans ces expériences sexuelles était pathognomonique de la névrose obsessionnelle7. Comme il ressort très clairement de ses descriptions8, Freud n’a pu maintenir cette opinion quand une étude plus poussée l’eût convaincu que les souvenirs des malades hystériques, la reproduction de scènes de séduction de l’enfance n’étaient pas fondées sur des expériences réelles mais sur des phantasmes. En fait, cette observation, qui se cristallise dans la découverte par Freud d’une réalité psychique distincte de la réalité extérieure ou matérielle, marque un tournant décisif dans la théorie psychanalytique.
Ce sont les phantasmes de perte et de destruction provenant du sadisme des étapes prégénitales qui suscitent l’angoisse – les phantasmes de détruire l’objet désiré en le dévorant, en l’expulsant, en l’empoisonnant, en le brûlant, etc., avec la crainte consécutive d’avoir perdu totalement la source de la vie et de l’amour, l’objet « bon », et aussi avec la crainte du talion, de la persécution, et de la menace que fait peser sur le corps propre du sujet l’objet « mauvais », détruit et dangereux.
On sait bien que les phobies, les terreurs nocturnes, et les troubles du sommeil se produisent dès la toute première enfance, et que même des nourrissons présentent des troubles névrotiques de l’alimentation, qui sont encore plus fréquents pendant et après la période du sevrage. De toute évidence, les théories étiologiques sur ces troubles qui se produisent dans une période ultérieure de l’enfance et à l’âge adulte ne sauraient être considérées comme complètes ou exactes si elles n’incluent pas aussi ces tout premiers symptômes9. À notre avis, ces premières phobies sont des tentatives de liquider, au moyen de la projection des dangers internes sur le monde extérieur, les angoisses qui surgissent en premier lieu des phantasmes cannibaliques qui caractérisent le stade sadique-oral, phantasmes que Freud lui-même a découvert quoiqu’il ne les ait pas mis en relation avec les premières phobies.
La signification des phobies d’animaux a été examinée par Mélanie Klein dans La psychanalyse des enfants, p. 171 et sq. (traduction Boulanger, P.U.F., 1959). À son avis, il s’agit d’une forme de défense, comprenant la projection, contre des angoisses liées aux phantasmes cannibaliques, et qui fournit à l’enfant un moyen de modifier sa crainte d’un surmoi menaçant et d’un ça dangereux. « Dans un premier temps, ces deux instances sont rejetées dans le monde extérieur, et le surmoi est assimilé à l’objet réel. La seconde étape nous est bien connue et consiste dans le déplacement sur un animal de la crainte inspirée par le vrai père…… Dans cette perspective, une zoophobie serait beaucoup plus qu’une crainte de castration par le père, déguisée en celle de se faire mordre par un cheval ou manger par un loup. La crainte d’être dévoré par le surmoi, plus primitive que la peur de castration, montrerait que la phobie est en fait une modification de l’angoisse propre aux stades les plus précoces du développement. »
Melanie Klein examine ensuite deux cas de Freud : Le Petit Hans et L’homme aux loups10. Le Petit Hans avait surmonté ses angoisses les plus primitives avec assez de succès. L’objet de sa phobie – un cheval – n’était pas un représentant du père particulièrement terrifiant, si on le compare au loup dans le cas de L’homme aux loups. Le fait qu’il ait pu représenter son père par un cheval montre que la crainte qu’il avait de lui n’était pas extrême ; en outre il pouvait jouer aux chevaux avec son père, ce qui confirme que l’angoisse qui persistait sous forme de phobie n’était pas insurmontable. Chez L’homme aux loups les angoisses primitives étaient beaucoup plus intenses, et n’avaient pas été modifiées. Mélanie Klein admet que son aspect passif féminin, qui, comme le décrit Freud, était « fortement accentué », et son attitude tendre et passive recouvraient une terreur insurmontable du père. Elle fait remarquer que les données de Freud montrent chez le patient toute une évolution anormale et régie par la terreur du père-loup. La précocité et le développement rapide de la névrose obsessionnelle que le patient présentait prouvent l’existence de troubles très graves. L’histoire ultérieure de ce patient — telle que l’a rapportée Ruth Mack Brunswick – confirme l’importance attribuée par Mélanie Klein à la nature et à l’intensité des angoisses cannibaliques primitives qui se dissimulaient derrière la phobie des loups.
Ces angoisses primitives sont simultanément la source des symptômes paranoïdes et de l’accentuation de l’homosexualité dans la paranoïa. « Avec un père aussi dangereux et dévorant [ces garçons] ne pouvaient engager la lutte qui accompagne la situation œdipienne directe et ils durent abandonner leur position hétérosexuelle. » Les angoisses primitives orales et anales sont les facteurs principaux de la fixation homosexuelle, et par conséquent la source essentielle de la tendance à régresser aux mécanismes paranoïdes.
C’est l’angoisse stimulée par les phantasmes cannibaliques qui est le facteur le plus puissant de fixation orale. On observe aussi bien chez les adultes que ces phantasmes agissent puissamment derrière les diverses formes de fixations orales et anales : perversions, toxicomanies, etc. La terreur de l’objet intériorisé détruit (dévoré et par conséquent situé à l’intérieur) ne peut être soulagée que par un plaisir oral continu, par l’absorption constante et croissante d’objets « bons » destinés à neutraliser l’objet « mauvais » qui reste à l’intérieur, et à prouver de cette manière que les sources extérieures d’objets « bons » n’ont pas été détruites ou perdues de façon irrémissible. C’est ce besoin insatiable qui lie la libido à ses formes orales et anales.
On sait que ces fixations de la phase orale, avec leurs phantasmes et leurs angoisses, mènent à des troubles profonds de la fonction génitale11. Mais le tableau est loin d’être complet. Les phantasmes primitifs ne jouent pas du tout un rôle univoque de retardement et de fixation dans le développement libidinal. Nous avons déjà noté que, lorsqu’elle n’est pas trop intense, l’angoisse agit comme un stimulant du développement libidinal. (Cela dépend toutefois, non seulement du degré de l’angoisse, mais aussi de la nature spécifique des phantasmes mis en cause – et ceux-ci, à leur tour, sont influencés par les expériences réelles aussi bien que par les pulsions primitives.)
On reconnaît maintenant en général que les tout premiers stades font des apports définis et positifs à la phase génitale. Par exemple, certains aspects de l’attitude génitale bien développée, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, dépendent en réalité de pulsions, sentiments et phantasmes spécifiques appartenant à la phase orale. Chez l’homme, lorsque la vie génitale est satisfaisante, les phantasmes génitaux spécifiques comprennent un élément oral — par exemple, celui d’un pénis comme organe gratificateur et nourricier, identifié avec le sein, pendant que l’organe génital féminin est senti comme sans danger et attrayant parce qu’on lui attribue le désir de sucer avec tendresse. De cette façon, les apports de la phase orale renforcent les pulsions génitales, et n’entravent pas la mobilité de la libido. De même, les pulsions et les phantasmes génitaux de la femme reprennent ses expériences heureuses de nourrisson. Son plaisir à entourer activement le pénis, son absence de peur de l’engloutir ou de le détruire et de châtrer son compagnon, proviennent en partie de ses souvenirs inconscients d’avoir aimé et chéri le mamelon, d’en avoir joui sans crainte en le suçant activement. Ces souvenirs lui permettent aussi de sentir que le pénis lui-même est un objet bon et n’est pas terrifiant12.
Il ne s’agit-là, bien entendu, que d’aspects partiels de la relation extrêmement complexe qui existe entre la sexualité prégénitale et la sexualité génitale, mais ils peuvent servir à illustrer notre propos général. En deux mots : pour les contributions positives de la phase orale à la fonction génitale, ce n’est pas assez de dire qu’il y a un déplacement de certains éléments de la phase orale vers la phase génitale. Les phantasmes et les buts oraux sont restés constamment actifs dans le psychisme inconscient, ils ont exercé une influence favorable et ont contribué à l’établissement de la phase génitale. La libido orale est restée suffisamment souple pour être transférée à l’organe génital et pour s’y satisfaire.
Ce transfert se produit – et ceci est un point très important de la théorie du développement libidinal, et de la régression – en partie parce que le tout premier éveil des pulsions génitales a lieu à un moment où la phase orale est encore en action. Les divers stades du développement libidinal se recouvrent en réalité beaucoup plus qu’on ne s’en était rendu compte. La phase génitale comme telle n’est pas présente dès les premiers jours, mais des tendances génitales commencent certainement à apparaître alors que l’enfant se trouve sous la prédominance de la phase orale. C’est, par exemple, un fait observable que des érections se produisent de temps en temps pendant la période de l’allaitement – et nous ne considérons pas l’explication par les « réflexes » comme adéquate ni convaincante.
La phase génitale pleinement intégrée, avec la primauté de l’organe génital est liée au développement complet du complexe d’Œdipe – mais ils ont tous deux, la phase et le complexe, leurs débuts rudimentaires dans la phase orale13. Les différences entre le tout premier érotisme génital et l’érotisme génital ultérieur correspondent aux différences entre les stades primitifs et ultérieurs dans tous les domaines du développement psychique. La différence fondamentale est que, dans la première phase, la libido orale a la primauté14 et l’érotisme génital est sporadique et subordonné alors que dans la phase génitale qui se développe ultérieurement les autres zones érogènes sont subordonnées à la primauté de la zone génitale et se mettent à son service. Cette primauté amène avec elle de grands changements dans l’équilibre entre les pulsions libidinales et agressives, en même temps que des différences qualitatives dans leurs buts spécifiques. Il y a en outre de profonds changements dans les relations objectales liées à ces buts.
Ce n’est pas seulement que les diverses phases du développement libidinal se recouvrent ; il y a aussi un mouvement en avant ou en arrière des diverses phases à l’intérieur des périodes déterminées où l’une ou l’autre de ces phases peut être qualifiée de prédominante.
c) La contribution de la phase orale à la phase génitale bien développée ne peut cependant être bien comprise si l’on ne tient pas compte des phantasmes d’incorporation et du mécanisme de l’introjection. Comme on l’a montré dans le chapitre IV sur l’« introjection et la projection », les premières satisfactions orales mènent à l’incorporation d’un sein « bon », en même temps qu’à une bonne relation avec la mère réelle. Cet objet intérieur « bon » (le mamelon, le sein, la mère) aide l’enfant à retrouver un objet extérieur bon à la phase génitale et à sentir que ses pulsions à son égard le soignent, le nourrissent et le font vivre.
En outre, les désirs de réparation sont liés à ces phantasmes. L’attitude génitale peut être maintenue quand les désirs de réparation peuvent agir sans obstacle. L’attitude génitale s’effondre et la régression se produit quand les tendances à la réparation sont perturbées (souvent, par la frustration, la haine et l’agressivité consécutives), puisqu’on sent que l’organe génital s’est alors manifesté comme destructeur et dangereux.
Cela réactive non seulement la crainte de faire du mal à l’objet aimé à l’extérieur, ou de l’endommager, mais aussi la crainte de l’objet « mauvais » à l’intérieur, ou celle du surmoi. Dans Inhibition, symptôme et angoisse (déjà cité), Freud a mentionné le surmoi sévère et implacable du névrosé obsessionnel. Il exprime sa conception du rapport très étroit entre le niveau qu’atteint la régression et la structure du surmoi en disant : « … En fait, le surmoi qui dérive du ça ne peut pas se soustraire à la régression et à cette défusion des pulsions qui intervient alors » (p. 38).
Nous compléterions le tableau en disant que la haine et l’agressivité éveillées par la frustration qui déclenche le processus régressif suscite en même temps la crainte du surmoi, de l’objet interne vindicatif et plein de haine. Et cela stimule en retour la nécessité de le haïr et de le combattre avec toutes les armes du sadisme prégénital. À notre avis, le rôle joué par les objets internes et le surmoi est un facteur essentiel dans le processus régressif.
Un autre progrès important dans la compréhension de la régression, obtenu surtout grâce aux travaux de Mélanie Klein sur les jeunes enfants, conjointement avec l’étude plus précise des états psychotiques qui a été stimulée efficacement par ces travaux, consiste à considérer que la fixation et d’autres états pathologiques peuvent être envisagés avec fruit du point de vue de la progression aussi bien que de celui de la régression.
Dans son étude de la paranoïa15, Freud a montré que les symptômes paranoïaques ne doivent pas seulement être considérés comme régressifs mais qu’ils ont aussi un aspect restitutif. La formation délirante, que nous prenons pour un produit pathologique est en réalité une tentative de guérison, un processus de reconstruction (trad. Berman, p. 315). Il décrit comme Schreber, l’objet de son étude, a retiré son investissement libidinal des personnes de son entourage et du monde extérieur dans son ensemble, et comment tout est devenu pour lui indifférent et sans importance. Ce qu’il rationalise comme une catastrophe mondiale : « La fin du monde est la projection de cette catastrophe interne, car l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour » (ibid., p. 314). Il le reconstruit « … tel qu’il puisse de nouveau y vivre » au moyen de son délire. « … l’homme malade a reconquis un rapport avec les personnes et avec les choses de ce monde, et souvent ses sentiments sont des plus intenses bien qu’ils puissent être à présent hostiles là où ils étaient autrefois sympathiques et affectueux. » Les symptômes de maladie ne sont que les signes d’un processus de guérison qui dès lors « … attire à grand bruit notre attention ».
Plus loin dans le même essai, Freud parle de « … la phase d’agitation hallucinatoire (qui) nous apparaît ici encore comme constituant un combat entre le refoulement et une tentative de guérison » (p. 319).
Plusieurs chercheurs ont développé ces remarques de Freud au sujet des éléments progressifs et restitutifs dans les états et les symptômes pathologiques. Mélanie Klein en particulier a montré comment l’enfant administre, aux étapes successives de son développement, ses toutes premières situations d’angoisse. Elle écrit : « … Résumons brièvement ce que nous avons vu sur l’évolution des phobies. Au stade oral de succion, dans la succion même, les premières situations anxiogènes se traduisent par certaines phobies. Le premier stade anal, avec ses zoophobies, comporte encore des objets très terrifiants. Au cours du stade suivant, et davantage encore avec le stade génital, ces objets anxiogènes subissent une importante transformation.
« Ces changements sont liés, d’après moi, aux mécanismes qui sous-tendent la névrose obsessionnelle et qui commencent à fonctionner au second stade anal. La névrose obsessionnelle aurait pour but de guérir l’état psychotique qu’elle recouvre, et les névroses infantiles comporteraient à la fois des mécanismes obsessionnels et des mécanismes propres à un stade antérieur du développement » (La psychanalyse des enfants, trad. Boulanger, p. 176).
Puis, au chapitre XII du même livre, elle examine d’autres méthodes de guérison grâce auxquelles le moi tente de surmonter les premières angoisses infantiles de contenu psychotique, et elle montre comment chacune des fixations et chacun des symptômes qui apparaissent d’ordinaire dans les stades successifs du développement ont à la fois une fonction rétrospective et prospective, comment ils lient l’angoisse et rendent ainsi possible le développement ultérieur. Dans la thérapeutique, les symptômes obsessionnels perdent souvent leur emprise sur le patient lorsque les angoisses sous-jacentes sont résolues, ce qui rend la technique obsessionnelle moins nécessaire pour le patient.
On peut tirer de l’étude des jeunes enfants la conclusion que ces tendances opposées, progression et régression, agissent tout au long de la vie psychique. Elles sont toujours en flux et en reflux pendant tout le temps de la croissance, et à tous les moments de tension psychique. Tout point de stabilité relative est en fait un compromis entre les deux tendances et dépend des phantasmes spécifiques qui entrent en jeu. De même le psychisme est en mouvement constant entre les divers mécanismes dont il dispose pour administrer l’angoisse et maîtriser les instincts (clivage, introjection, projection, déplacement, distribution, refoulement, isolation, annulation, etc.). Parfois, on atteint un certain compromis entre ces divers mécanismes, qui est acceptable par le moi et permet jusqu’à un certain point le contrôle de l’angoisse. Le compromis se produit alors entre les mouvements en avant et en arrière de la libido et des composantes destructrices qui sont toujours plus ou moins fusionnées avec elle : un compromis optimum pour chaque individu.
Nous allons examiner maintenant certains de ces points plus en détail, en partant surtout des derniers travaux de Freud.
3 Dans Malaise dans la civilisation (1929), (Revue française de Psychanalyse, t. VII, n° 4, 1934, p. 753), Freud a exprimé son accord avec l’avis de Mélanie Klein, selon lequel, comme il le dit : « La rigueur originelle du surmoi n’est point, ou n’est pas tellement, celle qu’on a éprouvée de sa part, mais bien notre propre agressivité tournée contre ce surmoi. »
4 Cf. Searl, The Psychology of Screaming (La psychologie des cris) (1933).
5 Dans son étude de La sexualité féminine primitive (1935), Ernest Jones a aussi montré l’influence de l’angoisse, qui contribue à déterminer aussi bien les fixations que le développement normal.
6 Du mécanisme psychique des phénomènes hystériques (1893) ; Les origines de la psychanalyse (1909), première leçon. Et dans La (dé)négation il a parlé du « langage des pulsions instinctuelles les plus anciennes, c’est-à-dire des pulsions orales… » (c’est nous qui soulignons). Dans son ensemble, l’essai sur la (dé)négation montre que, pour lui, le phantasme n’est pas seulement l’expression d’une pulsion, mais est aussi le lien entre une pulsion et les mécanismes psychiques qui en dérivent spécifiquement.
7 L’hérédité et l’étiologie des névroses (1896) ; L’étiologie de l’hystérie (1896).
8 Opinions sur le rôle joué par la sexualité dans l’étiologie des névroses (1905) ; Les phantasmes hystériques et leur relation avec la bisexualité (1908) ; Essai d’autobiographie (1935).
9 Dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) Freud écrit que les toutes premières phobies de l’enfance »… ont échappé totalement, jusqu’à présent, à toute explication » (trad. Jury et Fraenkel, p. 64), et ajoute que « … leur rapport avec les névroses bien nettes ultérieures de l’enfance n’est en aucune façon éclairci pour nous ».
10 Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (1909) ; Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (1918).
11 Parmi bien d’autres études, on doit citer ici l’article de M. Brierley sur Some Problems of Integration of Women (Quelques problèmes d’intégration chez les femmes) (1932).
12 Voir en ce sens Early Female Sexuality (La première sexualité de la femme) (1935), d’Ernest Jones. Cf. aussi le concept d’amphimixis de Ferenczi dans Thalassa (1924).
13 Dans maints passages, et en particulier dans L’introduction à la psychanalyse (1915) et dans Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905) Freud nous met en garde contre la tentation d’exagérer les différences entre le bébé et l’adulte.
14 Des études expérimentales réalisées par des chercheurs non psychanalystes ont montré que dans les premiers dix jours de la vie la sensibilité de la peau est subordonnée à l’activité orale. Le réflexe de succion peut être déclenché par des caresses sur la peau des joues ou par d’autres stimuli analogues. « La stimulation des lèvres d’un nouveau-né est suivie par la réaction de succion dans plus de 90% des enfants à un âge donné, mais une stimulation des joues, des yeux, du sens de la température, du goût, de l’odorat, etc., la produit aussi. C’est dire que la succion est une réaction spécifique à la stimulation des lèvres, mais aussi à beaucoup d’autres stimuli » (The Behaviour of the Newborn Infant [Le comportement du nouveau-né], Karl Chapman Pratt, p. 210). Ces faits expérimentaux confirment l’idée de Freud sur la primauté de la libido orale.
15 Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (1911).