Préface à la seconde édition
De nombreuses études ont été faites sur la folie et son rapport avec la famille. Notre ouvrage n’entre pas dans cette catégorie, c’est du moins notre avis. Cependant beaucoup ont voulu y voir une étude du même genre1. Il en résulte que, dans son ensemble, la controverse considérable soulevée par notre première édition était totalement étrangère aux buts et à la méthode que nous avions clairement énoncés.
Lorsqu’un psychiatre établit un diagnostic de schizophrénie, il veut dire tout simplement que les fonctions psychiques et le comportement d’un patient déterminé sont troublés parce que quelque chose chez ce patient cause le comportement troublé qu’il observe. Il appelle ce quelque chose schizophrénie et se doit de rechercher par la suite ce qui cause cette schizophrénie.
Dès le début, nous avons écarté ce raisonnement : selon nous, la « schizophrénie » peut être une supposition, une théorie, une hypothèse, non un fait. Personne ne peut nous refuser le droit de douter du fait schizophrène. Nous n’avons d’ailleurs pas dit que nous niions la schizophrénie.
Celui qui veut voir dans la « schizophrénie » un fait ferait bien d’étudier sérieusement toute la littérature qui concerne cette maladie, depuis Bleuler jusqu’à nos jours. Après bien des doutes sur cette nouvelle maladie, un nombre de plus en plus grand de psychiatres ont adopté le terme, encore que peu de psychiatres anglais et américains en aient compris le sens : en effet, la monographie de Bleuler, publiée en 1911, ne parut en anglais qu’en 1950. Quoique le terme soit aujourd’hui adopté et que des psychiatres en usent, le fait qu’il décrit en principe reste évasif. De nos jours, même deux psychiatres d’une même école arrivent, au mieux, huit fois sur dix à un diagnostic différent sur la schizophrénie lorsqu’ils travaillent indépendamment l’un de l’autre. Le pourcentage des désaccords est plus élevé encore lorsqu’il s’agit de médecins d’écoles différentes, et la chose s’aggrave lorsqu’on passe d’un pays à un autre. Mais ce n’est pas le pourcentage qui nous intéresse, c’est le diagnostic lui-même. Il n’existe actuellement aucun critère objectif ou quantitatif – que ce soit en psychologie du comportement, en neurophysiologie ou en biochimie – auquel on puisse se rapporter en cas de divergence dans les opinions des psychiatres2.
Pour notre part, nous n’acceptons pas de voir dans la « schizophrénie » un fait biochimique, neurophysiologique ou psychologique, et nous tenons pour erroné, de toute évidence, d’y voir un fait quel qu’il soit. Nous refusons de supposer l’existence de ce fait. Nous n’en adoptons pas plus l’hypothèse. Nous ne proposons aucun modèle.
Telle est notre position a priori. Et nous posons la question suivante : le vécu et le comportement que les psychiatres jugent symptomatiques de la schizophrénie sont-ils plus intelligibles du point de vue social que nous n’avons été amenés à le supposer ?
C’est là notre seule question. Est-elle raisonnable ?
Dans l’introduction de notre ouvrage, nous décrivons la méthode employée pour essayer de donner une réponse à notre question. Notre méthode est-elle valide ?
Une réaction courante a été d’oublier notre question et de nous accuser ensuite de ne pas répondre aux autres d’une manière adéquate. Onze cas (tous de femmes) ne prouvent rien, a-t-on dit ; il est impossible de conclure : selon quels critères avons-nous choisi nos données ? Selon quelle échelle de valeurs ? Et ainsi de suite. De telles objections seraient justifiées si notre but avait été d’établir que la famille est une variable pathogène dans la genèse de la schizophrénie, mais ce ne fut jamais notre propos. Nous avons seulement voulu illustrer, à l’aide de onze exemples, que si nous observons un vécu et un comportement personnels libérés des interactions familiales, ils peuvent apparaître dénués de tout sens du point de vue social, alors que ces mêmes phénomènes, observés dans leur contexte familial originel, acquièrent un sens.
Les onze études présentées nous ont paru suffisantes pour prouver notre hypothèse. Aurions-nous dû faire appel à un groupe qui contrôlerait nos données ? Après mûre réflexion, nous avons décidé qu’un groupe de contrôle ne nous aiderait en rien pour répondre à notre question. Nous n’avons pas cherché à multiplier nos données parce que cela ne nous a pas semblé utile. Nous nous sommes livrés à certaines études de contrôle, mais elles n’ont rien ajouté à nos découvertes dans le cadre de cette étude particulière et nous n’en avons pas fait mention dans notre ouvrage.
Nous ne pouvons seuls répondre à notre question, mais nous pouvons publier le résultat de nos enquêtes sur onze familles et dire au lecteur : voilà ce que nous avons trouvé chaque fois que nous nous sommes donné le mal de chercher (cela fait plus de deux cents fois aujourd’hui).
Cela, le saviez-vous déjà ? Est-ce là ce que vous attendiez, ce que vous supposiez ? Ces choses se passent-elles dans de nombreuses familles ? C’est possible. Elles se passent en tout cas dans les familles que nous avons décrites, et si l’on observe comme nous l’avons fait le vécu et le comportement de la personne dont le vécu et le comportement ont été invalidés, ceux-ci prennent un caractère fort différent de celui qu’on leur accorde habituellement dans les hôpitaux psychiatriques. Les psychiatres qui ne s’intéressent pas à ce qui se passe en dehors de leurs cliniques et de leurs hôpitaux sont fort ignorants ; les sociologues qui s’imaginent trouver la vérité en analysant des rapports médicaux ne font qu’essayer de faire de données médicales discutables des statistiques définitives. S’ils pensent qu’ils étudient autre chose que des morceaux de papier, ils se trompent3. Toute recherche orientée vers les processus sociaux et la « schizophrénie » pose les mêmes questions que celles posées par les cas rencontrés dans les hôpitaux psychiatriques.
Nous n’avons eu recours à aucun moyen qui n’était pas directement en rapport avec notre intention d’établir l’intelligibilité sociale de la « schizophrénie ». On nous a d’ailleurs accusés de lui en avoir trouvé une trop grande. Quelle est l’intelligibilité sociale, puisque aucune étude comparable à celle-ci n’a été publiée auparavant, du moins à notre connaissance4 ?
Sans aucun doute, si nous nous sommes trompés, il serait aisé de le démontrer en étudiant quelques familles et en révélant que les schizophrènes sont vraiment des gens qui parlent pour ne rien dire.
R. D. Laing A. Esterson
Londres, octobre 1969
1 La seule exception est D. Bannister, « Logical Requirements of Research into Schizophrenia », British Journal of Psychiatry, 1968, vol. 114, p. 181-188. Bannister avance dans cet ouvrage que le concept de schizophrénie est si vague, si indéfini, qu’il est impossible de le prendre en considération du point de vue scientifique et que par conséquent « aucune recherche de la schizophrénie en tant que telle ne devrait être entreprise ».
2 Voir l’expérience de Rosenhan, qui a consisté à envoyer 8 personnes saines d’esprit dans des établissements psychiatriques. Absolument aucun personnel ne s’est rendu compte de la supercherie et au contraire, tous les pseudo-patients furent obligés de reconnaître la réalité de leur « maladie », pour obtenir leur libération. (note de psycha.ru)
3 Voir H. Garfinkel, « Good Organizational Reasons for Bad Clinical Records », dans In Studies in Ethnomethodology, New York, Prentice-Hall éd., 1967.
4 Il y a eu néanmoins avant celle-ci un grand nombre d’études valables, quoique fort différentes, sur la schizophrénie et son rapport avec la famille. Il faut lire en particulier l’ouvrage de I. Boszobmenyi-Nagy et James L. Framo, Intensive Family Therapy, New York, 1965, Hoeber éd., et celui de D. Rosenthal et S. S. Kety, The Transmission of Schizophrenia, London, 1968, Pergamon éd.