1. Les Abbott

Maya est une jolie femme de vingt-huit ans, grande et brune. Elle était fille unique. Jusqu’à l’âge de huit ans, elle vécut avec sa mère et son père, gérant d’un magasin d’alimentation. Elle fut ensuite évacuée pendant la guerre et vécut jusqu’à l’âge de quatorze ans avec un couple sans enfants ; puis, de quatorze à dix-huit ans, âge auquel elle fut hospitalisée pour la première fois, elle vécut à nouveau chez ses parents.

Elle a passé neuf des dix dernières années au West Hospital.

Exposé clinique

La « maladie » de Maya fut diagnostiquée comme une schizophrénie de type paranoïde. Elle débuta on ne sait comment. Le rapport d’une assistante sociale psychiatrique, basé sur des entrevues avec le père et la mère, en décrit les débuts de la façon suivante :

« La malade semblait parfaitement normale un mois avant son admission à l’hôpital. Elle avait été, il est vrai, anxieuse au sujet de son travail scolaire, mais ses parents en avaient l’habitude et, connaissant son caractère, pensèrent qu’elle s’inquiétait sans raison. Un après-midi, elle rentra de l’école et se plaignit que la directrice voulait qu’elle quitte l’établissement. Les parents s’inquiétèrent immédiatement, sachant que leur fille ne disait pas la vérité. Plus tard, la malade réitéra ses plaintes. Puis elle dit qu’elle ne pouvait plus dormir, et peu après elle imagina que des maraudeurs cherchaient à pénétrer dans la maison. Un sédatif fut prescrit, que la malade refusa tout d’abord de prendre. Un soir qu’elle accepta de l’avaler, elle s’assit droite sur son lit et réussit à rester éveillée toute la nuit. Elle décida alors que son père cherchait à l’empoisonner, se sauva de chez elle et alla raconter à une voisine ce qu’elle imaginait. En fin de compte, les parents la retrouvèrent et la ramenèrent à la maison. Elle ne sembla pas effrayée par son père et discuta de la question avec lui très calmement, mais refusa de se laisser convaincre qu’il ne cherchait pas à se débarrasser d’elle. Un docteur fut consulté et conseilla un traitement immédiatement. La malade fut des plus consentantes et entra à l’hôpital volontairement. »

Dix ans plus tard, les parents, au cours d’une interview, nous confirmèrent les termes de ce rapport.

Durant les dix dernières années, le comportement de la patiente amena les médecins à diagnostiquer que celle-ci était victime d’hallucinations et qu’elle était dépersonnalisée ; elle présentait des symptômes de catatonie : émoussement de l’affectivité et repliement autistique. De temps en temps, elle devenait « agressive ».

En termes plus phénoménologiques, elle se ressentait elle-même comme une machine plutôt que comme une personne : ses actes ne répondaient à aucun mobile apparent ni à aucune volonté ou intention autonomes ; elle était aussi confuse concernant son identité. Elle éprouvait le besoin d’agir et de parler avec une correction excessive et étudiée. Parfois elle avait l’impression que ses pensées étaient contrôlées par les autres et se plaignait d’entendre des « voix » qui pensaient à sa place.

Dans notre rapport, étant donné que nous n’étudions pas le problème de la patiente d’un point de vue clinique mais social et phénoménologique, il ne nous est pas possible de classer nos observations en termes de catégories cliniques. Les signes et les symptômes cliniques s’effacent au profit de l’intelligibilité du rapport au point de vue social.

Ce que nous cherchons à établir, c’est que le vécu et les actes de Maya, surtout ceux qui sont reconnus comme étant typiquement schizophréniques, deviennent intelligibles lorsqu’on observe sa situation familiale. Cette « situation » ne se limite pas uniquement à la famille observée par nous de l’extérieur, elle se compose aussi de la famille telle que chacun des membres la ressent, c’est-à-dire en fait l’expérience subjective.

Notre question fondamentale est la suivante : dans quelle mesure le vécu et le comportement schizophréniques de Maya sont-ils intelligibles si on les considère sous l’angle de la praxis et du processus de sa famille ?

Structure de l’enquête

Notre description de cette famille est fondée sur les interviews suivantes :

Personnes interviewées

la mère

le père

la fille

la fille et la mère

la fille et le père

la mère et le père

la mère, le père et la fille

Nombre d’interviews

1

1

2

29

2

2

8

45

Cela représente cinquante heures d’interviews, dont quarante furent enregistrées.

Situation familiale

M. et Mme Abbott semblent être des gens simples et ordinaires. Lorsque Maya avait dix-huit ans, une assistante sociale psychiatrique décrivit Mme Abbott comme « une femme très agréable qui semble facile à vivre » et M. Abbott comme « un homme simple et aimable », paraissant « intelligent mais d’esprit moins pratique que sa femme ». Il semblait fort attaché et dévoué à sa famille. Il était en bonne santé et paraissait, d’après l’observatrice, avoir une personnalité très stable.

Maya naquit lorsque sa mère avait vingt ans et son père trente.

Lors de sa naissance, M. Abbott avait lu quelque chose sur les fouilles d’une tombe maya. « Voilà un nom parfait pour ma petite fille », pensa-t-il.

Le père comme la mère s’accordèrent pour nous dire que, jusqu’au moment où elle avait quitté la maison à l’âge de huit ans, Maya avait été très attachée à son père. Elle le réveillait de bonne heure tous les matins et ils allaient se baigner ensemble. Elle le suivait partout. À table, elle s’asseyait à côté de lui et, avant de se coucher, faisait toujours sa prière avec lui. Ils partaient souvent faire de longues promenades ensemble.

À l’exception de quelques visites chez elle, Maya vécut loin de ses parents entre huit et quatorze ans. Lorsqu’elle revint vivre en permanence chez ses parents, ceux-ci trouvèrent qu’elle avait changé. Elle n’était plus leur petite fille. Elle voulait étudier. Elle ne voulait plus aller se baigner ou faire de longues promenades avec son père. Elle ne voulait plus prier avec lui. Elle voulait lire la Bible toute seule, sans personne à côté d’elle. Elle protestait, lorsque son père s’asseyait près d’elle à table pour lui exprimer son affection. Elle voulait s’asseoir loin de lui. Elle refusait aussi d’aller au cinéma avec sa mère. À la maison, elle voulait tout faire par elle-même, comme par exemple (nous dit la mère) laver un miroir sans demander si elle pouvait le faire.

Ces changements chez Maya, que ses parents nous dirent avoir remarqués comme les premiers symptômes de sa maladie, nous semblent avoir été des expressions de croissance bien normales chez une adolescente. Ce qui est intéressant, c’est la divergence entre le jugement porté par les parents de Maya sur ces changements et celui que nous portâmes nous-mêmes.

Maya pensait que son grand problème, en fait la grande tâche de sa vie, était de conquérir son autonomie.

« On doit penser pour soi-même, résoudre ses propres problèmes. Moi, je ne le peux pas. La plupart des gens peuvent assumer et analyser leur vécu, mais moi, je ne le peux pas. La moitié du temps, j’oublie ce que je fais. Même ce dont je me souviens n’est pas toujours vrai. Et pourtant on devrait résoudre par soi-même ses propres problèmes. »

Ses parents semblent avoir constamment observé d’un œil anxieux le développement de sa personnalité, qui exigeait nécessairement des efforts de sa part pour se séparer d’eux et agir selon sa propre initiative. Encore aujourd’hui, ses parents s’inquiètent de ce besoin d’autonomie. Par exemple, sa mère lui reprocha récemment de repasser du linge toute seule, alors que Maya, l’an dernier, fut employée pour le repassage dans une teinturerie et donna toute satisfaction. Pour M. et Mme Abbott, l’indépendance d’esprit de leur fille est synonyme de « maladie » et implique qu’elle les rejette. Sa mère dit :

« Je suis certaine que mon seul but – c’est de la voir guérir – vous voyez, lorsqu’elle était enfant – même lorsqu’elle était déjà grande, je pouvais toujours la comprendre quand quelque chose n’allait pas – je pouvais y remédier – mais depuis sa maladie elle est toute changée – nos relations ne sont plus les mêmes – elle est – au lieu d’accepter tout ce qu’on lui dit – par exemple si je lui avais dit que le noir était noir, elle m’aurait probablement cru, mais depuis qu’elle est malade elle ne croit plus rien de ce qu’on lui dit. Elle veut tout raisonner toute seule et si elle n’y arrive pas elle n’accepte pas néanmoins mon explication – ce qui évidemment me fait de la peine. »

« Depuis sa maladie », pour reprendre les termes de ses parents, elle est devenue « difficile ». Elle ne fait plus « comme tout le monde ». Sous ce rapport, son séjour à l’hôpital a d’ailleurs aggravé le problème, quoique Maya, elle, pense qu’il l’a aidée à acquérir une plus grande indépendance d’esprit qu’auparavant. Être indépendant d’esprit exige bien sûr qu’on fasse soi-même l’expérience de la vie. Ce qui pour Maya est « indépendance d’esprit » et « initiative personnelle », est pour ses parents « précocité excessive » et « effronterie ».

Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Maya étudia très sérieusement et réussit à tous ses examens. Elle se réfugiait, dit-elle, dans ses livres pour échapper à ce qu’elle appelle les « intrusions » de ses parents. L’attitude de ceux-ci devint fort équivoque : ils étaient fiers de leur fille et l’encourageaient dans ses efforts, mais en même temps s’alarmaient à son sujet et étaient peinés de la voir passer tant de temps à étudier. Ils disaient qu’elle était très intelligente, « peut-être même trop ». Ils pensaient qu’elle travaillait trop. Elle ne profitait aucunement de la vie, restait constamment assise devant ses livres, et sa mère dut un jour y mettre le holà. Elle dit :

« En ce temps-là, nous avions l’habitude d’aller au cinéma – et si je lui disais – enfin, elle me disait quelquefois : « Je ne crois pas que je devrais aller au cinéma avec toi ce soir, maman, je devrais travailler. » Alors je lui disais : « Vraiment, ce n’est pas gentil. » Ou alors je lui disais que c’était dommage parce que j’avais très envie d’y aller, ou bien je lui disais : « Bon, j’irai toute seule. » Alors elle me répondait : « Oh ! je vais y aller avec toi. » La plupart du temps, il fallait la forcer. »

Lorsque Maya se plaignit à ses parents qu’ils l’empêchaient d’étudier, ils le nièrent et prirent la chose légèrement. Elle ajouta qu’ils l’avaient empêchée de lire la Bible ; ses parents se moquèrent d’elle, et son père lui dit en riant : « Pourquoi lire la Bible ? On peut trouver les mêmes renseignements dans de meilleurs livres. »

Nous étudierons de plus près maintenant certains des jugements portés sur Maya par ses parents et par les psychiatres.

Pendant dix ans, les psychiatres la décrivirent uniformément, dans divers rapports, comme apathique, repliée, manquant d’affectivité, isolée, hostile et émotionnellement appauvrie. Ses parents la virent de la même façon. Ils lui avaient tant répété depuis l’âge de quatorze ans qu’elle n’avait pas de sentiments qu’on pourrait penser qu’elle était immunisée contre ce genre de reproche ; pourtant, elle rougissait parfois ou se fâchait devant une telle « accusation ». Pour sa part, elle pensait qu’elle n’avait jamais reçu d’affection, qu’on ne lui avait jamais permis d’en exprimer spontanément et que c’était l’exaspération et la frustration que cela lui causait qui motivaient en grande partie ce qu’on appelait son agressivité – par exemple l’incident qui avait occasionné sa réadmission à l’hôpital huit ans auparavant quand elle avait, paraît-il, attaqué sa mère avec un couteau.

Maya : Et pourquoi t’ai-je attaquée ? Peut-être que je cherchais quelque chose qui me manquait – de l’affection ; c’était peut-être une soif d’affection.

La mère : Allons, tu n’en as jamais voulu. Tu as toujours trouvé cela ridicule.

Maya : Et quand m’en as-tu offert ?

La mère : Eh bien, par exemple, si je voulais t’embrasser, tu me disais : « Ne sois pas ridicule. »

Maya : Tu ne m’as jamais laissée t’embrasser.

Maya expliqua que ses parents ne la considéraient pas, ou ne la « voyaient » pas, comme une « personne », comme « la personne que je suis ». Elle était effrayée par ce manque de reconnaissance de sa personne et se vengeait d’eux pour se défendre. Cela surprit fort ses parents qui à aucun moment ne semblèrent comprendre le sens de son accusation. Maya insista sur le fait que ses parents n’avaient pour elle aucune affection réelle : ils ne savaient ni ne voulaient savoir ce qu’elle ressentait, ils ne voulaient pas lui permettre d’exprimer spontanément de l’affection à leur égard tout simplement parce que cela n’entrait pas dans leur conception des choses « qui se faisaient ».

Lorsque Maya dit que son esprit s’était ouvert après qu’elle fût devenue indifférente, sa mère répliqua : « Tu étais déjà trop intelligente bien avant cela. » Elle ne se référait là à aucun trait hypomaniaque chez la jeune fille, qui n’en manifesta jamais avec évidence.

Un autre aspect de son manque de sentiments est éclairé par son insistance à vouloir être prise au sérieux. Ainsi qu’elle le dit, son père

«… se moquait de ce que je lui disais et je ne comprenais pas le sens de ses moqueries. Je pensais que je parlais sérieusement. Même lorsque j’avais cinq ans, alors que déjà je pouvais comprendre, je ne voyais pas pourquoi il se moquait de moi. Papa comme maman étaient toujours contre moi.

« Quand je racontais à papa mes petites histoires en rentrant de classe, il ne les prenait pas au sérieux. Quand je lui racontais mes rêves, il ne les prenait pas au sérieux non plus et me disait de les oublier. À l’époque pourtant, ils me tenaient fort à cœur – j’avais même des cauchemars. Cela le faisait rire. Il jouait beaucoup avec moi lorsque j’étais petite, mais cela c’est autre chose. »

Sa mère se plaignit à nous que Maya ne voulait pas la comprendre ; son père pensait la même chose en ce qui le concernait, et tous deux étaient fort peinés que Maya ne se confiât jamais à eux.

Leur réaction devant cette attitude de Maya fut curieuse. Ils en vinrent à penser que Maya était douée d’un pouvoir psychique extraordinaire, au point d’être convaincus quelle pouvait lire leurs pensées. Par exemple,

Le père : Si j’étais en bas et que quelqu’un vienne demander des nouvelles de Maya, quand je montais à l’étage supérieur aussitôt après, Maya me disait : « Qu’est-ce que tu as raconté sur moi ? » Je répondais : « Rien. » Alors elle me disait : « Si, tu as parlé de moi, je t’ai entendu. » C’était si extraordinaire qu’à son insu je fis des expériences sur elle et ayant la preuve qu’elle lisait mes pensées, je me dis un jour : « Je vais en parler à Mme Abbott. » Celle-ci me dit : « Ne sois pas ridicule, c’est impossible. » Je lui dis : « Très bien, mais si tu veux ce soir nous emmènerons Maya faire une promenade en voiture. Je m’assoirai à côté d’elle et je me concentrerai sur sa personne. À un moment, je dirai quelque chose et tu verras ce qui arrivera. » Alors que j’allais m’asseoir dans la voiture, Maya dit : « Ça t’ennuierait de t’asseoir de l’autre côté ? Parce que je ne peux pas déchiffrer les pensées de papa. » Et c’était vrai. Une autre fois, un dimanche, en hiver, je dis : « Maya s’assoira dans son fauteuil habituel et elle lira un livre. Tu prendras alors un journal et je ferai de même, puis je te ferai un signe… » – Maya lisait le journal et – je fis signe à ma femme et concentrai ma pensée sur Maya. Elle ferma son journal – enfin – son magazine ou ce qu’elle lisait et quitta le salon. Sa mère lui dit : « Maya, où vas-tu ? Je n’ai pas allumé le feu. » Maya répondit : « Je ne comprends pas – non – je ne comprends pas le fond de la pensée de papa. Je n’y arrive pas. »

Depuis le début de la « maladie » de Maya, le père se livre à ce genre d’expériences. Mais il ne nous en fit part que plus d’un an après le début de notre enquête. En raison de ce nouvel élément, il est extrêmement difficile de continuer à voir dans la crainte de Maya d’être influencée le résultat d’un processus pathologique individuel, qu’on conçoive celui-ci comme organique ou psychologique, ou comme les deux à la fois.

Du point de vue clinique, elle « souffre » d’une « crainte illusoire d’être influencée ». Elle revint souvent sur l’impression qu’elle avait d’influencer les autres en dépit d’elle-même et d’être influencée par les autres d’une manière étrange et excessive en dépit de ses efforts pour leur résister.

En général, la nature des influences que certaines personnes peuvent exercer et exercent les unes sur les autres est assez obscure. Il s’agit là d’un domaine où la fantaisie tend à voir des faits. Il serait certainement plus aisé de discuter des inquiétudes de Maya à ce sujet si les gens mentalement sains avaient eux-mêmes des idées plus claires sur cette question.

Spécifiquement, ce que nous voulons connaître, ce sont les réponses aux questions suivantes :

Quelle influence les parents de Maya pensaient-ils que cette dernière avait sur eux ?

Quelle influence pensaient-ils avoir, ou pouvoir avoir, ou qu’ils devraient avoir sur elle ?

Quelle influence essayaient-ils d’avoir sur elle ?

Quelle influence présumaient-ils qu’une personne pouvait avoir sur une autre, soit par l’action à distance, soit par la prière, la télépathie ou le contrôle de la pensée de l’autre – ce domaine qui inquiétait tant Maya ?

Sans réponse à ces questions, il est impossible d’évaluer ou d’élucider de quelque façon que ce soit les « hallucinations » de Maya quant à l’influence réciproque. Il en est de même d’ailleurs, nous semble-t-il, pour toutes les hallucinations de ce genre.

Dans le cas de Maya, sa crainte d’être influencée devient socialement intelligible si nous nous souvenons que ses parents essayèrent activement de l’influencer, qu’ils crurent qu’elle pouvait lire leurs pensées et qu’ils se livrèrent sur elle à des expériences, ce dont ils se défendirent plus tard. De plus, tout en lui prêtant des pouvoirs psychiques extraordinaires, ils pensaient, sans se soucier de la contradiction que cela impliquait, qu’elle ne savait ni ce qu’elle disait ni ce qu’elle faisait.

Considérant que ses parents traitèrent la question « à la légère » lorsqu’elle les accusa d’essayer de l’« influencer », il n’est pas surprenant qu’à la maison Maya ait été particulièrement irritable, nerveuse et troublée. Ce n’est qu’au cours de notre enquête, ainsi que nous l’avons dit précédemment, que ses parents révélèrent les expériences auxquelles ils se livraient sur Maya.

Maya : Ce n’est pas bien de faire cela – ce n’est pas naturel.

Le père : Je ne le fais plus – je ne l’ai pas vraiment fait – je me disais : « Ce que je fais n’est pas bien. Je ne le ferai plus. »

Maya : Il me semble que ma réaction devrait te montrer que ce n’est pas bien de faire cela.

Le père : Je me souviens pourtant d’un exemple il y a quelques semaines – elle voulait une des jupes de sa mère.

Maya : Je ne la voulais pas – je l’ai seulement essayée et elle m’allait.

Le père : Peu importe ; elles durent aller chez la couturière – la couturière leur avait été recommandée par quelqu’un. Mme Abbott alla chercher la jupe et demanda : « Combien est-ce ? » La femme dit : « Quatre shillings. » – Mme Abbott dit : « Oh non, cela doit faire beaucoup plus que cela. » Alors elle dit : « Votre mari m’a rendu un service il y a quelques années et je n’ai jamais pu lui témoigner ma reconnaissance. » Je ne me souviens pas de ce que c’était. En tout cas, Mme Abbott lui donna plus de quatre shillings. Quand Maya rentra à la maison, elle dit : « Tu as été cherché la jupe, maman ? » Elle dit : « Oui, elle a même coûté cher, Maya. » – Maya dit : « Ne me raconte pas d’histoire – on m’a dit qu’elle coûtait quatre shillings. »

Maya : Non, je pensais qu’elle en avait coûté sept.

Le père : Non, tu as dit quatre exactement – et ma femme m’a regardé et je l’ai regardée – Si tu ne peux pas expliquer cela – alors, moi non plus.

Maya avait idée que ses parents étaient de connivence au sujet de quelque chose qui la concernait et qu’elle ne saisissait pas. Elle avait tout à fait raison : au cours des interviews des trois membres de la famille ensemble, le père et la mère se faisaient sans arrêt des clins d’œil, des mouvements de tête, des gestes et des sourires de connivence si évidents pour l’interviewer que celui-ci le fit remarquer au bout de vingt minutes, lors du premier entretien. Les parents continuèrent toutefois leur petit manège sans en être troublés et nièrent même qu’ils s’y livraient.

Le résultat d’une telle inconscience, nous semble-t-il, c’était que Maya ne savait jamais si elle percevait la réalité ou imaginait le jeu de ses parents. Ces échanges visibles, encore qu’inavoués et silencieux, entre le père et la mère, étaient des plus évidents pour n’importe quel observateur. Pour une bonne part, ce qui, chez Maya, pourrait être qualifié de paranoïde avait pour cause la méfiance qu’elle avait de sa propre méfiance ; elle n’arrivait pas réellement à croire que ce qu’elle voyait se passait véritablement. Une autre conséquence de l’attitude de ses parents, c’était que Maya ne pouvait aisément différencier des actions qui n’étaient pas habituellement préméditées ou qui pouvaient être considérées comme spontanées (par exemple, enlever ses lunettes, cligner de l’œil, se frotter le nez ou froncer les sourcils, etc.), de celles qui étaient un autre aspect de sa paranoïa. C’était justement ces gestes que les parents utilisaient comme signaux, comme « tests » pour voir si Maya les remarquerait, et leur jeu consistait essentiellement, au cas où Maya commenterait les signaux en question, à lui répondre : « Que veux-tu dire ? De quel clin d’œil parles-tu ? »

En plus des pouvoirs psychiques extraordinaires qu’ils attribuaient à Maya, ses parents augmentaient sa confusion en lui répétant qu’elle ne pouvait pas, ou n’avait pas pu, se souvenir et faire ce qu’elle-même était consciente d’avoir pensé, de s’être souvenue et d’avoir fait.

Il est intéressant de comparer dans le détail la façon dont la mère d’une part, la fille d’autre part commentèrent la prétendue attaque au couteau de Maya qui précipita la réadmission de cette dernière à l’hôpital (voir supra, p. 1).

D’après sa mère, Maya l’attaqua sans raison. Elle était victime d’une résurgence de sa maladie. Maya dit qu’elle ne se souvenait de rien. Mais sans cesse la mère cherchait à obliger Maya à se souvenir.

Une fois cependant, Maya dit qu’elle se souvenait très clairement de l’incident : elle coupait de la viande en tranches ; sa mère se tenait derrière elle, ne cessant de lui répéter de faire les choses comme il faut et lui rappelant, comme d’habitude, qu’elle ne les faisait pas correctement. Alors elle sentit qu’elle perdait patience. Elle se retourna et menaça sa mère avec le couteau, puis le jeta à terre. Elle ne savait pas ce qui s’était passé en elle. Elle ne regrettait pas son geste, mais elle aurait voulu le comprendre. Elle dit qu’à cette époque elle se sentait équilibrée et que son geste n’avait aucun rapport avec sa « maladie ». Elle en était responsable. Elle n’avait pas été conseillée par ses « voix ». De toute façon, dit-elle, les voix n’étaient que ses propres pensées.

Notre idée, c’est que cet épisode serait passé inaperçu dans beaucoup de foyers et aurait été pris pour une banale expression d’exaspération d’une fille à l’égard de sa mère.

Nous ne pûmes trouver aucune facette de la personnalité de Maya qui ne fût niée d’une façon ou d’une autre.

Par exemple, elle pensait qu’elle commença à imaginer des « choses sexuelles » lorsqu’elle revint habiter chez ses parents à l’âge de quatorze ans. Lorsqu’elle était au lit, elle se demandait si ses parents avaient des relations sexuelles. Elle commença à s’exciter sexuellement et à se masturber. Elle était cependant très timide avec les garçons et se gardait de les fréquenter. Elle devint de plus en plus irritée par la présence physique de son père à ses côtés. Elle lui demanda de ne plus s’asseoir près d’elle lorsqu’elle prenait son petit déjeuner. Elle était effrayée à l’idée que ses parents pourraient se douter qu’elle avait des pensées sexuelles à leur égard. Elle essaya de leur en parler, mais ils lui répondirent quelle se trompait, quelle n’avait pas de telles pensées à leur égard. Elle leur avoua qu’elle se masturbait et ils lui dirent quelle se trompait, quelle ne se masturbait pas. Nous ne pouvons que supposer ce qui se passa alors véritablement ; toutefois, lorsqu’en la présence de notre interviewer Maya dit à ses parents quelle continuait à se masturber, ceux-ci lui répondirent tout simplement quelle se trompait, qu’elle ne se masturbait pas du tout !

Elle se souvenait qu’à l’âge de quinze ans elle commença à concevoir que son père était la cause de ses préoccupations érotiques et que ses parents essayaient de l’influencer d’une étrange manière. Elle étudia alors plus sérieusement et se plongea dans la lecture, mais elle commença à entendre ce qu’elle lisait de tête, de même que ses propres pensées. Elle lutta farouchement pour penser clairement de façon autonome. Ses pensées se pensaient elles-mêmes de façon audible dans sa tête, ses cordes vocales parlaient pour elle, son esprit avait une partie avant et une partie arrière. Ses mouvements émanaient de la partie avant de son esprit : elle ne les voulait pas, ils lui arrivaient tout simplement. Elle perdait complètement conscience d’être l’agent volontaire de ses pensées et de ses paroles10.

Non seulement les parents de Maya contredirent sa mémoire, ses sentiments, ses perceptions, ses mobiles et ses intentions, mais ils lui attribuèrent aussi des choses fort contradictoires et, pendant qu’ils parlaient et agissaient comme s’ils savaient mieux qu’elle ce dont elle se souvenait, ce qu’elle faisait, ce qu’elle imaginait, ce qu’elle voulait, ce qu’elle ressentait, ce qui lui faisait plaisir et ce qui la fatiguait, ils maintenaient ce contrôle sur sa personne d’une manière souvent déroutante.

À un moment, par exemple, Maya dit qu’elle voulait sortir de l’hôpital, mais qu’elle pensait que sa mère essayait de l’y faire rester alors que ce n’était pas nécessaire. Sa mère répliqua :

« Je pense que Maya est – je pense que Maya reconnaît que – euh – chaque fois qu’elle voulait quelque chose de vraiment raisonnable, j’ai toujours agi – n’est-ce pas, Maya – Hein ? (pas de réponse) – Je n’ai jamais fait de réserves – je veux dire que s’il y avait eu des changements nécessaires, je m’y serais soumise avec plaisir – à moins de quelque impossibilité. »

Rien n’aurait pu être plus étranger à ce que Maya reconnaissait à ce moment-là, et l’on remarquera combien les assertions de sa mère sont déroutantes. Tout ce que Maya voulait est défini de façon décisive par « raisonnable » et « vraiment ». Mme Abbott naturellement restait l’arbitre 1) de ce que Maya reconnaissait, 2) de ce que Maya voulait « vraiment », opposé à ce qu’elle aurait pu penser qu’elle voulait, 3) de ce qui était raisonnable, 4) de ce qui était une réserve ou un changement, 5) de ce qui était une impossibilité.

Maya parfois commenta ces contradictions de façon fort lucide, mais ce lui fut plus difficile qu’à nous. La difficulté pour elle résidait dans le fait qu’elle ne savait pas si elle devait se fier à – ou se défier de – ses propres perceptions et sa mémoire ou celles de son père et de sa mère.

L’étude détaillée de cette famille révèle qu’il était impossible de se fier aux assertions des parents au sujet de leur fille, d’eux-mêmes, de ce qu’ils sentaient qu’elle sentait qu’ils sentaient, ou même au sujet de ce que nous pouvions directement voir et entendre.

Maya le soupçonnait d’ailleurs, mais ses parents attribuaient ses soupçons à sa maladie et le lui dirent. Par conséquent, elle doutait souvent de la validité de ses soupçons : quelquefois, elle niait, perdant tout sens de la réalité, ce que ses parents disaient ; d’autres fois, elle inventait une histoire à laquelle elle cherchait à se raccrocher, par exemple qu’elle était entrée à l’hôpital à l’âge de huit ans – lors de sa première séparation d’avec ses parents.

Il n’est pas surprenant que Maya ait cherché à se réfugier dans un monde de sa création, tout en ressentant fort douloureusement son manque d’autonomie. Elle se rendait compte, cependant, que pour se libérer aussi peu que ce fût de ses parents il lui fallait parvenir à être, ainsi qu’elle le disait, « en possession d’elle-même ».

« Si je ne pouvais pas entrer en possession de moi-même, alors j’étais perdue, parce que je devenais la proie de mille choses. »

Toutefois, nous l’avons vu, c’était justement cette tentative pour acquérir son autonomie que ses parents considéraient comme sa « maladie » : à leurs yeux elle paraissait ainsi « ne plus vouloir faire comme eux », être « difficile », « arrogante », « d’une précocité excessive », « trop orgueilleuse », et ne plus les trouver parfaits.

Maya essaya de s’expliquer de la façon suivante :

« J’exagère les fautes des autres afin de redevenir consciente de ma personne. Je ne peux m’entendre bien avec personne : ce n’est pas de l’orgueil.

« Maman me fait toujours des reproches. Elle est toujours après moi. Elle essaie toujours de me commander, de me dire ce que je dois faire. On ne peut pas obliger les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas faire. Mais avec maman ça a toujours été ainsi. Ça m’énerve. »

Mais à d’autres moments elle exprima des doutes quant à la validité de ses impressions. Elle dit :

« Elle ne me fait pas toujours des reproches, mais j’ai l’impression qu’elle m’en fait, c’est ainsi que les choses m’apparaissent. C’est ma réaction devant ce qu’elle dit. Je devrais être plus raisonnable. J’ai toujours envie de lui répondre – de me mesurer à elle et de la remettre à sa place – enfin d’être moi-même. »

Elle avait l’impression que son père et sa mère l’obligeaient à partager leurs opinions, qu’ils essayaient d’« oblitérer » sa pensée personnelle. D’autre part, on lui avait enseigné qu’il ne fallait pas porter de tels jugements sur ses parents, que ces jugements étaient justement un symptôme de sa « maladie ».

Elle cherchait donc refuge dans un monde de sa création, un monde privé, une coquille. Mais alors elle devenait « négative », selon le jargon de ses parents, ou « repliée », selon la terminologie des psychiatres.

Quand elle ne montrait pas une attitude belliqueuse ou autodéfensive, Maya admettait qu’elle n’était pas du tout sûre d’elle, que les choses ne lui semblaient pas toujours réelles.

« Comme on ne m’a jamais permis d’agir librement, je n’ai pas appris à faire quoi que ce soit. Le monde ne me semble pas tout à fait réel. Si vous ne pouvez faire quoi que ce soit, alors rien n’est réel. »

Les changements affectaient son sens déjà précaire de sa propre identité :

« Je ne sais pas quoi faire quand je me trouve dans une situation nouvelle. C’est pourquoi j’aime que les choses soient nettes, que tout soit bien rangé. Alors je me sens en sécurité. »

Mais cette netteté et cet ordre devaient émaner d’elle et non lui être imposés par le besoin d’« exactitude » et de « précision » de ses parents.

« Je ressentais ce qu’ils m’imposaient comme une menace lorsque j’étais plus jeune, lorsque j’étais obligée de leur obéir, mais maintenant que je ne suis plus obligée de le faire, leur besoin d’exactitude me pousse à vouloir comprendre pourquoi ils sont si pointilleux, pourquoi ils agissent comme ils le font et pourquoi je suis comme je suis. »

Elle nia sans cesse avoir des sentiments personnels ou porter quelque intérêt à ceux des autres.

« Maman est une personne avec laquelle je vis. C’est tout. Si quelque chose lui arrivait elle me manquerait et je penserais à elle, mais cela ne changerait rien à ma façon de vivre. Je n’ai pas de sentiments profonds. Je ne suis pas faite pour cela. »

Cependant elle était sensible à la peur. Elle en avait éprouvé récemment lorsqu’une de ses tantes s’était fâchée contre elle et avait élevé la voix.

« Je me sentais comme – j’ai souvent vu le chat se replier sur lui-même et je ressentais le même besoin au fond de moi. »

Elle nia être l’agent de ses propres pensées – en grande partie, semble-t-il, pour éviter qu’on la critique et qu’on la contredise :

« Je ne pense pas, ce sont mes voix qui pensent. »

Celles-ci faisaient écho à ses lectures ou faisaient sur les autres des critiques que Maya craignait de faire elle-même.

Comme ses voix qui pensaient à sa place, son corps se mouvait sans qu’elle en soit responsable :

« Je n’ai aucun contrôle sur moi-même. »

Elle avait abandonné tout désir de « comprendre » ses parents ou les autres.

« Je ne peux voir qu’une face du problème – ma face à moi ; je ne peux plus voir avec les yeux des autres comme autrefois. »

Ce refus de « se mettre à la place » des autres était en partie une tactique de défense, mais manifestait aussi qu’elle se sentait très sincèrement perdue.

« Je trouve difficile de garder un emploi parce que je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres, alors qu’eux semblent savoir ce que je pense.

« Je n’aime pas qu’on me questionne sur quoi que ce soit, parce que je ne sais pas toujours ce que les gens pensent.

« Je ne comprends pas votre vie. Je ne vis pas dans votre monde. Je ne sais pas ce que vous pensez ni ce que vous cherchez, et je ne veux pas le savoir. » (Disant cela, elle s’adressait à sa mère.)

Les parents ne voyaient dans les efforts de Maya pour « être en possession d’elle-même » qu’« égoïsme », « bas intérêt », « maladie » et « indifférence ».

Aussi lorsque Maya essaya de rentrer dans sa coquille, de vivre dans son propre monde, de se plonger dans ses livres (pour reprendre ses termes), la mère et le père furent, nous l’avons vu, cruellement frappés. La seule fois que Mme Abbott versa quelques pleurs au cours de nos interviews, ce fut lorsque, ayant parlé de la mort de sa propre mère, elle ajouta que Maya ne voulait pas la comprendre parce qu’elle ne s’intéressait qu’à ses problèmes personnels.

Mme Abbott répéta plusieurs fois qu’elle espérait que Maya se souviendrait de tout ce qu’on lui demanderait, afin que les docteurs puissent analyser le fond de sa maladie. Mais en même temps elle ne pouvait s’empêcher de toujours dire à Maya qu’elle (Maya) était incapable de se souvenir « réellement », parce que (ainsi qu’elle nous l’expliqua) Maya était toujours prête à prétendre qu’elle n’était pas vraiment malade.

Fréquemment elle questionnait Maya sur sa mémoire en général, afin (selon son propre point de vue) de l’aider à prendre conscience qu’elle était malade ; elle lui prouvait soit qu’elle était amnésique, soit que sa mémoire l’induisait en erreur, ou encore qu’elle imaginait se rappeler ce dont elle pensait se souvenir parce qu’elle en avait entendu parler plus tard par son père ou sa mère.

Cette mémoire « fausse », mais « imaginaire », inquiétait fort Mme Abbott. Elle inquiétait aussi beaucoup Maya et la troublait.

Mme Abbott nous dit en fin de compte (en l’absence de Maya) qu’elle espérait plus que tout que Maya ne se souviendrait pas de sa « maladie » parce qu’elle pensait (la mère) qu’un tel souvenir la troublerait (la fille). En fait, elle en était tellement sûre que la « meilleure » chose pour Maya serait de ne jamais se souvenir de sa « maladie », même si cela impliquait qu’elle dût rester à l’hôpital !

Un détail curieux et révélateur nous frappa lorsqu’elle expliqua combien elle serait heureuse que Maya guérît. Mme Abbott avait dit auparavant que, pour Maya, « guérir » signifiait être à nouveau « unie à sa mère ». Elle parlait habituellement de son dévouement pour sa fille comme si celle-ci devait lui en être reconnaissante, mais maintenant voilà qu’elle s’exprimait différemment : elle disait que peut-être Maya craignait de « guérir ». Elle se rappela une « vérité » qu’une amie lui avait dite récemment au sujet de ses relations avec Maya.

« Elle me dit, eh bien : « Vous ne pouvez pas vivre la vie des autres à leur place – vous pourriez même vous en repentir si vous le faisiez. » – Et je me souviens qu’alors j’ai pensé : « Quelle horrible chose à dire à quelqu’un », mais plus tard j’ai pensé qu’elle avait peut-être raison. Cela me frappa très fort. Elle me dit : « Vous avez votre vie à vivre, votre propre vie – vous ne pouvez pas, vous ne devez pas vivre la vie des autres à leur place. » Et sur le moment j’ai pensé : « Quelle horrible chose à dire à quelqu’un. » Mais plus tard je me suis dit : « Elle a probablement raison. »

Cette dernière pensée, toutefois, fut tout en surface.

Dans le tableau qui suit, nous avons examiné les « signes » et « symptômes » divers qui sont presque universellement reconnus en psychiatrie comme étant « causés » par une maladie, c’est-à-dire un processus pathologique d’origine organique probablement déterminé en grande partie par des facteurs à la fois génétiques et constitutionnels qui détruisent ou diminuent la capacité de l’organisme à ressentir et à agir de façons diverses.

En ce qui concerne la dépersonnalisation, les symptômes paranoïdes ou catatoniques, l’émoussement de l’affectivité, le repliement autistique, les hallucinations auditives et l’effacement des limites du « moi », il nous semble dans ce cas qu’ils découlent probablement de la qualité des rapports entre la fille et les parents. Ils semblent refléter la réalité sociale dans laquelle Maya a vécu.

On pourrait alléguer, en ce qui concerne nos reconstructions historiques, que les parents ont peut-être réagi d’une façon anormale en présence d’une enfant également anormale. Les données obtenues ne permettent guère de soutenir cette thèse. Les parents révèlent clairement aujourd’hui que ce qu’ils considèrent plus que toute autre chose comme une maladie est ce que nous considérons comme le développement de la personnalisation, de l’autonomie, de la maturité, de la spontanéité, etc. Et de leur propre aveu, nous savons qu’ils ont toujours eu le même état d’esprit. Ce que les parents ont ressenti comme une souffrance, c’est moins la perte de leur fille que le développement de sa personne autonome.

Appendice

Résumé de quelques-uns des points de vue divergents de la mère, du père et de la fille, dont la plupart, mais pas tous, ont été commentés précédemment. (Condensé d’enregistrements sur bandes magnétiques.)

Point de vue de la fille

 

Point de vue de la mère et du père

Elle dit que :

 

Ils dirent que :

Les ténèbres commencèrent à l’envelopper à l’âge de huit ans.

 

Ce n’était pas vrai. Sa mémoire lui faisait défaut. Elle imaginait. Cela indiquait une « faiblesse mentale ».

Elle ressentit des troubles de l’émotion entre huit et quatorze ans.

 

Ce n’était pas vrai.

Elle avait commencé à se masturber à l’âge de quinze ans.

 

Ce n’était pas vrai.

Elle se masturbait encore maintenant.

 

Ce n’était pas vrai.

Elle avait des pensées d’ordre sexuel au sujet de ses parents.

 

Ce n’était pas vrai.

Elle était inquiète au sujet de ses examens.

 

Elle n’avait jamais eu d’inquiétude au sujet de ses examens, car elle les avait toujours passés avec succès. Elle était trop intelligente et étudiait beaucoup trop. D’autre part, elle n’aurait pas pu s’inquiéter sans qu’ils l’eussent su.

Ses parents essayaient de l’empêcher de lire.

 

Tout cela était absurde – et il fallait l’arracher à ses livres. Elle lisait beaucoup trop.

Ses parents essayaient de l’influencer de diverses manières.

 

Tout cela était absurde et ils essayaient de l’influencer par la prière, la télépathie et la transmission de pensée directive.

Elle n’était pas sûre qu’elle pouvait lire leurs pensées.

 

Ils avaient l’impression qu’elle avait, entre autres, des pouvoirs télépathiques.

Elle pouvait se souvenir très clairement de son « assaut » contre sa mère, mais ne pouvait pas l’expliquer.

 

Elle ne pouvait pas s’en souvenir.

Elle en était responsable.

 

Elle n’en était pas responsable. Elle était malade. Prétendre qu’elle s’en souvenait et qu’elle en était responsable faisait partie de sa maladie.

Sa mère était responsable de sa réadmission à l’hôpital après cet épisode.

 

Ce n’était pas vrai.

Elle (la mère) ne savait même pas que sa fille retournait à l’hôpital lorsque le docteur l’emmena dans sa voiture.

Ses parents disaient qu’ils voulaient qu’elle guérît, mais ils n’y tenaient pas du tout.

 

C’était sa maladie qui lui faisait dire de telles choses.

Guérir voulait dire : comprendre pourquoi elle avait attaqué sa mère ; pouvoir penser librement et avoir confiance en elle-même.

Si l’on ne vous permet pas d’agir librement, les choses deviennent irréelles.

 

Il n’y avait rien à comprendre. C’était sa maladie qui l’avait fait agir.

Depuis quelle était tombée malade, Maya était devenue plus difficile, c’est-à-dire :

1) quelle voulait faire ce qui lui plaisait sans en demander la permission ou en informer ses parents ;

2) quelle ne les consultait pour rien. Elle cherchait à arriver seule à ses propres conclusions ;

3) quelle essayait de se souvenir même de choses remontant à son enfance. Et si elle n’arrivait pas à se souvenir, elle inventait des souvenirs.

Elle n’était pas toujours sûre de la réalité de ce qu’elle ressentait.

Elle ne savait pas pourquoi elle avait des cauchemars.

 

Elle devrait les oublier.

« Je ne crois pas que les rêves me concernent personnellement. Ce sont des choses qui m’arrivent, c’est tout. » (La mère.)


10 Pour des raisons données dans l’introduction, nous nous limitons dans une très large mesure à une étude phénoménologique des relations entre les membres de ces familles. Il est clair, dans le cas de cette famille comme dans celui des autres, que les informations recueillies indiquent une lutte de chacun des membres de la famille contre sa propre sexualité. Maya sans aucun doute combat sa sexualité par un dédoublement, des projections et des rejets de ses propres impulsions. Quoique nous n’ayons pas prévu de discuter de ces aspects dans notre ouvrage, nous ne voudrions pas que le lecteur vît là un refus de notre part de reconnaître l’action de la personne sur elle-même (ce que les psychanalystes appellent habituellement le mécanisme d’autodéfense) ou un désir de la minimiser, surtout en ce qui touche la sexualité éveillée par des membres de la famille, c’est-à-dire l’inceste.