2. Les Blair

Contrairement à la famille Abbott, les Blair passaient pour avoir donné à leur fille Lucie un environnement peu favorable avant que nous commencions notre enquête. Cependant, aucun parmi les nombreux psychiatres qui l’avaient soignée depuis douze ans n’avait suggéré que la « schizophrénie » dont Lucie « souffrait » était en quelque façon explicable. L’opinion prévalente, c’était que Lucie, âgée de trente-huit ans, « souffrait de schizophrénie chronique » et que sa famille malheureusement aggravait son état de santé.

Exposé clinique

Lucie était entrée pour la première fois à l’hôpital douze ans avant le début de notre enquête. Pendant les dix années suivantes, elle y était restée. Ensuite on avait tenté de la renvoyer vivre chez ses parents, mais après six mois cette tentative s’était soldée par un échec.

Les dossiers de l’hôpital ne nous fournirent que les renseignements qu’on trouve habituellement dans les rapports hospitaliers traitant des cas de ce genre.

Son affectivité était complètement émoussée. Elle avait des hallucinations auditives, l’impression qu’on parlait d’elle et qu’on l’influençait ; elle avait aussi des idées de persécution. Elle prétendait être tourmentée et déchirée : elle sentait que des gens lui mettaient en tête des idées sexuelles désagréables. Elle avait des pensées confuses, embrouillées. Elle spéculait sur des thèmes religieux : elle était perplexe quant au sens à donner à la vie. Lorsque nous commençâmes notre enquête, il ne semblait pas qu’il y ait eu une amélioration de son état. On avait diagnostiqué qu’elle souffrait d’un manque de contrôle sexuel, on avait interrompu sa dernière grossesse et on l’avait rendue stérile. Elle ne s’était jamais mariée, mais avait eu pendant la guerre une petite fille qu’elle avait abandonnée.

Nous donnerons un aperçu de cette famille en termes de phénoménologie sociale, sans essayer de faire entrer nos données dans des catégories cliniques. Toutefois, nous chercherons, selon le plan que nous nous sommes tracé, à rendre intelligible la « schizophrénie » de cette personne à partir du système familial, de sa praxis et de son processus.

Structure de l’enquête

Personnes interviewées

Nombre d’interviews

La fille

5

La mère et la fille

13

La mère, le père et la fille

1

 

 

19

Cela représente vingt heures d’interviews, dont dix-neuf furent enregistrées.

Situation familiale

I

Chez les Blair, les choses n’ont pas évolué depuis le début du siècle. Le jardin devant la maison est un fouillis d’arbres, de plantes et d’herbes folles. À l’intérieur, la maison est sombre et sent le renfermé. La salle de séjour et l’entrée ne sont qu’un bric-à-brac d’objets et de meubles de l’époque victorienne et edwardienne.

M. Blair a soixante-huit ans et, quoiqu’il soit perclus de rhumatismes et d’arthrite, il s’affirme toujours résolument comme le maître de la maisonnée. Il épousa Mme Blair il y a quarante ans lorsqu’elle en avait vingt-quatre et ils eurent deux filles, Lucie et Mamie ; celle-ci, de quatre ans plus jeune que l’aînée, mourut peu après l’entrée de Lucie à l’hôpital.

Pendant quelque temps après leur mariage, les Blair vécurent chez les parents de Madame Blair. Puis ils s’installèrent dans la maison qu’ils occupent aujourd’hui et qui appartenait à la mère de M. Blair. Cette dernière resta avec eux, ainsi que la plus jeune sœur de M. Blair, et la jeune Mme Blair devint pratiquement leur servante. La sœur de M. Blair mourut lorsque Lucie avait dix-neuf ans, sa mère lorsqu’elle en avait vingt-cinq.

La maison n’a pas changé intérieurement depuis que M. Blair était petit garçon.

M. Blair était d’une famille de trois enfants : il avait un frère aîné et une sœur plus jeune que lui. Mme Blair décrivit une relation curieusement ambiguë entre son mari, sa mère, sa jeune sœur et la femme de son frère aîné : ces femmes le tyrannisaient et lui-même les tyrannisait en retour. Toute la famille semble avoir été assez bizarre. Mme Blair, en présence de Lucie, nous décrivit les premières années de sa vie de femme mariée, et si l’on se réfère aux critères habituels, elles semblent avoir été assez extraordinaires. Elle avait travaillé dans une usine d’armement pendant la guerre, mais celle-ci terminée elle s’était trouvée sans argent et ses parents ne pouvaient pas la faire vivre. Les parents de M. Blair étaient dans la même situation et désiraient que leur fils quitte la maison,

«… parce que la femme de son frère attendait son premier enfant et qu’ils avaient besoin de place. Ils voulaient qu’il se marie rapidement, alors j’ai dit : « Bon, marions-nous, mais je ne veux pas quitter mon travail avant d’avoir économisé assez d’argent. » Ils me dirent : « Ne vous inquiétez pas pour l’argent. » Ainsi ils me poussèrent à me marier avant que j’eusse mis quelque argent de côté. Et je dus m’installer chez mes parents. La famille de mon mari trouva cela très bien, car elle pouvait blâmer mes parents pour tout ce qui ne tournait pas rond dans le ménage. Mon mari n’était pas prêt pour le mariage. Il voulait tout simplement que je sois la nurse de ses enfants. Quelqu’un qui lui soit inférieur. Il est vaniteux, et toute la famille est comme lui. »

Par contre, Mme Blair idéalise sa propre famille : elle avait « un père gai et merveilleusement bon », « une mère sagace et bonne » et un « bon » frère aîné qui, à l’encontre de son mari et de la sœur de celui-ci, aimait les enfants ; en somme, tout dans sa famille était merveilleux.

Cependant il apparut que la gaieté de son père consistait fréquemment à rire de tout ce qu’elle lui disait, que la sagacité de sa mère s’exprimait par des conseils à sa fille de ne pas quitter son mari, car cela lui causerait beaucoup de soucis. Quant à son frère, il était dans un hôpital psychiatrique depuis quarante ans.

Mme Blair a sans cesse de nouvelles histoires à raconter sur son mari et sa belle-famille. Elle les raconte sur un ton si monocorde qu’on risque de se laisser bercer par ses paroles et de mal se rendre compte que le contenu de ses histoires est remarquable.

« La femme de son frère prétendit que j’avais raconté que sa mère ne valait pas cher. Alors ils me firent venir chez eux. Le vieux, le père, il ne pouvait pas marcher, il était enfoncé dans son fauteuil. Il me dit : « On me dit que vous divaguez, Amélia. » Cette belle-sœur raconta que j’avais dit toutes sortes de choses que je n’avais jamais dites : elle m’avait entendue de l’entrée. Mais je ne l’y avais pas vue. Alors je leur dis : « Je ne reviendrai plus chez vous. » Et je rentrai chez mes parents et leur racontai tout. Ils dirent : « Quel dommage ! Il a un emploi près d’ici. Qu’allez-vous faire ? » Un jour, la belle-sœur me rencontra dans la rue et voulut faire la paix. Elle dit que nous avions toujours été de bonnes copines. Alors j’ai dû faire la paix. Je n’avais jamais dit sur sa mère ce qu’elle avait dit. J’avais seulement dit que je voulais élever mes enfants loin de chez eux, que je n’aimais pas l’influence de sa mère. Ils ne me manifestaient aucune estime, je n’avais aucune importance à leurs yeux : ils me laissaient debout avec le bébé sur les bras ; ils étaient capables de faire des faux témoignages.

« Pendant la guerre, je fus renversée par une voiture. Je fus transportée à l’hôpital, car on craignait une fracture du crâne. Lorsque M. Blair vint à l’hôpital, il me dit que la feuille d’admission indiquait que j’avais bu de l’alcool. Je fus transférée dans un autre hôpital, et mon mari y amena ma mère et ma belle-sœur. Ils furent très hautains avec moi, mon mari et sa sœur Agnès. Ils avaient raconté à ma mère que j’avais été renversée dans la rue en sortant d’un bistrot. Ce ne fut que des années plus tard que je compris que quelqu’un avait essayé de me ranimer avec de l’alcool. Des tas de gens ne me parlèrent plus. Une amie me dit : « Pourquoi n’expliquez-vous pas la vérité ? » Je répondis : « Je m’en moque. Il m’est indifférent qu’on pense que je suis une ivrogne. » Cela vous montre bien que si l’on ne fait pas attention à tout ce qu’on fait – mon mari m’a dit que je ne pense pas assez au qu’en-dira-t-on.

« À ce moment-là, Lucie était enceinte. Si je n’avais pas eu cet accident, j’aurais pu lui être d’un grand secours. J’aurais été plus libre. Vu les circonstances, elle resta chez ma belle-sœur pendant six semaines. Son père ne voulait pas qu’elle reste à la maison. Moi, je l’aurais voulu. »

Le ton monocorde de la mère est extrêmement important : il donne la mesure selon laquelle les parents de Lucie la jugent atteinte de troubles de l’émotion dès qu’elle montre quelque vivacité ou excitation, dès qu’elle élève un peu la voix, qu’elle hausse le ton.

Selon Mme Blair, son mari fut brutalisé dans son enfance par sa mère et son frère aîné. Plus tard, il adopta une attitude des plus protectrices d’abord envers sa sœur, puis envers sa femme et sa fille, attitude qui contrastait avec la haine qu’il manifestait à l’encontre de ces dernières et de sa mère.

« Quand le toit de la maison s’effondra pendant la guerre, sa mère tomba et il lui donna des coups de pied. Je le dis à quelqu’un qui me répondit : « Ce dut être un réflexe nerveux. » Il a été si malheureux chez lui, il y avait toujours quelque tension. Maintenant il est complètement névrosé. Vous ne devez pas lui parler avant qu’il vous en donne l’ordre. Il était dur avec Lucie. Pour un rien il se mettait en colère. Une fois, il lui donna un coup terrible, et le lendemain elle avait une grosse marque rouge dans le dos. Ma mère était absente de chez elle à ce moment-là. Il n’y avait pas eu de témoin. Des gens me dirent que je devrais porter plainte.

« Il faisait tant d’histoires au sujet de cette fille [la sœur de Monsieur Blair], plus que ma mère… Cette fille était surveillée comme cela se faisait deux générations avant ma mère, si vraiment on a jamais surveillé les filles de cette façon-là. Je ne sais pas – ça dépend des romans que vous lisez – quelle partie de la population était traitée de cette façon – ridicule – aucune confiance – toujours des soupçons. Je ne pouvais pas le comprendre, car j’avais toujours eu beaucoup de liberté. J’étais moderne. Eux, ils avaient un siècle de retard dans leur attitude envers les femmes. »

Mme Blair se plaignit que son mari ne lâchait pas Lucie d’une semelle : il exigeait de connaître chaque minute de son emploi du temps hors de la maison ; il lui répétait que si elle sortait seule elle serait kidnappée, violée et assassinée. Quand elle était adolescente, elle avait essayé d’amener quelques amis à la maison, mais son père lui avait fait sentir qu’il ne les aimait pas et l’avait ridiculisée. Son frère, sa mère, sa belle-sœur et lui-même l’avaient terrorisée en lui racontant des histoires abracadabrantes sur ce qui lui arriverait si elle ne restait pas « en sûreté » à la maison. Il pensait que cela lui ferait du bien d’être « endurcie » de cette façon. Il se moquait d’elle à tous propos : il la décourageait de penser à une carrière, il lui disait qu’elle était stupide ou « simplette » ou toute autre chose si elle avait idée que quelqu’un l’aimait bien ou la prenait au sérieux11.

Alors que Mme Blair tient ces propos à Lucie en l’absence de M. Blair, elle ne permet généralement pas à Lucie d’en faire autant, même lorsque son mari est absent ; de plus, depuis des années, il est entendu entre la mère et la fille qu’en présence de M. Blair sa femme doit être de son avis dans toute discussion.

L’attitude de caméléon de Mme Blair se révélera avec plus de clarté au cours des interviews suivantes.

Elle nous dit qu’elle n’avait jamais senti qu’elle pouvait parler d’elle-même librement et qu’il lui serait impossible de révéler sa véritable personnalité, même si elle savait ce qu’elle est. Toute sa vie elle avait été « dévalisée intérieurement » par ses parents et sa famille. En conséquence, elle avait toujours évité de parler d’elle-même ou de Lucie avec qui que ce fût.

Elle décrivit les premières années de sa vie de la façon suivante :

« Oh ! le décorum et tout ce qui est superficiel, il n’y a pas de doute, l’esprit des femmes était borné ; elles s’attachaient trop à tout cela. De nos jours, c’est différent, elles ont moins besoin de cela – de parler tout le temps des autres. Et puis, évidemment, des tas de femmes ont la chance de travailler au lieu de passer leur temps entre quatre murs en attendant qu’on critique un peu plus leur façon de vivre – c’était cela la vie d’une femme – attendre les critiques – c’est comme cela que je vois les choses. Aussi, comme je le disais, je ne parle jamais trop de ce que je suis, parce que, comme je le disais, j’en ai tellement encaissé, surtout quand j’ai quitté l’école, puis au travail où on me critiquait beaucoup, probablement parce que j’avais les cheveux roux, des gens me disaient – « vous êtes ceci » et « vous êtes cela » et des choses de ce genre – des bêtises. Vous pouvez lire des articles sur ce genre de choses, mais pour moi ça n’a pas de sens – je ne crois pas que les gens savent de quoi ils parlent. Ce que je veux dire, c’est que les gens sont différents suivant qu’ils sont avec une personne ou une autre, et vous ne pouvez cataloguer personne quant à son caractère sauf en ce qui concerne les questions d’honnêteté, et naturellement être sérieux c’est aussi être honnête – il n’y a pas à dire – c’est évident. »

De la famille de son mari elle dit :

« La famille ? Eh bien, ils ont été avec moi comme avec toi, Lucie, d’après eux tout ce qu’on fait est mal. Ils s’érigent en justiciers. Pour une raison qui m’échappe, ils se croient supérieurs à tout le monde. C’est cela qui ennuie Lucie. Ils disent : « Oh ! on voit de tels cas dans toutes les familles. » – Ils ont la science infuse. »

Pendant longtemps après son mariage, elle eut beaucoup de difficultés avec sa belle-sœur, en fait jusqu’à la mort de celle-ci. Elle médisait de tout le monde. Comme M. Blair elle faisait peur aux enfants, mais d’une manière différente : elle leur lisait des passages effrayants dans la Bible et leur racontait que la même chose leur arriverait.

« Elle était bizarre. Elle voulait qu’il [M. Blair] fasse tout ce qu’elle voulait. Sa mère d’ailleurs s’assurait qu’il en soit fait selon la volonté de sa fille. Elle [la sœur] le commandait et le traitait comme son serviteur. »

Elle ne se maria jamais. Étant arthritique et invalide, elle vécut avec eux et était pratiquement le chef de famille, elle donnait des ordres concernant l’éducation des enfants, auxquels M. Blair avait dit de respecter les paroles de leur tante. Mme Blair leur servait en quelque sorte de nourrice ; la pauvre se sentait écrasée. Elle ne put même pas empêcher que la tante devînt la marraine de Lucie. Cette sœur avait toute autorité sur ses neveux et nièces, sur les enfants de son autre frère aussi bien que sur ceux de M. Blair.

Mme Blair pensa souvent à quitter son mari, mais elle n’avait pas d’argent et personne vers qui se tourner. Il fallait penser aux enfants. C’était sans espoir.

Maintenant que son mari est en grande partie invalide, elle n’a guère moins peur de lui et n’a pour lui certainement pas plus d’affection.

« Je ne l’aime pas. Je n’aime pas la façon dont il se comporte avec les gens, surtout les femmes, mais je comprends pourquoi il est ainsi – il a eu tant de difficultés toute sa vie – des ennuis, des invalides autour de lui et beaucoup de maladies. Il n’y a eu que de la maladie dans sa famille durant tout notre mariage – et on ne parlait que maladie, et c’est cela qui l’a rendu comme il est, je présume. Je ne l’excuse pas. Je ne l’excuse pas pour ce qu’il fait – même quand vous essayez de l’aider il vous enguirlande, quelquefois, s’il ne se sent pas bien, vraiment il exagère. Quand je l’aide à s’habiller, il ne se met jamais dans la position qui pourrait me rendre la chose plus facile. Il s’arrange pour rendre difficile le boutonnage de son col de chemise. Vous voyez ce que je veux dire, il boutonne tout le devant d’abord et après j’ai toutes les peines du monde avec le bouton du col. Il sait que j’ai un pouce qui me fait mal et des doigts abîmés. Il est comme ça. Je n’aime pas les gens comme ça et je ne les aimerai jamais, même si je devenais bonne sœur, je n’aimerais pas les gens comme ça. Je ne peux pas le supporter. Je ne dis pas que si vous avez eu la vie très dure, que vous avez beaucoup souffert, que vous en avez vu de toutes les couleurs – vous ne puissiez pas le supporter. Vous arrivez peut-être à le supporter – ou à en rire quand vous êtes jeune, mais on est très bête quand on est jeune, à moins d’appartenir à un ordre très sévère, mais ça n’a pas été mon cas, vous voyez. »

Il faut distinguer ici ce qui est réel et ce qu’impliquent les propos de Mme Blair. Ce qui est réel, c’est ce que Mme Blair exprima très clairement et à plusieurs reprises concernant ce qu’elle pense de son mari et de sa belle-famille.

Il se peut que ses opinions soient motivées, il se peut aussi qu’elles ne le soient pas. Si elles ne le sont pas, Mme Blair est probablement psychopathe ; si elles le sont, c’est son mari qui l’est, ou ils le sont tous les deux.

II

Ce que Lucie déclara à propos d’elle-même laisse tout d’abord un sentiment d’incertitude quant à l’importance de ses propos, puis de doute quant à la réalité des faits qu’elle rapporte.

« Je ne peux pas avoir confiance en ce que je vois. Je n’ai pas de preuve. Je n’ai aucune confirmation que c’est réel – ça reste dans le vague, vous voyez ce que je veux dire. Je pense que c’est là mon problème. Rien de ce que je dis ne peut être prouvé. Tout est dans mon imagination, ça en reste là, comme des divagations, je ne sais pas s’il y a de la vérité dans ce que je pense, car je ne peux pas le prouver – je ne crois pas que je vois vraiment les choses comme elles sont – que puis-je faire ? Comment puis-je retrouver l’équilibre ? Je ne suis certaine de rien. Je ne suis pas sûre de ce que les gens disent, ou s’ils disent quoi que ce soit. Je ne sais pas ce qui ne va pas, si même quelque chose ne va pas. »

Cela permet au psychiatre de « diagnostiquer » entre autres choses « une incohérence de la pensée ». Mais cette incohérence de la pensée, c’est une tentative de Lucie pour décrire des faits qui lui paraissent ambigus, qu’elle ne peut pas toujours conceptualiser clairement et pour lesquels elle ne trouve souvent aucun vocabulaire adéquat, que ce soit dans un langage scientifique ou dans les termes d’une psychologie naïve. Un des buts de cet ouvrage est d’ailleurs de clarifier de telles praxis, de tels processus. La structure des faits que Lucie essaie de décrire est intrinsèquement difficile à percevoir et à décrire de façon adéquate pour qui que ce soit, en vertu de l’ambiguïté même de ces faits ; de plus, elle essaie de percevoir et de se remémorer précisément des choses que, lui semble-t-il (à notre avis très justement), on lui a reprochées avec insistance.

Ainsi, comme le décrit un rapport psychiatrique, « elle a tendance à divaguer et à parler de façon décousue, a beaucoup de difficulté à faire une phrase sensée et est généralement à côté du sujet ». Fréquemment elle renie en partie ce qu’elle a dit ou cherche à expliquer ses paroles de telle façon qu’on ne sait plus très bien ce qu’elle a voulu dire.

Lucie : Eh bien, c’est quelque chose qui semble être si vague – ça ne ressemble pas à grand-chose. Je suppose que le – je ne sais pas très bien ce que je veux faire dans la vie, c’est la vérité, et je ne peux pas m’exprimer comme je le voudrais – je crois que je suis un grand vide.

L’interviewer : Vous dites avoir le sentiment que les gens disaient certaines choses vraies. Était-ce des choses mauvaises ? Quel genre de choses était-ce ?

Lucie : Non, ce n’était rien, c’était, euh – je ne trouve pas le mot qui convient – j’avais l’habitude de trouver mes mots, mais j’ai l’impression que je ne sais plus rien dire – c’est inutile de chercher un mot qui ne veut pas venir.

Cependant, en dépit de sa méfiance vis-à-vis de ses propres perceptions, Lucie a diverses choses à dire sur sa mère, son père, elle-même et le nexus familial. Dans l’ensemble, notre enquête confirme ses observations. Et c’est en partie parce qu’elle avait osé faire ces observations que ses parents ont insisté pour la faire entrer dans un hôpital psychiatrique.

Considérons d’abord ce que la mère et la fille ont à dire sur le père de Lucie :

Lucie : Au début de son mariage, ils voulaient qu’il quitte la maison. Il veut que je subisse la même chose que lui. Quand sa mère mourut, il voulait qu’elle souffre comme il avait souffert étant enfant. Elle était un peu bizarre. Il est amer et haineux envers tout le monde, surtout sa famille. D’abord envers sa mère, puis sa sœur, son frère, maintenant moi, son beau-frère et sa belle-mère. Il veut tous nous chasser.

Elle avait l’impression qu’on l’empêchait de s’affirmer et de penser librement. Toute expression qui lui était personnelle était ignorée, diminuée, ridiculisée. Ses amis n’étaient pas appréciés. Elle comprenait maintenant que sa mère était dans une « situation difficile ». Elle ne pouvait pas prendre ouvertement la défense de sa fille parce qu’elles étaient toutes deux dans le même bain.

Mais Lucie ne s’en était pas rendu compte dans le passé. Quand elle était enfant, elle avait essayé d’échapper à l’influence de son père et avait recherché le soutien de sa mère.

Lucie : Quand j’étais petite, je pensais que ma mère avait de l’autorité et de l’influence. Je pensais tout naturellement qu’elle avait de l’autorité sur mon père et sur tout le monde en général. Je pensais que je pouvais me fier à ce qu’elle disait. Il ne me venait jamais à l’idée qu’elle pouvait se tromper. J’aurais mieux fait d’avoir mes opinions personnelles au lieu de me fier tout le temps aux autres. Je crains que ce soit cela qui m’ait causé des difficultés : me reposer sur les autres au lieu de me fier à moi-même.

Mais sa mère ne pouvait lui donner que des conseils fondés sur ce qu’elle-même croyait. Sa fille luttait pour acquérir son autonomie, de la confiance en elle-même et une connaissance de ses capacités, mais si Mme Blair avait jamais réfléchi à l’importance de tout cela, il était évident qu’elle avait cessé de le faire depuis longtemps.

La mère : Toute ma vie se passe à essayer de faciliter les choses. Mais les relations humaines, ce n’est pas de mon ressort. Ou alors j’oublierais que quelqu’un a besoin de ceci ou de cela. Il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée et si vous avez la malchance d’être de ceux qui doivent toujours plaire à des gens qui ne peuvent rien faire pour eux-mêmes, il vous reste peu de temps pour analyser les relations humaines, je n’ai pas le temps d’y penser. C’est d’ailleurs mieux ainsi.

Lucie était très attachée à sa sœur, et la mort de celle-ci il y a dix ans semble avoir aggravé son désespoir.

Lucie : Je crois encore qu’inconsciemment ma sœur me manque. Elle est morte il y a dix ans et je pense qu’inconsciemment je la pleure, même maintenant, d’une façon inconsciente, dont je ne suis pas réellement consciente. Je dois me sentir très seule sans savoir pourquoi. Même en dépit du fait qu’étant mariée elle était moins à la maison. Lorsqu’elle a disparu, vous voyez, j’étais à l’hôpital et je n’ai pas su grand-chose sur ce qui se passait. Vous devez arriver à comprendre votre solitude au lieu de la laisser vous étouffer.

Lucie ne pouvait s’empêcher de remarquer que les autres trouvaient sa famille bizarre.

Lucie : Ne penses-tu pas que nos problèmes ont commencé quand nous étions petites, qu’on les remarquait déjà et que les gens en parlaient ?

La mère : Oh ! je pense qu’il y avait là de l’ignorance de la part des gens. N’oublie pas que tu es née dans une ère d’ignorance.

Lucie : Mais il y avait des gens intelligents qui avaient remarqué nos relations et qui les trouvaient anormales, ils en parlaient, même en ce temps-là. Même lorsque j’étais enfant, tu devais endurer des commentaires d’amis et d’étrangers, je m’en souviens. Je les entendais. Je pensais que c’était honteux que ma mère dût supporter, eh bien, que les autres lui jettent la vérité au visage. J’étais très malheureuse qu’ils aient découvert la vérité. C’est terrible pour les enfants de vivre dans une telle atmosphère. Je pensais qu’on aurait dû arranger les choses d’une façon ou d’une autre. Cette situation familiale me rendait très malheureuse. Je sentais l’atmosphère dans laquelle nous étions élevées. Je m’en souviens très bien.

Elle ne pouvait pas non plus complètement oblitérer sa propre perception de l’illogisme qui régnait dans son foyer :

« On me faisait des sermons sur Dieu et sur la façon dont on doit vivre, mais on ne croyait pas en ce qu’on m’enseignait. Seuls les enfants devaient y croire. Je pense que j’ai quelque chose de spécial à faire dans ma vie. Chacun de nous a quelque chose de spécial à faire. Il me semble avoir compris que nous avons tous une destinée. Mais personne ne m’a expliqué la mienne. J’ai dû arriver à mes propres conclusions, mais elles sont si vagues. Je n’en ai jamais parlé à personne parce que c’est un tel casse-tête que cela ennuierait la plupart des gens. Ils n’aiment pas découvrir sur eux-mêmes des choses déplaisantes. Vous êtes la première personne à laquelle je parle de cela. »

Il lui était difficile d’établir des contacts directs avec d’autres personnes en dehors de la famille. La manière dont ces personnes la voyaient, dont elle pensait qu’elles la voyaient et dont elle se voyait elle-même, tout cela était passé au crible par le père, qui était soutenu par la mère.

« C’est surtout mon père qui était comme cela. « Il ne faut pas que tu sortes, tu pourrais être kidnappée », et toutes ces bêtises. Ça lui est plus facile qu’à toi d’avoir ce pouvoir sur – de m’impressionner. Tu as toujours été de ces gens qui aiment voir les autres s’affirmer et avoir confiance en eux-mêmes. Je pense que c’est pour cela que je me suis toujours reposée sur ma mère, parce qu’elle est comme ça – elle essaie de me donner confiance en moi. Mais je ne pense pas qu’elle soit la personne qui puisse le faire réellement… »

« Mais il y a l’appréhension de mon père, sa peur que je sois kidnappée ou qu’il m’arrive des choses terribles. C’est ma propre faute. Il n’a aucune confiance en moi. Je serai toujours à la merci de quelqu’un, d’un homme pervers, malin et mauvais. Vous voyez ce que je veux dire, il est toujours comme cela. Il m’a mis cela dans la tête, dans mon inconscient – qu’on ne peut pas me faire confiance et que je serai toujours – eh bien – que le Grand Méchant Loup m’attrapera – que le monde est plein de grands méchants loups – il en a, d’une certaine façon, imprégné mon esprit, mon inconscient. Et dès que l’occasion s’en présente, ça semble remonter tout le temps à la surface, que – que le monde est plein de grands méchants loups.

Son identité telle qu’elle la concevait avait par conséquent la structure suivante :

Image1

Il ne pouvait y avoir aucun rapport entre L1 et L² (si L1 → L² représente une conception directe d’elle-même) excepté par le circuit : L1 → P ou M → L² ; ou : L1 → P ou M → les autres → L².

Elle avait donc de la difficulté à se voir elle-même, elle ne pouvait se voir que comme son père ou sa mère la voyaient ou comme son père ou sa mère lui avaient dit que « les autres » la voyaient.

À ce jour, elle n’a jamais pu briser le circuit. Quand elle essaie de se voir elle-même ou de voir « les autres » ou de s’imaginer comment « les autres » la voient, elle continue à entendre ce que son père lui a dit et qu’il continue de lui dire en notre présence. Ce qu’elle entend, c’est ou ce que son père lui a dit d’elle-même (qu’elle est une gueuse, une prostituée), ou ce qu’il lui dit que « les autres » pensent d’elle.

De son père et des « autres » elle dit :

« Mon père a toujours critiqué mon comportement et tout ce que je faisais. Il m’a toujours fait sentir que je n’étais pas très intelligente et que je ne réussirais pas dans la vie. Il m’a toujours dit qu’on me « marcherait dessus ». Il a peur de me voir faire quoi que ce soit. Il me dit que je suis incapable de rien faire, et je le crois, naturellement. Il est contre l’émancipation des femmes. Il pense que les femmes ne devraient pas travailler au-dehors.

« Il m’a toujours donné à penser qu’on me traiterait comme on l’avait traité. Il m’a dit : « Tu verras que les gens sont tous les mêmes. » Et c’est ainsi que j’envisage la vie, j’ai toujours cela à l’esprit. Ça me revient toujours, ce qu’il dit de moi ou ce qu’il m’a dit. « Les autres réussiront » – et naturellement je pense par avance que les autres vont me le dire. Je ne parle pas de vous, Docteur, mais de ceux qui veulent vraiment m’écraser – simplement pour le plaisir. Je ne sais pas ce qu’ils ont contre moi, mais je pense que me voir échouer les amuse.

« Je suis sûre qu’il préfère que je reste enfermée et qu’on m’oublie. Puis de temps en temps il se souviendra de moi et m’enverra un bouquet de roses ou quelque chose dans ce genre-là. « Cette pauvre fille éternellement malade. »

« Personnellement je ne sens pas que j’appartiens à ma famille. Il y a quelque chose – quelque chose qui m’a coupée – de ma famille, de mon père – je suis restée trop longtemps loin d’eux. J’ai essayé de recommencer ma vie il y a deux ans, et vraiment j’ai fait des efforts ; puis voilà, je suis retombée. Tous ces messages qui me passent par la tête, le mot étrange qui m’entre dans l’esprit. »

Elle essaie toutefois d’établir des contacts avec le monde extérieur.

« J’essaie de respecter les gens comme ils méritent d’être respectés. Habituellement, parmi les malades, j’en rencontre une ou deux avec lesquelles je peux être amie. Je les respecte et elles me respectent. »

Nous avons vu que Mme Blair a résolu les difficultés de sa situation par l’abandon de toute lutte. Lucie n’en est pas tout à fait là. Dans la mesure où elle a abandonné la lutte, on a diagnostiqué quelle souffrait d’un « émoussement de l’affectivité » ; dans la mesure où elle ne l’a pas abandonnée on l’a décrite comme étant « agressive ».

« Je suppose qu’il y a en moi une sorte d’esprit belliqueux qui me pousse à rendre les coups, d’une façon ou d’une autre, tout le temps, à dire à ma famille qu’elle a tort.

« Je suis très sensible et je m’énerve facilement. Très, très sensible même – je ne sais pas pourquoi, pourquoi je suis devenue comme cela, ou peut-être est-ce ma nature. Je ne sais pas exactement. Parce que je m’emballe toujours, vous voyez, je m’énerve pour me protéger, mais je ne crois pas qu’on me comprenne quand je dis cela. Les gens pensent que j’ai mauvais caractère ou quelque chose qui cloche, alors que je ne cherche qu’à me protéger des attaques des autres. »

L’incapacité dans laquelle Lucie se trouvait de rencontrer quelqu’un qui aurait pu confirmer ou valider son point de vue la laissait, nous l’avons vu, incertaine quant à la réalité de ses expériences. Plus encore, cela la laissait découragée, voire désespérée.

« Je me sens ignorée, oubliée. Toute ma vie il en a été ainsi, les gens m’ignorent tout simplement. »

Elle dit qu’elle se défie de ses expériences parce qu’elle manque de volonté et qu’elle ne peut pas porter de jugement de valeur sur les paroles et les actions des autres, ni même tout simplement être sûre qu’ils disent quelque chose. Toutefois, elle tend à croire ce que les autres lui disent, même si elle pense qu’ils ont tort. C’est cela qu’elle perçoit comme un défaut de sa volonté. Elle a l’impression parfois que cela est dû au fait quelle ne reçoit aucune confirmation de ses expériences, mais d’autre part elle est tentée de penser que ses expériences ne sont pas confirmées parce qu’en fait elles sont aussi incorrectes que son père et sa mère le lui disent. Elle a l’esprit très confus, et l’une de ses seules certitudes est d’avoir une faible volonté.

« Je me laisserais aller si je pensais qu’ils approchent de la vérité, je veux dire, en ce qui concerne l’importance des choses. Je voudrais me laisser aller, mais je ne suis pas du genre qui se risque vraiment pour ce qu’il croit. Je suis trop timide – je me laisserais aller parce qu’ils seraient les plus forts, vous voyez je sens que j’ai une volonté très faible – j’ai une attitude qui montre la faiblesse de ma volonté. Je ne suis pas à l’aise – enfin je sens que j’ai toujours été dominée – par personne en particulier, un peu par tout le monde, par tous ceux avec lesquels j’entre en contact, tous ceux qui s’intéressent à moi de quelque façon que ce soit. Je me demande si c’est cela qui m’a rendue faible de volonté – je ne peux jamais exprimer mes opinions personnelles – on les – on les rejette toujours. On ne me permet pas d’avoir d’opinion parce que mon opinion ne peut être que fausse. Personne ne respecte mon opinion, je crois. Peut-être, peut-être qu’on ne peut pas se fier à moi, peut-être qu’on ne peut pas du tout se fier à moi, je suppose. Je sens que je dois accepter qu’on ne puisse se fier à moi – je sens que je dois accepter ce que tout le monde me dit. Ce que tous les autres disent semble être juste et ce que je dis ne l’est pas, et je me demande pourquoi.

«… En quelque sorte j’ai perdu foi en moi-même, naturellement – je n’ai aucun soutien, aucun soutien dans quoi que j’entreprenne. Je sens que rien n’est solide, que tout peut s’écrouler. Je ne peux trouver aucun support nulle part. »

III

M. Blair semble fort bien savoir ce qu’il attend de Lucie et il nous le fit comprendre en termes clairs sans nous donner à aucun moment l’impression qu’il trouvait peut-être ses exigences un peu excessives.

Tout d’abord, il dit qu’il pensait que Lucie n’aurait pas dû à seize ans refuser de continuer à jouer du violoncelle. Lui-même jouait du violon et lorsqu’elle cessa le violoncelle, il sentit qu’un lien entre eux venait d’être tranché. Lucie dit qu’elle refusa de continuer à jouer lorsqu’elle comprit qu’il ne voulait pas qu’elle joue avec quelqu’un d’autre que lui. Elle voulait devenir concertiste. Les femmes aujourd’hui, d’après M. Blair, se sont mis en tête de devenir indépendantes. Sa fille n’avait pas été créée pour travailler. Il y avait toujours eu une place pour elle à la maison.

Avec un geste généreux de la main, il dit qu’il ne voyait aucune objection à ce qu’elle sorte. Elle pouvait aller dans les magasins si elle le désirait. Sortir seule le soir, naturellement, était une autre question. Il nous expliqua qu’une femme peut être kidnappée ou violée. Il ne voulait absolument pas que Lucie entre seule dans un cinéma, et il n’était pas sûr qu’il la laisserait aller au théâtre.

Pendant la guerre, Lucie avait été mobilisée et trois mois plus tard, elle était enceinte. M. Blair refusa pendant plus d’un an de la recevoir à la maison et défendit qu’on parle de cet épisode ou de l’enfant. Il défendit aussi à sa femme de voir ce dernier.

La guerre ne permit pas vraiment à Lucie de vivre libre. Sa situation originelle semble avoir été à cette époque assez intériorisée pour qu’il lui fût impossible de se passer des contraintes familiales.

Son père pensait que le quartier où elle vivait, une banlieue habitée par une population de classe moyenne, était infesté jour et nuit de bandes de jeunes maraudeurs, et qu’il était dangereux pour une femme de s’y aventurer seule, surtout la nuit.

Il est évident que M. Blair ne s’est jamais demandé si son intérêt pour sa fille et sa femme n’était pas excessif ; d’ailleurs, il nous fit comprendre clairement qu’il pensait que sa fille devait rester célibataire, pure, virginale et vivre à la maison. La fréquente violence verbale et, occasionnellement, physique qu’il manifestait à son égard lui était inspirée par l’idée qu’il avait des mœurs faciles de Lucie.

Les autres, en dehors de la famille, « ceux » qui inquiétaient M. Blair, étaient tous du même acabit. Il fallait se méfier d’eux. Ils étaient tous du sexe masculin. Par sa sexualité sa fille le trahissait. On ne pouvait pas lui faire confiance, elle ne valait pas mieux qu’« eux ».

Quoique Mme Blair à l’occasion qualifiât tout cela d’enfantin, elle partageait en partie les vues de son mari ; dans la mesure où elle ne les partageait pas, ses propres vues étaient sans fondement et tendaient à converger avec celles du mari. Sa conception du monde n’était pas plus réaliste que celle de ce dernier, mais les fantomatiques « autres », chez elle, étaient des femmes. Elle vivait dans un monde de scandales et de commérages ; tout le monde connaissait les affaires de tout le monde ou voulait les connaître. Les « autres », une fois de plus, étaient tous pareils. Le mieux, c’était de ne se confier à personne, de garder « ses affaires » pour soi. Les quelques vrais amis qu’elle avait eus, M. Blair les avait « dépréciés » depuis longtemps. Maintenant elle ne voyait plus que sa mère, qui était âgée, et sa sœur, qui vivait avec celle-ci. Elle ne parlait guère à personne d’autre.

Dans une telle atmosphère, Lucie ne pouvait qu’être coupée du reste du monde puisqu’elle ne pouvait faire la distinction entre l’amitié toute naturelle et l’inévitable viol, ou ce que sa mère appelait « de la familiarité ». Elle avait appris à se méfier de tout le monde, à ne jamais croire qu’aucune remarque pouvait être « innocente », mais au contraire que toute remarque signifiait toujours plus qu’il ne paraissait. Quoique dans une certaine mesure elle corrigeât la tendance qu’avaient ses parents à donner une signification cachée aux remarques bénignes, elle était toujours perplexe quant à ce qui était juste et ce qui ne l’était pas.

Elle essayait de trouver ce à quoi sa vie rimait, si celle-ci avait quelque signification, et elle découvrait qu’elle était maladroite et d’esprit embrouillé en la compagnie de gens superficiels. Elle se demandait toujours s’ils parlaient superficiellement parce qu’ils le voulaient ainsi, ou si vraiment ils ne savaient pas de quoi ils parlaient. Toutefois, lorsqu’elle rencontrait quelqu’un à qui elle pouvait parler avec sincérité, elle n’était en aucune façon « repliée », « asociale » ou « autistique ».

Elle fuyait les occasions de bavardages oiseux avec les autres en se créant une fausse personnalité afin de donner l’illusion d’être vide. La discussion sérieuse, disait-elle, lui donnait la possibilité d’amener sa véritable personnalité à la surface, mais les gens semblaient mal à l’aise d’avoir à faire des efforts pour la comprendre. Ils hésitaient devant elle. Ils voulaient qu’elle soit bavarde et primesautière. Ils semblaient exiger qu’elle le soit ; si elle ne leur donnait pas satisfaction, elle sentait qu’ils la trouvaient asociale. En revanche, quand elle leur donnait satisfaction, elle se sentait faible de volonté et vaine. Elle rêvait d’une amie avec laquelle elle pourrait rester silencieuse.

IV

Regardons maintenant de plus près la situation de Mme Blair vis-à-vis de son mari et de sa fille.

Elle est terrifiée à l’idée de « contrarier » son mari, et Lucie, elle, est terrifiée à l’idée de « désobéir » à sa mère, mais il lui est extraordinairement difficile de lui obéir, beaucoup plus même que de satisfaire aux exigences de son père.

Lorsque nous rencontrâmes M. Blair, il vivait tout bonnement en dehors du monde, et, à l’en croire, comme à croire sa femme et sa fille, il avait imposé ses vues à Mme Blair depuis leur mariage ; à Lucie et à sa sœur, depuis leur naissance. Ils étaient tous trois d’accord sur ce point, et nous avons été nous-mêmes forcés de conclure qu’ils disaient la vérité. Cela met évidemment Mme Blair dans une situation pour laquelle elle n’est pas armée.

Lucie était terrifiée à l’idée d’être mise en pièces par son père, mais elle était tout aussi terrifiée à l’idée de perdre le « lien » qui l’unissait à sa mère. Elle avait l’impression que, si elle perdait à la fois son père et sa mère, elle n’y survivrait pas. Par conséquent, elle essayait d’« obéir » à sa mère. C’était là une situation très fausse.

L’interviewer : Vous étiez d’accord avec moi, Mlle Blair, lorsque j’ai dit que votre mère semblait défendre votre père. Vous avez aussi cette impression, n’est-ce pas ?

Lucie : Eh bien, je pense qu’elle est dans une situation difficile, naturellement, mais je pense qu’il est difficile d’avoir une idée définie, vous savez. Tout cela est un peu vague.

En partie parce qu’elle avait de la peine pour sa mère, en partie parce qu’elle avait une crainte affreuse d’altérer sa relation avec elle, elle se refusait à avoir une opinion définie sur les diverses attitudes de sa mère et sur ses propres réactions devant ces attitudes.

Ainsi d’une part elle essayait de sympathiser avec sa mère :

« Maman ne doit pas porter tout le poids des choses. Elle n’a pas à me défendre. C’est contre les désirs de mon père »,

mais d’autre part elle ne pouvait complètement étouffer son ressentiment :

« Elle a une haute opinion d’elle-même, mais pas de moi. Je n’ai pas de chance avec mes parents.

« Je ne reçois jamais aucun encouragement [de sa mère] pour quoi que ce soit. Tout est laissé à l’abandon. Cela me rend si peu sûre de moi que – comme si je n’existais pas. »

Ce qui se passe alors entre la mère et la fille est fort complexe et embrouillé.

Lucie et sa mère sont bien d’accord que Mme Blair a deux visages différents, selon que son mari est présent ou absent. En son absence, elle prend sur elle de « mettre tout sur le dos » de son mari et de la famille de celui-ci, mais lorsque Lucie l’approuve, elle se rétracte souvent et va jusqu’à prendre le parti de son mari, fût-ce contre elle-même.

La mère : Quoiqu’elle ait été bien éduquée, elle a été désavantagée. La famille a tendance à exagérer la valeur des autres au détriment de Lucie. Je ne sais pas pourquoi. Cela semble absurde, mais pourtant beaucoup de gens l’ont remarqué. Je pense que de bien des façons la famille n’est pas très intéressante – il y a de la jalousie, pourtant Lucie n’était pas difficile quand elle était bébé, ni quand elle était un peu plus grande. Elle observait plus qu’elle ne s’affirmait – les vieilles personnes l’aimaient beaucoup. Je pense qu’il y a beaucoup de jalousie dans la famille et il fallait bien voir la famille étant donné qu’il y avait un grand-père invalide et que nous devions passer nos week-ends chez lui. Mais n’exagérons rien. Elle n’a pas toujours été dominée. Elle était très heureuse lorsque sa sœur vivait. Tout cela n’avait pas l’air (remarque faite sur un ton léger) de l’inquiéter beaucoup. Personne ne l’a remarqué, mais je pense que c’est d’aller travailler qui l’a changée. Et puis elle ne pouvait amener ses amis à la maison. Ils étaient toujours critiqués. M. Blair dénigrait tout le monde et n’importe qui ; tout le monde était mauvais. Il n’a pas changé d’ailleurs. Je n’amène jamais d’amis à la maison parce qu’il les critiquerait.

J’ai vu des lettres des employeurs de Lucie après qu’elle eut quitté des emplois. « Mademoiselle Blair devait être promue à un nouveau poste. Elle nous quitte pour des raisons qui lui sont personnelles. » C’était toujours : « Elle nous quitte pour des raisons qui lui sont personnelles. » Je pense que c’était parce que M. Blair répétait tout le temps : « Non, ce n’est pas un bon emploi pour toi. Tu peux trouver mieux que ça. » Il ne faisait que critiquer. C’est pourquoi, au lieu d’accepter un poste plus élevé, elle changeait tout simplement d’emploi.

Son père est le genre d’homme qui veut que vous fassiez quelque chose, mais en même temps il est anxieux de ce que vous allez faire. Il est si contradictoire. Il a une attitude contradictoire vis-à-vis des femmes. Il n’aime pas que les hommes fassent vivre les femmes, mais en même temps il n’aime pas que les femmes gagnent leur vie.

Cependant elle semble penser que Lucie, même lorsqu’elle était enfant, aurait dû comprendre les contradictions de son père et éviter de s’« énerver », d’« être en colère » ou « irritée ».

Lucie ne sait pas très bien, après tout, si ce qui lui arrive n’est pas sa faute.

Lucie : Oui, c’est vrai – je pense que quelqu’un devrait être tenu pour responsable, mais – aussi je pense que c’est moi, qui suis responsable.

L’interviewer : Quelqu’un devrait être tenu pour responsable ?

Lucie : Quelqu’un devrait être tenu pour responsable, mais si je ne trouve personne qui puisse être responsable, alors je me rends responsable.

L’interviewer : Pensez-vous qu’une ou plusieurs autres personnes peuvent l’être avec vous ?

Lucie : Eh bien, je pourrais penser que ma mère devrait être responsable, mais cela m’inquiète. Je pense qu’elle aurait de la peine si je pensais cela ou bien qu’elle me donnerait – qu’elle me donnerait une bonne correction.

La mère : Ce que je crois, c’est qu’il y a eu des tas de critiques injustes, qu’on t’a diminuée et que maintenant tu penses que tu devrais reconnaître l’injustice dont tu as été victime.

Lucie : À ce moment-là —

La mère : Et c’est pourquoi tu te fais des reproches —

Lucie : J’ai tout laissé passer. Je n’ai jamais rien dit – tu sais – je n’ai jamais songé à attaquer le problème —

La mère : Tu n’étais pas assez forte pour le faire – parce que c’était vraiment injuste – je veux dire par là que même une enfant pouvait voir que c’était un tas de bêtises.

L’interviewer : Vous dites qu’une enfant aurait pu voir que c’était un tas de bêtises ?

La mère : C’est-à-dire – une enfant d’aujourd’hui, certainement.

L’interviewer : Je me demande pourquoi Mlle Blair ne l’a pas vu.

La mère : Eh bien, je suppose qu’on lui avait inculqué l’idée qu’elle ne devait pas s’affirmer.

Lucie : Oui, je pense que j’ai refusé de m’affirmer. En vérité, je m’étouffais complètement – comme on étouffe la flamme d’une chandelle – c’était terrible, vraiment, parce que si je disais quoi que ce soit je craignais qu’on me remette à ma place, qu’on me fasse taire, tu vois ce que je veux dire ?

La mère : Oh – oui !

Il n’est pas facile de discerner dans ce passage, pas plus que dans d’autres, si Mme Blair ne suggère pas que « le problème », dans un sens, est la responsabilité de Lucie puisque celle-ci aurait dû comprendre les contradictions de son père ; en ce cas, les reproches que Lucie se fait sont en quelque sorte justifiés, dans la mesure où elle a manqué de perspicacité.

Pourtant Mme Blair semble parfois soutenir Lucie en reconnaissant avec elle que personne ne l’a aidée à devenir perspicace :

« Je pense – euh – je pense qu’il est un fait – elle a raison dans ce qu’elle dit. Tout a été fait pour la décourager. Beaucoup par l’intermédiaire de son père qui est anxieux par nature. Il était pareil avec sa sœur. Il la surveillait tout le temps, comme à l’époque victorienne. »

Mais ce soutien est curieusement ambigu. Elle dit à Lucie qu’elle ne devrait pas « perdre son temps » avec de telles considérations, qu’elle devrait penser à des « choses plus intéressantes ».

« Je ne sais pas si on doute tellement d’elle. Elle a un peu trop tendance à écouter les remarques de personnes stupides. Je pense que Lucie est trop sensible aux petites remarques de personnes malintentionnées, elle a toujours été ainsi, surtout à la maison, avec son père qui exagérait les choses. Sa mère faisait la même chose avec lui : s’il avait quelque rapport avec quelqu’un qu’elle n’aimait pas, elle le lui faisait payer. C’était le code familial. »

Souvent elle « soutient » Lucie en se livrant à une sorte de surenchère qui la conduit à ignorer les déclarations répétées de sa fille concernant la faiblesse de sa volonté, son manque d’esprit de décision, son incertitude, ses doutes continuels quant à la réalité de sa perception des autres, etc. Mme Blair lui affirme alors qu’elle est stable, honnête et qu’elle a l’esprit clair.

La mère : Je pense toujours que Lucie a assez de suite dans les idées, d’honnêteté, de clarté dans son jugement et de sérieux pour ne pas prêter attention aux choses superficielles. Si l’on est naturellement sérieux et curieux des sujets profonds de la vie – il y a beaucoup de gens comme cela et je pense que Lucie est de ceux-là, si l’on est de ce type, on ne devrait pas s’inquiéter ou prendre au sérieux une remarque qui ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête. Ce que je veux dire, je ne vois pas vraiment – pourquoi elle se fâche pour cela – pourquoi faire attention à des remarques superficielles, à moins d’être de ces gens qui portent aux choses un intérêt superficiel.

Lorsque sa mère s’exprime ainsi, Lucie se trouve dans une situation fort dangereuse. Le monde de sa mère est aussi fermé que celui de son père. Ces deux mondes se chevauchent, se contredisent et se renforcent mutuellement, et sa situation dans l’un ou l’autre est des plus précaires. À moins de se créer un monde personnel, ce qui lui est interdit, elle n’a que le bizarre sens des réalités de sa mère pour se protéger de celui de son père. Des médisances, des bavardages, des suggestions d’ordre sexuel, de l’arrogance – ce qui en termes cliniques est typique de la paranoïa, voilà le monde de Mme Blair aussi bien que celui de son mari. La seule différence notoire entre M. et Mme Blair, c’est que cette dernière ne semble pas vouloir assurer un contrôle et affirmer son pouvoir sur Lucie. Si nous voulons les décrire tous deux de façon analytique, nous dirons qu’ils sont jaloux : M. Blair ne peut pas supporter que Lucie ait des relations en dehors de la famille ; Mme Blair ne veut pas que Lucie reste à la maison parce qu’elle ne peut pas supporter d’être témoin des liens qui unissent Lucie et son mari.

« Ça n’en finit jamais », dit Mme Blair, « mais il faut s’endurcir – ne pas se laisser abattre, il faut oublier. Il faut s’occuper et garder le sourire pour pouvoir y faire face. »

Mme Blair décrit sa vie comme une bataille perpétuelle contre de nombreuses forces, son mari n’en étant qu’une parmi les autres.

Alors qu’elle justifie certaines des fantaisies paranoïaques de Lucie, elle refuse avec obstination de comprendre cette dernière lorsque, à notre avis, elle est équilibrée.

Elle soutient Lucie dans sa situation de persécutée, mais elle lui dit en même temps qu’elle est folle ou qu’elle a tort de s’insurger contre sa situation. Elle devrait l’oublier, tout en ne se laissant pas « duper ». Elle offre à Lucie la solution qu’elle-même a choisie. Mme Blair se voit comme l’objet de la persécution de son mari depuis quarante ans, mais elle n’a jamais pu s’en aller parce que « les autres », à l’extérieur, la persécuteraient tout autant que lui. La seule solution pour le persécuté consiste à accepter son impuissance et sa persécution. Il n’y a rien d’autre à faire. Il n’y a aucune issue, aucun espoir pour elle-même ou pour Lucie. Tout ce que Lucie peut faire, c’est de comprendre et de cesser de se battre en vain contre un ennemi invincible.

Les efforts de Lucie pour combattre ses persécuteurs ou pour cesser de se voir comme une persécutée sont considérés par M. et Mme Blair au mieux comme des enfantillages, mais plus habituellement comme des preuves de folie ou de méchanceté.

V

Ni l’un ni l’autre des parents de Lucie ne se sont libérés de leur relation avec leurs propres parents et n’ont acquis leur autonomie. Tous deux ont toujours vécu dans un monde irréel dont ils n’ont jamais pu sortir. Alors que Lucie fit à plusieurs reprises des déclarations indiquant qu’elle avait en partie conscience de la situation, M. et Mme Blair, eux, parlèrent sans jamais montrer le moins du monde qu’ils doutaient de la réalité de leur vécu ou de leurs actions.

Si une perception ne nous est pas confirmée par une autre personne, nous avons tendance à en douter. Nous pouvons nous dire : « Je me demande si je ne suis pas victime de mon imagination. » En ce qui concerne cette famille, nous pensons que ce que Lucie a à exprimer, aussi bien que la façon dont elle l’exprime, est parfaitement intelligible dans le contexte de sa situation.

Il nous faut reconnaître, naturellement, que cette situation qu’elle a intériorisée subit une réfraction additionnelle au cours du processus d’intériorisation et de reprojection : Lucie voit le monde autour d’elle en fonction de son expérience familiale originelle. C’est-à-dire que son expérience du monde continue à ressembler aux réalités sociales qui étaient arbitrées par sa famille.

Au sein même de cette situation, que peut-elle faire ? Tout au début de nos interviews Lucie posa cette question :

Lucie :… il ne semble pas qu’il y ait de solution – je ne vois pas que je puisse faire aucune sorte de – pas en avant – on ne peut pas faire de pas en avant, n’est-ce pas ? La chose est sans espoir. C’est comme un jeu d’échecs, vous êtes coincé.

La mère : Oui, c’est-à-dire, la chose est que, si tu veux – si – si – si quelqu’un peut t’aider – il vaudrait mieux que tu te tournes vers quelqu’un qui n’est pas déjà lui-même coincé, tu comprends, là est la question…


11 Nous rappelons au lecteur une fois de plus que nous sommes parfaitement conscients de ce que ces faits impliquent : la lutte inconsciente de M. Blair contre ses propres sentiments incestueux envers Lucie, de la jalousie de la mère à l’égard de Lucie et de son mari, et de l’attachement sexuel de Lucie pour son père.