1. Famille et invalidation

La première famille qui m’ait intéressé a été la mienne. Aujourd’hui encore je sais moins de choses à son sujet que je n’en sais concernant beaucoup d’autres familles. La chose est classique. Les enfants sont les derniers à qui l’on dise ce qui se passait « réellement » avant leur venue au monde, particulièrement lorsqu’ils ne se contentent pas de connaître simplement quelques « dates » et autres faits apparemment « concrets », du genre qui est né quand, qui a épousé qui ou est mort, quand et où, qui a eu quels enfants, etc.

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Quelle est la texture de l’expérience réellement vécue de la vie de famille ? Quel rapport y a-t-il entre cette expérience et la structure dramatique, c’est-à-dire le produit social de l’entremêlement de multiples vies couvrant de multiples générations ? Il est difficile de répondre à ces questions, du fait que cette structure dramatique, tout en étant un produit du comportement et de l’expérience, est en règle générale inconnue de ceux-là même qui la produisent et la perpétuent.

Dans ce genre d’enquête, les dates des événements familiaux ne nous mènent pas loin. Nous ne devons ni les ignorer ni nous laisser tromper par elles. Jack et Jill se sont mariés en 1960. Il y avait plus de cent invités à leur mariage. Néanmoins, Jack ne s’est jamais senti marié avec Jill et Jill n’a commencé à se sentir « réellement » mariée avec Jack que quelques mois après leurs noces.

Jack « sait » qu’il est marié parce qu’il se rappelle une cérémonie appelée « mariage » et qu’il a plus de cent témoins pour le prouver. Mais Jill n’est pas satisfaite. Elle ne veut pas d’un pseudomariage, d’une apparence de mari, d’une famille factice. Un soir, elle a commencé à dire devant les enfants que Jack n’était pas un vrai mari, qu’elle a été mariée à lui mais qu’il n’a pas été marié à elle. Jack en a été bouleversé et, le lendemain matin, il a téléphoné au médecin. Lorsque les gens s’obstinent à tenir des propos de ce genre, on les envoie chez des psychiatres et on les met à l’hôpital.

La mère de Jill a eu une attaque en 1963. Elle s’est rétablie provisoirement, Jill l’a soignée, et elle est morte deux ans plus tard – mais Jill disait que sa mère était morte en 1963. Elle ne reconnaissait pas sa mère dans la femme qu’elle a soignée pendant deux ans. Lorsque sa mère est morte « officiellement », en 1965, elle en a éprouvé non point du chagrin mais du soulagement.

On voit par là que les dates officielles de certains événements peuvent être sans rapport avec la structure de l’expérience. Si nous démentons les définitions officielles d’événements publics, nous sommes considérés comme fous. Une femme qui dit (et semble croire) que sa mère est morte alors qu’elle vit encore, et que son mari n’est pas son mari, une telle femme est considérée comme psychotique.

Appelons A la structure expérientielle et B l’événement réel. Le produit de A et B, dans une cérémonie de mariage, est parfois un vrai mariage, les deux individus se sentant effectivement mariés. J’ignore combien de fois c’est le cas.

L’une des fonctions du rituel est de superposer A à B à des moments critiques, naissances, mariages, décès, etc. Dans notre société, beaucoup des anciens rituels ont perdu une bonne part de leur pouvoir et n’ont pas été remplacés par d’autres.

A et B « flottent », détachés l’un de l’autre, de telle sorte qu’il est difficile de savoir quelles lois régissent leur relation mutuelle.

Pour sauvegarder les conventions, il y a une collusion générale tendant à désavouer A quand A et B ne concordent pas. Quiconque enfreint cette règle est susceptible d’invalidation, de désaveu. On n’est pas censé se sentir marié quand on ne l’a pas été. Réciproquement, on est censé se sentir marié si on l’est. Si l’on participe à une cérémonie de mariage et si on ne la tient pas pour « réelle », il se trouvera toujours des parents et des amis pour dire : « Ne te fais pas de souci, j’ai éprouvé la même chose. Attends d’avoir un enfant… Alors tu te sentiras une mère », etc. Les choses sont plus graves si l’on ressent la cérémonie de mariage comme une exécution : on superpose alors A à B d’une manière qui est interdite. Dans ce cas, on se sent peut-être effrayé ou coupable, et on souhaite probablement désavouer A et chercher refuge en B, où tout est conforme à ce que chacun dit.

Dans ce dernier cas, l’ensemble des éléments comprenant la structure des événements tels qu’on les ressent doit être non seulement intimement désavoué mais excommunié.

Les conventions sont commodes. Il est déplacé de dire qu’une personne est morte alors qu’elle est encore vivante, ou vivante alors quelle a été enlevée, ou que le monde s’écroule alors que chacun peut voir qu’il n’en fait rien. Si A ne concorde pas avec B et est ipso facto disqualifié, il nous faut modifier A pour éviter de sérieux ennuis, et tous ne sont pas également capables de le faire.

Je ferai allusion plus loin à certaines opérations que nous effectuons sur notre expérience pour la légitimer, pour la conformer à des « lois » souvent non écrites, informulées, inavouées.

Lorsque ce système ne fonctionne pas ou s’effondre, on fera vraisemblablement appel à un psychiatre – comme on en a pris l’habitude, depuis quelque cent cinquante ans, en Europe et en Amérique du Nord.

On lira ci-après un récit du professeur Morel, psychiatre français, relatif à son intervention dans une famille et extrait de son manuel de psychiatrie publié en 1860. Ce texte présente un intérêt historique du fait qu’il parle pour la première fois de dementia praecox (démence précoce), terme encore utilisé de nos jours bien qu’on lui substitue en général la notion de « schizophrénie ». Pour Morel, la dementia praecox était un mal insidieux héréditaire, constitutionnel qui frappait certains jeunes individus et conduisait à la démence tout court. Dans un chapitre sur les affections et les dégénérescences héréditaires, il écrit :

Je me rappelle avec tristesse le désordre héréditaire de forme progressive qui est apparu dans une famille avec les membres de laquelle j’ai grandi. Un jour, un malheureux père me consulta au sujet de l’état de son fils, âgé de treize ou quatorze ans, chez lequel une violente haine pour l’auteur de ses jours avait soudainement remplacé les sentiments les plus tendres. Lorsque je vis pour la première fois l’enfant, dont la tête était bien formée et dont les facultés intellectuelles dépassaient celles de beaucoup de ses camarades d’école, je fus frappé par le fait que sa croissance s’était d’une certaine manière interrompue. Ses principaux tourments étaient en relation avec cette cause apparemment bénigne, qui n’avait rien à voir avec les anomalies de ses sentiments. Il était désespéré parce qu’il était le plus petit de sa classe, bien qu’il fût toujours premier en composition, sans aucun effort et presque sans travailler. C’était pour ainsi dire par intuition qu’il comprenait les choses et que tout s’organisait dans sa mémoire et son intelligence. Il perdait graduellement sa gaieté, devenait sombre, taciturne et manifestait une tendance à s’isoler. On aurait pu penser qu’il avait des tendances onanistes, mais ce n’était pas le cas. Sa dépression mélancolique et sa haine à l’égard de son père, qui allait jusqu’à lui donner envie de le tuer, avaient une cause différente. Sa mère était mentalement dérangée, aliénée, et sa grand-mère extrêmement excentrique.

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J’ordonnai que les études de l’enfant soient interrompues et qu’il soit placé dans une institution hydrothérapeutique où il serait traité par le moyen d’exercices de gymnastique, de bains et de travail manuel. Ces méthodes furent appliquées scrupuleusement et intelligemment par un médecin aussi avisé qu’éclairé (le docteur Gillebert d’Hercourt) et elles eurent les plus heureux effets sur l’état organique de l’enfant. Il grandit de façon sensible mais la situation se trouva alors dominée par un autre phénomène, aussi préoccupant que ceux dont j’ai déjà parlé. Le jeune malade oublia progressivement tout ce qu’il avait appris ; ses brillantes facultés intellectuelles connurent une période d’arrêt très troublante. Une sorte de torpeur remplaça son ancienne activité et, quand je le revis, il m’apparut que le passage fatal à l’état de dementia praecox était en cours. Ce pronostic sans espoir est généralement fort éloigné de la pensée des parents et même des médecins qui traitent de tels enfants.

Tel est pourtant, dans beaucoup de cas, le triste aboutissement de la folie héréditaire. Une soudaine paralysie de toutes les facultés, une démence précoce, indiquent que le jeune sujet a atteint le terme de la vie intellectuelle qu’il peut espérer.

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Cette description clinique élégante et concise est le prototype de millions de diagnostics du même genre, prononcés dans des circonstances comparables depuis un siècle.

À quelques détails près, la structure de ce compte rendu est toujours le paradigme de la plupart des examens clinocopsychiatriques, diagnostics et traitements d’un « cas ».

La première démarche est effectuée par un « père malheureux », appartenant à une famille que Morel connaît bien. Ce père se plaint que son fils de treize-quatorze ans lui ait « soudainement » manifesté « une haine violente », alors que, précédemment, il avait eu l’impression que son fils avait pour lui « les sentiments les plus tendres ». Le premier commentaire de Morel touchant la situation concerne exclusivement le jeune garçon, et ne retient même que deux ou trois détails : il a la tête bien formée, il est au-dessus de la moyenne du point de vue intellectuel ; cependant il est plus petit que les autres. Nous pouvons déjà considérer ces détails comme un début de confirmation du diagnostic auquel le grand clinicien va nous amener pas à pas comme un détective nous conduit à un criminel. Il n’y a évidemment rien d’anormal dans l’attitude du père – cela va sans dire. Si, selon lui, son fils le hait, il va de soi que c’est le jeune garçon qui n’est pas normal. Sa tête semble en bon état et il travaille bien à l’école. Mais il est un peu petit. Aha ! Voici donc un arrêt de développement de nature constitutionnelle et héréditaire… Cette petite taille semble être la source principale de ses difficultés. Aha ! Voilà qui n’a rien à voir avec ce qui se passe réellement en lui, c’est-à-dire avec le fait qu’il hait son père. Il a perdu sa gaieté, est devenu sombre, taciturne et tend à s’isoler : le tableau prend forme. Effectivement, un nouveau syndrome psychiatrique va être inventé. Apparition soudaine des anomalies, l’affectivité est atteinte la première, arrêt constitutionnel du développement – cela doit être héréditaire. En effet, cela ne semble pas être causé par l’onanisme. Et la mère comme la grand-mère ne présentent-elles pas des symptômes de désordre mental ? La suite va de soi : l’enfant a besoin d’un traitement. Immédiatement.

On espère le meilleur, bien qu’on redoute le pire. Il faut le retirer de l’école et le placer dans une « institution hydrothérapeutique ». Cela aura certainement pour effet de le faire cesser de haïr son père… Il grandit un peu, mais malheureusement son état ne s’arrange pas sur d’autres plans. On n’en est pas moins en mesure de dire au père qu’on a fait tout le possible pour que son fils l’aime. Il a cessé de s’intéresser à ses études et ne parle plus à personne – mais n’oublions pas sa mère et sa grand-mère… En pareil cas, quand il s’agit d’un mal héréditaire, la bataille est perdue d’avance et les chances de guérison sont faibles…

Cette histoire, aujourd’hui encore, est banale. Remplacez « dementia praecox » par processus schizophrénique, « institution hydrothérapeutique » par hôpital ou sanatorium, « exercices de gymnastique, etc. », par thérapeutique de groupe, de milieu, etc. Ajoutez un peu de psychothérapie, un soupçon d’électrochocs (pour la dépression), une petite dose d’hormones (pour l’arrêt du développement), quelques vitamines et quelques drogues pour ne pas priver le « malade » du bénéfice des derniers progrès de la psychiatrie…

Pourquoi hait-il son père et pourquoi a-t-il été jusqu’à penser à le tuer ? Nous ne le saurons jamais.

L’effet immédiat (et le but) de l’intervention psychiatrique est de faire de ce garçon un « jeune malade », d’invalider sa haine à l’égard de son père, sous couleur de traitement. Dans une minorité de cas, il y a cent ans, ce traitement agissait. De jeunes individus de cette sorte décidaient de ne pas haïr leur père, c’est-à-dire de ne pas manifester les « symptômes » de la « maladie » pour laquelle on les « traitait » de cette façon. Quelques-uns pouvaient même apprendre à s’en montrer reconnaissants. La psychiatrie, aujourd’hui, est peut-être plus efficace. On revendique un plus grand pourcentage de rémission des symptômes et un moins grand nombre de rechutes, grâce à quelques électrochocs d’« entretien » et à la prescription de tranquillisants pendant des années.

Le père de ce jeune garçon était connu de Morel comme un brave homme et son fils, un bon garçon qui ne se masturbait pas, semblait le haïr. Comment résoudre la discordance existant entre l’image apparente du père et les sentiments du fils ? Non point, pour Morel, en explorant la structure familiale, dans laquelle j’imagine que les sentiments du garçon trouveraient leur contexte intelligible. Au lieu de quoi, Morel examine sa tête et son psychisme. Depuis 1860, des gens ont continué d’examiner les têtes, le sang, l’urine ou la prétendue psychopathologie de garçons et de filles de cette sorte. Certains inclinent à examiner les têtes, le sang, l’urine ; d’autres préfèrent chercher la pathologie dans le psychisme. La chasse à la « pathologie » et à l’étiologie de la « maladie » sont poursuivies aussi bien par ceux qui s’occupent de psychopathologie que par ceux qui s’occupent de pathologie physique. N’est-il pas possible que ce garçon n’ait pas haï son père parce qu’il était malade mais qu’il ait été transformé en invalide parce que sa haine à l’égard de son père a été invalidée ?

Si nos désirs, nos sentiments, nos espoirs, nos peurs, notre perception, notre mémoire ne concordent pas avec la loi, ils sont mis hors la loi et excommuniés. Ils ne cessent pas d’exister pour autant, mais ils subissent des transformations secondaires.

Si A et B ne concordent pas, on fait appel à la police de l’esprit (les psychiatres). Un crime (la maladie) est diagnostiqué. Le patient est arrêté et mis sous bonne garde (hospitalisation). Suivent entretiens et enquêtes. On obtient peut-être des aveux (le patient reconnaît qu’il est malade). De toute manière, il est inculpé. La sentence est prononcée (on prescrit un traitement). Il purge sa peine, est libéré et, désormais, il obéit à la loi. Quelques personnes sont réfractaires à de telles méthodes, auquel cas le pronostic est considéré comme mauvais. Le psychiatre, qui est un spécialiste en ces matières, excelle à déceler les réfractaires.

Dans le paragraphe précédent, j’ai donné le compte rendu d’une consultation, d’un examen, d’un diagnostic, d’un pronostic et d’un traitement psychiatriques tels qu’ils sont souvent vécus et ressentis. Si le « patient » refuse d’accepter la définition « normale » de cette situation, cela montre qu’il a l’illusion paranoïde d’être persécuté par notre tentative de l’aider à comprendre qu’il n’est pas persécuté.

La plupart des psychiatres (relativement peu nombreux) qui ont étudié des familles in vivo en sont venus à penser qu’une grande partie de la pratique psychiatrique reste aussi naïve que celle de Morel.

Qui définit la situation ? Quelle est la situation ? En fait, quel est le « cas » et qu’est-ce qui n’est pas le « cas » ?