Chapitre VIII – Sommeil, rêve et cauchemar
1. Sommeil et insomnie
Le sommeil est la manière de se comporter par laquelle l’organisme donne satisfaction à son besoin de repos, ou, plus spécifiquement, à son besoin de dormir. Un sommeil calme, sans rêve, correspond à la réduction de tension la plus complète à laquelle un organisme vivant peut normalement aboutir. Le dormeur ne veut plus rien connaître de la réalité ; le sommeil constitue ainsi un état de faiblesse relative du Moi, et un renforcement relatif des motivations issues du Ça et du Surmoi. Génétiquement, Freud lui a donné le sens d’un retour à l’existence prénatale : « Nous nous créons du moins des conditions tout à fait analogues à celles de cette existence : chaleur, obscurité, absence d’excitations. Certains d’entre nous se roulent en paquet serré et donnent à leur corps, pendant leur sommeil, une attitude analogue à celle qu’ils avaient dans les flancs de leur mère. »
Le sommeil implique donc la dominance du désir de dormir et l’affaiblissement des autres désirs. Par suite, les perturbations du sommeil, un sommeil peu réparateur ou l’absence de sommeil résultent de l’émergence de tensions perturbatrices. Le mécanisme de certaines insomnies est évident, lorsque le sommeil est troublé par des stimulations extérieures ou par des soucis aigus et conscients, une attente chargée d’émotions agréables ou pénibles, une excitation sexuelle sans satisfaction, une colère réprimée. Dans les cas moins évidents, la perturbation trouve son origine dans des désirs ou des émotions refoulés, souvent l’association d’une tentation et de la crainte d’une punition, par exemple, crainte de masturbation et de pollution, crainte de tuer et d’être tué. L’affaiblissement temporaire du Moi peut lui-même être redouté, en ce sens qu’il rend le dormeur moins capable de se défendre contre les pulsions non recevables et qu’il peut avoir lui-même le sens d’une punition. Chez d’autres sujets, au contraire, le sommeil est utilisé comme une défense contre une réalité peu satisfaisante ou contre des tensions pénibles.
2. Le rêve
Le rêve est une activité de l’homme endormi, par laquelle le Moi, qui désire dormir, cherche à réduire les motivations qui tendent à réveiller le dormeur ; d’où les deux formules célèbres de Freud : « Le rêve est le gardien du sommeil », et « Le rêve est la réalisation d’un désir ». Sous une forme plus complexe, la production du rêve n’est pas essentiellement différente de celle de l’acte manqué.
Les formules freudiennes trouvent leur application la plus simple dans les cas où la tendance perturbatrice se développe sans obstacle venant de la réalité ou du Moi. Il en est ainsi lorsque le Moi et le sens de la réalité sont peu développés, comme chez les enfants. Rappelons un exemple de Freud :
Un garçon de vingt-deux mois est chargé d’offrir à quelqu’un, à titre de congratulation, un panier de cerises. Il le fait manifestement très à contrecœur, malgré la promesse de recevoir lui-même quelques cerises en récompense. Le lendemain, il raconte avoir rêvé que « He(r)mann (a) mangé toutes les cerises ».
Ces rêves de type « infantile » surviennent également chez l’adulte, surtout sous la pression de besoins physiologiques impérieux (faim, soif, besoins sexuels, besoins d’évacuation).
Ordinairement, les choses ne sont pas si simples le rêve apparaît dénué de sens, d’une tonalité affective énigmatique ou neutre ; le rêveur dit de son rêve qu’il est absurde, bizarre, curieux. C’est d’abord que la pensée du rêve n’a pas la structure de la pensée vigile : le contenu manifeste est un raccourci du contenu latent (condensation) ; chaque élément manifeste dépend de plusieurs pensées latentes (surdétermination) ; la charge affective se détache de son objet véritable et se porte sur un objet accessoire (déplacement) ; la pensée conceptuelle s’exprime en représentations visuelles (dramatisation) : elle use de symboles soit universels, soit d’origine culturelle ou individuelle (symbolisation) ; enfin, le Moi du rêveur, à mesure qu’il se rapproche de la pensée vigile, introduit dans ses productions oniriques un ordre logique ou une interprétation tendancieuse (élaboration secondaire). Ces mécanismes, dont les trois premiers caractérisent le « processus primaire », n’ont pas seulement une portée descriptive, ils ont une fonction : dans le rêve de type infantile, la satisfaction peut être sans déguisement parce qu’elle ne soulève pas d’objection de la part du Moi ; si au contraire le désir ou l’affect perturbateurs du sommeil sont de nature à soulever un conflit avec le Moi, le rêve ne peut accomplir sa fonction de gardien du sommeil que si sa signification est suffisamment masquée. Les mécanismes d’élaboration du rêve permettent un compromis entre les exigences du Moi et les motivations refoulées. Souvent, l’activité de défense du Moi est ce qui apparaît le plus clairement dans le contenu manifeste. C’est à cette activité que Freud, dans L’interprétation des rêves, a donné le nom de censure.
Exemple. – Une jeune femme, mariée, rêve qu’elle se rend dans un immeuble occupé par des Américains. On lui montre un album de photographies, elle choisit un partenaire pour une soirée dansante, on lui donne un ticket. Elle comprend qu’il s’agit d’autre chose, mais elle calme ses scrupules : celui qu’elle a choisi est un galant homme qui ne saurait exiger plus qu’elle ne peut lui accorder ; elle vient en journaliste, pour se rendre compte. Ici le rêve devient plus confus : elle prend la fuite ; on tire un coup de feu sur elle, dans la nuit ; elle s’échappe encore et saute dans un autobus en marche.
Ce rêve dramatise un désir d’infidélité. Le développement de la défense du Moi est facile à suivre. Le choix d’un partenaire pour une soirée dansante dissimule le choix d’un amant. La rêveuse le comprend si bien qu’elle doit combattre sa culpabilité par des rationalisations : l’élu n’exigera rien qu’elle ne puisse accorder ; elle vient en journaliste, pour s’informer. Ces mesures de défense échouent : le Moi recourt alors à la confusion, à l’oubli d’une partie du rêve et à la fuite. Mais le conflit entre la sexualité et la culpabilité devient plus aigu ; le coup de feu dans la nuit est un compromis, un symbole à la fois d’attaque sexuelle et de punition ; de même, le saut dans l’autobus concilie la fuite avec le rapport sexuel, souvent symbolisé par un déplacement dans quelque moyen de transport.
Quelle que soit la transparence d’un rêve, quelles que soient l’intuition et l’expérience du psychanalyste, le rêve nécessite un travail d’interprétation. Dans L’interprétation du rêve, Freud préconise l’investigation des associations d’idées du rêveur à propos des divers fragments du rêve, la fragmentation du rêve ayant pour but d’éliminer sa signification apparente et son élaboration secondaire. A notre connaissance, cette technique n’est plus guère employée ; le psychanalyste se borne, tout au plus, à provoquer des associations d’idées sur certains points du rêve. La structuration et l’élaboration secondaire du rêve, voire son interprétation spontanée par le rêveur sont utilisées comme des indices de l’activité défensive du Moi : un analysé, par exemple, donne un sens de soumission masochique à l’analyste tout-puissant à un rêve d’agression dirigé contre l’analyste. En général, on s’efforce de saisir le sens du rêve dans le mouvement même de l’analyse, en le replaçant dans son contexte, en le situant par rapport aux divers systèmes de référence offerts par la situation psychanalytique, la vie courante, l’état corporel, le passé et l’enfance. L’interprétation du rêve est subordonnée à la conduite générale de l’analyse ; bien souvent, l’analyse d’un rêve n’est pas achevée que de nouveaux problèmes se posent ; inversement, les parties d’un rêve restées obscures peuvent être éclairées par le développement de l’analyse.
Dans les dernières années, une des contributions les plus originales à la psychanalyse des rêves a été celle de Bertram D. Lewin. Pour cet auteur, le sommeil est un retour à l’état de satisfaction orale du nourrisson, qui s’endort lorsqu’il a été rassasié. « L’écran du rêve » représente le sein maternel et la réalisation du désir de dormir. Les désirs parasites préconscients ou inconscients, qui menacent d’éveiller le dormeur, forment les contenus visuels du rêve et réalisent d’autres désirs que celui de dormir.
3. Le rêve pénible et le cauchemar
La formule « le rêve est la réalisation d’un désir » ne peut donc être prise à la lettre, sauf le cas du « rêve infantile ». Le désir que le rêve réalise, c’est le désir de dormir du Moi. Le rêve ne se développe et n’accomplit complètement sa fonction de gardien du sommeil que si l’activité de défense du Moi réussit. Dans le cas contraire, le rêve prend une tonalité anxieuse, ou bien il est interrompu par un réveil anxieux, comme dans les peurs nocturnes des enfants.
Il est des rêves dont le contenu manifeste paraît en contradiction évidente avec la réalisation d’un désir : ce sont ceux où le rêveur subit un traitement pénible, par exemple un jugement, une condamnation à mort. L’explication en est généralement simple : le besoin dominant libéré par le sommeil est un besoin de punition (masochisme moral) ; la punition peut alors survenir après le délit, ou même avant.
Exemple. – Voici une partie d’un rêve d’un jeune homme de vingt ans, chez lequel la crise pubertaire s’était prolongée dans une névrose obsessionnelle grave : « Nous jouons avec des camarades à peu près du même âge. Ma sœur et moi nous approchons de mon père et lui tordons les poignets par vengeance. Les personnes présentes trouvent assez honteux de s’attaquer à un homme âgé et elles nous désapprouvent. L’idée me vient de demander pardon. Je ne sais pas ce que ma sœur a comme châtiment, peut-être une paire de gifles de mon père. Moi, je me mets à genoux pour demander pardon. Mon père me donne des gifles d’abord légères, puis de plus en plus fortes, enfin des coups de poing formidables dans la figure. Ça me faisait mal comme si je les recevais vraiment. Après, j’ai éprouvé un mouvement de colère… »
La clef du rêve était la culpabilité sexuelle partagée avec la sœur, qui, dans le passé, avait été sanctionnée par les parents ; l’autorité paternelle était restée l’obstacle à la liberté sexuelle. Le rêve satisfait ainsi un désir de vengeance et de révolte contre le père, qui inspire un intense sentiment de culpabilité et un besoin d’expiation : « C’est moi qui ai demandé le châtiment, c’était quelque chose de tellement mal. Mon père ne voulait pas donner de gifles, ça s’est amplifié parce que j’ai demandé davantage. » La punition subie libère à son tour un mouvement de colère contre le père. En outre, l’interdiction de l’inceste et de toute sexualité renvoyait à la passivité homosexuelle par rapport au père ; en ce sens le rêve révèle non seulement le masochisme moral, mais le masochisme érogène, source d’un plaisir névrotique qui ne peut être vécu que comme déplaisant, parce qu’il est inacceptable par le Moi.
Il est cependant une catégorie de rêves qui semblent irréductibles à la réalisation d’un désir infantile : ce sont les rêves de la névrose traumatique, dans lesquels le rêveur revoit sans cesse, d’une manière stéréotypée, l’événement traumatique qui a déterminé sa maladie. Selon Freud, ces rêves obéissent à l’automatisme de répétition, la répétition ayant pour but « de faire naître chez le sujet un état d’angoisse qui lui permette d’échapper à l’emprise de l’excitation qu’il a subie, angoisse dont l’absence a été la cause de la névrose traumatique » ; cette fonction de l’appareil psychique n’est pas en opposition avec le principe de plaisir, elle est plus primitive : la tendance du rêve à la réalisation d’un désir est un produit plus tardif. Fenichel expose la même idée sous une forme plus accessible : le Moi archaïque répète activement ce qu’il a vécu passivement, avant d’être capable de répéter mentalement et d’anticiper (angoisse) ; le rêve de répétition traumatique est une régression à ce mode primitif de maîtrise ; il apporte une décharge retardée ; en outre, il rend possible le sommeil en dépit de la tension intérieure.
Il est des cas dans lesquels il est possible de démontrer la conformité du rêve traumatique avec un désir refoulé ; c’est dire que le traumatisme était déjà conforme à ce désir, et que sa qualité de traumatisme est liée à cette conformité, parce que le désir ne pouvait se réaliser sans heurter violemment la défense du Moi.
Exemple. – Une femme de quarante-quatre ans, veuve de guerre, présente un état de deuil pathologique constitué quelques jours après la mort de son fils unique, tué dans un accident d’auto. Le jour, elle évoque le drame, son départ, le pavillon d’urgence, son fils dans le cercueil. La nuit, elle ne dort pas, angoissée par le sentiment de présence de son fils ; si elle dort, elle est réveillée par des cauchemars à répétition, dans lesquels elle revoit son fils mort, étendu sur une table du pavillon d’urgence, la tête entourée de bandelettes.
Dès les premières séances, le sommeil s’améliore et des rêves se substituent aux cauchemars.
Dans un premier rêve, son fils est petit ; elle fait sa toilette et s’aperçoit qu’il a des poux dans la tête, ce dont elle s’étonne. Elle se souvient d’un petit voisin à qui cet « accident » était arrivé. Son fils est mort d’un accident, d’une fracture du crâne. Le soir de sa mort, elle lui a refusé de l’argent et lui a reproché d’en trop dépenser ; elle a « cherché la petite bête », elle lui a « cherché des poux ». Elle se le reproche, elle-même n’a « que des motifs comme ça dans la tête » (identification). Elle évoque également son ambivalence à l’égard de son frère, plus jeune de dix-huit ans, dont elle avait très mal accueilli la naissance.
Son ambivalence vis-à-vis du fils bien-aimé apparaît plus nettement dans un deuxième rêve : « J’ai dans mes bras un enfant emmailloté, sauf les pieds ; le gosse m’énerve, je le pose sur un canapé avec un coussin sous la tête. »
Elle évoque de nombreux souvenirs relatifs à la naissance de son frère : une cousine, présente dans le rêve, l’en avait avertie, et elle avait mal accueilli la nouvelle, dans son rêve, c’est comme si elle avait un autre frère. Avant la mort de son fils, il lui arrivait souvent de rêver d’enfants qu’elle avait dans les bras et qui l’embarrassaient ; son fils l’a empêchée de se remarier, ou d’avoir une liaison. Les allusions à l’accident ressortent du coussin qu’elle met sous la tête de l’enfant, de ce que l’enfant est comme momifié (elle réalise activement ce qu’elle a subi passivement). A de nombreuses reprises, elle se plaint d’être obsédée par son fils qui est à côté d’elle et la torture ; elle voudrait être ailleurs.
Le rêve permet de reconstituer la position de la malade avant le drame. Il se rattache à une ambivalence ancienne motivée par la naissance tardive du jeune frère, frustration d’amour et de liberté. Cette ambivalence a servi de support à l’ambivalence envers le fils, obstacle à sa liberté sexuelle. La malade a d’autant plus aimé son fils, non seulement par concentration libidinale, mais par nécessité de compenser et de refouler l’hostilité inconsciente. Dans ces conditions, la mort du fils ne signifiait pas seulement la perte de son principal objet d’amour ; c’était la gratification brutale d’une hostilité profondément refoulée. La répétition du drame dans les cauchemars ne signifie pas seulement le débordement du Moi ni son recours à un mode de maîtrise archaïque par répétition active : il la protège contre son hostilité refoulée contre son fils, hostilité dont le refoulement était nécessaire à l’accomplissement du travail du deuil et du détachement libidinal.
Les difficultés de la formule « le rêve est la réalisation d’un désir » et d’un désir datant de l’enfance se lèvent si l’on garde présente à l’esprit l’idée que le désir dont le rêve garantit l’exécution, c’est le désir de dormir du Moi. Le rêve est une tentative pour réduire des tensions dont l’élévation excessive entraîne l’angoisse, le cauchemar et le réveil.