Chapitre IX – Désordres psychiques
1. Conception fonctionnelle des désordres de la conduite
A la fin du xixe siècle, la pathologie mentale était en plein essor ; bien des inconnues subsistaient, mais les psychiatres avaient accumulé un immense lot de connaissances sur les formes cliniques, l’évolution et les causes des « maladies mentales » ; le diagnostic était orienté vers l’identification des espèces morbides ; les explications causales, encouragées par les découvertes et la méthode anatomo-clinique, faisaient avant tout intervenir la constitution héréditaire, des lésions ou des perturbations corporelles, réelles ou hypothétiques ; on n’accordait aux événements de la vie qu’un rôle occasionnel. La psychanalyse a peu modifié les cadres de la nosographie psychiatrique (description des espèces de maladies) ; le trait essentiel de l’attitude psychanalytique, c’est l’effort pour saisir la signification d’ensemble du tableau clinique, en tant qu’il exprime les rapports du malade avec le monde et avec lui-même et un moment évolutif de sa personnalité. En d’autres termes, l’originalité de la psychanalyse est d’avoir apporté une conception fonctionnelle de la maladie mentale. La « maladie mentale » est un essai d’ajustement, une tentative pour régler des problèmes qui n’ont pas pu être réglés d’une manière plus satisfaisante. Le conflit est un facteur commun de la santé et de la maladie. En lui-même, le conflit n’est pas pathologique ; pour le physiologiste comme pour le psychologue, la vie est une alternance d’équilibre et de déséquilibre, une succession d’essais et d’erreurs pour rétablir l’équilibre lorsqu’il est rompu ; si ces efforts réussissent, si cet ajustement se fait dans le sens d’un meilleur équilibre entre l’organisme et le milieu, en même temps que d’une pleine réalisation des possibilités de l’être vivant, on est en droit de parler d’une intégration normative ou constructive. Dans d’autres cas, l’organisme n’arrive pas à résoudre le conflit, la tension et la dissociation qui le caractérisent persistent ; ou bien l’organisme élabore des solutions inadéquates qui ne diminuent la tension pénible qu’en accentuant la dissociation, en mettant en jeu ces « ajustements dissociatifs » que sont le refoulement et les autres mécanismes de défense découverts par la psychanalyse ; dans ces deux éventualités, le conflit n’est pas résolu ; il est pérennisé ; il est devenu « anormal » en devenant une « norme », mais le désordre de la conduite, bien qu’objectivement inefficace et subjectivement pénible, constitue cependant une sorte d’ordre ; l’organisme s’est modifié en réduisant les tensions les plus fortes, les plus immédiates, les plus pénibles. L’orientation du conflit vers ces ajustements intégratifs ou dissociatifs que sont la santé et la maladie est encore à bien des égards mystérieuse ; la psychanalyse reste conforme à la tradition biologiste en admettant le rôle de base des conditions corporelles (hérédité, âge et maturation, processus physiopathologiques), mais elle a mis l’accent sur le rôle des expériences individuelles (situations, événements, traumatismes, facteurs familiaux et sociaux), en un mot de ce que l’on appelle aujourd’hui l’« apprentissage » par opposition à la « maturation ». Toutefois, la signification et l’efficacité des facteurs d’apprentissage sont étroitement dépendantes de la maturation : le sens et la portée d’un événement dépendent du stade de développement auquel il survient ; tantôt, le poids de facteurs biologiques est tel que des obstacles extérieurs légers sont suffisants pour troubler le développement, tantôt, le fond biologique est tellement bon que l’être humain se tire des pires situations ; en thèse générale, ce sont des facteurs quantitatifs (économiques) qui sont déterminants, par exemple la force des stimulations externes et internes, le développement et la force du Moi ; mais, au point de départ, on ne sait pas encore déceler des différences décisives entre celui qui sera un malade et celui qui sera un homme bien portant ; la différenciation est à l’arrivée ; la maladie actualise, développe des possibilités qui restent latentes, ou tout au moins peu marquées et peu gênantes, chez l’homme bien portant ; c’est ainsi que l’homosexualité, qui constitue dans notre société une anomalie marquée de l’adaptation sexuelle et sociale, se retrouve d’une manière constante, sous la forme de virtualité, chez tous les adultes sexuellement adaptés.
2. Les psychonévroses
L’intérêt particulier des psychonévroses repose principalement sur deux faits : les premières découvertes psychanalytiques ont été faites à leurs propos, et elles restent les plus propres au traitement psychanalytique ; ce sont les « névroses de transfert », c’est-à-dire les névroses dans lesquelles le conflit névrotique inconscient se transpose le mieux dans la relation du patient et du psychanalyste.
Du point de vue descriptif, on peut leur distinguer des symptômes négatifs et des symptômes positifs. Le malade est plus ou moins gêné dans l’accomplissement des actions qui ont pour but la satisfaction des besoins de la personnalité, la réalisation de ses possibilités et l’ajustement à la réalité ; il se plaint, par exemple, d’insomnie, d’incapacité à la concentration intellectuelle, d’une inhibition sexuelle telle que l’impuissance ou la frigidité. Les symptômes positifs semblent émaner d’une source inconnue et font irruption dans la conduite et la conscience du malade ; ce sont, par exemple, des émotions pénibles, l’anxiété, la culpabilité, la dépression ; des idées obsessionnelles, comme chez un automobiliste l’idée de rentrer dans les voitures qu’il croise ; des compulsions, comme se sentir forcé, sous peine d’angoisse, de se laver les mains plusieurs fois par heure.
Exemple. – Une jeune fille de vingt-huit ans tolère mal la solitude, ne peut assister à un office religieux qu’en restant près de la porte (claustrophobie), ne peut sortir qu’accompagnée de sa sœur (agoraphobie) ; la nuit, il lui arrive de se réveiller, d’avoir trop chaud et de se sentir énervée ; pour se rendormir, elle est obligée de déambuler dans sa chambre un certain temps (compulsion) ; tous ces symptômes lui apparaissent à la fois comme très gênants et comme incompréhensibles.
En résumé, les symptômes psychonévrotiques peuvent être compris comme des décharges involontaires qui supplantent les actions normales.
3. Classification des névroses
Pour mieux comprendre la nature des symptômes psychonévrotiques il est utile de les distinguer des symptômes traumatiques et des symptômes actuels.
La névrose traumatique est l’état morbide causé par un trauma, c’est-à-dire par un afflux de stimulations externes si grand, par une situation si critique et si argente que le sujet se trouve dans l’impossibilité de les maîtriser et que la décharge n’est pas possible. Les exemples classiques sont fournis par des névroses consécutives à des bombardements, à des explosions, à des catastrophes. Un exemple familier et réduit est fourni par le cas de l’enfant humilié par des camarades, et qui n’est pas assez fort pour se battre : il rentre chez lui dans un état de rage impuissante ; il ne peut s’occuper d’autre chose, il ébauche des ripostes, des attaques, jusqu’à ce que les choses rentrent dans l’ordre. Les effets immédiats du trauma sont des sentiments de tension pénible, des tentatives inadéquates pour maîtriser ce qui n’a pu être maîtrisé par des ajustements normaux. A cette dégradation de la conduite s’ajoutent des décharges émotionnelles, des troubles du sommeil par excès de tension, des symptômes de répétition du trauma, dans le sommeil et à l’état de veille, répétitions dont la fonction est de maîtriser le conflit et, enfin, le cas échéant, des symptômes psychonévrotiques dont la nature varie avec les facteurs constitutionnels et les expériences antérieures.
La notion de névrose actuelle a été de bonne heure dégagée par Freud, à l’époque même où il esquissait le concept de névrose de défense (1894). Le conflit est déterminé non par l’assaut des stimulations externes, mais par celui des stimulations internes actuelles, par la tension des besoins qui n’aboutissent pas à une décharge adéquate ; l’exemple classique est celui d’un rapport sexuel qui n’est pas terminé par un orgasme satisfaisant (coïtus interruptus) ; au cours d’une analyse, la libération de pulsions qui ne se déchargent pas peut déterminer l’apparition de symptômes « actuels ». On distingue des symptômes négatifs (fatigue et fatigabilité, absence d’intérêt et ennui, sentiments d’infériorité) et des symptômes positifs (état général de tension, troubles du tonus musculaire, décharges émotionnelles à forme d’anxiété et de colère, troubles du sommeil, troubles des fonctions corporelles). Selon la constitution et l’histoire individuelle, le tableau clinique prend la forme de la névrose d’angoisse ou de la neurasthénie (Freud).
La psychonévrose proprement dite consiste dans une élaboration plus poussée du conflit ; l’hystérie de conversion, l’hystérie d’angoisse et les phobies, la névrose obsessionnelle en sont les formes les plus courantes. Si la défense du Moi s’oppose à la décharge d’une pulsion instinctive ressentie comme dangereuse ou reprochable, la pulsion « mise en dérivation » n’est pas pour autant supprimée elle trouve une « décharge substitutive » non équivoque dans des images, des rêveries, par exemple des rêveries sexuelles, ambitieuses ou agressives ; parfois elle se fraye un chemin jusque dans l’action à la faveur d’un acte manqué. Le blocage défensif de la psycho-névrose empêchant une décharge suffisante, cette condition détermine une production continuelle de symptômes actuels, et des excitations minimes, externes ou internes, suffisent à mettre le sujet dans un état traumatique.
Exemple. – Un jeune obsédé évitait de sortir de chez lui. S’il rencontrait dans la rue une jeune fille qui lui paraissait trop court vêtue, il était bouleversé pendant plusieurs heures. La défense avait été dirigée primitivement contre ses désirs incestueux, passibles de punition ; par la suite, toute sollicitation sexuelle, même non incestueuse, avait acquit une influence traumatique.
Le facteur commun aux trois types de symptômes est donc la disproportion entre l’excitation et la décharge, déterminée par l’excès de stimulations externes dans la névrose traumatique, l’interruption du processus de décharge dans la névrose actuelle, le blocage défensif de la décharge dans la psychonévrose. Cliniquement, cette similitude se traduit par le chevauchement des trois sortes de névroses. Les psychonévroses méritent leur nom parce qu’elles représentent une élaboration psychologique du conflit névrotique, une tentative d’ajustement qui, grâce aux symptômes, concilierait la satisfaction et la sécurité, bien que la décharge soit insuffisante et que le symptôme, par la gêne qu’il apporte, devienne une source secondaire de difficulté.
4. Causes des psychonévroses
Une psychonévrose est le produit de l’interaction de la personnalité et de son entourage.
Le rôle de la personnalité est capital. Il n’est pas de psychonévrose sans prédisposition névrotique et, plus précisément, sans névrose infantile.
Contrairement à une opinion répandue, la psychanalyse fait la part du facteur constitutionnel, mais elle ne se hâte pas d’y avoir recours, le considérant comme la limite des investigations psychanalytiques. C’est ainsi que tous les individus se montrent inégalement sensibles aux effets de la frustration ou de l’excitation excessives, que leur système nerveux organo-végétatif se montre inégalement excitable ou fragile, que les besoins génitaux ou les réponses agressives sont de force très variable ; tous ces facteurs corporels sont, d’autre part, influencés par les vicissitudes de l’histoire individuelle.
La découverte propre de la psychanalyse est le rôle déterminant de la névrose infantile, des points de fixation qui dominent et des mécanismes caractéristiques de la période du développement à laquelle la fixation s’est produite, enfin de la nature et du rôle de l’entourage infantile ; la fixation peut en effet procéder soit d’une frustration sévère et du développement corrélatif de l’activité fantasmatique, soit d’une satisfaction excessive, qui diminue la tolérance aux frustrations ultérieures.
Karl Abraham a schématisé les points de fixation caractéristiques des différentes affections mentales dans un tableau qui les met en parallèle avec les stades correspondants du développement des pulsions et des relations d’objet (1924). Selon la conception de Freud, le complexe d’Œdipe est le noyau de la névrose. Le complexe d’Œdipe fait cependant partie du développement normal, mais il est dépassé et il ne peut se manifester que dans certaines conditions favorables, comme le rêve. Chez le névrosé, il n’est pas liquidé, en raison de l’intensité particulière des pulsions, des affects et des défenses qui le composent. Dans certaines hystéries, la fixation œdipienne fournit l’essentiel de la pathogénie. Mais l’évolution anormale du complexe d’Œdipe peut être elle-même une suite de difficultés antérieures. Classiquement, celles-ci sont considérées comme des difficultés préœdipiennes. Pour Melanie Klein et son école, c’est dès les premières phases du développement qu’un conflit œdipien se constitue.
Le rôle de l’entourage est celui d’un facteur de précipitation intervenant toujours par la frustration. Tantôt, il s’agit d’un événement net, brutal, d’une portée inusitée, par exemple la mort d’un être aimé. Dans d’autres cas, la névrose se développe insidieusement, à la faveur d’une situation de frustration prolongée, par exemple un mariage malheureux, ou d’un événement minime, mais d’une signification spécifique.
5. Formation des symptômes de la psychonévrose
Si le sujet était exempt de prédisposition névrotique, il pourrait supporter cette frustration et y répondre par une conduite adaptée, par exemple en trouvant un nouvel objet. A cause de la prédisposition névrotique, il répond par un retrait partiel d’intérêt au monde extérieur et une augmentation de l’activité fantasmatique ; les pulsions se libèrent des relations réelles et du contrôle du Moi ; le sujet se replie sur une position plus sûre, active des intérêts plus anciens, et ce reflux ne s’arrête pas avant l’atteinte du point de fixation, c’est-à-dire d’un stade où les pulsions libidinales et agressives envers les objets familiaux étaient surchargées ; mais la régression n’est pas totale : pour une large part, le Moi continue à fonctionner normalement et à faire jouer ses mécanismes de défense contre les expressions dérivées des pulsions refoulées ; l’échec de certaines défenses entraîne la mobilisation d’autres défenses. Comme dans le rêve, les désirs refoulés ne peuvent pas se manifester directement, mais sous une forme substitutive et déguisée. Le symptôme représente en même temps un rejet de ces désirs inconscients, ce qui devient clair lorsque le symptôme implique un malaise physique ou moral, ou compromet gravement le fonctionnement du Moi (autopunition) ; il apparaît donc comme un compromis entre les désirs refoulés et la défense du Moi. Tous ces facteurs sont inconscients mais l’activité préconsciente et consciente est utilisée dans le sens du compromis, exactement comme dans le rêve ; un des meilleurs exemples de cette élaboration secondaire est fourni par l’obsédé qui emploie son activité logique à justifier l’extension de ses pensées et de ses rituels obsessionnels. Grâce à la formation du symptôme, à défaut d’un refoulement réussi, le névrosé obtient une certaine relâche de la tension inconsciente ; c’est le bénéfice primaire de la névrose. Quant au bénéfice secondaire, il permet au patient d’exercer une certaine influence sur son entourage, voire de le tyranniser, de se venger. Ces deux variétés de bénéfices encouragent le névrosé à pactiser avec le symptôme ; il développe souvent à son endroit, quels qu’en soient les inconvénients, une sorte d’attachement ; il résiste à toute tentative pour le supprimer et a le sentiment d’une perte si le symptôme vient à disparaître.
6. Psychoses
Le terme « psychose » s’applique aux formes majeures des désordres de la conduite, s’exprimant par des altérations de la perception du réel et du contrôle de soi, graves au point de justifier l’internement, en un mot à la « folie » ; les psychoses « fonctionnelles » sont celles dans lesquelles les explications de l’anatomie pathologique, de la physiologie et de la biochimie s’effacent devant l’importance des facteurs personnels et sociaux. De bonne heure, Freud s’est intéressé aux psychoses et y a vu une défense de l’organisme contre une déception infligée par la réalité (1896). La conception générale des psychoses se superpose à celle des névroses, mais avec des différences importantes : la fixation et la régression y sont plus profondes ; la frustration, le traumatisme y sont plus sévères relativement à la tolérance du Moi ; le Moi se détourne de la réalité et se laisse subjuguer par le Ça ; l’intérêt affectif, au lieu de se replier sur des objets imaginaires, se replie sur le Moi ; Freud a résumé ces vues dans la formule selon laquelle, dans les psychoses, le conflit se situe entre le Moi et la réalité, alors que, dans les névroses, il est entre le Moi et le Ça (1924) ; toutefois, cette opposition n’a qu’une portée relative : dans les névroses, le conflit entre le Moi et la réalité n’est pas absent ; dans les psychoses, la réalité représente aussi les objets vers lesquels tendent les pulsions instinctives, des sources de tentations.
La psychanalyse a apporté une contribution importante à la psychologie des « processus organiques », c’est-à-dire des troubles psychiques déterminés avant tout par des causes corporelles et une atteinte cérébrale. Freud, lorsqu’il s’efforce de différencier psychose et névrose (1924), prend pour exemple de psychose l’amentia de Meynert, c’est-à-dire la confusion mentale onirique aiguë, affection sans laquelle la participation somatique n’est pas douteuse. L’orientation du psychanalyste vers l’explication des comportements concrets le met en bonne posture pour faire avancer la recherche psychologique sur les réactions psychotiques causées par des processus organiques. Schilder, en particulier, a apporté des contributions importantes à la psychologie de la paralysie générale, des amnésies, des aphasies, etc. (1928). L’électrochoc, la neurochirurgie ouvrent des domaines nouveaux à la recherche psychanalytique.
La psychose maniaco-dépressive, isolée par la psychiatrie classique, se manifeste au cours de la vie par des phases de dépression mélancolique et d’excitation maniaque, séparées par des intervalles libres. Quoi qu’il en soit de la réalité de cette « entité morbide » et de son opposition à la schizophrénie, sur lesquelles beaucoup de cliniciens font des réserves, bien des psychanalystes restent fidèles à une étiologie « organiciste ». Mais l’opposition nette entre explication organique et explication psychologique est plus logique que réaliste ; le point de vue « organismique » est plus satisfaisant ; il s’agit avant tout de désordres émotionnels, et on se demande ce que pourraient être la mélancolie ou la manie sans la participation du corps ; d’autre part, les découvertes de Freud, d’Abraham et d’autres ont permis de pénétrer dans la psychologie des états mélancoliques et maniaques, et la genèse de la personnalité des malades. La prédisposition repose sur une extrême dépendance du sentiment qu’ils ont de leur existence et de leur valeur par rapport aux apports extérieurs ou à leurs réalisations personnelles ; en d’autres termes, on constate une exagération des besoins d’affection et d’estime ; leur intolérance à la perte d’amour et aux frustrations humiliantes les rend facilement agressifs, mais leur agressivité est en grande partie bloquée, en raison de leur peur de perdre l’amour d’autrui et de leur culpabilité, et elle tend à se retourner contre eux-mêmes ; ces prédispositions sont en rapport avec une fixation au stade oral sadique, où le rapport ambivalent avec l’objet se fait par incorporation. Elles les rendent électivement sensibles aux pertes d’estime et d’amour, à tout ce qui stimule leur culpabilité, soit sous la forme de traumatismes apparents, soit sous la forme d’événements très menus et dissimulés, dont l’investigation psychanalytique seule parvient à révéler l’existence et la portée ; par exemple, une de nos malades commença une phase de dépression un jour de Noël, parce qu’elle n’avait pas été invitée à un déjeuner de famille ; divers auteurs (Freud, Abraham, Lagache) ont mis en évidence le rôle du deuil, surtout lorsqu’il est brutal, dans la détermination des réactions mélancoliques ou maniaques. La nature de la prédisposition et des facteurs de précipitation fait comprendre que la mélancolie s’exprime particulièrement dans les sentiments de culpabilité et d’annihilation, les réactions autopunitive, les idées délirantes d’auto-accusation, le suicide ; la structure de l’état mélancolique est compliquée par l’identification du malade à l’objet d’amour perdu : l’auto-agression est dirigée contre le Moi « modifié par l’ombre de l’objet » ; une mélancolique retrouvait chez elle-même tous les défauts qu’elle reprochait à son fils, tué sur le coup dans un accident d’auto (Lagache, 1938) ; la mélancolie représente ainsi, du point de vue fonctionnel, une sorte de travail par lequel le mélancolique tente péniblement de résoudre des conflits anciens activés par des événements récents. La manie a pour fond les mêmes problèmes, mais le malade essaye de s’en affranchir par une « fuite vers la réalité » ; c’est, pourrait-on dire, une politique du « quand même » ; une de nos malades, au cours d’un état maniaque consécutif au suicide de son père, s’écriait : « J’en ai assez d’une hérédité comme ça ! » (1937).
Aux schizophrénies correspondent des tableaux cliniques qui ne seraient pas complètement réductibles à la compréhension psychologique (Jaspers). Les idées de Bleuler se sont opposées à la théorie kraepelinienne de la démence précoce, conçue comme une affection mentale survenant dans la jeunesse et aboutissant à une démence ; pour Bleuler, la schizophrénie peut survenir à tout âge, et guérir ; en dépit de l’incertitude des données neuropathologiques, l’hypothèse de l’atteinte cérébrale ne peut être éliminée, mais la personnalité et les circonstances jouent aussi un rôle important ; Bleuler lui-même a souligné sa dette envers la psychanalyse, en particulier envers Jung (1911). La contribution psychanalytique forme une partie essentielle de la théorie générale des schizophrénies. Selon l’hypothèse d’Abraham, la fixation principale se ferait à un stade encore plus précoce que dans la folie maniaco-dépressive, savoir au stade oral de succion, c’est-à-dire à un stade où le Moi n’est pas encore distingué de la réalité ; on manque de données certaines pour démontrer cette hypothèse ; on suppose que la prédisposition repose sur des combinaisons variables entre dispositions somatiques, traumatismes précoces, empêchements multiples, en particulier dans l’orientation vers les objets ; d’autres fixations jouent un rôle secondaire, en particulier les conflits œdipiens. Comme dans les névroses, le facteur de précipitation est soit une augmentation de la tension pulsionnelle (puberté), soit une stimulation traumatique de la sexualité infantile refoulée (homosexualité, analité), soit toute autre circonstance qui justifie ou qui accroît les motifs de défense d’origine infantile. Comme dans les névroses, le sujet tente d’intégrer la tension par une régression, mais la régression prend ici la forme de la rupture avec la réalité ; celle-ci est réprouvée en tant que source de frustration et en tant que source de tentation, c’est-à-dire en tant qu’elle recèle les objets vers lesquels se dirigent les pulsions ; le Moi tend à être submergé par le Ça ; d’où la « dédifférenciation », la « primitivation » de la conduite, qui s’exprime par les fantasmes de destruction du monde, la dépersonnalisation, les idées de grandeur, les modalités archaïques de la pensée et de la parole, les symptômes hébéphréniques et certains symptômes catatoniques. Une autre partie du tableau clinique correspond à une tentative de guérison, à un effort des pulsions pour combattre la réalité frustrante et parvenir à la satisfaction (hallucinations, délires, particularités verbales, sociales, divers symptômes catatoniques).
Les psychanalystes considèrent en général les « psychoses paranoïaques » comme des schizophrénies circonscrites. On appelle ainsi des psychoses se présentant comme des « développements de la personnalité » (Jaspers) aux prises avec des situations vitales et s’exprimant notamment par les « délires systématisés chroniques » des anciens auteurs, où les idées délirantes de persécution, de grandeur, de culpabilité, etc., se développent sans atteinte grossière de l’intelligence : ce sont des « folies raisonnantes ». Les découvertes psychanalytiques ont largement contribué à les faire concevoir comme des développements psychologiques, ce qui n’exclut nullement des déterminations somatiques probables mais mal connues. Nous prendrons comme exemple la réaction délirante de persécution. Le travail fondamental est le commentaire psychanalytique que Freud a donné, en 1911, de l’autobiographie d’un magistrat, le président Schreiber ; Freud y démontre que l’idée de persécution représente une défense contre le complexe paternel, en particulier contre la composante homosexuelle passive de la sexualité infantile ; elle est l’aboutissement d’un double mécanisme de négation (je ne l’aime pas, je le hais), et de projection (je le hais parce qu’il me persécute) ; la défense contre l’homosexualité inconsciente intervient également dans l’érotomanie et la jalousie ; une contre-épreuve est fournie par le fait qu’au cours du traitement de l’homosexualité on peut voir survenir épisodiquement une jalousie immotivée (Lagache, 1949) ; de nombreux cas ont permis de généraliser la proposition selon laquelle le persécuteur est l’objet homosexuel ; l’homosexualité représenterait une position intermédiaire entre le narcissisme et l’hétérosexualité, indice soif d’une régression, soit d’une réévolution. Les travaux de psychanalystes hollandais ont montré l’existence d’une fixation au stade anal précoce, où l’incorporation de l’objet, suivie de sa destruction, se fait par l’anus : d’autres formes d’incorporation interviennent également ; il en résulte que le persécuteur représente non seulement un objet homosexuel, mais un trait personnel ou une partie du corps surinvestis et projetés sur la personne du persécuteur, en particulier les faces et les fesses ; la persécution est assimilée aux sensations intestinales. Enfin, cette reprojection sur une personne extérieure de traits personnels ou de parties du corps porte sur le Surmoi ; les idées de persécution, d’influence, de culpabilité, les voix, l’écho de la pensée et le commentaire des actes correspondent à la projection dans l’espace social d’attitudes d’auto-observation et d’autocritique ; on voit le rôle que joue l’établissement du Surmoi dans le développement de ces attitudes ; or, le Surmoi est, en règle générale, le produit de l’identification à un objet du même sexe ; on rejoint par un autre biais l’idée suivant laquelle le persécuteur est un objet homosexuel.
La psychanalyse des psychoses connaît depuis quelques années une vogue nouvelle, mais il est difficile de dégager des directions dominantes d’une multitude de travaux cliniques et thérapeutiques.
7. Perversions
On range sous le nom de perversions deux catégories de cas : 1/ Des désordres du comportement sexuel, caractérisés principalement par des anomalies de l’objet ou du but sexuels ; exemples : homosexualité, fétichisme, sadisme, masochisme ; 2/ Des habitudes « irrésistibles », dont les toxicomanies, les dipsomanies sont les plus fréquents exemples. Le point de départ de la théorie psychanalytique a été la découverte de la sexualité infantile et de l’identité des buts sexuels des pervers avec ceux des enfants (Freud, 1905) ; le rapport de la perversion et du symptôme névrotique apparut d’abord comme suit : le pervers était un sujet qui, après une frustration, avait régressé à un comportement sexuel infantile ; le symptôme psychonévrotique était aussi une réponse à la frustration, mais différente de la régression, ou bien c’était une défense contre la régression ; la névrose était donc « le négatif de la perversion ». Mais cette conception était insuffisante ; la sexualité perverse n’est pas inorganisée et polymorphe comme celle de l’enfant ; elle n’est pas limitée au plaisir préliminaire ; seulement, le comportement dominant qui permet l’orgasme génital, au lieu d’être le comportement génital de l’adulte, est un comportement pervers. Dans les perversions typiques, ce qui empêche la primauté du comportement génital normal, c’est le conflit œdipien, c’est l’intensité de l’angoisse de castration et des sentiments de culpabilité ; si le comportement pervers rend possible l’orgasme génital, c’est qu’en même temps qu’une satisfaction, il constitue une défense contre l’angoisse de castration et certains éléments refoulés de la sexualité infantile ; l’action fixative des expériences sexuelles de l’enfance est liée au fait qu’elles unissent la satisfaction et la sécurité.
Un cas d’homosexualité masculine fera mieux comprendre ce mécanisme : le patient, un homme d’une trentaine d’années, avait pour partenaires des jeunes gens envers lesquels il se montrait strictement actif (succion de la verge, ingestion du sperme, fantasmes de section de la verge) ; l’horror feminae et l’impuissance étaient en rapport avec une angoisse de castration très développée ; l’angoisse de castration était également impliquée par une fixation passive au père très profondément refoulée ; le comportement homosexuel « pseudo-actif » ne représentait donc pas seulement une satisfaction ; c’était une défense contre l’homosexualité passive et une négation de la castration, en particulier grâce à l’identification au partenaire masculin réalisée magiquement par l’incorporation orale.
On retrouve donc dans les perversions sexuelles les compromis entre satisfaction et défense qui caractérisent le conflit névrotique. De même, dans les « névroses impulsives » (par exemple, les toxicomanies, la dipsomanie), la satisfaction non sexuelle, ou la satisfaction déguisée de tendances agressives ou sexuelles, se combine à la défense contre un danger inconscient, une menace contre un besoin narcissique d’affection, d’approbation, de sécurité ; l’extrême dépendance est en rapport avec une fixation orale, synthèse de la satisfaction et de la sécurité, ce qui rapproche ces malades des déprimés ; effectivement, la toxicomanie, la crise dipsomaniaque sont souvent une défense contre la dépression.
Nous avons, par exemple, observé un alcoolique qui sacrifia tout (femme, enfants, situation, fortune, réputation) à son besoin de boire ; c’était un anxieux, torturé par la timidité ; la dipsomanie cessa le jour où, à la faveur d’une tuberculose pulmonaire, une cure sanatoriale le remit dans la situation passive et réceptive caractéristique de la première enfance.
8. Névroses de caractère
On appelle ainsi des névroses dans lesquelles les symptômes psychonévrotiques sont remplacés par des traits pathologiques de la personnalité et du comportement, par des « troubles du caractère ». Ces désordres sont spécifiés avant tout par la rigidité des réponses aux stimulations externes et internes, avec comme conséquence une diminution de plasticité et de richesse de la personnalité.
Comme le symptôme psychonévrotique, le trait de comportement pathologique repose essentiellement sur la défense contre un désir inconscient et trouve son origine dans une névrose infantile ; si la pulsion dangereuse ne peut être ni satisfaite, ni sublimée, ni intégrée dans un symptôme psychonévrotique, la seule solution est de réagir contre cette pulsion, et cette réaction peut prendre la forme soit d’inhibitions, soit de « formations réactionnelles » ; le comportement est compliqué par des expressions plus ou moins déformées de la pulsion refoulée ou une défense secondaire contre la défense primaire. Par exemple, la frigidité affective et l’intellectualisation constituent une défense contre la peur des émotions ; un homme peut se défendre contre l’angoisse de castration en développant des tendances passives féminines, puis réagir à cette défense en adoptant un comportement « superviril » ; le comportement de la pitié, lorsqu’il est très marqué, a des connexions probables avec des tendances sadiques originelles ; un des exemples les plus typiques est celui des personnalités ascétiques qui passent leur vie à lutter contre leurs pulsions. La genèse et la dynamique de ces traits de comportement pathologique permettent donc de les considérer comme névrotiques ; les principales différences avec le symptôme psychonévrotique sont leur permanence et le fait qu’ils ne sont habituellement pas ressentis comme étrangers. D’où la difficulté de leur analyse, qui n’est possible que si le conflit latent est aiguisé et si l’analysé arrive à prendre quelque distance. L’importance des névroses caractérielles est apparue de plus en plus dans ces vingt dernières années, l’évolution même de la psychanalyse a mis au premier plan l’analyse du Moi et des mécanismes de défense ; d’autre part, les névroses elles-mêmes ont évolué : les névroses avec des symptômes bien tranchés par rapport à la personnalité, par exemple des symptômes hystériques, appartiennent à une époque où l’attitude éducative par rapport aux pulsions était elle-même bien définie ; lorsque l’éducation morale est devenue plus flottante, la personnalité névrotique est devenue plus inconsistante, les symptômes sont devenus plus flous, plus confondus avec la personnalité tout entière. D’une manière générale, à des sociétés appliquant un code de valeurs et des mesures éducatives différentes, correspondent des névroses différentes : « L’instabilité de la société contemporaine est caractérisée par des conflits entre l’idéal de l’indépendance individuelle, déterminé par l’essor du capitalisme, et le besoin régressif de dépendance passive, déterminé par la faiblesse de l’individu en ce qui concerne la distribution des biens, la sécurité, non moins que par les mesures éducatives qui découlent de la nécessité sociale de l’autorité » (Fenichel, 1945). Le conflit entre le besoin de dépendance et le besoin d’indépendance est au cœur de nombreuses névroses de caractère.
9. Comportements criminels
La psychanalyse a joué un rôle décisif dans le renouveau de la criminologie, en l’orientant vers l’étude de la personnalité et de la conduite du criminel (Healy, De Greeff). C’est surtout à partir des années 20 que les recherches sont devenues actives ; elles ont porté soit sur les adultes (Reik, Alexander et Staub, Alexander et Healy), soit sur les enfants et les adolescents (Aichhorn, Zulliger, Schmiedeberg, Friedlander, Bowlby).
Leur difficulté tient aux conditions sociales, et surtout psychologiques, c’est-à-dire à l’attitude du criminel par rapport à son acte qui n’est ressenti par lui ni comme pénible ni comme coupable. Sans doute, dans environ 20 % des cas, le criminel est un malade ; parmi les crimes pathologiques, le crime névrotique est une action non adaptée à la réalité et qui a pour sens de réduire une tension intérieure ; l’explication du crime par un sentiment de culpabilité préexistant, suggérée par Freud en 1915, se vérifie dans un certain nombre de cas ; d’autres mécanismes névrotiques interviennent. Mais, le plus souvent, les criminels sont, en première analyse, comparables à l’ensemble de la population ; ils obéissent à des motivations auxquelles la crainte, le respect d’autrui empêchent habituellement de céder ; le problème est donc celui du « passage à l’acte ». Il s’éclaire si l’on considère que toute action implique une hiérarchie de valeurs ; le criminel agit en vertu d’un code de valeurs individuelles, ou du code de valeurs d’un groupe, généralement d’un groupe restreint par rapport à une communauté plus étendue ; or, l’appartenance à un groupe repose essentiellement sur l’identification ; dans un développement normatif, la personnalité se socialise, et elle se socialise en s’identifiant. La prédisposition à la conduite criminelle repose sur des anomalies de la socialisation, des identifications et de la formation du Surmoi. Ici encore, quel que soit le rôle de l’hérédité, la différenciation des prédispositions constitutionnelles ne s’accomplit que par un processus d’apprentissage. Diverses éventualités peuvent se rencontrer. Dans certains cas, l’identification s’accomplit par rapport à une personne ou à un groupe dont le code de valeurs n’est pas celui de la communauté : par exemple, un enfant est élevé par des parents voleurs ; ou bien l’identification se fait avec les mauvais côtés d’une personne de l’entourage, ou à une personnalité pathologique. Le cas le plus général et le mieux connu nous paraît être celui où les conditions de l’éducation, pendant la première enfance (changements fréquents, absence d’amour, inconsistance de l’éducation), n’ont pas permis le développement de relations affectives stables avec l’entourage, surtout avec la mère ; d’où des insuffisances ou des anomalies de l’identification et de la formation du Surmoi, la révolte contre les autorités, la persistance d’un idéal infantile de toute-puissance, le caractère sadomasochique des relations avec autrui. L’étude soigneuse de la biographie des jeunes délinquants suffit souvent pour mettre en évidence certaines causes du comportement criminel ; dans une belle recherche, Bowlby a comparé un groupe de quarante-quatre jeunes voleurs récidivistes avec un groupe équivalent de quarante-quatre enfants inadaptés ; l’étude statistique des données cliniques et biographiques a montré, chez les voleurs récidivistes, la fréquence du type « indifférent » et, chez ces indifférents, la fréquence des perturbations graves de la relation de l’enfant avec la mère, par exemple à la faveur de séjours prolongés à l’hôpital ; au lieu d’apprendre à substituer à la satisfaction immédiate de ses besoins le besoin d’être aimé et approuvé par sa mère, le petit enfant s’engage d’une manière inextricable dans un lacis de déceptions, de colères, de culpabilité et d’indifférence, celle-ci constituant une défense à la fois contre la déception et contre l’agression ; le vol, qui est souvent un vol de nourriture ou d’argent pour acheter de la nourriture, représente un équivalent de l’amour maternel. D’autres travaux, en particulier ceux de René Spitz, nous apprennent que ces conditions éducatrices défavorables, dans la toute première enfance, ont des conséquences fâcheuses, non seulement pour l’identification mais pour l’ensemble du développement de l’organisme. En fait, l’étude de la personnalité des criminels montre souvent des insuffisances du Moi, telles que la fausseté du jugement, l’incapacité à tenir compte de l’expérience et à anticiper sur l’avenir. Au total, on peut résumer la tendance dominante des recherches psychanalytiques en disant que la disposition aux actes criminels repose principalement sur une persistance de l’égocentrisme infantile liée à des anomalies de l’identification et, par conséquent, de la socialisation.