Chapitre III – Principes fondamentaux

1. Définition

Par principes fondamentaux, nous entendons les principes les plus généraux qui, selon les idées de Freud, gouvernent la vie mentale, ou, en d’autres termes, la conduite et l’expérience de l’homme. Ces principes théoriques sont d’une application constante dans la clinique et la technique. Historiquement, ils font leur apparition dès les origines de la psychanalyse (1895). On est cependant fondé à distinguer deux périodes : dans la première, jusqu’en 1920, Freud tend à tout expliquer par le principe de plaisir-déplaisir ; dans la seconde, après 1920, il institue la « compulsion de répétition », agissant « au-delà du principe de plaisir ».

2. Principe de constance

Encore appelé principe de Nirvanah (Barbara Low), le principe de constance désigne la tendance de l’appareil psychique à maintenir la quantité d’excitation à un niveau aussi bas ou tout au moins aussi constant que possible. Emprunté par Freud à Fechner (1873), il apparaît dès les origines de la psychanalyse (1895) et n’a jamais été abandonné. Il rend compte à la fois des processus de décharge qui s’accompagnent de satisfaction et des processus de défense contre un excès d’excitation.

3. Principe de plaisir-déplaisir

Le plus souvent appelé, par abréviation, principe de plaisir, il est une conséquence du principe de constance : toute conduite a pour origine un état d’excitation pénible, et tend à aboutir à une réduction de cette excitation, avec évitement du déplaisir et, le cas échéant, avec production de plaisir. Le principe de plaisir gouverne les processus inconscients, résidus d’une phase du développement où ils étaient les seuls processus mentaux (processus primaire) ; un tel état de chose est à peu près réalisé par le tout jeune enfant, à l’âge où il bénéficie des soins maternels : il trompe le « déplaisir » dû à l’accroissement de stimulation et au délai dans la satisfaction par la décharge motrice, en criant et en luttant, et il « hallucine » alors la satisfaction désirée. Chez l’adulte bien portant, le principe de plaisir se manifeste par la tendance à se fermer aux impressions déplaisantes, et surtout par la rêverie et le rêve : le sommeil permet de récupérer une vie mentale comparable à ce qu’elle était avant la connaissance de la réalité, parce que la condition préalable du sommeil est précisément le rejet de la réalité. L’emprise du principe de plaisir est bien plus grande chez le névrosé : parce qu’elle est insupportable, il se détourne de la réalité, en totalité ou en partie ; c’est le refoulement qui rend compte de la déficience de la « fonction du réel » chez le névrosé, constatée par Pierre Janet.

4. Principe de réalité

Inversement, à un développement progressif correspond l’emprise croissante du principe de réalité, c’est-à-dire d’une modification du principe de plaisir qui tend aux mêmes buts, mais en s’accommodant aux conditions imposées par le monde extérieur ; le principe de réalité ne détrône pas le principe de plaisir : c’est seulement une sauvegarde ; le plaisir immédiat est abandonné en faveur d’un plaisir ultérieur plus sûr.

En ce qui concerne l’appareil mental, la substitution du principe de réalité au principe de plaisir se traduit par le développement des fonctions conscientes d’ajustement à la réalité, l’attention, la mémoire, le jugement, qui se substitue au refoulement, l’action adéquate à la réalité, qui se substitue à la décharge motrice.

La pensée est dotée d’attributs qui rendent possible à l’appareil mental de supporter un accroissement de tension pendant que le processus de décharge est ajourné ; c’est essentiellement un mode d’action expérimental, accompagné d’un déplacement et d’une moindre dépense d’énergie ; il est probable qu’elle n’est devenue consciente que par ses connexions avec les traces mnésiques des mots. Avec l’introduction du principe de réalité, un mode d’activité mentale se dissocie : l’imagination, telle qu’elle s’exprime dans le jeu des enfants et dans la rêverie, reste subordonnée au principe de plaisir.

L’emprise progressive du principe de réalité est loin d’être uniforme et générale et les pulsions lui échappent pour une large part. C’est, en particulier, le cas des pulsions sexuelles, dont la maturation est plus tardive : pendant longtemps, elles se satisfont d’une manière auto-érotique, sans s’ajuster aux objets réels ; la puberté est précédée d’une longue période de latence sexuelle ; ces conditions les maintiennent plus longtemps sous la suprématie du principe du plaisir ; elles restent plus liées à l’imagination, à la satisfaction « hallucinatoire », au refoulement qui répond à la moindre impression pénible. C’est par suite un point faible de l’organisation mentale, et l’on comprend que le « choix de la névrose » dépende du point où le développement du Moi et, de la libido a été inhibé.

D’une manière générale, les processus inconscients demeurent soustraits au contrôle du principe de réalité : la pensée est assimilée au réel, le désir à sa réalisation ; d’où le danger de sous-estimer l’action passagère des fantasmes, sous prétexte qu’ils ne correspondent à rien de réel, ou de rattacher un sentiment névrotique de culpabilité à une source quelconque, sous prétexte qu’aucun crime n’a été réellement commis.

Freud rattache au principe de réalité le développement des diverses formes de la culture. Les religions tentent de faire renoncer au plaisir dans cette vie par la promesse d’une compensation dans la vie future ; mais c’est la science qui approche le plus d’une supplantation du principe de plaisir ; l’éducation tend à former le Moi en remplaçant le principe de plaisir par le principe de réalité ; l’art est un mode spécifique de réconciliation des deux principes : l’artiste se détourne du réel vers l’imaginaire, mais il revient à la réalité, en s’appuyant sur le fait que le renoncement exigé par la réalité, péniblement ressenti par les hommes, est lui-même une partie de la réalité.

5. La compulsion de répétition

L’automatisme de répétition, ou mieux la compulsion de répétition, désigne la tendance à la répétition des expériences fortes, quels que soient les effets, favorables ou nocifs, de cette répétition. Dès le début de son œuvre psychanalytique, Freud avait reconnu l’importance des processus de répétition, auxquels se rapportent plusieurs concepts (fixation, régression, transfert) ; mais ce n’est qu’après 1920 qu’il lui donna l’importance d’un principe de fonctionnement mental qui agit « au-delà du principe de plaisir ». Les faits psychologiques sur lesquels il s’appuie sont principalement empruntés aux névroses traumatiques, au jeu infantile, à la névrose de destinée (répétition des mêmes événements fâcheux dans la vie) et au transfert. Certaines de ces répétitions se laissent réduire au principe de plaisir : par exemple, dans la névrose traumatique et dans la vie, la répétition peut avoir pour sens de maîtriser une expérience pénible. Il reste cependant un résidu : des expériences malheureuses, des conduites inadaptées se répètent avec une tragique monotonie ; or, cette répétition aboutit à des échecs, à des blessures d’amour-propre ; on ne peut donc la comprendre comme la répétition de besoins cherchant à se satisfaire ; elle relève d’un besoin spécifique de répétition, transcendant au principe de plaisir. Des vues biologiques d’un caractère plus spéculatif amplifient ces considérations psychologiques : toute vie aboutit à la mort, c’est-à-dire à un retour à l’inorganique, et la sexualité aboutit à la reproduction. La compulsion de répétition apparaît ainsi comme un principe psychologique solidement ancré dans le biologique.

Comme la théorie des instincts de mort qui lui est associée, le concept de la compulsion de répétition a soulevé des résistances et des critiques. Celles-ci se ramènent essentiellement à montrer que les phénomènes de répétition invoqués en faveur de la compulsion de répétition ne sont pas « au-delà du principe de plaisir » : la périodicité des pulsions est enracinée dans leurs sources physiques ; chaque fois que la demande pulsionnelle s’affirme, la culpabilité, la défense du Moi doivent pareillement entrer en action d’une manière répétitive ; de nombreuses répétitions s’expliquent par la persistance et la récurrence des sentiments de culpabilité ; quant aux répétitions d’événements traumatiques, elles ont essentiellement pour sens de trouver une issue meilleure, de maîtriser la situation qui n’a pas été maîtrisée : tel l’adulte réduit à quia dans une querelle la tourne et la retourne dans sa tête, cherchant la réplique parfaite propre à anéantir son adversaire ; l’effort de maîtrise ayant échoué alors que le besoin de maîtrise persiste, il en résulte la répétition de l’effort (Kubie, Fenichel, Hendricks). Plus conservateur, Bibring distingue, dans la compulsion de répétition, une tendance répétitive et une tendance restitutive ; la tendance répétitive exprime l’inertie de la matière ; c’est une tendance conservatrice à maintenir et répéter les expériences intenses, tant agréables que pénibles ; c’est un automatisme pulsionnel qui se situe au-delà du principe de plaisir ; la tendance restitutive est un mécanisme régulateur qui a pour tâche de décharger les tensions causés par les expériences traumatiques, mettant ainsi la répétition au service du Moi.

Ce qui frappe dans les répétitions névrotiques, c’est la persistance de conduites inadéquates à la réalité et au présent, c’est l’échec du principe de réalité, l’impuissance de la pensée symbolique qui seule pourrait briser la répétition compulsive par la prise en considération des effets éloignés de la conduite, en voyant les choses de plus haut. La répétition compulsive traduit, au contraire, la dépendance de l’organisme par rapport aux besoins et aux émotions qu’il ressent actuellement, par rapport à certains effets de la conduite ressentis comme imminents. En d’autres termes, les conduites décrites comme des répétitions compulsives ont précisément les caractères des processus primaires et inconscients relevant du principe de plaisir, pour autant qu’on le distingue du principe de réalité ; elles ont pour condition la faiblesse du Moi, son impuissance à se dégager.

6. Rapports avec la psychologie

Les quatre principes qui ont été définis et commentés se retrouvent sous d’autres formes dans la psychologie contemporaine. Le principe de constance de Fechner-Freud présente quelque analogie avec le principe d’homéostasis du physiologiste Cannon et avec les postulats fondamentaux de nombreux behavioristes, de Watson à Tolman. Le principe de réalité rend compte des processus secondaires, en termes psychologiques, des processus d’apprentissage (learning), c’est-à-dire de toutes les modifications de la personnalité et de la conduite secondaire à la conduite et à l’expérience individuelles ; on l’a spécialement rapproché de la « loi de l’effet » selon laquelle une conduite est renforcée lorsqu’elle aboutit à une « récompense », affaiblie lorsqu’elle aboutit à une « punition ». La compulsion de répétition trouve son « homologue » dans la « loi de fréquence », c’est-à-dire dans la connexion qui existe entre le rappel ou la reconnaissance et le nombre des répétitions employé pendant la période d’apprentissage. Les problèmes mêmes posés par le conflit du principe de plaisir et de la compulsion de répétition ont leur pendant dans les controverses psychologiques sur la loi de fréquence et la loi de l’effet. Dans les deux cadres de recherche, la persistance de la conduite répétitive non adaptée est un des problèmes clés de la psychologie.