Chapitre IV – Les pulsions

1. Définition

L’idée de pulsion a joué un rôle capital dans la conceptualisation des découvertes psychanalytiques et la systématisation de la doctrine. Le terme a été introduit dans les traductions françaises de Freud comme équivalent de l’allemand trieb et pour éviter les implications de termes d’usage plus ancien et non psychanalytique, comme « instinct » et « tendance ». Cette convention est loin d’être respectée. Quand Freud parle d’instinct, c’est dans le sens d’un comportement animal fixé par l’hérédité et caractéristique de l’espèce. Quand il parle de pulsion, c’est dans le sens d’une « poussée » énergétique et motrice qui fait tendre l’organisme vers un but. On peut distinguer trois moments dans le déroulement du processus pulsionnel : la source est un état d’excitation à l’intérieur du corps, le but est la suppression de cette excitation, l’objet est l’instrument au moyen duquel la satisfaction est obtenue. La pulsion est donc un concept-frontière entre le biologique et le mental. C’est moins une réalité observable qu’une entité « mythique » dont nous supposons l’existence derrière les besoins et les agissements de l’organisme. La classification des pulsions dépend du critère que l’on choisit : l’expérience clinique montre que l’objet et le but sont variables ; la physiologie ne renseigne pas d’une manière certaine sur la source. On ne peut être étonné que la pensée de Freud ait évolué.

2. Première théorie des pulsions

Jusque vers 1920, la première théorie des pulsions a distingué entre les pulsions sexuelles, dont le terme « libido » désigne les manifestations dynamiques, et les pulsions du Moi. Cette théorie a une base principalement clinique : la découverte du rôle joué par le refoulement des besoins sexuels dans la pathogénie des névroses ; à la satisfaction sexuelle s’opposent l’angoisse, la culpabilité, l’idéal moral ou esthétique du Moi ; les forces opposées aux tendances sexuelles et servant à la préservation du Moi sont alors appelées les « pulsions du Moi ». Le conflit des pulsions sexuelles et des pulsions du Moi est le sens du conflit névrotique ; le refoulement est un résultat de la prédominance des pulsions du Moi.

3. Le narcissisme

Une première modification de la théorie des pulsions a son origine dans la découverte du narcissisme (1911-1914), c’est-à-dire de la nature libidinale ou sexuelle de certaines tendances attribuées jusque-là aux pulsions du Moi. La thèse est qu’une partie de l’égoïsme, de l’amour de soi, est de la même nature que la libido investie sur les objets extérieurs ; la libido est l’énergie générale des pulsions sexuelles investie sur le Moi, sur autrui ou sur les choses. La preuve repose sur le déplacement de la libido, du Moi aux objets, et vice versa ; la somme d’intérêt investie sur les objets et sur le Moi est constante ; plus on s’aime, moins on aime les objets, et inversement ; c’est ainsi que dans la fatigue, le sommeil, la douleur, la maladie, la tristesse, une partie plus ou moins grande de la libido investie sur les personnes et les objets extérieurs se replie sur le Moi. Bien que pouvant entrer ultérieurement en conflit, la libido du Moi et la libido « objectale » sont de même nature et de même origine. Le progrès dialectique de la pensée de Freud ramenait ainsi les pulsions à l’unité.

4. Deuxième théorie des pulsions

La deuxième théorie des pulsions repose sur la distinction des pulsions de vie et des pulsions de mort. Les pulsions de vie ou Éros enveloppent désormais dans une même unité l’opposition de la conservation de soi et de la conservation de l’espèce, comme celle de la libido narcissique et de la libido objectale ; le but est la « liaison » (Bindung), c’est-à-dire d’établir des unités toujours plus vastes, et ainsi de persister. Les pulsions de mort et de destruction, ou Thanatos, ont pour but la dissolution des assemblages, le but dernier de tout être vivant étant le retour à l’inorganique. Pulsions de vie comme pulsions de mort sont donc de nature conservatrice, puisqu’elles tendent les unes et les autres à rétablir un état de chose antérieur. Ce nouveau dualisme correspond à celui des processus biologiques de construction et de destruction à l’œuvre dans l’organisme.

La projection de la pulsion de mort, autodestructive, sur les objets extérieurs donne les tendances destructives ; les pulsions de vie, primitivement investies sur le Moi, donnent par projection la libido objectale. Il n’existe pas de conduite purement narcissique ou objectale, destructive ou libidinale ; toutes les conduites sont des oppositions ou des combinaisons des deux groupes d’instincts, des « fusions » ou « intrications » ; les altérations du mélange, la « désintrication des pulsions », conduisent à des désordres de la conduite : par exemple, l’excès d’agression sexuelle fait passer de l’amour au meurtre, la diminution excessive de l’agression rend timide ou impuissant.

L’hypothèse des pulsions de mort a rencontré des réserves de la part de nombreux psychanalystes. Ses bases physiques et biologiques sont dépassées. Les tendances destructives peuvent être expliquées autrement ; l’agression est le mode selon lequel certains buts sont poursuivis à un niveau primitif, en réponse à la frustration ou spontanément, par indifférenciation de l’agression et de la libido. Le principe de constance fournit un principe d’explication unique, soit que l’organisme poursuive directement la réduction des tensions, soit qu’il y parvienne par le détour de tensions plus élevées (appétit de stimulation, recherche des objets, formation d’unités plus vastes).

5. Maturation des pulsions

La source d’une pulsion est corporelle et relativement indépendante des interactions de l’organisme et de l’entourage. La maturation du corps détermine donc une maturation des pulsions, par un développement interne comparable à celui de l’embryon. Cette détermination biologique agit au cours de toute la vie ; elle est surtout manifeste dans les périodes de transformation corporelle (enfance, puberté, ménopause, vieillesse). Cette idée d’une chronologie et d’un enchaînement des stades pulsionnels est une idée ancienne dans la théorie psychanalytique (1905) ; bien qu’elle ait été modifiée par des révisions et des enrichissements, elle en reste une des parties les plus stables. Le concept clé en est l’idée de zones érogènes, c’est-à-dire de régions du corps dont la stimulation conditionne la satisfaction libidinale ; la zone érogène dominante change avec l’âge et la croissance de l’organisme (stades pulsionnels) : l’organisation des rapports de l’organisme avec lui-même, avec l’entourage et avec les personnes change corrélativement (stades objectaux).

Le stade oral primitif (succion) correspond au premier semestre de la vie. La bouche est alors le foyer d’un mode d’approche dominant mais non exclusif, l’incorporation ; il intervient non seulement dans la succion du sein maternel, mais dans l’absorption par les organes sensoriels et la peau de toutes les stimulations qui entrent dans le champ accessible à l’enfant. Son acceptation de ce qui est donné se réalise d’autant mieux que l’entourage et surtout la mère sont plus adéquats. Elle s’accompagne d’une satisfaction libidinale intense, dite « orale ». Dans la frustration, la tension, l’attente, l’enfant apprend vite à sucer une partie de son propre corps, le plus souvent les doigts et surtout le pouce, se donnant ainsi une satisfaction auto-érotique.

Le stade oral tardif commence avec le second semestre. L’incorporation par morsure se substitue à la succion ; non seulement l’enfant prend plaisir à mordre, mais ses activités sensorielles et motrices « mordent » davantage sur la réalité ; dans la relation avec autrui, la conduite typique consiste à prendre et garder. La tension liée à la poussée dentaire engage l’enfant à mordre davantage, lui posant le problème de téter sans mordre, faute de quoi la mère retire le sein ; à cela s’ajoute l’imminence du sevrage. Si adéquate que soit l’attitude de l’entourage, un conflit ne peut être évité ; la douleur dentaire, la colère contre la mère, la rage impuissante engagent l’enfant dans des expériences sadomasochiques confuses, laissant l’impression générale qu’est détruite l’unité avec la mère. Comme l’union intime avec l’objet implique sa destruction, on dit de l’enfant qu’il est ambivalent ; comme il s’intéresse surtout à son propre corps, on dit qu’il est narcissique.

Le stade sadique anal s’étend sur la deuxième et la troisième années. Les tensions se déchargent principalement par la défécation. La satisfaction libidinale est liée à l’évacuation et à l’excitation de la muqueuse anale ; l’excitation peut être augmentée par la rétention. Susceptibles d’être soit rejetées, soit retenues, les matières fécales deviennent des objets ambivalents. Issues du corps pour se transformer en objet extérieur, elles représentent la « possession ». L’association du sadisme à l’analité est due notamment au sens destructif de l’élimination et au fait que, dans l’apprentissage de la propreté, le contrôle des sphincters devient un instrument d’opposition aux adultes. Le stade sadique anal est caractérisé par l’ambivalence et la bisexualité.

Le stade « phallique » se situe entre trois et cinq ans. Les organes génitaux (pénis chez le garçon, clitoris chez la fillette) deviennent la zone érogène dominante ; les tensions se déchargent principalement par la masturbation génitale, accompagnée de fantasmes. Les tendances qui portent l’enfant vers les personnes de son entourage prennent plus de ressemblance avec la vie amoureuse des adultes. Chez le garçon, le complexe d’Œdipe positif consiste dans le fait que, intensifiant son amour pour sa mère, il ressent un conflit entre son amour pour son père (basé sur son identification au père) et sa haine contre le père (basée sur les privilèges paternels qui lui sont refusés) ; l’angoisse de castration l’amène à renoncer à la possession exclusive de la mère ; on parle de complexe d’Œdipe négatif lorsque c’est la mère qui est ressentie comme gênant l’amour pour le père. Chez la fille, l’évolution vers le père, plus complexe, est préparée par les déceptions dans la relation avec la mère, principalement l’absence du pénis ; l’envie du pénis est remplacée par le désir d’avoir un enfant du père.

Entre la sixième année et la puberté, la période de latence correspond à une décroissance de la poussée pulsionnelle, déterminée par la culture plutôt que par la croissance biologique. L’enfant oublie la « perversité polymorphe » des années antérieures (amnésie infantile) et développe contre les pulsions les digues de la moralité.

A la puberté, la poussée instinctuelle se heurte ainsi à des obstacles qui n’existaient pas lors du développement de la sexualité infantile. Les tendances partielles qui ont caractérisé celle-ci (tendances orales, anales, sadomasochiques, voyeurisme, exhibitionnisme) ne disparaissent pas mais s’intègrent et se subordonnent sous le primat de la génitalité. C’est l’inauguration du stade génital, caractéristique de la sexualité adulte dominée par le coït.

Si le sujet est empêché de réaliser pleinement une des étapes du développement des instincts, il peut soit progresser prématurément, soit régresser à une position antérieure, plus sûre, réalisant ainsi une fixation pulsionnelle. Une telle fixation constitue une prédisposition pour le retour des tendances qui la caractérisent, par exemple à l’occasion d’une frustration ; ce retour du refoulé joue un rôle capital dans la genèse des névroses et des perversions (exemples : retour des tendances orales sadiques dans la psychose maniaco-dépressive, des tendances sadiques anales dans la névrose obsessionnelle).

Telles sont les grandes lignes de la conception classique (Freud, 1905 ; Karl Abraham, 1924). Cette conception a été critiquée, elle s’est enrichie (Ruth Mack Brumwick, 1940), elle a été modifiée par certains auteurs (Melanie Klein). On se bornera à souligner que la réalité est plus complexe, qu’on a schématisé certaines possibilités, qu’il y en a d’autres, et que la réalisation des unes ou des autres dépend en dernière analyse des interactions complexes de l’enfant et de son entourage.

6. Éducation des pulsions

L’idée de pulsions se développant pour elles-mêmes, d’une manière purement interne, ne correspond à aucune réalité humaine. De par son immaturité biologique, l’enfant humain dépend de son entourage, dont l’action tend à modeler le développement pulsionnel conformément à ses propres exigences. Cette action a pour condition la plasticité des objets et des buts des pulsions, dont la source seule demeure dans l’ensemble un invariant biologique.

On peut donner de nombreux exemples de ces transformations des pulsions. Le sevrage substitue progressivement au sein le biberon et les aliments solides (déplacement). L’apprentissage de la propreté suppose un renversement d’attitude par rapport aux fonctions excrémentielles (formation réactionnelle) et une adhésion aux préférences de la mère (identification). La punition d’un acte agressif par une correction physique peut substituer le masochisme au sadisme (renversement d’un instinct en son contraire). Un mécanisme souvent invoqué est la sublimation ; elle change à la fois l’objet et le but de la pulsion, de telle façon que la pulsion trouve satisfaction dans un objet-but qui n’est plus sexuel mais qui a une valeur sociale ou morale plus élevée.

Les pulsions n’ont donc pas dans la conduite humaine le rôle adaptatif qu’elles ont chez de nombreux animaux. Leur orientation est étrangère à la réalité. L’apprentissage et la socialisation de l’être humain sont nécessaires et transmettent au Moi les fonctions de préservation de l’organisme et d’ajustement à la réalité.