Introduction

 

Qu’est-ce qu’un fantasme ? Le terme est aujourd’hui d’un usage très banal, et il est communément associé à la sexualité. « Réaliser ses fantasmes » est parfois évoqué comme un idéal d’accomplissement érotique. Le fantasme est donc situé clairement du coté du désir, précisément du désir sexuel. Ce qui est mis en cause, c’est la réalisation de ce désir, ainsi que les obstacles qui s’y opposent.

« Prenez vos désirs pour des réalités » : c’est aussi ce que prônaient les slogans de la révolution sexuelle de 1968, en même temps qu’elle appelait à la libération des tabous sexuels. Fantasmes et désirs, étroitement liés, se démarquent donc de la réalité.

L’usage courant met ainsi en lumière deux éléments de définition essentiels du fantasme : ses liens étroits avec la sexualité et son opposition à la réalité, principalement à la réalité sociale et à ses contraintes. Ces deux éclairages complémentaires découlent directement de l’œuvre de S. Freud, et leur banalisation dans le langage contemporain témoigne de l’impact culturel et social de la psychanalyse.

La notion de fantasme est certes bien antérieure aux développements qu’elle a trouvés dans la psychanalyse. La vie fantasmatique, telle que pouvaient l’évoquer auparavant philosophes ou poètes, renvoyait plus généralement à l’ordre de l’imaginaire. Il est évident que les créations imaginaires peuvent être étudiées suivant différentes approches : philosophie, esthétique, sociologie, psychologie, etc. Mais seule l’approche psychanalytique peut rendre compte de la complexité de la notion de fantasme et du rôle que prend l’activité fantasmatique dans le fonctionnement psychique de chacun. C’est donc de ce point de vue, directement inspiré de l’œuvre de Freud, que se placera le présent ouvrage.

On peut dire que le fantasme est au cœur de la théorie psychanalytique, dont il constitue l’une des notions les plus spécifiques. On sait le rôle majeur accordé par la psychanalyse à la sexualité, dans une conception très extensive qui la situe au centre du fonctionnement psychique. Or, ce sont les fantasmes qui représentent et expriment, sur le plan proprement psychique, l’essentiel de la sexualité humaine. De plus, ils tiennent leur importance majeure dans l’approche psychanalytique de leur lien privilégié avec la vie psychique inconsciente.

C’est précisément cette référence à l’inconscient qui différencie le plus nettement la conception psychanalytique des fantasmes d’autres conceptions issues de la philosophie ou de la psychologie classique. Dès la création de la psychanalyse, le fantasme inconscient s’est révélé à Freud comme la pierre de touche de sa découverte. Partant de ses premières hypothèses sur l’étiologie sexuelle des névroses, particulièrement de la névrose hystérique, il eut très vite l’intuition que l’origine sexuelle de ces troubles était pour l’essentiel inconsciente.

La découverte de l’inconscient est principalement fondée sur l’interprétation des rêves qui fut au centre de l’auto-analyse de Freud. Rêves et fantasmes y sont inséparables, car ils relèvent tous deux d’un même processus qui consiste à exprimer, sous une forme consciente plus ou moins déguisée, un désir inconscient refoulé.

Pour Freud, nos rêveries diurnes, tout comme nos rêves nocturnes, sont des « réalisations de désir ». On soulignera cependant ce qui les différencie : alors que le rêve se présente au dormeur sur un mode hallucinatoire qui lui confère une évidence comparable à celle d’une perception réelle, le fantasme de la rêverie diurne (fantasme conscient) est d’emblée reconnu dans son décalage avec la réalité actuelle.

Freud a noté que de telles rêveries, particulièrement fréquentes à l’adolescence, représentent le plus souvent une anticipation de la réalisation de désirs érotiques ou ambitieux. Si l’on se rapporte à l’expérience que chacun peut avoir de telles rêveries conscientes, on peut facilement constater que celles-ci mettent toujours en scène des personnes. Celles-ci, à qui s’adressent nos désirs secrets, sont alors supposées susceptibles d’y répondre et de les satisfaire. Ces mêmes rêveries peuvent également impliquer des tiers pouvant faire obstacle à la réalisation de ces désirs, notamment quand sont mis en jeu des interdits sociaux ou simplement des problèmes d’autorité et de rivalité.

C’est dire que les fantasmes engagent, dans cette mise en scène mentale de la réalisation du désir, un (ou des) protagonistes, un « autre » (ou des « autres »). Dans le langage de la psychanalyse, ces personnes sont généralement dénommées « objets ». Cette terminologie, qui peut surprendre ou paraître contestable en regard du langage courant, reprend en fait une très vieux sens du mot : objet du désir, objet d’amour, etc. Le terme d’objet s’oppose ici à celui de sujet, en désignant ce qui est hors du sujet, distinct de lui, posé devant lui.

La conception freudienne de la sexualité s’appuie principalement sur l’hypothèse de « pulsions » sexuelles innées, agissantes dès la naissance et tout au long de l’enfance. Comment ces pulsions en viennent-elles à s’attacher à des objets ? Cette question a toujours été très centrale dans l’œuvre de Freud, bien qu’il lui ait donné des réponses incomplètes et parfois contradictoires. Certains de ses continuateurs ont par la suite attaché une importance croissante à la « relation d’objet ».

Les fantasmes, eux-mêmes produits et animés par les pulsions qu’ils expriment, constituent des représentations susceptibles de relier ces pulsions à leurs objets, pour autant que ces derniers sont nécessairement impliqués dans la réalisation de la plupart de nos désirs.

Mélanie Klein, dont l’œuvre fut l’une des plus essentielles dans les développements postfreudiens de la psychanalyse, est allée beaucoup plus loin que Freud dans l’importance qu’elle a donnée aux fantasmes. Pour elle, les fantasmes sont d’emblée constitutifs de toute la vie psychique et seraient en quelque sorte préformés comme expressions directes des pulsions. Ils prennent ainsi la place donnée par Freud à un « inconscient originaire », conçu par lui comme un héritage phylogénétique propre à l’humanité. En même temps, M. Klein inscrit l’objet, au même titre que la pulsion, aux origines mêmes du psychisme.

La théorie de M. Klein, bien que largement répandue dans certains pays, n’a pas été adoptée par tous les psychanalystes. Mais il n’est pas nécessaire d’adhérer à l’ensemble de ses propositions pour reconnaître l’extrême richesse de ses apports en ce qui concerne la vie fantasmatique, notamment par la mise en évidence des fantasmes les plus précoces de l’enfant. Cette approche souligne notamment, plus que ne l’avait fait Freud et d’une manière qui ouvrit la voie à bien des développements contemporains de la psychanalyse, que l’objet est d’emblée impliqué, sous quelques modalités qu’on l’envisage, dans les toutes premières formations psychiques de l’être humain.

La dernière partie de l’œuvre freudienne, à laquelle se rattache d’ailleurs directement M. Klein, a mis de plus en plus en avant l’importance de l’agressivité et de la destructivité, jusqu’à en faire une pulsion primaire, au même titre que la pulsion sexuelle et en coexistence permanente avec elle. Cela conduit à reconnaître que les fantasmes peuvent aussi bien représenter des pulsions agressives que des pulsions sexuelles, ce qui ne fait que rejoindre les observations les plus courantes. L’imaginaire collectif, comme celui de chacun de nous, est riche en exemples et en modes d’expression de tels fantasmes agressifs. Les objets de haine y coexistent avec les objets d’amour, sans exclure d’ailleurs qu’amour et haine puissent s’adresser à une même personne. Ainsi avons-nous affaire dans toute vie psychique à une intrication de fantasmes sexuels et agressifs, un même fantasme pouvant d’ailleurs exprimer conjointement les deux types de pulsion.

Les fantasmes constituent par excellence les médiateurs entre l’ordre pulsionnel, c’est-à-dire tout ce qui est ancré dans les fonctions biologiques du corps et dans les instincts fondamentaux, et l’ordre du désir impliquant toute la complexité du psychisme humain. C’est dire qu’ils ne peuvent se constituer qu’en intégrant tous les processus de symbolisation propres à l’« humanisation ». C’est ce qui les rend aptes à être saisis par la pensée consciente et à être communiqués par la parole.

La cure analytique sera donc elle-même tissée de fantasmes. Non seulement y seront évoquées toutes les relations actuelles ou passées du sujet avec ses principaux objets de désir, mais l’analyste lui-même, devenu plus ou moins consciemment objet de désir par l’effet du transfert, se trouvera directement impliqué dans les fantasmes de ses patients. Dans le cadre propre à la cure, et notamment grâce à l’interprétation du transfert, l’origine inconsciente de certains fantasmes conscients actuels pourra ainsi être retrouvée et rattachée aux expériences les plus primordiales de l’enfance du sujet.

Il faut ajouter que la parole ne constitue pas le seul mode possible d’expression des fantasmes. Ainsi, Freud a explicitement situé les rêveries des adolescents dans le prolongement direct du jeu des enfants. Les techniques de psychanalyse des enfants s’appuient davantage sur le jeu et le dessin que sur la parole, dans la mesure où jeu et dessin sont supposés exprimer tout aussi bien, et souvent plus directement, les fantasmes inconscients de l’enfant. Il en est de même pour toutes les formes de création artistique, picturale ou plastique, qui n’utilisent pas directement le langage parlé ou écrit.

Si les fantasmes (conscients ou inconscients) sont omniprésents dans la théorie et la clinique psychanalytiques, c’est à la mesure de leur importance dans toutes les manifestations vivantes et créatives de l’être humain.

Le présent ouvrage tentera de mettre en évidence, à partir de l’œuvre de Freud et de ses continuateurs, mais aussi en s’appuyant sur l’expérience clinique des psychanalystes d’aujourd’hui, les principales implications de l’activité fantasmatique dans la vie psychique. L’auteur proposera en outre certaines hypothèses ou vues théoriques plus personnelles sur ces questions, sur la base d’une réflexion théorico-clinique qui a fait l’objet d’un ouvrage récent [1].

Notes

[1] M. Perron-Borelli,, Dynamique du fantasme, Paris, puf, 1997.