Chapitre I. Aux sources de la psychanalyse

 

La mise en évidence de l’importance des fantasmes occupe une place centrale dans la découverte freudienne et dans la mise en place des notions théoriques majeures sur lesquelles se fonde la psychanalyse.

Les années décisives de cette découverte vont de 1897 à 1899, années marquées par l’engagement de Freud dans son auto-analyse, aboutissant à la rédaction de l’ouvrage fondateur que constitue L’interprétation des rêves, en 1900 [1].

Freud avait auparavant pressenti le rôle fondamental que joue la sexualité dans la vie psychique, particulièrement à l’occasion des travaux qu’il consacrait depuis plusieurs années à l’hystérie. Le pas décisif consistera à relier les symptômes hystériques à des fantasmes sexuels inconscients. Ainsi se trouvent définis corrélativement les deux piliers de la psychanalyse : sexualité et inconscient.

Ces découvertes décisives se situent à la convergence de deux sources de réflexion. Elles découlent :

des progrès dans la compréhension de l’hystérie ;

de l’auto-analyse, elle-même articulée avec l’interprétation des rêves.

On va voir comment, dans chacune de ces deux directions, le fantasme apparaît bien comme une notion centrale et organisatrice.

I. L’étude des hystéries

L’intérêt de Freud pour l’hystérie remonte loin. Dès 1885, l’occasion d’une bourse d’études à Paris lui fit découvrir l’enseignement que Charcot dispensait à la Salpêtrière. Charcot était alors au sommet de sa notoriété, et ses présentations de malades faisaient accourir le Tout-Paris. Il s’agissait principalement de femmes hystériques, présentant des symptômes très spectaculaires qu’on ne pouvait rattacher à aucune cause organique repérable. Ces symptômes étaient des plus divers, allant des grandes crises convulsives à des symptômes plus localisés prenant souvent l’apparence d’atteintes neurologiques (paralysies ou anesthésies) ; on pouvait observer aussi l’apparition de stigmates, de toux spasmodiques, etc. Ces manifestations pathologiques furent appelées « symptômes de conversion » pour marquer qu’ils exprimaient des processus d’origine psychique convertis (déplacés) dans le corps.

Charcot pratiquait l’hypnose avec beaucoup de talent et un art de la mise en scène qui ne le cédait en rien à celui de ses patientes… Il parvenait ainsi, sous hypnose et par un effet de suggestion, à faire apparaître ou disparaître, comme par magie, de tels symptômes.

Fasciné par la personnalité de Charcot, Freud fut impressionné par l’intérêt thérapeutique que pouvait avoir la méthode hypnotique. De plus, il fut d’emblée convaincu que ces manifestations hystériques s’accompagnaient ou témoignaient d’une grande excitation sexuelle, manifeste ou cachée, et s’attacha dès lors à en trouver une explication scientifique, au-delà de l’aura de sexualité sulfureuse qui entourait depuis l’Antiquité l’hystérie féminine.

Il compléta sa formation par un stage auprès de l’école de Nancy, en 1889, où Bernheim pratiquait la méthode hypnotique avec des visées plus nettement thérapeutiques que Charcot. Puis il s’engagea, dès le début des années 1890, dans une collaboration avec J. Breuer, neurologue viennois fort connu, qui avait auparavant pratiqué lui-même, à Vienne, une méthode de « catharsis hypnotique ».

L’une des patientes ainsi traitée par Breuer, connue sous le nom d’Anna O., est devenu célèbre grâce à la publication commune par Freud et Breuer des Études sur l’hystérie [2]. Outre ce cas princeps traité par Breuer, Freud relate lui-même en détail dans cet ouvrage plusieurs cas personnels. C’est également là que les deux auteurs explicitent la théorie de l’étiologie traumatique de l’hystérie.

1. La théorie traumatique

Suivant cette théorie, l’origine de la névrose hystérique serait toujours liée à des traumatismes subis dans le passé, principalement dans l’enfance. Les événements ayant produit ces traumatismes sont apparemment oubliés, mais leur charge affective est restée active. Ce sont ces souvenirs traumatiques qui, à défaut de pouvoir être remémorés consciemment, trouvent une expression transposée dans la conversion hystérique ; d’où la célèbre formule : « L’hystérique souffre de réminiscences. »

Les événements traumatiques supposés responsables de la névrose hystérique pouvaient être très divers : mort de personnes chères, accidents, ou tout événement ayant provoqué une intense émotion ou une frayeur. Ces affects, n’ayant pu être suffisamment liquidés en leur temps par une expression émotionnelle ou verbale adéquate, sont restés « coincés » à l’écart de tout souvenir conscient. L’état hypnotique, en abaissant le contrôle de la censure, permet aux malades de se remémorer les événements qui les ont produits, ce qui entraîne une actualisation de l’émotion réprimée et une expression par la parole des souvenirs qui s’y rattachent : c’est la catharsis.

La catharsis est alors comprise comme une sorte d’évacuation des surcharges émotionnelles qui, restées jusqu’alors à l’écart de la conscience, n’avaient pu entrer dans les associations d’idées qui auraient permis de corriger ou d’atténuer leur charge traumatique. Les affects douloureux qui s’étaient trouvés dissociés de ces événements traumatiques n’auront plus à chercher, dans la formation de symptômes, une voie détournée d’expression, dès lors qu’ils leur auront été consciemment reliés.

Breuer avait déjà découvert, avec le cas d’Anna O., que cet effet libérateur pouvait être obtenu par la seule parole, pourvu que le patient soit mis en mesure de s’exprimer librement. Généralisant cette constatation, Freud abandonna rapidement la méthode hypnotique pour celle des associations libres : ainsi était née la psychanalyse, ultérieurement définie comme « cure de parole ».

Cette première théorie, par la découverte du caractère actif des souvenirs traumatiques, non pas simplement oubliés mais bien rejetés hors de la conscience, porte en germe les notions de refoulement et de refoulé inconscient qui deviendront ensuite centrales dans la théorie psychanalytique. Mais il faut, de plus, souligner que la théorie de l’étiologie traumatique implique déjà pour Freud l’idée du caractère sexuel des traumatismes invoqués à l’origine de la névrose hystérique. Bien qu’il ait dû renoncer à faire prévaloir ce point de vue dans la publication commune avec Breuer, cédant aux réticences que ce dernier lui opposait sur ce point, il en fait part au même moment de la manière la plus claire à son ami Fliess, avec qui il entretient durant toutes ces années un échange de correspondance assidu [3]. Plusieurs lettres qui s’échelonnent de 1892 à 1895 font état de cette conviction.

Pour Freud, il s’agit donc toujours, à l’origine de l’hystérie, d’incidents d’ordre sexuel ayant provoqué « une excitation sexuelle précoce », c’est-à-dire d’événements survenus « avant la maturité sexuelle ». Par la suite, la reviviscence de ces souvenirs après la puberté leur confère « un effet bien plus considérable que l’incident lui-même », ce qui explique la force du refoulement qui s’oppose dès lors à la remémoration du souvenir. On trouve ici la première formulation de la théorie dite des « deux temps du traumatisme », instituant la notion d’« après-coup » qui deviendra fondamentale dans la théorie psychanalytique.

2. Le rôle des fantasmes

Bientôt, Freud va se mettre à douter de sa « neurotica » (c’est ainsi qu’il nomme sa théorie du traumatisme sexuel précoce), jusqu’à la remettre radicalement en question.

Une telle généralisation de traumatismes sexuels qui seraient dus à une séduction précoce par un adulte lui semble désigner trop souvent les pères (car c’est généralement d’eux qu’il s’agit) comme des séducteurs pédophiles pervers. Par ailleurs, Freud observe chez ses patientes hystériques de nombreuses affabulations qui viennent s’« interposer » dans l’évocation des scènes traumatiques et qui « représentent des constructions protectrices, des sublimations, des enjolivements de faits, servant en même temps de justification. »

Il comprend que ces fantasmes conscients, ces affabulations protectrice, proviennent eux-mêmes d’une combinaison inconsciente de « choses vues et entendues mais comprises seulement bien plus tard », toujours d’ordre sexuel. Il englobe dans ces « choses vues et entendues » non seulement les effets possibles d’une séduction sexuelle par l’adulte, mais aussi toutes les observations qu’a pu faire l’enfant concernant la sexualité, notamment les perceptions fragmentaires et énigmatiques de relations sexuelles entre les adultes.

Dans un premier temps, il continue de penser que les événements incriminés sont bien réels, mais qu’ils peuvent être transformés par des fantasmes interposés. Mais, bientôt, il sera conduit à supposer que les symptômes peuvent être directement produits par des fantasmes. C’est alors bien évidemment de fantasmes inconscients qu’il est question, tandis que les fantasmes conscients sont davantage à considérer dans un rôle défensif de déguisement.

C’est ainsi que, dans une lettre à Fliess restée célèbre et souvent citée (lettre en date du 21 septembre, parfois nommée « lettre de l’équinoxe »), il lui annonce qu’il ne croit plus à sa neurotica. Il a désormais acquis la conviction que les symptômes hystériques peuvent être produits par « de purs fantasmes ». Le refoulement de la sexualité, plus que jamais considéré comme le mécanisme responsable de la névrose, porte autant, sinon davantage, sur des fantasmes que sur des souvenirs d’événements réels. Il pense d’ailleurs qu’il n’existe dans l’inconscient aucun « indice de réalité », de telle sorte qu’« il est impossible de distinguer l’une de l’autre la vérité et la fiction investie d’affect ».

Le fantasme inconscient vient donc occuper la place antérieurement attribuée à la séduction traumatique. Cela va constituer un pas décisif par lequel la « réalité psychique » va désormais prendre le pas sur la réalité des événements extérieurs.

Il ne faudrait pas en conclure que la théorie du traumatisme sera pour autant abandonnée. Bien au contraire, elle ne cessera de faire retour dans les élaborations ultérieures de la psychanalyse et de l’œuvre freudienne elle-même. Mais, dès lors, il faudra toujours admettre que les circonstances extérieures qui contribuent à déterminer le destin psychique du sujet ne prennent leur impact que par l’intermédiaire d’un fonctionnement « intrapsychique », celui-ci étant lui-même fondé sur des déterminations inconscientes autant que conscientes.

II. L’auto-analyse

Ce qui a entraîné ce grand revirement n’est pas seulement lié à l’infatigable curiosité clinique de Freud qui le porte à s’interroger sur le fonctionnement psychique de ses patients névrosés. Plus encore que la poursuite d’une réflexion purement intellectuelle, ce qui est en train de se passer en cette année 1897, c’est que Freud a entrepris d’explorer les mystères de son propre inconscient.

C’est en effet dans les mois qui précèdent cette fameuse « lettre de l’équinoxe » que Freud a décidé de s’engager dans une auto-analyse systématique. Il écrit à Fliess, en juillet : « Je continue à ne pas savoir ce qui m’est arrivé. Quelque chose, venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose, s’est opposé à ce que j’avance encore dans la compréhension des névroses, et tu y étais, j’ignore pourquoi, impliqué. »

Il a donc dès ce moment l’intuition de la « résistance » qui, liée à ses propres refoulements, fait obstacle à sa pensée créatrice et plus précisément à la compréhension des processus psychiques de ses patients. Il pressent en même temps l’importance du transfert par le rôle qu’il donne alors à ses échanges avec Fliess. C’est à partir de cette expérience fondatrice qu’il imposera l’exigence que toute formation à l’analyse doit s’appuyer sur la démarche préalable d’une psychanalyse personnelle.

Il est important de remarquer que cette entreprise auto-analytique se situe dans l’année qui suit la mort de son père. Elle participe donc d’un travail de deuil, dans lequel s’inscrit le transfert sur Fliess, ce dernier prenant alors peu ou prou le rôle d’un substitut paternel en même temps que celui d’un alter ego.

Il ressent profondément combien cette entreprise d’auto-analyse lui est difficile. Dans ses lettres de l’été, il fait état d’une « crise de morosité », « de paralysie intellectuelle », d’une « agitation des pensées et des sentiments », mais persiste dans sa volonté de mener à terme cette auto-analyse. « Celui de mes malades qui me préoccupe le plus, c’est moi-même. Cette analyse est plus malaisée que n’importe quelle autre, et c’est elle aussi qui paralyse mon pouvoir d’exposer et de communiquer les notions déjà acquises. Malgré tout, je crois qu’il faut la continuer et qu’elle constitue dans mon travail une indispensable pièce intermédiaire. »

C’est alors qu’entre septembre et octobre, sortant brusquement de sa « paralysie », il annonce à Fliess plusieurs points majeurs de ses découvertes.

Allant d’abord aux conclusions, il commence par lui confier « le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, s’est lentement révélé. Je ne crois plus à ma neurotica… ». Mais, dès la lettre suivante, il va préciser les fondements auto-analytiques de sa nouvelle conviction. Ses derniers rêves lui ont confirmé que, dans son cas, le père n’a joué « aucun rôle actif ». Il ajoute : « J’ai découvert aussi que (entre 2 ans et 2 ans et demi) ma libido s’est éveillée et tournée vers matrem, cela à l’occasion d’un voyage de Leipzig à Vienne que je fis avec elle et au cours duquel je pus sans doute, ayant dormi dans sa chambre, la voir toute nue. » Il fait également état de sa jalousie à l’égard de son jeune frère et du remords qu’il a pu avoir de sa mort survenue quelques mois plus tard.

Ainsi se trouve esquissée la découverte du complexe d’Œdipe, qu’il va confirmer dans la lettre suivante (15 octobre 1997). « J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants. » Ainsi peut-on comprendre, ajoute-t-il, l’effet saisissant d’Œdipe roi ainsi que les soubassements inconscients du drame d’Hamlet. L’hésitation de ce dernier à venger le meurtre de son père s’explique par le remords inconscient d’avoir souhaité lui-même, par amour pour sa mère, accomplir le même forfait.

Ainsi la mise en évidence de l’importance des fantasmes inconscients est-elle corrélative de la découverte tout aussi fondamentale du complexe d’Œdipe, découverte qui fut elle-même le fruit de l’auto-analyse de Freud.

Bien plus tard, il devait lui-même expliciter cette position centrale de l’Œdipe dans la genèse de sa découverte. « Quand je dus cependant reconnaître que les scènes de séduction n’avaient jamais eu lieu, qu’elles n’étaient que des fantasmes imaginés par mes patients, je fus pendant quelque temps désemparé (…). Lorsque je me fus repris, je tirai de mon expérience les conclusions justes : les symptômes névrotiques ne se reliaient pas directement à des événements réels, mais à des fantasmes de désir (…) j’avais rencontré ici, pour la première fois, le complexe d’Œdipe, qui devait par la suite acquérir une signification dominante… »

III. Fantasmes et désirs

Les fantasmes se définissent donc de plus en plus clairement comme des expressions de désir. Le statut théorique du fantasme devient dès lors inséparable de la conception du rêve que Freud, à la même époque, est en train d’élaborer, dans laquelle le rêve lui-même est défini comme « réalisation de désir ». Le lien entre la découverte du fantasme inconscient et la théorie du rêve est d’autant plus étroit que c’est pour l’essentiel par l’interprétation de ses propres rêves que Freud a pu découvrir, dans son auto-analyse, ses propres fantasmes inconscients.

C’est alors, avec la théorie de l’interprétation des rêves, objet de l’ouvrage fondamental paru en 1900, que Freud donne forme à sa première théorie générale du fonctionnement psychique.

L’analyse des rêves, procédant à partir des associations libres du rêveur, permet de mettre au jour un « sens latent » du rêve, sous-jacent à son « contenu manifeste ». Le contenu manifeste est celui que le rêveur a retenu au réveil et qu’il peut traduire en récit. Il s’agit donc alors d’un souvenir conscient du rêve, auquel le récit tente de conférer une certaine cohérence. Chacun sait cependant que l’expérience du rêve était généralement moins bien organisée que le récit qui en est fait au réveil, et qu’elle laissait place à nombre d’incohérences et de bizarreries. En deçà de la transposition imposée par le récit lui-même, Freud a fait l’hypothèse que le contenu manifeste du rêve, tel qu’il a pu apparaître au rêveur, résulte lui-même d’importantes transformations destinées à masquer le sens latent du rêve. Les associations auxquelles peuvent donner lieu certains éléments du rêve ainsi repérés consciemment sont supposées conduire à ce sens latent. Ainsi décodé, le sens latent du rêve s’avère être un accomplissement de désir.

Fantasme et rêve vont désormais se trouver étroitement associés dans le statut commun qui les rattache aux désirs inconscients refoulés. Les fantasmes inconscients sont en fin de compte les vrais producteurs du rêve (les « capitalistes » du rêve, suivant une expression imagée de Freud). Quant aux fantasmes conscients, ils interviennent principalement comme « restes diurnes », notamment sous la forme des rêveries conscientes qui ont pu précéder le sommeil.

La parenté des rêves et des fantasmes est ainsi fortement affirmée par Freud : « Une analyse plus approfondie de ces fantasmes diurnes nous apprend à quel point ils sont analogues à nos rêves (…) leurs traits essentiels sont les mêmes que ceux des rêves nocturnes ; leur étude aurait pu en fait nous ouvrir l’accès le plus court et le meilleur vers l’intelligence de ceux-ci. »

IV. Fantasme et réalité

Il reste que le caractère réellement hallucinatoire du rêve introduit un écart entre celui-ci et le fantasme vigile. Si le rêveur peut croire qu’il vit réellement les situations que met en scène son rêve, les fantasmes conscients de la rêverie éveillée sont généralement appréhendés par le sujet dans leur statut d’imaginaire, c’est-à-dire comme distincts de la réalité. Celui qui « prend ses désirs (et ses fantasmes) pour des réalités » sera probablement considéré comme fou…

Par ailleurs, la remise en cause de la réalité des scènes traumatiques évoquées par les hystériques pose le problème de la nature des souvenirs et de leur déformation.

Comme le fantasme, le souvenir reproduit des scènes du passé. Mais aucun souvenir ne peut être retrouvé à l’état pur : il est toujours imbriqué avec des fantasmes, et ce de fait, ne cesse de se transformer. Il ne s’agit pas d’un simple phénomène d’oubli, car les déformations sont d’autant plus importantes qu’elles portent sur des pulsions et des désirs refoulés.

C’est à la même époque que Freud élabore la notion de « souvenir-écran ». Il s’agit de constructions complexes dans lesquelles s’entremêlent des éléments de souvenirs, généralement détachés de leur contexte, et des fantasmes. Ce sont des constructions éminemment défensives, dont le maintien sous la forme de souvenir a néanmoins pour fonction d’exprimer, en le focalisant dans une forme ainsi fixée et objectivée, un refoulé infantile fortement chargé d’affect. Dans le cas typique décrit par Freud, l’affect est déplacé sur des contenus anodins : « C’est justement ce qui est significatif qui est réprimé, et l’indifférent qui est conservé. » D’où un écart qui peut surprendre entre la vivacité du souvenir et le caractère apparemment anodin de son contenu. Il faut cependant ajouter que, dans d’autres cas, le caractère pénible, effrayant ou dramatique de la scène peut être conservé. Le maintien du souvenir prend alors une fonction de maîtrise du traumatisme, dans le sens où Freud devait plus tard définir les rêves traumatiques à répétition.

Comment peut-on dès lors distinguer souvenirs et fantasmes ? Freud, emporté par l’ardeur de sa découverte, a pu affirmer en 1897 que les souvenirs ne peuvent pas se distinguer des fantasmes, puisqu’« il n’y a pas d’indice de réalité dans l’inconscient ». Néanmoins, il a continué à attacher une importance essentielle à la remémoration et la levée de l’« amnésie infantile ».

Il faut bien admettre que le souvenir, quelles que soient sa précarité et les incertitudes sur sa véracité, est bien affecté d’une sorte d’indice de réalité et de la conviction que quelque chose a bien existé. Cette distinction, même si elle peut s’avérer trompeuse, est elle-même nécessaire à l’organisation psychique et à la constitution d’une réalité externe posée comme distincte du moi.

Ainsi, fantasme et réalité ne cessent jamais de se définir l’un par rapport à l’autre.

 

Notes

[1] S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, puf, 1956.

[2] S. Freud et J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, puf, 1956.

[3] S. Freud,, La naissance de la psychanalyse, Paris, puf, 1956.