Chapitre III. Quelques aspects cliniques du narcissisme

 

« Je ne suis pas assez grand pour me passer d’honneur. "

Albert Camus, L’envers et l’endroit, Gallimard, 1958.

I. Les affects narcissiques

Les affects du narcissisme heureux se marquent par une certaine satisfaction de soi-même, relative, un sentiment d’intégrité, de maîtrise, de possession de soi. En dérive le fait de se sentir digne de la situation que l’on occupe, du conjoint avec qui l’on vit, d’un éventuel honneur… La satisfaction de soi-même, excessive et prenant la forme de la suffisance, de l’arrogance, est souvent exhibée par des narcisses en fait incertains d’eux-mêmes, cherchant à affirmer leur supériorité pour se cacher leur propre vulnérabilité.

1. L’exaltation

L’affect d’exaltation a été relativement peu élaboré par les psychanalystes ; citons cependant Bertram Lewin et Béla Grunberger [1].

« En marchant dans les rues, Godefroid se sentait un tout autre homme. (…) Ce n’était plus un homme, mais bien un être décuplé, se sachant le représentant de cinq personnes dont les forces réunies appuyaient ses actions et marchaient avec lui. Portant ce pouvoir dans son cœur, il éprouvait une plénitude de vie, une puissance noble qui l’exaltait. Ce fut comme il le dit plus tard l’un des plus beaux moments de son existence ; car il jouissait d’un sens nouveau, celui d’une omnipotence plus certaine que celle des despotes. Le pouvoir moral est comme la pensée, sans limites. » [2]. Balzac décrit ici parfaitement l’affect d’exaltation à son sommet, le sentiment d’un pouvoir décuplé, d’une toute-puissance sans bornes. Intense ou plus mesurée, l’exaltation est l’affect narcissique positif par excellence et correspond à l’expérience d’une extension du Moi. Mais le sentiment d’exaltation peut prendre des formes plus discrètes et finalement accompagner tout gain dans le domaine du narcissisme : toute perception d’un progrès du Moi s’accompagne de quelque chose qui s’apparente à cet affect.

La joie

La joie apparaît par exemple lors d’expériences de satisfaction ayant une certaine plénitude, ou lors de retrouvailles avec une personne aimée, lesquelles raniment un domaine du Moi qui restait en sommeil, d’où un sentiment d’extension de celui-ci. Mais la reviviscence d’un objet interne enseveli, rétabli dans sa fonction par une parole, une lettre, une phrase musicale, un livre, une pensée ou encore une séance d’analyse, peut s’accompagner de cette forme d’exaltation qu’est la joie. La joie pourrait être considérée comme l’affect correspondant à l’expérience d’une satisfaction pulsionnelle, laquelle étend le Moi, en correspondance avec un objet. L’objet retrouvé dans la joie est un objet consentant.

Le triomphe

À l’inverse dans l’affect de triomphe, c’est le courant d’investissement en emprise qui est prévalent ; il s’agit de jubilation, non de joie. Qu’il soit modeste ou éclatant, le triomphe résulte d’une emprise réussie sur un objet difficile à atteindre et conquis malgré lui, satisfaction narcissique liée à l’emprise victorieuse plus que satisfaction liée à un partage amoureux : « Je suis le plus fort » plutôt que « J’aime et je suis aimé ». Ce sentiment est celui de l’exaltation de La Sorcière de Michelet [3] qui triomphe du monde par son savoir magique : « Tendue, vive et acérée, sa vue devient aussi perçante que ces aiguilles [de givre] et le monde, ce monde cruel dont elle souffre, lui est transparent comme verre. Et alors elle en jouit comme d’une conquête à elle. »

Le sentiment océanique

Cette forme particulière d’exaltation est apparue dans les échanges entre Freud et Romain Rolland. À Freud qui lui a envoyé L’Avenir d’une illusion, Romain Rolland répond par l’apologie du sentiment océanique : « Votre analyse des religions est juste. Mais j’aurais aimé vous voir faire l’analyse du sentiment religieux spontané ou, plus exactement, de la sensation religieuse… (…) le fait simple et direct de la sensation de l’“éternel” (qui peut très bien n’être pas éternel mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique). (…) J’ajoute que ce sentiment “océanique” n’a rien à voir avec mes aspirations personnelles. (…) Et comme je l’ai reconnu identique (avec des nuances multiples) chez quantité d’âmes vivantes, il m’a permis de comprendre que là était la véritable source souterraine de l’énergie religieuse ; – qui est ensuite captée, canalisée et desséchée par les Églises : au point que l’on pourrait dire que c’est à l’intérieur des Églises (quelles qu’elles soient) qu’on trouve le moins de vrai sentiment “religieux” » [4]. Ce sentiment religieux dont Rolland défend le «… libre jaillissement vital » constitue une forme d’exaltation particulière dans laquelle le Moi s’étend à la foule, à l’univers entier, à Dieu, à la nature, à l’humanité… Freud prend froidement ses distances avec le sentiment océanique : « Je suis fermé à la mystique tout autant qu’à la musique » [5]. Freud indique d’ailleurs que « certaines pratiques mystiques sont capables de renverser les relations normales entre les différentes circonscriptions psychiques » [6]. Et il se défie de la foule comme de la dégradation du fonctionnement psychique qu’elle induit chez l’individu : le leader d’une foule prend, dans le psychisme de l’individu, la place d’une instance, celle de l’idéal du Moi ; le sujet est alors pris dans l’illusion que son Moi ne fait qu’un avec toute la foule mais il ne s’est étendu qu’au prix d’une dédifférenciation.

2. La dépersonnalisation

L’atteinte du narcissisme menace de désorganisation le fonctionnement psychique tel qu’il s’était équilibré jusque-là, ou, au-delà de la menace, produit un état plus ou moins marqué de dépersonnalisation au cours duquel le sujet éprouve une impression de gêne, d’étrangeté, ne se reconnaît plus tout à fait lui-même.

Cet état peut être provoqué par tout changement conséquent dans la perception de soi-même. L’étudiant qui voit son nom sur la liste des candidats reçus à un concours important éprouve un sentiment étrange, il n’en croit pas ses yeux, se fait confirmer sa lecture. Il éprouve une atteinte de son narcissisme même s’il est atteint en bien. Tout heureux que soit ce changement, il est changement, désorganisation fut-elle minime. Le « trouble de mémoire sur l’Acropole » décrit par Freud [7] est un de ces états de dépersonnalisation modérés correspondant à la perception d’un accomplissement personnel. Toute exaltation, extension et donc changement du Moi, comporte une part de dépersonnalisation.

À un degré minimal les « réactions de prestance », décrites par Henri Wallon chez l’enfant, ces attitudes posturales guindées ou adultomorphes déclenchées par la présence de quelqu’un d’autre, mais qui s’observent aussi chez l’adulte, témoignent d’une réaction narcissique, physique, à la discrète désorganisation provoquée par le fait de devoir traiter les mouvements émotionnels déclenchés par cet autre.

Au maximum tout échec, vécu comme une perte ou comme une humiliation, constituera une blessure narcissique, une sorte d’état traumatique, qui menace le psychisme dans son unité et ne porte pas seulement sur le jeu des instances comme c’est le cas dans l’angoisse dite « angoisse de castration », qui ne menace pas la cohésion du fonctionnement psychique. Un aspect très particulier de ces moments de dépersonnalisation et d’angoisse peut être lié à l’établissement d’un état amoureux qui vient bousculer l’équilibre narcissique antécédent. Nous y reviendrons.

3. Le vécu dépressif

Tout échec, toute humiliation subie par un individu est vécu comme une perte de substance qui atteint, compromet chez lui le sentiment de son propre pouvoir et vient rendre dérisoire toute idée d’omnipotence ; ce sujet éprouve un sentiment de restriction du Moi, d’infériorité, inverse du sentiment d’exaltation. Cet affect de restriction du Moi constitue un premier degré du vécu dépressif. La dépression, dont on a pu dire qu’elle était d’abord « dépression d’infériorité » (F. Pasche) est côtoyée trop souvent par les personnalités narcissiques. Faute de pouvoir entamer une forme de travail de deuil qui permet au sujet de se détacher de ce qui a été perdu et de combler la perte, le sujet va tout miser sur ce qui lui reste, sur l’ombre de ce qu’il a perdu. Mais ce surinvestissement statique devient douloureux et vide le Moi de son énergie, de sa libido, et le restreint aux dimensions de la zone douloureuse.

Certaines de ces ombres ou de ces reliques viennent hanter le corps même du sujet, soit sur un mode mineur, le sentiment d’un poids sur les épaules, soit en induisant un état hypocondriaque : conviction « d’avoir quelque chose », d’être malade.

Dans ses formes les plus lourdes, la dépression prend la forme de ce que la psychiatrie désigne comme « la mélancolie » ; les patients pris dans une telle situation psychique souffrent violemment, écrasés d’une douleur morale permanente, ils se sentent inférieurs, réduits à rien, sans valeur aucune, indignes ; ils sont habités par la honte – et ce sentiment d’indignité est typique de la souffrance narcissique du sujet déprimé – ne pensent qu’à disparaître et risquent de tenter de se suicider. Lorsque la mélancolie vire à l’état maniaque, l’affect de restriction du Moi s’inverse en exaltation débordante et le sentiment d’infériorité en état de supériorité absolue. À ce moment-là, la représentation de l’objet devant laquelle le sujet se mortifiait, se prosternait comme devant une puissance tutélaire, devant son idéal, est assimilée au Moi, rapatriant sur celui-ci la charge libidinale qui lui était consacrée. « Il se crée toujours un sentiment de triomphe quand quelque chose dans le Moi coïncide avec l’idéal du Moi » [8], dit Freud en évoquant la manie : chez le maniaque Moi et idéal du Moi ont conflué, on assiste au retour en force de l’exaltation.

4. La honte

L’état de désorganisation lié à l’atteinte du narcissisme produit des affects différents selon son intensité et selon la façon dont le sujet la combat. Un exemple souvent donné par les psychanalystes [9] est celui de la honte d’Ajax dans la pièce de Sophocle, honte qui le conduit au suicide. Ajax est d’un orgueil superbe qui en fait un exemple canonique de personnalité narcissique. Alors que son père lui conseille de chercher à vaincre toujours avec l’aide des dieux, Ajax lui déclare que même un homme sans valeur peut vaincre avec les dieux, mais que lui, Ajax, a l’intention de gagner les lauriers de la gloire sans eux. Il est le rival d’Ulysse pour la possession des armes d’Achille mais celles-ci ne lui sont pas attribuées, ce qu’il vit comme une injure dont il décide de se venger dans le sang en tuant ceux des Grecs qui lui ont infligé ce camouflet et de fouetter Ulysse à mort. Mais la déesse Athéna le punit de l’outrecuidance, de l’hubris [10] qui lui a fait refuser son aide, en le rendant fou. Au lieu du glorieux combat vengeur qu’il avait projeté, il massacre le bétail des Grecs et souffre les affres de la honte lorsqu’il sort de sa folie. Il crie son infortune devant le ridicule massacre des bestiaux et se suicide en se jetant sur une épée qui n’est elle-même qu’un second couteau car elle n’est même pas celle d’Achille. Le narcissisme ne veut pas de demi-mesure ni de lot de consolation : le triomphe ou la mort…

À l’inverse la culpabilité est plus facilement relative, mesurée, c’est une partie du psychisme qui encoure les reproches de la part d’une autre, le conflit se déroule entre des instances, entre le Moi et le Surmoi. Dans la honte, l’élément qui disqualifie le sujet est vécu comme extérieur au psychisme, facilement assimilé au regard des autres. La culpabilité est intime, la honte est publique et doit être publiquement lavée [11].

5. La rage narcissique

La rage narcissique est le pendant agressif de la honte, visant à rétablir dans son intégrité l’omnipotence entamée. La rage d’Ajax en est le prototype : eut-il réussi dans son projet de vengeance, il eut éprouvé un sentiment d’exaltation magnifique.

L’angoisse de castration correspond à une menace, la blessure narcissique est vécue comme s’il y avait castration accomplie. Le capitaine Achab dans Moby Dick poursuit implacablement la baleine blanche qui lui a pris sa jambe, une partie de lui-même. Il est des humiliations, des pertes, des rejets de la part de personnes très significatives, qui sont vécus comme des amputations d’une partie de soi-même ; ce qui vous a été retiré était nécessaire à votre complétude ; qui vous a infligé cette perte doit être impitoyablement châtié, réduit en cendres.

La rage narcissique est sous-tendue par une idée de vengeance, soif de vengeance déclenchée par un tort réellement causé, ou simplement par une atteinte au narcissisme : se sentir méprisé, tourné en ridicule, subir un revers public ; toute situation pourvu qu’elle soit vécue de cette façon peut déclencher une fureur vengeresse.

Des épisodes de rage narcissique peuvent survenir dans différentes circonstances psychologiques, mais elles ne surviennent pas ex nihilo. Ils apparaissent nécessairement sur fond de souffrance narcissique, par exemple chez un homme qui a du mal à avoir confiance en lui malgré ses incontestables compétences professionnelles, facilement déprimé, qui a du mal à penser qu’il sera écouté s’il prend la parole en public et qui, de ce fait, restreint ses contacts sociaux, supportant mal le regard des autres qu’il anticipe toujours comme critique ou méprisant. Lorsqu’un tel sujet se sent négligé ou bafoué par une épouse ou une compagne sur laquelle il compte beaucoup – qu’il y ait matière à penser qu’il y a eu mépris ou non –, il peut entrer dans des états de rage très pénibles au cours desquels il peut perdre le contrôle de lui-même, casser tout chez lui et parfois maltraiter physiquement sa compagne. Il se justifiera, accusant son amie d’être la cause de ses accès de colère, et il détaillera les incidents où le comportement méprisant de sa femme aurait été manifeste, refusant d’admettre que c’est sa susceptibilité qui est en cause et que sa réaction est de toute façon disproportionnée à ce qu’il a considéré comme un incident. S’il perçoit que c’est sa vulnérabilité qui est en cause, il éprouve une blessure narcissique de plus à se constater incapable de se contrôler. Il éprouve alors de la honte, et douloureusement… Cependant dans la plupart des cas, la rage narcissique ne débouche pas sur un passage à l’acte, sur un comportement moteur, mais se borne à des expressions caractérielles, scènes, « coups de gueule », propos injustes, méprisants, acrimonieux ou violents et injurieux. Kohut en a même décrit une forme permanente, la rage narcissique chronique qui s’exprime dans une attitude constamment agressive, revendicative, harcelante, méprisante envers tous et contre tout, ne désarmant pas, sorte de guérilla permanente, préventive de toute éventualité de blessure.

La perception de cette vulnérabilité et des états de rage incontrôlables et pénibles auxquels elle conduit peut amener le sujet à des manœuvres qui visent à l’en protéger : conduites d’évitement relationnel, usages de toxiques comme l’alcool. Certaines addictions sont ainsi déterminées par une rage narcissique potentielle dont le sujet cherche à se protéger.

6. L’indignation

Le sentiment d’indignation, au plan personnel, est soulevé par l’impression d’avoir été trahi, par le sentiment qu’une atteinte à sa propre dignité, autant dire à son narcissisme, a été commise. « Me faire cela, à moi ! » est le cri de l’indignation personnelle. C’est la forme civilisée de la rage narcissique, à moins que l’on ne définisse la rage narcissique comme le summum de l’indignation. Tout ce qui est vécu comme atteinte personnelle peut soulever de l’indignation, l’argument ad personam dans une discussion, la mauvaise foi d’un argument, ou le fait d’être déjoué : « Le menteur à qui l’on retire son masque ressent la même indignation que si on le défigurait » [12]. Mais cette atteinte à notre dignité peut être indirecte, liée au monde social. Ainsi selon Stendhal : « L’indignation est le déplaisir que nous cause l’idée du succès de celui que nous en jugeons indigne » [13]. D’une façon moins égotiste, on peut se sentir touché dans sa dignité du fait d’une atteinte portée à un groupe social dont on fait partie, ou à des idéaux dans lesquels on se reconnaît.

II. Les points de focalisation du narcissisme

On a décrit nombre d’aspects du narcissisme, citons pêle-mêle : le narcissisme féminin, le narcissisme moral, le narcissisme corporel, le narcissisme intellectuel, mais aussi le narcissisme anal… De la multiplication de ces « formes » on ne peut que conclure que tout élément de la vie d’un sujet peut devenir un point de focalisation pour son narcissisme et, éventuellement prendre un tour pathologique du fait de son excès.

Tout peut être objet de fierté : fierté de son métier, de son art, de la beauté de sa femme, de sa collection d’art contemporain, de sa petite ou grosse voiture, de ses performances sportives, au bridge ou aux jeux vidéos, de ses enfants : « Mes petits sont beaux, bien faits, (…) Vous les reconnaîtrez à cette marque… » [14].

Cher symptôme

Il est important de souligner à quel point tout élément qui joue un rôle clé dans la cohésion narcissique de quelqu’un sera fortement investi. Or la plupart des symptômes, fussent-ils gênants, traits de caractère, perversions, croyances jouent un rôle de verrou par rapport à une déroute narcissique possible. Ainsi le narcissisme peut s’appuyer sur des forfaits ou des non-réussites, ou sur le refus de toute activité réaliste. Le personnage d’Oblomov, dans le roman de Gontcharov, s’installe dans une forme de vie d’allure infantile, ne fait rien de ses journées, refuse l’amour d’une jeune fille aimante, ne quitte guère son lit et se fait dorloter par une femme qui lui fait des petits plats : son narcissisme s’appuie sur un anti-idéal. Des choix ou des particularités personnelles qui ne sont pas considérés comme enviables peuvent constituer le cœur même du narcissisme : « J’aime l’horreur d’être vierge… » énonce l’Hérodiade de Mallarmé. On peut être fier d’activités délinquantes : le sujet ne dit pas « je suis un harceleur sexuel » mais « je suis un libertin ». Un autre, fièrement lui aussi : « je tiens bien l’alcool ». La capacité à supporter de façon masochiste des situations insupportables, de peser cent vingt kilos, sont d’autres objets de fierté possibles. Il est souvent difficile de faire maigrir un garçonnet en surpoids, ses copains l’appellent « la grosse », il utilise son poids dans les bagarres, il est gros et fier de l’être.

Comme toujours entre le normal et le pathologique, ou plutôt entre l’heureux et le malheureux, entre le dynamique et le statique, tout est affaire de degré. Il est impossible de détailler tous les registres dont le narcissisme peut s’emparer ; nous évoquerons seulement des éléments qui se manifestent dans le domaine social et le registre corporel.

L’honneur

La fierté de soi peut prendre une dimension morale, celle de l’honneur. L’honneur, « bien moral dont jouit une personne dont la conduite (conforme à une norme valorisée socialement) lui confère l’estime des autres et lui permet de garder le sentiment de sa dignité morale » [15] est une valeur narcissique par excellence. Comme la dignité, l’honneur est un bien précieux ; la notion implique un accord entre soi-même et le groupe social auquel on appartient, c’est une notion qui articule narcissisme et besoin de reconnaissance. « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances… Je ne sortirais pas avec, par négligence / Un affront pas très bien lavé… Un honneur chiffonné… » énonce Cyrano. L’honneur a des exigences considérables si l’on en juge par l’existence des duels d’autrefois, des « crimes d’honneur » d’aujourd’hui et du risque de suicide chez les personnes qui se sentent déshonorées.

Le corps et le narcissisme

L’investissement narcissique de l’apparence corporelle par exemple couvre un champ qui va du souci ordinaire de conserver un état de santé convenable, du souci de sa « ligne » et d’être convenablement vêtu, au body-building, au surinvestissement de la performance sportive et, dans un registre plus particulier, à toutes les formes de dysmorphophobies touchant le nez, les lèvres, les fesses, les seins, pouvant conduire à des interventions de chirurgie esthétique itératives, jusqu’au registre de l’anorexie mentale avec sa menace sur la survie physique de l’individu. L’idée d’un excès de poids est érigée en maxime fondamentale et devient le cœur du système psychique qui vise à éteindre toute émotion et toute sexualité. Dans cette forme de narcissisme extinctif le sujet fait jouer le corps contre l’esprit, inversant à ses risques et périls, la formule de Tocqueville : « C’est l’âme qui apprend au corps l’art de se satisfaire. On ne peut négliger l’une jusqu’à un certain point, sans diminuer les moyens de satisfaire l’autre » [16].

Le dandysme

L’extrême coquetterie vestimentaire, l’investissement démesuré de la mode, du paraître, peut aller jusqu’au dandysme qui cherche à éviter tout risque affectif, toute possibilité d’orage émotionnel intérieur en créant de toutes pièces un personnage artificiel fondé sur l’apparence. C’est la vie psychique qu’il faut éteindre. Pour Brummel, exemple canonique du dandy, « Quotidiennement se rejoue pour lui le processus de chosification de son personnage. (…) dans la froideur il travaille à se rigidifier, s’amidonner, se pétrifier, se dévitaliser lui-même, se chosifier. (…) Dans le décor feutré et charmant de son appartement, le reflet du miroir lui renvoie l’image satisfaisante de l’artefact neutre qu’il peut lancer par le monde (…) et qu’il s’emploie à priver du sentiment, à vider de l’émotion. » [17]. Forme étrange de narcissisme mis au service de la poursuite de l’extinction de tout monde interne. Faut-il considérer les modes adolescentes excessives, « gothiques », les coiffures extravagantes, la surabondance de piercings ou de tatouages comme des formes actuelles du dandysme ?

Le narcissisme social

Si faire partie d’un groupe social où il trouve sa place est de toute façon précieux pour le narcissisme de tout individu, certains sujets ne trouvent leur équilibre narcissique que par l’appartenance à un groupe. L’adhésion, voire l’abandon à l’idéal du Moi commun de ce groupe, se substitue au Surmoi individuel dont la pression s’amoindrit. La cohésion du Moi se trouve assurée par la soumission aux normes du groupe. Dans le champ social, on rencontre fréquemment une forme particulière d’investissement narcissique, heureux ou pathétique, qui dépasse ce que nous venons de signaler : la valeur du sujet à ses propres yeux est essentiellement assurée par ses relations sociales pourvu qu’elles soient considérées comme valorisantes, soit par leur nombre soit – surtout – par la notoriété, voire la célébrité des personnes rencontrées. Certaines personnes pratiquent le name dropping, égrenant dans la conversation les noms des personnes importantes qu’elles connaissent. Toute perte dans le carnet d’adresse est mal vécue, perçue comme une amputation. Ainsi faire partie d’un groupe ou sous-groupe social peut avoir une valeur véritablement vitale pour l’estime de soi. « Pour faire partie du “petit noyau”, du “petit groupe”, du “petit clan” des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Madame Verdurin cette année-là (…) enfonçait à la fois Planté et Rubinstein… » [18]. Appartenir à un tel cénacle peut constituer un soutien incomparable au narcissisme des fidèles – c’est ce qui se passe dans une secte –, en être évincé et perdre son Credo, peut constituer une blessure narcissique considérable. Et que dire des groupes d’adolescents qui communient dans une foi de même nature, qu’il s’agisse de rap, de sport ou de politique ? Être exclu de sa bande d’adolescents devrait être simplement triste, mais c’est bien souvent dramatique, voire tragique, selon l’importance du soutien narcissique que l’adolescent en question y trouvait.

L’engagement dans des activités humanitaires ou politiques, dans des idéologies diverses peut devenir si totalement nécessaire à l’équilibre de l’individu que celui-ci en arrive à perdre tout intérêt pour d’autres champs, à s’y enfermer et délaisser les relations affectives personnelles : « Le danger avec les amateurs de causes éternelles c’est qu’ils n’en voient pas d’autres. » [19]. La nosographie psychiatrique d’autrefois les désignait comme des « idéalistes passionnés ».

L’affirmation d’invulnérabilité

Il est une forme d’affirmation narcissique d’invulnérabilité que l’on voit à l’œuvre dans le registre phobique. La peur déclenchée par certaines situations, éventuellement potentiellement dangereuses – la conduite automobile par exemple – est niée et s’inverse par l’instauration d’un sentiment de toute-puissance qui conduit à des prises de risques parfois considérables. Cette inversion sous-tend ce qu’il est convenu d’appeler les conduites contraphobiques. Le sentiment d’exaltation qui accompagne cette affirmation de toute-puissance est souvent frappant… Freud illustre cette attitude par le leitmotiv : « Y peut rien t’arriver… », caractéristique de la « défense narcissique » organisée contre le sentiment de peur et d’impuissance de la phobie.

 

Notes

[1] B. Lewin utilise le terme anglais d’elation que B. Grunberger a repris et francisé tel quel.

[2] H. de Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine, 1848

[3] 1862.

[4] H. Vermorel, M. Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland. Correspondance 1923-1936, Paris, puf, 1993

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] S. Freud, « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », Résultats, idées, problèmes, trad. J. Laplanche, Paris, puf, 1985

[8] S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, trad. J. Laplanche, Paris, puf, 1991, p. 70

[9] En particulier A. Green, qui oppose Œdipe et Ajax dans « Le narcissisme moral », Revue française de psychanalyse, XXXIII, 3, 1969

[10] La démesure extrême.

[11] Cf. C. Janin, La honte, ses figures, ses destins, Paris, puf, « Le fil rouge », 2007

[12] J. Rostand, De la vanité, Fasquelle, 1925

[13] Filosofia nova, (posthume), Le Divan, 1931

[14] J. de La Fontaine, « L’aigle et le hibou », Fables, t. V, 1668

[15] Selon la définition du « Trésor de la langue française ».

[16] A. de Tocqueville, Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1991, p. 885

[17] F. Coblence, Le dandysme, obligation d’incertitude, Paris, puf, 1988

[18] M. Proust, « Un amour de Swann », in À la recherche du temps perdu, t. 1, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1987

[19] J. Benda, Exercice d’un enterré vif, Paris, Gallimard, 1946